Project Gutenberg's Le comte de Monte-Cristo, Tome I, by Alexandre Dumas This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le comte de Monte-Cristo, Tome I Author: Alexandre Dumas Release Date: March 15, 2006 [EBook #17989] [This file last updated: May 13, 2011] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE COMTE DE MONTE-CRISTO, TOME I *** Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com Alexandre Dumas LE COMTE DE MONTE-CRISTO Tome I (1845-1846) Table des matieres Alexandre Dumas I Marseille.--L'arrivee. II Le pere et le fils. III Les Catalans. IV Complot. V Le repas des fiancailles. VI Le substitut du procureur du roi. VII L'interrogatoire. VIII Le chateau d'If. IX Le soir des fiancailles. X Le petit cabinet des Tuileries. XI L'Ogre de Corse. XII Le pere et le fils. XIII Les Cent-Jours. XIV Le prisonnier furieux et le prisonnier fou. XV Le numero 34 et le numero 27. XVI Un savant italien. XVII La chambre de l'abbe. XVIII Le tresor. XIX Le troisieme acces. XX Le cimetiere du chateau d'If. XXI L'ile de Tiboulen. XXII Les contrebandiers. XXIII L'ile de Monte-Cristo. XXIV Eblouissement. XXV L'inconnu. XXVI L'auberge du pont du Gard. XXVII Le recit. XXVIII Les registres des prisons. XXIX La maison Morrel. XXX Le cinq septembre. XXXI Italie.--Simbad le marin. I Marseille.--L'arrivee. Le 24 fevrier 1815, la vigie de Notre-Dame de la Garde signala le trois-mats le _Pharaon_, venant de Smyrne, Trieste et Naples. Comme d'habitude, un pilote cotier partit aussitot du port, rasa le chateau d'If, et alla aborder le navire entre le cap de Morgion et l'ile de Rion. Aussitot, comme d'habitude encore, la plate-forme du fort Saint-Jean s'etait couverte de curieux; car c'est toujours une grande affaire a Marseille que l'arrivee d'un batiment, surtout quand ce batiment, comme le _Pharaon_, a ete construit, gree, arrime sur les chantiers de la vieille Phocee, et appartient a un armateur de la ville. Cependant ce batiment s'avancait; il avait heureusement franchi le detroit que quelque secousse volcanique a creuse entre l'ile de Calasareigne et l'ile de Jaros; il avait double Pomegue, et il s'avancait sous ses trois huniers, son grand foc et sa brigantine, mais si lentement et d'une allure si triste, que les curieux, avec cet instinct qui pressent un malheur, se demandaient quel accident pouvait etre arrive a bord. Neanmoins les experts en navigation reconnaissaient que si un accident etait arrive, ce ne pouvait etre au batiment lui-meme; car il s'avancait dans toutes les conditions d'un navire parfaitement gouverne: son ancre etait en mouillage, ses haubans de beaupre decroches; et pres du pilote, qui s'appretait a diriger le _Pharaon_ par l'etroite entree du port de Marseille, etait un jeune homme au geste rapide et a l'oeil actif, qui surveillait chaque mouvement du navire et repetait chaque ordre du pilote. La vague inquietude qui planait sur la foule avait particulierement atteint un des spectateurs de l'esplanade de Saint-Jean, de sorte qu'il ne put attendre l'entree du batiment dans le port; il sauta dans une petite barque et ordonna de ramer au-devant du _Pharaon_, qu'il atteignit en face de l'anse de la Reserve. En voyant venir cet homme, le jeune marin quitta son poste a cote du pilote, et vint, le chapeau a la main, s'appuyer a la muraille du batiment. C'etait un jeune homme de dix-huit a vingt ans, grand, svelte, avec de beaux yeux noirs et des cheveux d'ebene; il y avait dans toute sa personne cet air calme et de resolution particulier aux hommes habitues depuis leur enfance a lutter avec le danger. «Ah! c'est vous, Dantes! cria l'homme a la barque; qu'est-il donc arrive, et pourquoi cet air de tristesse repandu sur tout votre bord? --Un grand malheur, monsieur Morrel! repondit le jeune homme, un grand malheur, pour moi surtout: a la hauteur de Civita-Vecchia, nous avons perdu ce brave capitaine Leclere. --Et le chargement? demanda vivement l'armateur. --Il est arrive a bon port, monsieur Morrel, et je crois que vous serez content sous ce rapport; mais ce pauvre capitaine Leclere.... --Que lui est-il donc arrive? demanda l'armateur d'un air visiblement soulage; que lui est-il donc arrive, a ce brave capitaine? --Il est mort. --Tombe a la mer? --Non, monsieur; mort d'une fievre cerebrale, au milieu d'horribles souffrances.» Puis, se retournant vers ses hommes: «Hola he! dit-il, chacun a son poste pour le mouillage!» L'equipage obeit. Au meme instant, les huit ou dix matelots qui le composaient s'elancerent les uns sur les ecoutes, les autres sur les bras, les autres aux drisses, les autres aux hallebas des focs, enfin les autres aux cargues des voiles. Le jeune marin jeta un coup d'oeil nonchalant sur ce commencement de manoeuvre, et, voyant que ses ordres allaient s'executer, il revint a son interlocuteur. «Et comment ce malheur est-il donc arrive? continua l'armateur, reprenant la conversation ou le jeune marin l'avait quittee. --Mon Dieu, monsieur, de la facon la plus imprevue: apres une longue conversation avec le commandant du port, le capitaine Leclere quitta Naples fort agite; au bout de vingt-quatre heures, la fievre le prit; trois jours apres, il etait mort.... «Nous lui avons fait les funerailles ordinaires, et il repose, decemment enveloppe dans un hamac, avec un boulet de trente-six aux pieds et un a la tete, a la hauteur de l'ile d'El Giglio. Nous rapportons a sa veuve sa croix d'honneur et son epee. C'etait bien la peine, continua le jeune homme avec un sourire melancolique, de faire dix ans la guerre aux Anglais pour en arriver a mourir, comme tout le monde, dans son lit. --Dame! que voulez-vous, monsieur Edmond, reprit l'armateur qui paraissait se consoler de plus en plus, nous sommes tous mortels, et il faut bien que les anciens fassent place aux nouveaux, sans cela il n'y aurait pas d'avancement; et du moment que vous m'assurez que la cargaison.... --Est en bon etat, monsieur Morrel, je vous en reponds. Voici un voyage que je vous donne le conseil de ne point escompter pour 25.000 francs de benefice.» Puis, comme on venait de depasser la tour ronde: «Range a carguer les voiles de hune, le foc et la brigantine! cria le jeune marin; faites penaud!» L'ordre s'executa avec presque autant de promptitude que sur un batiment de guerre. «Amene et cargue partout!» Au dernier commandement, toutes les voiles s'abaisserent, et le navire s'avanca d'une facon presque insensible, ne marchant plus que par l'impulsion donnee. «Et maintenant, si vous voulez monter, monsieur Morrel, dit Dantes voyant l'impatience de l'armateur, voici votre comptable, M. Danglars, qui sort de sa cabine, et qui vous donnera tous les renseignements que vous pouvez desirer. Quant a moi, il faut que je veille au mouillage et que je mette le navire en deuil.» L'armateur ne se le fit pas dire deux fois. Il saisit un cable que lui jeta Dantes, et, avec une dexterite qui eut fait honneur a un homme de mer, il gravit les echelons cloues sur le flanc rebondi du batiment, tandis que celui-ci, retournant a son poste de second, cedait la conversation a celui qu'il avait annonce sous le nom de Danglars, et qui, sortant de sa cabine, s'avancait effectivement au-devant de l'armateur. Le nouveau venu etait un homme de vingt-cinq a vingt-six ans, d'une figure assez sombre, obsequieux envers ses superieurs, insolent envers ses subordonnes: aussi, outre son titre d'agent comptable, qui est toujours un motif de repulsion pour les matelots, etait-il generalement aussi mal vu de l'equipage qu'Edmond Dantes au contraire en etait aime. «Eh bien, monsieur Morrel, dit Danglars, vous savez le malheur, n'est-ce pas? --Oui, oui, pauvre capitaine Leclere! c'etait un brave et honnete homme! --Et un excellent marin surtout, vieilli entre le ciel et l'eau, comme il convient a un homme charge des interets d'une maison aussi importante que maison Morrel et fils, repondit Danglars. --Mais, dit l'armateur, suivant des yeux Dantes qui cherchait son mouillage, mais il me semble qu'il n'y a pas besoin d'etre si vieux marin que vous le dites, Danglars, pour connaitre son metier, et voici notre ami Edmond qui fait le sien, ce me semble, en homme qui n'a besoin de demander des conseils a personne. --Oui, dit Danglars en jetant sur Dantes un regard oblique ou brilla un eclair de haine, oui, c'est jeune, et cela ne doute de rien. A peine le capitaine a-t-il ete mort qu'il a pris le commandement sans consulter personne, et qu'il nous a fait perdre un jour et demi a l'ile d'Elbe au lieu de revenir directement a Marseille. --Quant a prendre le commandement du navire, dit l'armateur, c'etait son devoir comme second; quant a perdre un jour et demi a l'ile d'Elbe, il a eu tort; a moins que le navire n'ait eu quelque avarie a reparer. --Le navire se portait comme je me porte, et comme je desire que vous vous portiez, monsieur Morrel; et cette journee et demie a ete perdue par pur caprice, pour le plaisir d'aller a terre, voila tout. --Dantes, dit l'armateur se retournant vers le jeune homme, venez donc ici. --Pardon, monsieur, dit Dantes, je suis a vous dans un instant.» Puis s'adressant a l'equipage: «Mouille!» dit-il. Aussitot l'ancre tomba, et la chaine fila avec bruit. Dantes resta a son poste, malgre la presence du pilote, jusqu'a ce que cette derniere manoeuvre fut terminee; puis alors: «Abaissez la flamme a mi-mat, mettez le pavillon en berne, croisez les vergues! --Vous voyez, dit Danglars, il se croit deja capitaine, sur ma parole. --Et il l'est de fait, dit l'armateur. --Oui, sauf votre signature et celle de votre associe, monsieur Morrel. --Dame! pourquoi ne le laisserions-nous pas a ce poste? dit l'armateur. Il est jeune, je le sais bien, mais il me parait tout a la chose, et fort experimente dans son etat.» Un nuage passa sur le front de Danglars. «Pardon, monsieur Morrel, dit Dantes en s'approchant; maintenant que le navire est mouille, me voila tout a vous: vous m'avez appele, je crois?» Danglars fit un pas en arriere. «Je voulais vous demander pourquoi vous vous etiez arrete a l'ile d'Elbe? --Je l'ignore, monsieur; c'etait pour accomplir un dernier ordre du capitaine Leclere, qui, en mourant, m'avait remis un paquet pour le grand marechal Bertrand. --L'avez-vous donc vu, Edmond? --Qui? --Le grand marechal? --Oui.» Morrel regarda autour de lui, et tira Dantes a part. «Et comment va l'Empereur? demanda-t-il vivement. --Bien, autant que j'aie pu en juger par mes yeux. --Vous avez donc vu l'Empereur aussi? --Il est entre chez le marechal pendant que j'y etais. --Et vous lui avez parle? --C'est-a-dire que c'est lui qui m'a parle, monsieur, dit Dantes en souriant. --Et que vous a-t-il dit? --Il m'a fait des questions sur le batiment, sur l'epoque de son depart pour Marseille, sur la route qu'il avait suivie et sur la cargaison qu'il portait. Je crois que s'il eut ete vide, et que j'en eusse ete le maitre, son intention eut ete de l'acheter; mais je lui ai dit que je n'etais que simple second, et que le batiment appartenait a la maison Morrel et fils. «Ah! ah! a-t-il dit, je la connais. Les Morrel sont armateurs de pere en fils, et il y avait un Morrel qui servait dans le meme regiment que moi lorsque j'etais en garnison a Valence.» --C'est pardieu vrai! s'ecria l'armateur tout joyeux; c'etait Policar Morrel, mon oncle, qui est devenu capitaine. Dantes, vous direz a mon oncle que l'Empereur s'est souvenu de lui, et vous le verrez pleurer, le vieux grognard. Allons, allons, continua l'armateur en frappant amicalement sur l'epaule du jeune homme, vous avez bien fait, Dantes, de suivre les instructions du capitaine Leclere et de vous arreter a l'ile d'Elbe, quoique, si l'on savait que vous avez remis un paquet au marechal et cause avec l'Empereur, cela pourrait vous compromettre. --En quoi voulez-vous, monsieur, que cela me compromette? dit Dantes: je ne sais pas meme ce que je portais, et l'Empereur ne m'a fait que les questions qu'il eut faites au premier venu. Mais, pardon, reprit Dantes, voici la sante et la douane qui nous arrivent; vous permettez, n'est-ce pas? --Faites, faites, mon cher Dantes.» Le jeune homme s'eloigna, et, comme il s'eloignait, Danglars se rapprocha. «Eh bien, demanda-t-il, il parait qu'il vous a donne de bonnes raisons de son mouillage a Porto-Ferrajo? --D'excellentes, mon cher monsieur Danglars. --Ah! tant mieux, repondit celui-ci, car c'est toujours penible de voir un camarade qui ne fait pas son devoir. --Dantes a fait le sien, repondit l'armateur, et il n'y a rien a dire. C'etait le capitaine Leclere qui lui avait ordonne cette relache. --A propos du capitaine Leclere, ne vous a-t-il pas remis une lettre de lui? --Qui? --Dantes. --A moi, non! En avait-il donc une? --Je croyais qu'outre le paquet, le capitaine Leclere lui avait confie une lettre. --De quel paquet voulez-vous parler, Danglars? --Mais de celui que Dantes a depose en passant a Porto-Ferrajo? --Comment savez-vous qu'il avait un paquet a deposer a Porto-Ferrajo?» Danglars rougit. «Je passais devant la porte du capitaine qui etait entrouverte, et je lui ai vu remettre ce paquet et cette lettre a Dantes. --Il ne m'en a point parle, dit l'armateur; mais s'il a cette lettre, il me la remettra.» Danglars reflechit un instant. «Alors, monsieur Morrel, je vous prie, dit-il, ne parlez point de cela a Dantes; je me serai trompe.» En ce moment, le jeune homme revenait; Danglars s'eloigna. «Eh bien, mon cher Dantes, etes-vous libre? demanda l'armateur. --Oui, monsieur. --La chose n'a pas ete longue. --Non, j'ai donne aux douaniers la liste de marchandises; et quant a la consigne, elle avait envoye avec le pilote cotier un homme a qui j'ai remis nos papiers. --Alors, vous n'avez plus rien a faire ici?» Dantes jeta un regard rapide autour de lui. «Non, tout est en ordre, dit-il. --Vous pouvez donc alors venir diner avec nous? --Excusez-moi, monsieur Morrel, excusez-moi, je vous prie, mais je dois ma premiere visite a mon pere. Je n'en suis pas moins reconnaissant de l'honneur que vous me faites. --C'est juste, Dantes, c'est juste. Je sais que vous etes bon fils. --Et... demanda Dantes avec une certaine hesitation, et il se porte bien, que vous sachiez, mon pere? --Mais je crois que oui, mon cher Edmond, quoique je ne l'aie pas apercu. --Oui, il se tient enferme dans sa petite chambre. --Cela prouve au moins qu'il n'a manque de rien pendant votre absence.» Dantes sourit. «Mon pere est fier, monsieur, et, eut-il manque de tout, je doute qu'il eut demande quelque chose a qui que ce soit au monde, excepte a Dieu. --Eh bien, apres cette premiere visite, nous comptons sur vous. --Excusez-moi encore, monsieur Morrel, mais apres cette premiere visite, j'en ai une seconde qui ne me tient pas moins au coeur. --Ah! c'est vrai, Dantes; j'oubliais qu'il y a aux Catalans quelqu'un qui doit vous attendre avec non moins d'impatience que votre pere: c'est la belle Mercedes.» Dantes sourit. «Ah! ah! dit l'armateur, cela ne m'etonne plus, qu'elle soit venue trois fois me demander des nouvelles du _Pharaon_. Peste! Edmond, vous n'etes point a plaindre, et vous avez la une jolie maitresse! --Ce n'est point ma maitresse, monsieur, dit gravement le jeune marin: c'est ma fiancee. --C'est quelquefois tout un, dit l'armateur en riant. --Pas pour nous, monsieur, repondit Dantes. --Allons, allons, mon cher Edmond, continua l'armateur, que je ne vous retienne pas; vous avez assez bien fait mes affaires pour que je vous donne tout loisir de faire les votres. Avez-vous besoin d'argent? --Non, monsieur; j'ai tous mes appointements du voyage, c'est-a-dire pres de trois mois de solde. --Vous etes un garcon range, Edmond. --Ajoutez que j'ai un pere pauvre, monsieur Morrel. --Oui, oui, je sais que vous etes un bon fils. Allez donc voir votre pere: j'ai un fils aussi, et j'en voudrais fort a celui qui, apres un voyage de trois mois, le retiendrait loin de moi. --Alors, vous permettez? dit le jeune homme en saluant. --Oui, si vous n'avez rien de plus a me dire. --Non. --Le capitaine Leclere ne vous a pas, en mourant, donne une lettre pour moi? --Il lui eut ete impossible d'ecrire, monsieur; mais cela me rappelle que j'aurai un conge de quinze jours a vous demander. --Pour vous marier? --D'abord; puis pour aller a Paris. --Bon, bon! vous prendrez le temps que vous voudrez, Dantes; le temps de decharger le batiment nous prendra bien six semaines, et nous ne nous remettrons guere en mer avant trois mois.... Seulement, dans trois mois, il faudra que vous soyez la. Le _Pharaon_, continua l'armateur en frappant sur l'epaule du jeune marin, ne pourrait pas repartir sans son capitaine. --Sans son capitaine! s'ecria Dantes les yeux brillants de joie; faites bien attention a ce que vous dites la, monsieur, car vous venez de repondre aux plus secretes esperances de mon coeur. Votre intention serait-elle de me nommer capitaine du _Pharaon_? --Si j'etais seul, je vous tendrais la main, mon cher Dantes, et je vous dirais: «C'est fait.» Mais j'ai un associe, et vous savez le proverbe italien: _Che a compagne a padrone_. Mais la moitie de la besogne est faite au moins, puisque sur deux voix vous en avez deja une. Rapportez-vous-en a moi pour avoir l'autre, et je ferai de mon mieux. --Oh! monsieur Morrel, s'ecria le jeune marin, saisissant, les larmes aux yeux, les mains de l'armateur; monsieur Morrel, je vous remercie, au nom de mon pere et de Mercedes. --C'est bien, c'est bien, Edmond, il y a un Dieu au ciel pour les braves gens, que diable! Allez voir votre pere, allez voir Mercedes, et revenez me trouver apres. --Mais vous ne voulez pas que je vous ramene a terre? --Non, merci; je reste a regler mes comptes avec Danglars. Avez-vous ete content de lui pendant le voyage? --C'est selon le sens que vous attachez a cette question, monsieur. Si c'est comme bon camarade, non, car je crois qu'il ne m'aime pas depuis le jour ou j'ai eu la betise, a la suite d'une petite querelle que nous avions eue ensemble, de lui proposer de nous arreter dix minutes a l'ile de Monte-Cristo pour vider cette querelle; proposition que j'avais eu tort de lui faire, et qu'il avait eu, lui, raison de refuser. Si c'est comme comptable que vous me faites cette question je crois qu'il n'y a rien a dire et que vous serez content de la facon dont sa besogne est faite. --Mais, demanda l'armateur, voyons, Dantes, si vous etiez capitaine du _Pharaon_, garderiez-vous Danglars avec plaisir? --Capitaine ou second, monsieur Morrel, repondit dit Dantes, j'aurai toujours les plus grands egards pour ceux qui possederont la confiance de mes armateurs. --Allons, allons, Dantes, je vois qu'en tout point vous etes un brave garcon. Que je ne vous retienne plus: allez, car je vois que vous etes sur des charbons. --J'ai donc mon conge? demanda Dantes. --Allez, vous dis-je. --Vous permettez que je prenne votre canot? --Prenez. --Au revoir, monsieur Morrel, et mille fois merci. --Au revoir, mon cher Edmond, bonne chance!» Le jeune marin sauta dans le canot, alla s'asseoir a la poupe, et donna l'ordre d'aborder a la Canebiere. Deux matelots se pencherent aussitot sur leurs rames, et l'embarcation glissa aussi rapidement qu'il est possible de le faire, au milieu des mille barques qui obstruent l'espece de rue etroite qui conduit, entre deux rangees de navires, de l'entree du port au quai d'Orleans. L'armateur le suivit des yeux en souriant, jusqu'au bord, le vit sauter sur les dalles du quai, et se perdre aussitot au milieu de la foule bariolee qui, de cinq heures du matin a neuf heures du soir, encombre cette fameuse rue de la Canebiere, dont les Phoceens modernes sont si fiers, qu'ils disent avec le plus grand serieux du monde et avec cet accent qui donne tant de caractere a ce qu'ils disent: «Si Paris avait la Canebiere, Paris serait un petit Marseille.» En se retournant, l'armateur vit derriere lui Danglars, qui, en apparence, semblait attendre ses ordres, mais qui, en realite, suivait comme lui le jeune marin du regard. Seulement, il y avait une grande difference dans l'expression de ce double regard qui suivait le meme homme. II Le pere et le fils. Laissons Danglars, aux prises avec le genie de la haine, essayer de souffler contre son camarade quelque maligne supposition a l'oreille de l'armateur, et suivons Dantes, qui, apres avoir parcouru la Canebiere dans toute sa longueur, prend la rue de Noailles, entre dans une petite maison situee du cote gauche des Allees de Meilhan, monte vivement les quatre etages d'un escalier obscur, et, se retenant a la rampe d'une main, comprimant de l'autre les battements de son coeur, s'arrete devant une porte entre baillee, qui laisse voir jusqu'au fond d'une petite chambre. Cette chambre etait celle qu'habitait le pere de Dantes. La nouvelle de l'arrivee du _Pharaon_ n'etait encore parvenue au vieillard, qui s'occupait, monte sur une chaise, a palissader d'une main tremblante quelques capucines melees de clematites, qui montaient en grimpant le long du treillage de sa fenetre. Tout a coup il se sentit prendre a bras-le-corps, et une voix bien connue s'ecria derriere lui: «Mon pere, mon bon pere!» Le vieillard jeta un cri et se retourna; puis, voyant son fils, il se laissa aller dans ses bras, tout tremblant et tout pale. «Qu'as-tu donc, pere? s'ecria le jeune homme inquiet; serais-tu malade? --Non, non, mon cher Edmond, mon fils, mon enfant, non; mais je ne t'attendais pas, et la joie, le saisissement de te revoir ainsi a l'improviste... mon Dieu! il me semble que je vais mourir! --Eh bien, remets-toi donc, pere! c'est moi, bien moi! On dit toujours que la joie ne fait pas mal, et voila pourquoi je suis entre ici sans preparation. Voyons, souris-moi, au lieu de me regarder comme tu le fais, avec des yeux egares. Je reviens et nous allons etre heureux. --Ah! tant mieux, garcon! reprit le vieillard, mais comment allons-nous etre heureux? tu ne me quittes donc plus? Voyons, conte-moi ton bonheur. --Que le Seigneur me pardonne, dit le jeune homme, de me rejouir d'un bonheur fait avec le deuil d'une famille! Mais Dieu sait que je n'eusse pas desire ce bonheur; il arrive, et je n'ai pas la force de m'en affliger: le brave capitaine Leclere est mort, mon pere, et il est probable que, par la protection de M. Morrel, je vais avoir sa place. Comprenez-vous, mon pere? capitaine a vingt ans! avec cent louis d'appointements et une part dans les benefices! n'est-ce pas plus que ne pouvait vraiment l'esperer un pauvre matelot comme moi? --Oui, mon fils, oui, en effet, dit le vieillard, c'est heureux. --Aussi je veux que du premier argent que je toucherai vous ayez une petite maison, avec un jardin pour planter vos clematites, vos capucines et vos chevrefeuilles.... Mais, qu'as-tu donc, pere, on dirait que tu te trouves mal? --Patience, patience! ce ne sera rien.» Et, les forces manquant au vieillard, il se renversa en arriere. «Voyons! voyons! dit le jeune homme, un verre de vin, mon pere; cela vous ranimera; ou mettez-vous votre vin? --Non, merci, ne cherche pas; je n'en ai pas besoin, dit le vieillard essayant de retenir son fils. --Si fait, si fait, pere, indiquez-moi l'endroit.» Et il ouvrit deux ou trois armoires. «Inutile... dit le vieillard, il n'y a plus de vin. --Comment, il n'y a plus de vin! dit en palissant a son tour Dantes, regardant alternativement les joues creuses et blemes du vieillard et les armoires vides, comment, il n'y a plus de vin! Auriez-vous manque d'argent, mon pere? --Je n'ai manque de rien, puisque te voila, dit le vieillard. --Cependant, balbutia Dantes en essuyant la sueur qui coulait de son front, cependant je vous avais laisse deux cents francs, il y a trois mois, en partant. --Oui, oui, Edmond, c'est vrai; mais tu avais oublie en partant une petite dette chez le voisin Caderousse; il me l'a rappelee, en me disant que si je ne payais pas pour toi il irait se faire payer chez M. Morrel. Alors, tu comprends, de peur que cela te fit du tort.... --Eh bien? --Eh bien, j'ai paye, moi. --Mais, s'ecria Dantes, c'etait cent quarante francs que je devais a Caderousse! --Oui, balbutia le vieillard. --Et vous les avez donnes sur les deux cent francs que je vous avais laisses?» Le vieillard fit un signe de tete. «De sorte que vous avez vecu trois mois avec soixante francs! murmura le jeune homme. --Tu sais combien il me faut peu de chose, dit vieillard. --Oh! mon Dieu, mon Dieu, pardonnez-moi! s'ecria Edmond en se jetant a genoux devant le bonhomme. --Que fais-tu donc? --Oh! vous m'avez dechire le coeur. --Bah! te voila, dit le vieillard en souriant; maintenant tout est oublie, car tout est bien. --Oui, me voila, dit le jeune homme, me voila avec un bel avenir et un peu d'argent. Tenez, pere, dit-il, prenez, prenez, et envoyez chercher tout de suite quelque chose.» Et il vida sur la table ses poches, qui contenaient une douzaine de pieces d'or, cinq ou six ecus de cinq francs et de la menue monnaie. Le visage du vieux Dantes s'epanouit. «A qui cela? dit-il. --Mais, a moi!... a toi!... a nous!... Prends, achete des provisions, sois heureux, demain il y en a d'autres. --Doucement, doucement, dit le vieillard en souriant; avec ta permission, j'userai moderement de la bourse: on croirait, si l'on me voyait acheter trop de choses a la fois, que j'ai ete oblige d'attendre le retour pour les acheter. --Fais comme tu voudras; mais, avant toutes choses, prends une servante, pere; je ne veux pas que tu restes seul. J'ai du cafe de contrebande et d'excellent tabac dans un petit coffre de la cale, tu l'auras des demain. Mais chut! voici quelqu'un. --C'est Caderousse qui aura appris ton arrivee, et qui vient sans doute te faire son compliment de bon retour. --Bon, encore des levres qui disent une chose tandis que le coeur en pense une autre, murmura Edmond; mais, n'importe, c'est un voisin qui nous a rendu service autrefois, qu'il soit le bienvenu.» En effet, au moment ou Edmond achevait la phrase a voix basse, on vit apparaitre encadree par la porte du palier, la tete noire et barbue de Caderousse. C'etait un homme de vingt-cinq a vingt-six ans; il tenait a sa main un morceau de drap, qu'en sa qualite de tailleur il s'appretait a changer en un revers d'habit. «Eh! te voila donc revenu, Edmond? dit-il avec un accent marseillais des plus prononces et avec un large sourire qui decouvrait ses dents blanches comme de l'ivoire. --Comme vous voyez, voisin Caderousse, et pret a vous etre agreable en quelque chose que ce soit, repondit Dantes en dissimulant mal sa froideur sous cette offre de service. --Merci, merci; heureusement, je n'ai besoin de rien, et ce sont meme quelquefois les autres qui ont besoin de moi. (Dantes fit un mouvement.) Je ne te dis pas cela pour toi, garcon; je t'ai prete de l'argent, tu me l'as rendu; cela se fait entre bons voisins, et nous sommes quittes. --On n'est jamais quitte envers ceux qui nous ont obliges, dit Dantes, car lorsqu'on ne leur doit plus l'argent, on leur doit la reconnaissance. --A quoi bon parler de cela! Ce qui est passe est passe. Parlons de ton heureux retour, garcon. J'etais donc alle comme cela sur le port pour rassortir du drap marron, lorsque je rencontrai l'ami Danglars. «--Toi, a Marseille? «--Eh oui, tout de meme, me repondit-il. «--Je te croyais a Smyrne. «--J'y pourrais etre, car j'en reviens. «--Et Edmond, ou est-il donc, le petit? «--Mais chez son pere, sans doute, repondit Danglars; et alors je suis venu, continua Caderousse, pour avoir le plaisir de serrer la main a un ami. --Ce bon Caderousse, dit le vieillard, il nous aime tant. --Certainement que je vous aime, et que je vous estime encore, attendu que les honnetes gens sont rares! Mais il parait que tu deviens riche, garcon?» continua le tailleur en jetant un regard oblique sur la poignee d'or et d'argent que Dantes avait deposee sur la table. Le jeune homme remarqua l'eclair de convoitise qui illumina les yeux noirs de son voisin. «Eh! mon Dieu! dit-il negligemment, cet argent n'est point a moi; je manifestais au pere la crainte qu'il n'eut manque de quelque chose en mon absence, et pour me rassurer, il a vide sa bourse sur la table. Allons, pere, continua Dantes, remettez cet argent dans votre tirelire; a moins que le voisin Caderousse n'en ait besoin a son tour, auquel cas il est bien a son service. --Non pas, garcon, dit Caderousse, je n'ai besoin de rien, et, Dieu merci l'etat nourrit son homme. Garde ton argent, garde: on n'en a jamais de trop; ce qui n'empeche pas que je ne te sois oblige de ton offre comme si j'en profitais. --C'etait de bon coeur, dit Dantes. --Je n'en doute pas. Eh bien, te voila donc au mieux avec M. Morrel, calin que tu es? --M. Morrel a toujours eu beaucoup de bonte pour moi, repondit Dantes. --En ce cas, tu as tort de refuser son diner. --Comment, refuser son diner? reprit le vieux Dantes; il t'avait donc invite a diner? --Oui, mon pere, reprit Edmond en souriant de l'etonnement que causait a son pere l'exces de l'honneur dont il etait l'objet. --Et pourquoi donc as-tu refuse, fils? demanda le vieillard. --Pour revenir plus tot pres de vous, mon pere, repondit le jeune homme; j'avais hate de vous voir. --Cela l'aura contrarie, ce bon M. Morrel, reprit Caderousse; et quand on vise a etre capitaine, c'est un tort que de contrarier son armateur. --Je lui ai explique la cause de mon refus, reprit Dantes, et il l'a comprise, je l'espere. --Ah! c'est que, pour etre capitaine, il faut un peu flatter ses patrons. --J'espere etre capitaine sans cela, repondit Dantes. --Tant mieux, tant mieux! cela fera plaisir a tous les anciens amis, et je sais quelqu'un la-bas, derriere la citadelle de Saint-Nicolas, qui n'en sera pas fache. --Mercedes? dit le vieillard. --Oui, mon pere, reprit Dantes, et, avec permission, maintenant que je vous ai vu, maintenant que je sais que vous vous portez bien et que vous avez tout ce qu'il vous faut, je vous demanderai la permission d'aller faire visite aux Catalans. --Va, mon enfant, dit le vieux Dantes, et que Dieu te benisse dans ta femme comme il m'a beni dans mon fils. --Sa femme! dit Caderousse; comme vous y allez, pere Dantes! elle ne l'est pas encore, ce me semble! --Non; mais, selon toute probabilite, repondit Edmond, elle ne tardera pas a le devenir. --N'importe, n'importe, dit Caderousse, tu as bien fait de te depecher, garcon. --Pourquoi cela? --Parce que la Mercedes est une belle fille, et que les belles filles ne manquent pas d'amoureux; celle-la surtout, ils la suivent par douzaines. --Vraiment, dit Edmond avec un sourire sous lequel percait une legere nuance d'inquietude. --Oh! oui, reprit Caderousse, et de beaux partis meme; mais, tu comprends, tu vas etre capitaine, on n'aura garde de te refuser, toi! --Ce qui veut dire, reprit Dantes avec un sourire qui dissimulait mal son inquietude, que si je n'etais pas capitaine.... --Eh! eh! fit Caderousse. --Allons, allons, dit le jeune homme, j'ai meilleure opinion que vous des femmes en general, et de Mercedes en particulier, et, j'en suis convaincu, que je sois capitaine ou non, elle me restera fidele. --Tant mieux! tant mieux! dit Caderousse, c'est toujours, quand on va se marier, une bonne chose que d'avoir la foi, mais, n'importe; crois-moi, garcon, ne perds pas de temps a aller lui annoncer ton arrivee et a lui faire part de tes esperances. --J'y vais», dit Edmond. Il embrassa son pere, salua Caderousse d'un signe et sortit. Caderousse resta un instant encore; puis, prenant conge du vieux Dantes, il descendit a son tour et alla rejoindre Danglars, qui l'attendait au coin de la rue Senac. --Eh bien, dit Danglars, l'as-tu vu? --Je le quitte, dit Caderousse. --Et t'a-t-il parle de son esperance d'etre capitaine? --Il en parle comme s'il l'etait deja. --Patience! dit Danglars, il se presse un peu trop, ce me semble. --Dame! il parait que la chose lui est promise par M. Morrel. --De sorte qu'il est bien joyeux? --C'est-a-dire qu'il en est insolent; il m'a deja fait ses offres de service comme si c'etait un grand personnage; il m'a offert de me preter de l'argent comme s'il etait un banquier. --Et vous avez refuse? --Parfaitement; quoique j'eusse bien pu accepter, attendu que c'est moi qui lui ai mis a la main les premieres pieces blanches qu'il a maniees. Mais maintenant M. Dantes n'aura plus besoin de personne, il va etre capitaine. --Bah! dit Danglars, il ne l'est pas encore. --Ma foi, ce serait bien fait qu'il ne le fut pas, dit Caderousse, ou sans cela il n'y aura plus moyen de lui parler. --Que si nous le voulons bien, dit Danglars, il restera ce qu'il est, et peut-etre meme deviendra moins qu'il n'est. --Que dis-tu? --Rien, je me parle a moi-meme. Et il est toujours amoureux de la belle Catalane? --Amoureux fou. Il y est alle; mais ou je me trompe fort, ou il aura du desagrement de ce cote-la. --Explique-toi. --A quoi bon? --C'est plus important que tu ne crois. Tu n'aimes pas Dantes, hein? --Je n'aime pas les arrogants. --Eh bien, alors! dis-moi ce que tu sais relativement a la Catalane. --Je ne sais rien de bien positif; seulement j'ai vu des choses qui me font croire, comme je te l'ai dit, que le futur capitaine aura du desagrement aux environs du chemin des Vieilles-Infirmeries. --Qu'as-tu vu? allons, dis. --Eh bien, j'ai vu que toutes les fois que Mercedes vient en ville, elle y vient accompagnee d'un grand gaillard de Catalan a l'oeil noir, a la peau rouge, tres brun, tres ardent, et qu'elle appelle _mon_ cousin. --Ah! vraiment! et crois-tu que ce cousin lui fasse la cour? --Je le suppose: que diable peut faire un grand garcon de vingt et un ans a une belle fille de dix-sept? --Et tu dis que Dantes est alle aux Catalans? --Il est parti devant moi. --Si nous allions du meme cote, nous nous arreterions a la Reserve, et, tout en buvant un verre de vin de La Malgue, nous attendrions des nouvelles. --Et qui nous en donnera? --Nous serons sur la route, et nous verrons sur le visage de Dantes ce qui se sera passe. --Allons, dit Caderousse; mais c'est toi qui paies? --Certainement,» repondit Danglars. Et tous deux s'acheminerent d'un pas rapide vers l'endroit indique. Arrives la, ils se firent apporter une bouteille et deux verres. Le pere Pamphile venait de voir passer Dantes il n'y avait pas dix minutes. Certains que Dantes etait aux Catalans, ils s'assirent sous le feuillage naissant des platanes et des sycomores, dans les branches desquels une bande joyeuse d'oiseaux chantaient un des premiers beaux jours de printemps. III Les Catalans. A cent pas de l'endroit ou les deux amis, les regards a l'horizon et l'oreille au guet, sablaient le vin petillant de La Malgue, s'elevait, derriere une butte nue et rongee par le soleil et le mistral, le village des Catalans. Un jour, une colonie mysterieuse partit de l'Espagne et vint aborder a la langue de terre ou elle est encore aujourd'hui. Elle arrivait on ne savait d'ou et parlait une langue inconnue. Un des chefs, qui entendait le provencal, demanda a la commune de Marseille de leur donner ce promontoire nu et aride, sur lequel ils venaient, comme les matelots antiques, de tirer leurs batiments. La demande lui fut accordee, et trois mois apres, autour des douze ou quinze batiments qui avaient amene ces bohemiens de la mer, un petit village s'elevait. Ce village construit d'une facon bizarre et pittoresque, moitie maure, moitie espagnol, est celui que l'on voit aujourd'hui habite par des descendants de ces hommes, qui parlent la langue de leurs peres. Depuis trois ou quatre siecles, ils sont encore demeures fideles a ce petit promontoire, sur lequel ils s'etaient abattus, pareils a une bande d'oiseaux de mer, sans se meler en rien a la population marseillaise, se mariant entre eux, et ayant conserve les moeurs et le costume de leur mere patrie, comme ils en ont conserve le langage. Il faut que nos lecteurs nous suivent a travers l'unique rue de ce petit village, et entrent avec nous dans une de ces maisons auxquelles le soleil a donne, au-dehors, cette belle couleur feuille morte particuliere aux monuments du pays, et, au-dedans, une couche de badigeon, cette teinte blanche qui forme le seul ornement des posadas espagnoles. Une belle jeune fille aux cheveux noirs comme le jais, aux yeux veloutes comme ceux de la gazelle, tenait debout, adossee a une cloison, et froissait entre ses doigts effiles et d'un dessin antique une bruyere innocente dont elle arrachait les fleurs, et dont les debris jonchaient deja le sol; en outre, ses bras nus jusqu'au coude, ses bras brunis, mais qui semblaient modeles sur ceux de la Venus d'Arles, fremissaient d'une sorte d'impatience febrile, et elle frappait la terre de son pied souple et cambre, de sorte que l'on entrevoyait la forme pure, fiere et hardie de sa jambe, emprisonnee dans un bas de coton rouge a coins gris et bleus. A trois pas d'elle, assis sur une chaise qu'il balancait d'un mouvement saccade, appuyant son coude a un vieux meuble vermoulu, un grand garcon de vingt a vingt-deux ans la regardait d'un air ou se combattaient l'inquietude et le depit; ses yeux interrogeaient, mais le regard ferme et fixe de la jeune fille dominait son interlocuteur. «Voyons, Mercedes, disait le jeune homme, voici Paques qui va revenir, c'est le moment de faire une noce, repondez-moi! --Je vous ai repondu cent fois, Fernand, et il faut en verite que vous soyez bien ennemi de vous-meme pour m'interroger encore! --Eh bien, repetez-le encore, je vous en supplie, repetez-le encore pour que j'arrive a le croire. Dites-moi pour la centieme fois que vous refusez mon amour, qu'approuvait votre mere; faites-moi bien comprendre que vous vous jouez de mon bonheur, que ma vie et ma mort ne sont rien pour vous. Ah! mon Dieu, mon Dieu! avoir reve dix ans d'etre votre epoux, Mercedes, et perdre cet espoir qui etait le seul but de ma vie! --Ce n'est pas moi du moins qui vous ai jamais encourage dans cet espoir, Fernand, repondit Mercedes; vous n'avez pas une seule coquetterie a me reprocher a votre egard. Je vous ai toujours dit: «Je vous aime comme un frere, mais n'exigez jamais de moi autre chose que cette amitie fraternelle, car mon coeur est a un autre.» Vous ai-je toujours dit cela, Fernand? --Oui, je le sais bien, Mercedes, repondit le jeune homme; oui, vous vous etes donne, vis-a-vis de moi, le cruel merite de la franchise; mais oubliez-vous que c'est parmi les Catalans une loi sacree de se marier entre eux? --Vous vous trompez, Fernand, ce n'est pas une loi, c'est une habitude, voila tout; et, croyez-moi, n'invoquez pas cette habitude en votre faveur. Vous etes tombe a la conscription, Fernand; la liberte qu'on vous laisse, c'est une simple tolerance; d'un moment a l'autre vous pouvez etre appele sous les drapeaux. Une fois soldat, que ferez-vous de moi, c'est-a-dire d'une pauvre fille orpheline, triste, sans fortune, possedant pour tout bien une cabane presque en ruine, ou pendent quelques filets uses, miserable heritage laisse par mon pere a ma mere et par ma mere a moi? Depuis un an qu'elle est morte, songez donc, Fernand, que je vis presque de la charite publique! Quelquefois vous feignez que je vous suis utile, et cela pour avoir le droit de partager votre poche avec moi; et j'accepte, Fernand, parce que vous etes le fils d'un frere de mon pere, parce que nous avons ete eleves ensemble et plus encore parce que, par-dessus tout, cela vous ferait trop de peine si je vous refusais. Mais je sens bien que ce poisson que je vais vendre et dont je tire l'argent avec lequel j'achete le chanvre que je file, je sens bien, Fernand, que c'est une charite. --Et qu'importe, Mercedes, si, pauvre et isolee que vous etes, vous me convenez ainsi mieux que la fille du plus fier armateur ou du plus riche banquier de Marseille! A nous autres, que nous faut-il? Une honnete femme et une bonne menagere. Ou trouverais-je mieux que vous sous ces deux rapports? --Fernand, repondit Mercedes en secouant la tete, on devient mauvaise menagere et on ne peut repondre de rester honnete femme lorsqu'on aime un autre homme que son mari. Contentez-vous de mon amitie, car, je vous le repete, c'est tout ce que je puis vous promettre, et je ne promets que ce que je suis sure de pouvoir donner. --Oui, je comprends, dit Fernand; vous supportez patiemment votre misere, mais vous avez peur de la mienne. Eh bien, Mercedes, aime de vous, je tenterai la fortune; vous me porterez bonheur, et je deviendrai riche: je puis etendre mon etat de pecheur; je puis entrer comme commis dans un comptoir; je puis moi-meme devenir marchand! --Vous ne pouvez rien tenter de tout cela, Fernand; vous etes soldat, et si vous restez aux Catalans, c'est parce qu'il n'y a pas de guerre. Demeurez donc pecheur; ne faites point de reves qui vous feraient paraitre la realite plus terrible encore, et contentez-vous de mon amitie, puisque je ne puis vous donner autre chose. --Eh bien, vous avez raison, Mercedes, je serai marin; j'aurai, au lieu du costume de nos peres que vous meprisez, un chapeau verni, une chemise rayee et une veste bleue avec des ancres sur les boutons. N'est-ce point ainsi qu'il faut etre habille pour vous plaire? --Que voulez-vous dire? demanda Mercedes en lancant un regard imperieux, que voulez-vous dire? Je ne vous comprends pas. --Je veux dire, Mercedes, que vous n'etes si dure et si cruelle pour moi que parce que vous attendez quelqu'un qui est ainsi vetu. Mais celui que vous attendez est inconstant peut-etre, et, s'il ne l'est pas, la mer l'est pour lui. --Fernand, s'ecria Mercedes, je vous croyais bon et je me trompais! Fernand, vous etes un mauvais coeur d'appeler a l'aide de votre jalousie les coleres de Dieu! Eh bien, oui, je ne m'en cache pas, j'attends et j'aime celui que vous dites, et s'il ne revient pas, au lieu d'accuser cette inconstance que vous invoquez, vous, je dirai qu'il est mort en m'aimant.» Le jeune Catalan fit un geste de rage. «Je vous comprends, Fernand: vous vous en prendrez a lui de ce que je ne vous aime pas; vous croiserez votre couteau catalan contre son poignard! A quoi cela vous avancera-t-il? A perdre mon amitie si vous etes vaincu, a voir mon amitie se changer en haine si vous etes vainqueur. Croyez-moi, chercher querelle a un homme est un mauvais moyen de plaire a la femme qui aime cet homme. Non, Fernand, vous ne vous laisserez point aller ainsi a vos mauvaises pensees. Ne pouvant m'avoir pour femme, vous vous contenterez de m'avoir pour amie et pour soeur; et d'ailleurs, ajouta-t-elle, les yeux troubles et mouilles de larmes, attendez, attendez, Fernand: vous l'avez dit tout a l'heure, la mer est perfide, et il y a deja quatre mois qu'il est parti; depuis quatre mois j'ai compte bien des tempetes!» Fernand demeura impassible; il ne chercha pas a essuyer les larmes qui roulaient sur les joues de Mercedes; et cependant, pour chacune de ces larmes, il eut donne un verre de son sang; mais ces larmes coulaient pour un autre. Il se leva, fit un tour dans la cabane et revint, s'arreta devant Mercedes, l'oeil sombre et les poings crispes. «Voyons, Mercedes, dit-il, encore une fois repondez: est-ce bien resolu? --J'aime Edmond Dantes, dit froidement la jeune fille, et nul autre qu'Edmond ne sera mon epoux. --Et vous l'aimerez toujours? --Tant que je vivrai.» Fernand baissa la tete comme un homme decourage, poussa un soupir qui ressemblait a un gemissement; puis tout a coup relevant le front, les dents serrees et les narines entrouvertes: «Mais s'il est mort? --S'il est mort, je mourrai. --Mais s'il vous oublie? --Mercedes! cria une voix joyeuse au-dehors de la maison, Mercedes! --Ah! s'ecria la jeune fille en rougissant de joie et en bondissant d'amour, tu vois bien qu'il ne m'a pas oubliee, puisque le voila!» Et elle s'elanca vers la porte, qu'elle ouvrit en s'ecriant: «A moi, Edmond! me voici.» Fernand, pale et fremissant, recula en arriere comme fait un voyageur a la vue d'un serpent, et rencontrant sa chaise, il y retomba assis. Edmond et Mercedes etaient dans les bras l'un de l'autre. Le soleil ardent de Marseille, qui penetrait a travers l'ouverture de la porte, les inondait d'un flot de lumiere. D'abord ils ne virent rien de ce qui les entourait. Un immense bonheur les isolait du monde, et ils ne parlaient que par ces mots entrecoupes qui sont les elans d'une joie si vive qu'ils semblent l'expression de la douleur. Tout a coup Edmond apercut la figure sombre de Fernand, qui se dessinait dans l'ombre, pale et menacante; par un mouvement dont il ne se rendit pas compte lui-meme, le jeune Catalan tenait la main sur le couteau passe a sa ceinture. «Ah! pardon, dit Dantes en froncant le sourcil a son tour, je n'avais pas remarque que nous etions trois.» Puis, se tournant vers Mercedes: «Qui est ce monsieur? demanda-t-il. --Monsieur sera votre meilleur ami, Dantes, car c'est mon ami a moi, c'est mon cousin, c'est mon frere; c'est Fernand; c'est-a-dire l'homme qu'apres vous, Edmond, j'aime le plus au monde; ne le reconnaissez-vous pas? --Ah! si fait», dit Edmond. Et, sans abandonner Mercedes, dont il tenait la main serree dans une des siennes, il tendit avec un mouvement de cordialite son autre main au Catalan. Mais Fernand, loin de repondre a ce geste amical, resta muet et immobile comme une statue. Alors Edmond promena son regard investigateur de Mercedes, emue et tremblante, a Fernand, sombre et menacant. Ce seul regard lui apprit tout. La colere monta a son front. «Je ne savais pas venir avec tant de hate chez vous Mercedes, pour y trouver un ennemi. --Un ennemi! s'ecria Mercedes avec un regard de courroux a l'adresse de son cousin; un ennemi chez moi, dis-tu, Edmond! Si je croyais cela, je te prendrais sous le bras et je m'en irais a Marseille, quittant la maison pour n'y plus jamais rentrer.» L'oeil de Fernand lanca un eclair. «Et s'il t'arrivait malheur, mon Edmond, continua-t-elle avec ce meme flegme implacable qui prouvait a Fernand que la jeune fille avait lu jusqu'au plus profond de sa sinistre pensee, s'il t'arrivait malheur, je monterais sur le cap de Morgion, et je me jetterais sur les rochers la tete la premiere.» Fernand devint affreusement pale. «Mais tu t'es trompe, Edmond, poursuivit-elle, tu n'as point d'ennemi ici; il n'y a que Fernand, mon frere, qui va te serrer la main comme a un ami devoue.» Et a ces mots, la jeune fille fixa son visage imperieux sur le Catalan, qui, comme s'il eut ete fascine par ce regard, s'approcha lentement d'Edmond et tendit la main. Sa haine, pareille a une vague impuissante, quoique furieuse, venait se briser contre l'ascendant que cette femme exercait sur lui. Mais a peine eut-il touche la main d'Edmond, qu'il sentit qu'il avait fait tout ce qu'il pouvait faire, et qu'il s'elanca hors de la maison. «Oh! s'ecriait-il en courant comme un insense en noyant ses mains dans ses cheveux, oh! qui me delivrera donc de cet homme? Malheur a moi! malheur a moi! --Eh! le Catalan! eh! Fernand! ou cours-tu?» dit une voix. Le jeune homme s'arreta tout court, regarda autour de lui, et apercut Caderousse attable avec Danglars sous un berceau de feuillage. «Eh! dit Caderousse, pourquoi ne viens-tu pas? Es-tu donc si presse que tu n'aies pas le temps de dire bonjour aux amis? --Surtout quand ils ont encore une bouteille presque pleine devant eux», ajouta Danglars. Fernand regarda les deux hommes d'un air hebete, et ne repondit rien. «Il semble tout penaud, dit Danglars, poussant du genou Caderousse: est-ce que nous nous serions trompes, et qu'au contraire de ce que nous avions prevu, Dantes triompherait? --Dame! il faut voir», dit Caderousse. Et se retournant vers le jeune homme: «Eh bien, voyons, le Catalan, te decides-tu?» dit-il. Fernand essuya la sueur qui ruisselait de son front et entra lentement sous la tonnelle, dont l'ombrage sembla rendre un peu de calme a ses sens et la fraicheur un peu de bien-etre a son corps epuise. «Bonjour, dit-il, vous m'avez appele, n'est-ce pas?» Et il tomba plutot qu'il ne s'assit sur un des sieges qui entouraient la table. «Je t'ai appele parce que tu courais comme un fou, et que j'ai eu peur que tu n'allasses te jeter a la mer, dit en riant Caderousse. Que diable, quand on a des amis, c'est non seulement pour leur offrir un verre de vin, mais encore pour les empecher de boire trois ou quatre pintes d'eau.» Fernand poussa un gemissement qui ressemblait a un sanglot et laissa tomber sa tete sur ses deux poignets, poses en croix sur la table. «Eh bien, veux-tu que je te dise, Fernand, reprit Caderousse, entamant l'entretien avec cette brutalite grossiere des gens du peuple auxquels la curiosite fait oublier toute diplomatie; eh bien, tu as l'air d'un amant deconfit!» Et il accompagna cette plaisanterie d'un gros rire. «Bah! repondit Danglars, un garcon taille comme celui-la n'est pas fait pour etre malheureux en amour; tu te moques, Caderousse. --Non pas, reprit celui-ci; ecoute plutot comme il soupire. Allons, allons, Fernand, dit Caderousse, leve le nez et reponds-nous: ce n'est pas aimable de ne pas repondre aux amis qui nous demandent des nouvelles de notre sante. --Ma sante va bien, dit Fernand crispant ses poings mais sans lever la tete. --Ah! vois-tu Danglars, dit Caderousse en faisant signe de l'oeil a son ami, voici la chose: Fernand, que tu vois, et qui est un bon et brave Catalan, un des meilleurs pecheurs de Marseille, est amoureux d'une belle fille qu'on appelle Mercedes; mais malheureusement il parait que la belle fille, de son cote, est amoureuse du second du _Pharaon_; et, comme le _Pharaon_ est entre aujourd'hui meme dans le port, tu comprends? --Non, je ne comprends pas, dit Danglars. --Le pauvre Fernand aura recu son conge, continua Caderousse. --Eh bien, apres? dit Fernand relevant la tete et regardant Caderousse, en homme qui cherche quelqu'un sur qui faire tomber sa colere; Mercedes ne depend de personne? n'est-ce pas? et elle est bien libre d'aimer qui elle veut. --Ah! si tu le prends ainsi, dit Caderousse, c'est autre chose! Moi, je te croyais un Catalan; et l'on m'avait dit que les Catalans n'etaient pas hommes a se laisser supplanter par un rival; on avait meme ajoute que Fernand surtout etait terrible dans sa vengeance.» Fernand sourit avec pitie. «Un amoureux n'est jamais terrible, dit-il. --Le pauvre garcon! reprit Danglars feignant de plaindre le jeune homme du plus profond de son coeur. Que veux-tu? il ne s'attendait pas a voir revenir ainsi Dantes tout a coup; il le croyait peut-etre mort, infidele, qui sait? Ces choses-la sont d'autant plus sensibles qu'elles nous arrivent tout a coup. --Ah! ma foi, dans tous les cas, dit Caderousse qui buvait tout en parlant et sur lequel le vin fumeux de La Malgue commencait a faire son effet, dans tous les cas, Fernand n'est pas le seul que l'heureuse arrivee de Dantes contrarie, n'est-ce pas, Danglars? --Non, tu dis vrai, et j'oserais presque dire que cela lui portera malheur. --Mais n'importe, reprit Caderousse en versant un verre de vin a Fernand, et en remplissant pour la huitieme ou dixieme fois son propre verre tandis que Danglars avait a peine effleure le sien; n'importe, en attendant il epouse Mercedes, la belle Mercedes; il revient pour cela, du moins.» Pendant ce temps, Danglars enveloppait d'un regard percant le jeune homme, sur le coeur duquel les paroles de Caderousse tombaient comme du plomb fondu. «Et a quand la noce? demanda-t-il. --Oh! elle n'est pas encore faite! murmura Fernand. --Non, mais elle se fera, dit Caderousse, aussi vrai que Dantes sera le capitaine du _Pharaon_, n'est-ce pas, Danglars?» Danglars tressaillit a cette atteinte inattendue, et se retourna vers Caderousse, dont a son tour il etudia le visage pour voir si le coup etait premedite; mais il ne lut rien que l'envie sur ce visage deja presque hebete par l'ivresse. «Eh bien, dit-il en remplissant les verres, buvons donc au capitaine Edmond Dantes, mari de la belle Catalane!» Caderousse porta son verre a sa bouche d'une main alourdie et l'avala d'un trait. Fernand prit le sien et le brisa contre terre. «Eh! eh! eh! dit Caderousse, qu'apercois-je donc la-bas, au haut de la butte, dans la direction des Catalans? Regarde donc, Fernand, tu as meilleure vue que moi; je crois que je commence a voir trouble, et, tu le sais, le vin est un traitre: on dirait deux amants qui marchent cote a cote et la main dans la main. Dieu me pardonne! ils ne se doutent pas que nous les voyons, et les voila qui s'embrassent!» Danglars ne perdait pas une des angoisses de Fernand, dont le visage se decomposait a vue d'oeil. «Les connaissez-vous, monsieur Fernand? dit-il. --Oui, repondit celui-ci d'une voix sourde, c'est M. Edmond et Mlle Mercedes. --Ah! voyez-vous! dit Caderousse, et moi qui ne les reconnaissais pas! Ohe! Dantes! ohe! la belle fille! venez par ici un peu, et dites-nous a quand la noce, car voici M. Fernand qui est si entete qu'il ne veut pas nous le dire. --Veux-tu te taire! dit Danglars, affectant de retenir Caderousse, qui, avec la tenacite des ivrognes, penchait hors du berceau; tache de te tenir debout et laisse les amoureux s'aimer tranquillement. Tiens, regarde M. Fernand, et prends exemple: il est raisonnable, lui.» Peut-etre Fernand, pousse a bout, aiguillonne par Danglars comme le taureau par les banderilleros, allait-il enfin s'elancer, car il s'etait deja leve et semblait se ramasser sur lui-meme pour bondir sur son rival; mais Mercedes, riante et droite, leva sa belle tete et fit rayonner son clair regard; alors Fernand se rappela la menace qu'elle avait faite, de mourir si Edmond mourait, et il retomba tout decourage sur son siege. Danglars regarda successivement ces deux hommes: l'un abruti par l'ivresse, l'autre domine par l'amour. «Je ne tirerai rien de ces niais-la, murmura-t-il, et j'ai grand-peur d'etre ici entre un ivrogne et un poltron: voici un envieux qui se grise avec du vin, tandis qu'il devrait s'enivrer de fiel; voici un grand imbecile a qui on vient de prendre sa maitresse sous son nez et qui se contente de pleurer et de se plaindre comme un enfant. Et cependant, cela vous a des yeux flamboyants comme ces Espagnols, ces Siciliens et ces Calabrais, qui se vengent si bien; cela vous a des poings a ecraser une tete de boeuf aussi surement que le ferait la masse d'un boucher. Decidement, le destin d'Edmond l'emporte; il epousera la belle fille, il sera capitaine et se moquera de nous; a moins que... un sourire livide se dessina sur les levres de Danglars--a moins que je ne m'en mele, ajouta-t-il. --Hola! continuait de crier Caderousse a moitie leve et les poings sur la table, hola! Edmond! tu ne vois donc pas les amis, ou est-ce que tu es deja trop fier pour leur parler? --Non, mon cher Caderousse, repondit Dantes, je ne suis pas fier, mais je suis heureux, et le bonheur aveugle, je crois, encore plus que la fierte. --A la bonne heure! voila une explication, dit Caderousse. Eh! bonjour, madame Dantes.» Mercedes salua gravement. «Ce n'est pas encore mon nom, dit-elle, et dans mon pays cela porte malheur, assure-t-on, d'appeler les filles du nom de leur fiance avant que ce fiance soit leur mari; appelez-moi donc Mercedes, je vous prie. --Il faut lui pardonner, a ce bon voisin Caderousse, dit Dantes, il se trompe de si peu de chose! --Ainsi, la noce va avoir lieu incessamment monsieur Dantes? dit Danglars en saluant les deux jeunes gens. --Le plus tot possible, monsieur Danglars; aujourd'hui tous les accords chez le papa Dantes, et demain ou apres-demain, au plus tard, le diner des fiancailles, ici, a la Reserve. Les amis y seront, je l'espere; c'est vous dire que vous etes invite, monsieur Danglars; c'est te dire que tu en es, Caderousse. --Et Fernand, dit Caderousse en riant d'un rire pateux, Fernand en est-il aussi? --Le frere de ma femme est mon frere, dit Edmond, et nous le verrions avec un profond regret, Mercedes et moi, s'ecarter de nous dans un pareil moment.» Fernand ouvrit la bouche pour repondre; mais la voix expira dans sa gorge, et il ne put articuler un seul mot. «Aujourd'hui les accords, demain ou apres-demain les fiancailles... diable! vous etes bien presse, capitaine. --Danglars, reprit Edmond en souriant, je vous dirai comme Mercedes disait tout a l'heure a Caderousse: ne me donnez pas le titre qui ne me convient pas encore, cela me porterait malheur. --Pardon, repondit Danglars; je disais donc simplement que vous paraissiez bien presse; que diable! nous avons le temps: le _Pharaon_ ne se remettra guere en mer avant trois mois. --On est toujours presse d'etre heureux, monsieur Danglars, car lorsqu'on a souffert longtemps on a grand-peine a croire au bonheur. Mais ce n'est pas l'egoisme seul qui me fait agir: il faut que j'aille a Paris. --Ah! vraiment! a Paris: et c'est la premiere fois que vous y allez, Dantes? --Oui. --Vous y avez affaire? --Pas pour mon compte: une derniere commission de notre pauvre capitaine Leclere a remplir; vous comprenez, Danglars, c'est sacre. D'ailleurs soyez tranquille, je ne prendrai que le temps d'aller et revenir. --Oui, oui, je comprends», dit tout haut Danglars. Puis tout bas: «A Paris, pour remettre a son adresse sans doute la lettre que le grand marechal lui a donnee. Pardieu! cette lettre me fait pousser une idee, une excellente idee! Ah! Dantes, mon ami, tu n'es pas encore couche au registre du _Pharaon_ sous le numero 1.» Puis se retournant vers Edmond, qui s'eloignait deja: «Bon voyage! lui cria-t-il. --Merci», repondit Edmond en retournant la tete et en accompagnant ce mouvement d'un geste amical. Puis les deux amants continuerent leur route, calmes et joyeux comme deux elus qui montent au ciel. IV Complot. Danglars suivit Edmond et Mercedes des yeux jusqu'a ce que les deux amants eussent disparu a l'un des angles du fort Saint-Nicolas; puis, se retournant alors, il apercut Fernand, qui etait retombe pale et fremissant sur sa chaise, tandis que Caderousse balbutiait les paroles d'une chanson a boire. «Ah ca! mon cher monsieur, dit Danglars a Fernand, voila un mariage qui ne me parait pas faire le bonheur de tout le monde! --Il me desespere, dit Fernand. --Vous aimiez donc Mercedes? --Je l'adorais! --Depuis longtemps? --Depuis que nous nous connaissons, je l'ai toujours aimee. --Et vous etes la a vous arracher les cheveux, au lieu de chercher remede a la chose! Que diable! je ne croyais pas que ce fut ainsi qu'agissaient les gens de votre nation. --Que voulez-vous que je fasse? demanda Fernand. --Et que sais-je, moi? Est-ce que cela me regarde? Ce n'est pas moi, ce me semble, qui suis amoureux de Mlle Mercedes, mais vous. Cherchez, dit l'Evangile, et vous trouverez. --J'avais trouve deja. --Quoi? --Je voulais poignarder _l'homme_, mais la femme m'a dit que s'il arrivait malheur a son fiance, elle se tuerait. --Bah! on dit ces choses-la, mais on ne les fait point. --Vous ne connaissez point Mercedes, monsieur: du moment ou elle a menace, elle executerait. --Imbecile! murmura Danglars: qu'elle se tue ou non, que m'importe, pourvu que Dantes ne soit point capitaine. --Et avant que Mercedes meure, reprit Fernand avec l'accent d'une immuable resolution, je mourrais moi-meme. --En voila de l'amour! dit Caderousse d'une voix de plus en plus avinee; en voila, ou je ne m'y connais plus! --Voyons, dit Danglars, vous me paraissez un gentil garcon, et je voudrais, le diable m'emporte! vous tirer de peine; mais.... --Oui, dit Caderousse, voyons. --Mon cher, reprit Danglars, tu es aux trois quarts ivres: acheve la bouteille, et tu le seras tout a fait. Bois, et ne te mele pas de ce que nous faisons: pour ce que nous faisons il faut avoir toute sa tete. --Moi ivre? dit Caderousse, allons donc! J'en boirais encore quatre, de tes bouteilles, qui ne sont pas plus grandes que des bouteilles d'eau de Cologne! Pere Pamphile, du vin!» Et pour joindre la preuve a la proposition, Caderousse frappa avec son verre sur la table. «Vous disiez donc, monsieur? reprit Fernand, attendant avec avidite la suite de la phrase interrompue. --Que disais-je? Je ne me le rappelle plus. Cet ivrogne de Caderousse m'a fait perdre le fil de mes pensees. --Ivrogne tant que tu le voudras; tant pis pour ceux qui craignent le vin, c'est qu'ils ont quelque mauvaise pensee qu'ils craignent que le vin ne leur tire du coeur.» Et Caderousse se mit a chanter les deux derniers vers d'une chanson fort en vogue a cette epoque: _Tous les mechants sont buveurs d'eau. C'est bien prouve par le deluge._ «Vous disiez, monsieur, reprit Fernand, que vous voudriez me tirer de peine; mais, ajoutiez-vous.... --Oui, mais, ajoutais-je... pour vous tirer de peine il suffit que Dantes n'epouse pas celle que vous aimez et le mariage peut tres bien manquer, ce me semble, sans que Dantes meure. --La mort seule les separera, dit Fernand. --Vous raisonnez comme un coquillage, mon ami, dit Caderousse, et voila Danglars, qui est un finaud, un malin, un grec, qui va vous prouver que vous avez tort. Prouve, Danglars. J'ai repondu de toi. Dis-lui qu'il n'est pas besoin que Dantes meure; d'ailleurs ce serait facheux qu'il mourut, Dantes. C'est un bon garcon, je l'aime, moi, Dantes. A ta sante, Dantes.» Fernand se leva avec impatience. «Laissez-le dire, reprit Danglars en retenant le jeune homme, et d'ailleurs, tout ivre qu'il est, il ne fait point si grande erreur. L'absence disjoint tout aussi bien que la mort; et supposez qu'il y ait entre Edmond et Mercedes les murailles d'une prison, ils seront separes ni plus ni moins que s'il y avait la la pierre d'une tombe. --Oui, mais on sort de prison, dit Caderousse, qui avec les restes de son intelligence se cramponnait a la conversation, et quand on est sorti de prison et qu'on s'appelle Edmond Dantes, on se venge. --Qu'importe! murmura Fernand. --D'ailleurs, reprit Caderousse, pourquoi mettrait-on Dantes en prison? Il n'a ni vole, ni tue, ni assassine. --Tais-toi, dit Danglars. --Je ne veux pas me taire, moi, dit Caderousse. Je veux qu'on me dise pourquoi on mettrait Dantes en prison. Moi, j'aime Dantes. A ta sante, Dantes!» Et il avala un nouveau verre de vin. Danglars suivit dans les yeux atones du tailleur les progres de l'ivresse, et se tournant vers Fernand: «Eh bien, comprenez-vous, dit-il, qu'il n'y a pas besoin de le tuer? --Non, certes, si, comme vous le disiez tout a l'heure, on avait le moyen de faire arreter Dantes. Mais ce moyen, l'avez-vous? --En cherchant bien, dit Danglars, on pourrait le trouver. Mais continua-t-il, de quoi diable! vais-je me meler la; est-ce que cela me regarde? --Je ne sais pas si cela vous regarde, dit Fernand en lui saisissant le bras; mais ce que je sais, c'est que vous avez quelque motif de haine particuliere contre Dantes: celui qui hait lui-meme ne se trompe pas aux sentiments des autres. --Moi, des motifs de haine contre Dantes? Aucun, sur ma parole. Je vous ai vu malheureux et votre malheur m'a interesse, voila tout; mais du moment ou vous croyez que j'agis pour mon propre compte, adieu, mon cher ami, tirez-vous d'affaire comme vous pourrez.» Et Danglars fit semblant de se lever a son tour. «Non pas, dit Fernand en le retenant, restez! Peu m'importe, au bout du compte, que vous en vouliez a Dantes, ou que vous ne lui en vouliez pas: je lui en veux, moi; je l'avoue hautement. Trouvez le moyen et je l'execute, pourvu qu'il n'y ait pas mort d'homme, car Mercedes a dit qu'elle se tuerait si l'on tuait Dantes.» Caderousse, qui avait laisse tomber sa tete sur la table releva le front, et regardant Fernand et Danglars avec des yeux lourds et hebetes: «Tuer Dantes! dit-il, qui parle ici de tuer Dantes? je ne veux pas qu'on le tue, moi: c'est mon ami; il a offert ce matin de partager son argent avec moi, comme j'ai partage le mien avec lui: je ne veux pas qu'on tue Dantes. --Et qui te parle de le tuer, imbecile! reprit Danglars; il s'agit d'une simple plaisanterie; bois a sa sante, ajouta-t-il en remplissant le verre de Caderousse, et laisse-nous tranquilles. --Oui, oui, a la sante de Dantes! dit Caderousse en vidant son verre, a sa sante!... a sa sante!... la! --Mais le moyen, le moyen? dit Fernand. --Vous ne l'avez donc pas trouve encore, vous? --Non, vous vous en etes charge. --C'est vrai, reprit Danglars, les Francais ont cette superiorite sur les Espagnols, que les Espagnols ruminent et que les Francais inventent. --Inventez donc alors, dit Fernand avec impatience. --Garcon, dit Danglars, une plume, de l'encre et du papier! --Une plume, de l'encre et du papier! murmura Fernand. --Oui, je suis agent comptable: la plume, l'encre et le papier sont mes instruments; et sans mes instruments je ne sais rien faire. --Une plume, de l'encre et du papier! cria a son tour Fernand. --Il y a ce que vous desirez la sur cette table, dit le garcon en montrant les objets demandes. --Donnez-les-nous alors.» Le garcon prit le papier, l'encre et la plume, et les deposa sur la table du berceau. «Quand on pense, dit Caderousse en laissant tomber sa main sur le papier, qu'il y a la de quoi tuer un homme plus surement que si on l'attendait au coin d'un bois pour l'assassiner! J'ai toujours eu plus peur d'une plume, d'une bouteille d'encre et d'une feuille de papier que d'une epee ou d'un pistolet. --Le drole n'est pas encore si ivre qu'il en a l'air, dit Danglars; versez-lui donc a boire, Fernand.» Fernand remplit le verre de Caderousse, et celui-ci en veritable buveur qu'il etait, leva la main de dessus le papier et la porta a son verre. Le Catalan suivit le mouvement jusqu'a ce que Caderousse, presque vaincu par cette nouvelle attaque, reposat ou plutot laissat retomber son verre sur la table. «Eh bien? reprit le Catalan en voyant que le reste de la raison de Caderousse commencait a disparaitre sous ce dernier verre de vin. --Eh bien, je disais donc, par exemple, reprit Danglars, que si, apres un voyage comme celui que vient de faire Dantes, et dans lequel il a touche a Naples et a l'ile d'Elbe, quelqu'un le denoncait au procureur du roi comme agent bonapartiste.... --Je le denoncerai, moi! dit vivement le jeune homme. --Oui; mais alors on vous fait signer votre declaration, on vous confronte avec celui que vous avez denonce: je vous fournis de quoi soutenir votre accusation, je le sais bien; mais Dantes ne peut rester eternellement en prison, un jour ou l'autre il en sort, et, ce jour ou il en sort, malheur a celui qui l'y a fait entrer! --Oh! je ne demande qu'une chose, dit Fernand, c'est qu'il vienne me chercher une querelle! --Oui, et Mercedes! Mercedes, qui vous prend en haine si vous avez seulement le malheur d'ecorcher l'epiderme a son bien-aime Edmond! --C'est juste, dit Fernand. --Non, non, reprit Danglars, si on se decidait a une pareille chose, voyez-vous, il vaudrait bien mieux prendre tout bonnement comme je le fais, cette plume, la tremper dans l'encre, et ecrire de la main gauche, pour que l'ecriture ne fut pas reconnue, une petite denonciation ainsi concue.» Et Danglars, joignant l'exemple au precepte, ecrivit de la main gauche et d'une ecriture renversee, qui n'avait aucune analogie avec son ecriture habituelle, les lignes suivantes qu'il passa a Fernand, et que Fernand lut a demi-voix: _Monsieur le procureur du roi est prevenu, par un ami du trone et de la religion, que le nomme Edmond Dantes, second du navire le_ Pharaon, _arrive ce matin de Smyrne, apres avoir touche a Naples et a Porto-Ferrajo, a ete charge, par Murat, d'une lettre pour l'usurpateur, et, par l'usurpateur, d'une lettre pour le comite bonapartiste de Paris_. _On aura la preuve de son crime en l'arretant, car on trouvera cette lettre ou sur lui, ou chez son pere, ou dans sa cabine a bord du_ Pharaon. «A la bonne heure, continua Danglars; ainsi votre vengeance aurait le sens commun, car d'aucune facon alors elle ne pourrait retomber sur vous, et la chose irait toute seule; il n'y aurait plus qu'a plier cette lettre, comme je le fais, et a ecrire dessus: «A Monsieur le Procureur royal.» Tout serait dit.» Et Danglars ecrivit l'adresse en se jouant. «Oui, tout serait dit», s'ecria Caderousse, qui par un dernier effort d'intelligence avait suivi la lecture, et qui comprenait d'instinct tout ce qu'une pareille denonciation pourrait entrainer de malheur; «oui, tout serait dit: seulement, ce serait une infamie.» Et il allongea le bras pour prendre la lettre. «Aussi, dit Danglars en la poussant hors de la portee de sa main, aussi, ce que je dis et ce que je dis et ce que je fais, c'est en plaisantant; et, le premier, je serais bien fache qu'il arrivat quelque chose a Dantes, ce bon Dantes! Aussi, tiens...» Il prit la lettre, la froissa dans ses mains et la jeta dans un coin de la tonnelle. «A la bonne heure, dit Caderousse, Dantes est mon ami, et je ne veux pas qu'on lui fasse de mal. --Eh! qui diable y songe a lui faire du mal! ce n'est ni moi ni Fernand! dit Danglars en se levant et en regardant le jeune homme qui etait demeure assis, mais dont l'oeil oblique couvait le papier denonciateur jete dans un coin. --En ce cas, reprit Caderousse, qu'on nous donne du vin: je veux boire a la sante d'Edmond et de la belle Mercedes. --Tu n'as deja que trop bu, ivrogne, dit Danglars, et si tu continues tu seras oblige de coucher ici, attendu que tu ne pourras plus te tenir sur tes jambes. --Moi, dit Caderousse en se levant avec la fatuite de l'homme ivre; moi, ne pas pouvoir me tenir sur mes jambes! Je parie que je monte au clocher des Accoules, et sans balancer encore! --Eh bien, soit, dit Danglars, je parie, mais pour demain: aujourd'hui il est temps de rentrer; donne-moi donc le bras et rentrons. --Rentrons, dit Caderousse, mais je n'ai pas besoin de ton bras pour cela. Viens-tu, Fernand? rentres-tu avec nous a Marseille? --Non, dit Fernand, je retourne aux Catalans, moi. --Tu as tort, viens avec nous a Marseille, viens. --Je n'ai point besoin a Marseille, et je n'y veux point aller. --Comment as-tu dit cela? Tu ne veux pas, mon bonhomme! eh bien, a ton aise! liberte pour tout le monde! Viens, Danglars, et laissons monsieur rentrer aux Catalans, puisqu'il le veut.» Danglars profita de ce moment de bonne volonte de Caderousse pour l'entrainer du cote de Marseille; seulement, pour ouvrir un chemin plus court et plus facile a Fernand, au lieu de revenir par le quai de la Rive-Neuve, il revint par la porte Saint-Victor. Caderousse le suivait, tout chancelant, accroche a son bras. Lorsqu'il eut fait une vingtaine de pas, Danglars se retourna et vit Fernand se precipiter sur le papier, qu'il mit dans sa poche; puis aussitot, s'elancant hors de la tonnelle, le jeune homme tourna du cote du Pillon. «Eh bien, que fait-il donc? dit Caderousse, il nous a menti: il a dit qu'il allait aux Catalans, et il va a la ville! Hola! Fernand! tu te trompes, mon garcon! --C'est toi qui vois trouble, dit Danglars, il suit tout droit le chemin des Vieilles-Infirmeries. --En verite! dit Caderousse, eh bien, j'aurais jure qu'il tournait a droite; decidement le vin est un traitre. --Allons, allons, murmura Danglars, je crois que maintenant la chose est bien lancee, et qu'il n'y a plus qu'a la laisser marcher toute seule.» V Le repas des fiancailles. Le lendemain fut un beau jour. Le soleil se leva pur et brillant, et les premiers rayons d'un rouge pourpre diaprerent de leurs rubis les pointes ecumeuses des vagues. Le repas avait ete prepare au premier etage de cette meme Reserve, avec la tonnelle de laquelle nous avons deja fait connaissance. C'etait une grande salle eclairee par cinq ou six fenetres, au-dessus de chacune desquelles (explique le phenomene qui pourra!) etait ecrit le nom d'une des grandes villes de France. Une balustrade en bois, comme le reste du batiment, regnait tout le long de ces fenetres. Quoique le repas ne fut indique que pour midi, des onze heures du matin, cette balustrade etait chargee de promeneurs impatients. C'etaient les marins privilegies du _Pharaon_ et quelques soldats, amis de Dantes. Tous avaient, pour faire honneur aux fiances, fait voir le jour a leurs plus belles toilettes. Le bruit circulait, parmi les futurs convives, que les armateurs du _Pharaon_ devaient honorer de leur presence le repas de noces de leur second; mais c'etait de leur part un si grand honneur accorde a Dantes que personne n'osait encore y croire. Cependant Danglars, en arrivant avec Caderousse, confirma a son tour cette nouvelle. Il avait vu le matin M. Morrel lui-meme, et M. Morrel lui avait dit qu'il viendrait diner a la Reserve. En effet, un instant apres eux, M. Morrel fit a son tour son entree dans la chambre et fut salue par les matelots du _Pharaon_ d'un hourra unanime d'applaudissements. La presence de l'armateur etait pour eux la confirmation du bruit qui courait deja que Dantes serait nomme capitaine; et comme Dantes etait fort aime a bord, ces braves gens remerciaient ainsi l'armateur de ce qu'une fois par hasard son choix etait en harmonie avec leurs desirs. A peine M. Morrel fut-il entre qu'on depecha unanimement Danglars et Caderousse vers le fiance: ils avaient mission de le prevenir de l'arrivee du personnage important dont la vue avait produit une si vive sensation, et de lui dire de se hater. Danglars et Caderousse partirent tout courant mais ils n'eurent pas fait cent pas, qu'a la hauteur du magasin a poudre ils apercurent la petite troupe qui venait. Cette petite troupe se composait de quatre jeunes filles amies de Mercedes et Catalanes comme elle, et qui accompagnaient la fiancee a laquelle Edmond donnait le bras. Pres de la future marchait le pere Dantes, et derriere eux venait Fernand avec son mauvais sourire. Ni Mercedes ni Edmond ne voyaient ce mauvais sourire de Fernand. Les pauvres enfants etaient si heureux qu'ils ne voyaient qu'eux seuls et ce beau ciel pur qui les benissait. Danglars et Caderousse s'acquitterent de leur mission d'ambassadeurs; puis apres avoir echange une poignee de main bien vigoureuse et bien amicale avec Edmond, ils allerent, Danglars prendre place pres de Fernand, Caderousse se ranger aux cotes du pere Dantes, centre de l'attention generale. Ce vieillard etait vetu de son bel habit de taffetas epingle, orne de larges boutons d'acier, tailles a facettes. Ses jambes greles, mais nerveuses, s'epanouissaient dans de magnifiques bas de coton mouchetes, qui sentaient d'une lieue la contrebande anglaise. A son chapeau a trois cornes pendait un flot de rubans blancs et bleus. Enfin, il s'appuyait sur un baton de bois tordu et recourbe par le haut comme un pedum antique. On eut dit un de ces muscadins qui paradaient en 1796 dans les jardins nouvellement rouverts du Luxembourg et des Tuileries. Pres de lui, nous l'avons dit, s'etait glisse Caderousse, Caderousse que l'esperance d'un bon repas avait acheve de reconcilier avec les Dantes, Caderousse a qui il restait dans la memoire un vague souvenir de ce qui s'etait passe la veille, comme en se reveillant le matin on trouve dans son esprit l'ombre du reve qu'on a fait pendant le sommeil. Danglars, en s'approchant de Fernand, avait jete sur l'amant desappointe un regard profond. Fernand, marchant derriere les futurs epoux, completement oublie par Mercedes, qui dans cet egoisme juvenile et charmant de l'amour n'avait d'yeux que pour son Edmond. Fernand etait pale, puis rouge par bouffees subites qui disparaissaient pour faire place chaque fois a une paleur croissante. De temps en temps, il regardait du cote de Marseille, et alors un tremblement nerveux et involontaire faisait frissonner ses membres. Fernand semblait attendre ou tout au moins prevoir quelque grand evenement. Dantes etait simplement vetu. Appartenant a la marine marchande, il avait un habit qui tenait le milieu entre l'uniforme militaire et le costume civil; et sous cet habit, sa bonne mine, que rehaussaient encore la joie et la beaute de sa fiancee, etait parfaite. Mercedes etait belle comme une de ces Grecques de Chypre ou de Ceos, aux yeux d'ebene et aux levres de corail. Elle marchait de ce pas libre et franc dont marchent les Arlesiennes et les Andalouses. Une fille des villes eut peut-etre essaye de cacher sa joie sous un voile ou tout au moins sous le velours de ses paupieres, mais Mercedes souriait et regardait tous ceux qui l'entouraient, et son sourire et son regard disaient aussi franchement qu'auraient pu le dire ses paroles: Si vous etes mes amis, rejouissez-vous avec moi, car, en verite, je suis bien heureuse! Des que les fiances et ceux qui les accompagnaient furent en vue de la Reserve, M. Morrel descendit et s'avanca a son tour au-devant d'eux, suivi des matelots et des soldats avec lesquels il etait reste, et auxquels il avait renouvele la promesse deja faite a Dantes qu'il succederait au capitaine Leclere. En le voyant venir, Edmond quitta le bras de sa fiancee et le passa sous celui de M. Morrel. L'armateur et la jeune fille donnerent alors l'exemple en montant les premiers l'escalier de bois qui conduisait a la chambre ou le diner etait servi, et qui cria pendant cinq minutes sous les pas pesants des convives. «Mon pere, dit Mercedes en s'arretant au milieu de la table, vous a ma droite, je vous prie; quant a ma gauche, j'y mettrai celui qui m'a servi de frere», fit-elle avec une douceur qui penetra au plus profond du coeur de Fernand comme un coup de poignard. Ses levres blemirent, et sous la teinte bistree de son male visage on put voir encore une fois le sang se retirer peu a peu pour affluer au coeur. Pendant ce temps, Dantes avait execute la meme manoeuvre; a sa droite il avait mis M. Morrel, a sa gauche Danglars; puis de la main il avait fait signe a chacun de se placer a sa fantaisie. Deja couraient autour de la table les saucissons d'Arles a la chair brune et au fumet accentue, les langoustes a la cuirasse eblouissante, les prayres a la coquille rosee, les oursins, qui semblent des chataignes entourees de leur enveloppe piquante, les clovisses, qui ont la pretention de remplacer avec superiorite, pour les gourmets du Midi, les huitres du Nord; enfin tous ces hors-d'oeuvre delicats que la vague roule sur sa rive sablonneuse, et que les pecheurs reconnaissants designent sous le nom generique de fruits de mer. «Un beau silence! dit le vieillard en savourant un verre de vin jaune comme la topaze, que le pere Pamphile en personne venait d'apporter devant Mercedes. Dirait-on qu'il y a ici trente personnes qui ne demandent qu'a rire. --Eh! un mari n'est pas toujours gai, dit Caderousse. --Le fait est, dit Dantes, que je suis trop heureux en ce moment pour etre gai. Si c'est comme cela que vous l'entendez, voisin, vous avez raison! La joie fait quelquefois un effet etrange, elle oppresse comme la douleur.» Danglars observa Fernand, dont la nature impressionnable absorbait et renvoyait chaque emotion. «Allons donc, dit-il, est-ce que vous craindriez quelque chose? il me semble, au contraire, que tout va selon vos desirs! --Et c'est justement cela qui m'epouvante, dit Dantes, il me semble que l'homme n'est pas fait pour etre si facilement heureux! Le bonheur est comme ces palais des iles enchantees dont les dragons gardent les portes. Il faut combattre pour le conquerir, et moi, en verite, je ne sais en quoi j'ai merite le bonheur d'etre le mari de Mercedes. --Le mari, le mari, dit Caderousse en riant, pas encore, mon capitaine; essaie un peu de faire le mari, et tu verras comme tu seras recu!» Mercedes rougit. Fernand se tourmentait sur sa chaise, tressaillait au moindre bruit, et de temps en temps essuyait de larges plaques de sueur qui perlaient sur son front, comme les premieres gouttes d'une pluie d'orage. «Ma foi, dit Dantes, voisin Caderousse, ce n'est point la peine de me dementir pour si peu. Mercedes n'est point encore ma femme, c'est vrai... (il tira sa montre). Mais, dans une heure et demie elle le sera!» Chacun poussa un cri de surprise, a l'exception du pere Dantes, dont le large rire montra les dents encore belles. Mercedes sourit et ne rougit plus. Fernand saisit convulsivement le manche de son couteau. «Dans une heure! dit Danglars palissant lui-meme; et comment cela? --Oui, mes amis, repondit Dantes, grace au credit de M. Morrel, l'homme apres mon pere auquel je dois le plus au monde, toutes les difficultes sont aplanies. Nous avons achete les bans, et a deux heures et demie le maire de Marseille nous attend a l'hotel de ville. Or, comme une heure et un quart viennent de sonner, je ne crois pas me tromper de beaucoup en disant que dans une heure trente minutes Mercedes s'appellera Mme Dantes.» Fernand ferma les yeux: un nuage de feu brula ses paupieres; il s'appuya a la table pour ne pas defaillir, et, malgre tous ses efforts, ne put retenir un gemissement sourd qui se perdit dans le bruit des rires et des felicitations de l'assemblee. «C'est bien agir, cela, hein, dit le pere Dantes. Cela s'appelle-t-il perdre son temps, a votre avis? Arrive d'hier au matin, marie aujourd'hui a trois heures! Parlez-moi des marins pour aller rondement en besogne. --Mais les autres formalites, objecta timidement Danglars: le contrat, les ecritures?... --Le contrat, dit Dantes en riant, le contrat est tout fait: Mercedes n'a rien, ni moi non plus! Nous nous marions sous le regime de la communaute, et voila! Ca n'a pas ete long a ecrire et ce ne sera pas cher a payer.» Cette plaisanterie excita une nouvelle explosion de joie et de bravos. «Ainsi, ce que nous prenions pour un repas de fiancailles, dit Danglars, est tout bonnement un repas de noces. --Non pas, dit Dantes; vous n'y perdrez rien, soyez tranquilles. Demain matin, je pars pour Paris. Quatre jours pour aller, quatre jours pour revenir, un jour pour faire en conscience la commission dont je suis charge, et le 1er mars je suis de retour; au 2 mars donc le veritable repas de noces.» Cette perspective d'un nouveau festin redoubla l'hilarite au point que le pere Dantes, qui au commencement du diner se plaignait du silence, faisait maintenant, au milieu de la conversation generale, de vains efforts pour placer son voeu de prosperite en faveur des futurs epoux. Dantes devina la pensee de son pere et y repondit par un sourire plein d'amour. Mercedes commenca de regarder l'heure au coucou de la salle et fit un petit signe a Edmond. Il y avait autour de la table cette hilarite bruyante et cette liberte individuelle qui accompagnent, chez les gens de condition inferieure, la fin des repas. Ceux qui etaient mecontents de leur place s'etaient leves de table et avaient ete chercher d'autres voisins. Tout le monde commencait a parler a la fois, et personne ne s'occupait de repondre a ce que son interlocuteur lui disait, mais seulement a ses propres pensees. La paleur de Fernand etait presque passee sur les joues de Danglars; quant a Fernand lui-meme, il ne vivait plus et semblait un damne dans le lac de feu. Un des premiers, il s'etait leve et se promenait de long en large dans la salle, essayant d'isoler son oreille du bruit des chansons et du choc des verres. Caderousse s'approcha de lui au moment ou Danglars, qu'il semblait fuir, venait de le rejoindre dans un angle de la salle. «En verite, dit Caderousse, a qui les bonnes facons de Dantes et surtout le bon vin du pere Pamphile avaient enleve tous les restes de la haine dont le bonheur inattendu de Dantes avait jete les germes dans son ame, en verite, Dantes est un gentil garcon; et quand je le vois assis pres de sa fiancee, je me dis que c'eut ete dommage de lui faire la mauvaise plaisanterie que vous complotiez hier. --Aussi, dit Danglars, tu as vu que la chose n'a pas eu de suite; ce pauvre M. Fernand etait si bouleverse qu'il m'avait fait de la peine d'abord; mais du moment qu'il en a pris son parti, au point de s'etre fait le premier garcon de noces de son rival, il n'y a plus rien a dire.» Caderousse regarda Fernand, il etait livide. «Le sacrifice est d'autant plus grand, continua Danglars, qu'en verite la fille est belle. Peste! l'heureux coquin que mon futur capitaine; je voudrais m'appeler Dantes douze heures seulement. --Partons-nous? demanda la douce voix de Mercedes; voici deux heures qui sonnent, et l'on nous attend a deux heures un quart. --Oui, oui, partons! dit Dantes en se levant vivement. --Partons!» repeterent en choeur tous les convives. Au meme instant, Danglars, qui ne perdait pas de vue Fernand assis sur le rebord de la fenetre, le vit ouvrir des yeux hagards, se lever comme par un mouvement convulsif, et retomber assis sur l'appui de cette croisee; presque au meme instant un bruit sourd retentit dans l'escalier; le retentissement d'un pas pesant, une rumeur confuse de voix melees a un cliquetis d'armes couvrirent les exclamations des convives, si bruyantes qu'elles fussent, et attirerent l'attention generale, qui se manifesta a l'instant meme par un silence inquiet. Le bruit s'approcha: trois coups retentirent dans le panneau de la porte; chacun regarda son voisin d'un air etonne. «Au nom de la loi!» cria une voix vibrante, a laquelle aucune voix ne repondit. Aussitot la porte s'ouvrit, et un commissaire, ceint de son echarpe, entra dans la salle, suivi de quatre soldats armes, conduits par un caporal. L'inquietude fit place a la terreur. «Qu'y a-t-il? demanda l'armateur en s'avancant au-devant du commissaire qu'il connaissait; bien certainement, monsieur, il y a meprise. --S'il y a meprise, monsieur Morrel, repondit le commissaire croyez que la meprise sera promptement reparee; en attendant, je suis porteur d'un mandat d'arret; et quoique ce soit avec regret que je remplisse ma mission, il ne faut pas moins que je la remplisse: lequel de vous, messieurs, est Edmond Dantes?» Tous les regards se tournerent vers le jeune homme qui, fort emu, mais conservant sa dignite, fit un pas en avant et dit: «C'est moi, monsieur, que me voulez-vous? --Edmond Dantes, reprit le commissaire, au nom de la loi, je vous arrete! --Vous m'arretez! dit Edmond avec une legere paleur, mais pourquoi m'arretez-vous? --Je l'ignore, monsieur, mais votre premier interrogatoire vous l'apprendra.» M. Morrel comprit qu'il n'y avait rien a faire contre l'inflexibilite de la situation: un commissaire ceint de son echarpe n'est plus un homme, c'est la statue de la loi, froide, sourde, muette. Le vieillard, au contraire, se precipita vers l'officier; il y a des choses que le coeur d'un pere ou d'une mere ne comprendra jamais. Il pria et supplia: larmes et prieres ne pouvaient rien; cependant son desespoir etait si grand, que le commissaire en fut touche. «Monsieur, dit-il, tranquillisez-vous; peut-etre votre fils a-t-il neglige quelque formalite de douane ou de sante, et, selon toute probabilite, lorsqu'on aura recu de lui les renseignements qu'on desire en tirer, il sera remis en liberte. --Ah ca! qu'est-ce que cela signifie? demanda en froncant le sourcil Caderousse a Danglars, qui jouait la surprise. --Le sais-je, moi? dit Danglars; je suis comme toi: je vois ce qui se passe, je n'y comprends rien, et je reste confondu.» Caderousse chercha des yeux Fernand: il avait disparu. Toute la scene de la veille se representa alors a son esprit avec une effrayante lucidite. On eut dit que la catastrophe venait de tirer le voile que l'ivresse de la veille avait jete entre lui et sa memoire. «Oh! oh! dit-il d'une voix rauque, serait-ce la suite de la plaisanterie dont vous parliez hier, Danglars? En ce cas, malheur a celui qui l'aurait faite, car elle est bien triste. --Pas du tout! s'ecria Danglars, tu sais bien, au contraire, que j'ai dechire le papier. --Tu ne l'as pas dechire, dit Caderousse; tu l'as jete dans un coin, voila tout. --Tais-toi, tu n'as rien vu, tu etais ivre. --Ou est Fernand? demanda Caderousse. --Le sais-je, moi! repondit Danglars, a ses affaires probablement: mais, au lieu de nous occuper de cela, allons donc porter du secours a ces pauvres affliges.» En effet, pendant cette conversation, Dantes avait en souriant, serre la main a tous ses amis, et s'etait constitue prisonnier en disant: «Soyez tranquilles, l'erreur va s'expliquer, et probablement que je n'irai meme pas jusqu'a la prison. --Oh! bien certainement, j'en repondrais», dit Danglars qui, en ce moment, s'approchait, comme nous l'avons dit, du groupe principal. Dantes descendit l'escalier, precede du commissaire de police et entoure par les soldats. Une voiture, dont la portiere etait tout ouverte, attendait a la porte, il y monta, deux soldats et le commissaire monterent apres lui; la portiere se referma, et la voiture reprit le chemin de Marseille. «Adieu, Dantes! adieu, Edmond!» s'ecria Mercedes en s'elancant sur la balustrade. Le prisonnier entendit ce dernier cri, sorti comme un sanglot du coeur dechire de sa fiancee; il passa la tete par la portiere, cria: «Au revoir, Mercedes!» et disparut a l'un des angles du fort Saint-Nicolas. «Attendez-moi ici, dit l'armateur, je prends la premiere voiture que je rencontre, je cours a Marseille, et je vous rapporte des nouvelles. --Allez! crierent toutes les voix, allez! et revenez bien vite!» Il y eut, apres ce double depart, un moment de stupeur terrible parmi tous ceux qui etaient restes. Le vieillard et Mercedes resterent quelque temps isoles, chacun dans sa propre douleur; mais enfin leurs yeux se rencontrerent; ils se reconnurent comme deux victimes frappees du meme coup, et se jeterent dans les bras l'un de l'autre. Pendant ce temps, Fernand rentra, se versa un verre d'eau qu'il but, et alla s'asseoir sur une chaise. Le hasard fit que ce fut sur une chaise voisine que vint tomber Mercedes en sortant des bras du vieillard. Fernand, par un mouvement instinctif, recula sa chaise. «C'est lui, dit a Danglars Caderousse, qui n'avait pas perdu de vue le Catalan. --Je ne crois pas, repondit Danglars, il etait trop bete; en tout cas, que le coup retombe sur celui qui l'a fait. --Tu ne me parles pas de celui qui l'a conseille, dit Caderousse. --Ah! ma foi, dit Danglars, si l'on etait responsable de tout ce que l'on dit en l'air! --Oui, lorsque ce que l'on dit en l'air retombe par la pointe.» Pendant ce temps, les groupes commentaient l'arrestation de toutes les manieres. «Et vous, Danglars, dit une voix, que pensez-vous de cet evenement? --Moi, dit Danglars, je crois qu'il aura rapporte quelques ballots de marchandises prohibees. --Mais si c'etait cela, vous devriez le savoir, Danglars, vous qui etiez agent comptable. --Oui, c'est vrai; mais l'agent comptable ne connait que les colis qu'on lui declare: je sais que nous sommes charges de coton, voila tout; que nous avons pris le chargement a Alexandrie, chez M. Pastret, et a Smyrne, chez M. Pascal; ne m'en demandez pas davantage. --Oh! je me rappelle maintenant, murmura le pauvre pere, se rattachant a ce debris, qu'il m'a dit hier qu'il avait pour moi une caisse de cafe et une caisse de tabac. --Voyez-vous, dit Danglars, c'est cela: en notre absence, la douane aura fait une visite a bord du _Pharaon_, et elle aura decouvert le pot aux roses.» Mercedes ne croyait point a tout cela; car, comprimee jusqu'a ce moment, sa douleur eclata tout a coup en sanglots. «Allons, allons, espoir! dit, sans trop savoir ce qu'il disait, le pere Dantes. --Espoir! repeta Danglars. --Espoir», essaya de murmurer Fernand. Mais ce mot l'etouffait; ses levres s'agiterent, aucun son ne sortit de sa bouche. «Messieurs, cria un des convives reste en vedette sur la balustrade; messieurs, une voiture! Ah! c'est M. Morrel! courage, courage! sans doute qu'il nous apporte de bonnes nouvelles.» Mercedes et le vieux pere coururent au-devant de l'armateur, qu'ils rencontrerent a la porte. M. Morrel etait fort pale. «Eh bien? s'ecrierent-ils d'une meme voix. --Eh bien, mes amis! repondit l'armateur en secouant la tete, la chose est plus grave que nous ne le pensions. --Oh! monsieur, s'ecria Mercedes, il est innocent! --Je le crois, repondit M. Morrel, mais on l'accuse.... --De quoi donc? demanda le vieux Dantes. --D'etre un agent bonapartiste.» Ceux de mes lecteurs qui ont vecu dans l'epoque ou se passe cette histoire se rappelleront quelle terrible accusation c'etait alors, que celle que venait de formuler M. Morrel. Mercedes poussa un cri; le vieillard se laissa tomber sur une chaise. «Ah! murmura Caderousse, vous m'avez trompe, Danglars, et la plaisanterie a ete faite; mais je ne veux pas laisser mourir de douleur ce vieillard et cette jeune fille, et je vais tout leur dire. --Tais-toi, malheureux! s'ecria Danglars en saisissant la main de Caderousse, ou je ne reponds pas de toi-meme; qui te dit que Dantes n'est pas veritablement coupable? Le batiment a touche a l'ile d'Elbe, il y est descendu, il est reste tout un jour a Porto-Ferrajo; si l'on trouvait sur lui quelque lettre qui le compromette, ceux qui l'auraient soutenu passeraient pour ses complices.» Caderousse, avec l'instinct rapide de l'egoisme, comprit toute la solidite de ce raisonnement; il regarda Danglars avec des yeux hebetes par la crainte et la douleur, et, pour un pas qu'il avait fait en avant, il en fit deux en arriere. «Attendons, alors, murmura-t-il. --Oui, attendons, dit Danglars; s'il est innocent, on le mettra en liberte; s'il est coupable, il est inutile de se compromettre pour un conspirateur. --Alors, partons, je ne puis rester plus longtemps ici. --Oui, viens, dit Danglars enchante de trouver un compagnon de retraite, viens, et laissons-les se retirer de la comme ils pourront.» Ils partirent: Fernand, redevenu l'appui de la jeune fille, prit Mercedes par la main et la ramena aux Catalans. Les amis de Dantes ramenerent, de leur cote, aux allees de Meilhan, ce vieillard presque evanoui. Bientot cette rumeur, que Dantes venait d'etre arrete comme agent bonapartiste, se repandit par toute la ville. «Eussiez-vous cru cela, mon cher Danglars? dit M. Morrel en rejoignant son agent comptable et Caderousse, car il regagnait lui-meme la ville en toute hate pour avoir quelque nouvelle directe d'Edmond par le substitut du procureur du roi, M. de Villefort, qu'il connaissait un peu; auriez-vous cru cela? --Dame, monsieur! repondit Danglars, je vous avais dit que Dantes, sans aucun motif, avait relache a l'ile d'Elbe, et cette relache, vous le savez, m'avait paru suspecte. --Mais aviez-vous fait part de vos soupcons a d'autres qu'a moi? --Je m'en serais bien garde, monsieur, ajouta tout bas Danglars; vous savez bien qu'a cause de votre oncle, M. Policar Morrel, qui a servi sous l'autre et qui ne cache pas sa pensee, on vous soupconne de regretter Napoleon; j'aurais eu peur de faire tort a Edmond et ensuite a vous; il y a de ces choses qu'il est du devoir d'un subordonne de dire a son armateur et de cacher severement aux autres. --Bien, Danglars, bien, dit l'armateur, vous etes un brave garcon; aussi j'avais d'avance pense a vous, dans le cas ou ce pauvre Dantes fut devenu le capitaine du _Pharaon_. --Comment cela, monsieur? --Oui, j'avais d'avance demande a Dantes ce qu'il pensait de vous, et s'il aurait quelque repugnance a vous garder a votre poste; car, je ne sais pourquoi, j'avais cru remarquer qu'il y avait du froid entre vous. --Et que vous a-t-il repondu? --Qu'il croyait effectivement avoir eu dans une circonstance qu'il ne m'a pas dite, quelques torts envers vous, mais que toute personne qui avait la confiance de l'armateur avait la sienne. --L'hypocrite! murmura Danglars. --Pauvre Dantes! dit Caderousse, c'est un fait qu'il etait excellent garcon. --Oui, mais en attendant, dit M. Morrel, voila le _Pharaon_ sans capitaine. --Oh! dit Danglars, il faut esperer, puisque nous ne pouvons repartir que dans trois mois, que d'ici a cette epoque Dantes sera mis en liberte. --Sans doute, mais jusque-la? --Eh bien, jusque-la me voici, monsieur Morrel, dit Danglars; vous savez que je connais le maniement d'un navire aussi bien que le premier capitaine au long cours venu, cela vous offrira meme un avantage, de vous servir de moi, car lorsque Edmond sortira de prison, vous n'aurez personne a remercier: il reprendra sa place et moi la mienne, voila tout. --Merci, Danglars, dit l'armateur; voila en effet qui concilie tout. Prenez donc le commandement, je vous y autorise, et surveillez le debarquement: il ne faut jamais, quelque catastrophe qui arrive aux individus, que les affaires souffrent. --Soyez tranquille, monsieur; mais pourra-t-on le voir au moins, ce bon Edmond? --Je vous dirai cela tout a l'heure, Danglars; je vais tacher de parler a M. de Villefort et d'interceder pres de lui en faveur du prisonnier. Je sais bien que c'est un royaliste enrage, mais, que diable! tout royaliste et procureur du roi qu'il est, il est un homme aussi, et je ne le crois pas mechant. --Non, dit Danglars, mais j'ai entendu dire qu'il etait ambitieux, et cela se ressemble beaucoup. --Enfin, dit M. Morrel avec un soupir, nous verrons; allez a bord, je vous y rejoins.» Et il quitta les deux amis pour prendre le chemin du palais de justice. «Tu vois, dit Danglars a Caderousse, la tournure que prend l'affaire. As-tu encore envie d'aller soutenir Dantes maintenant? --Non, sans doute; mais c'est cependant une terrible chose qu'une plaisanterie qui a de pareilles suites. --Dame! qui l'a faite? ce n'est ni toi ni moi, n'est-ce pas? c'est Fernand. Tu sais bien que quant a moi j'ai jete le papier dans un coin: je croyais meme l'avoir dechire. --Non, non, dit Caderousse. Oh! quant a cela, j'en suis sur; je le vois au coin de la tonnelle, tout froisse, tout roule, et je voudrais meme bien qu'il fut encore ou je le vois! --Que veux-tu? Fernand l'aura ramasse, Fernand l'aura copie ou fait copier, Fernand n'aura peut-etre meme pas pris cette peine; et, j'y pense... mon Dieu! il aura peut-etre envoye ma propre lettre! Heureusement que j'avais deguise mon ecriture. --Mais tu savais donc que Dantes conspirait? --Moi, je ne savais rien au monde. Comme je l'ai dit, j'ai cru faire une plaisanterie, pas autre chose. Il parait que, comme Arlequin, j'ai dit la verite en riant. --C'est egal, reprit Caderousse, je donnerais bien des choses pour que toute cette affaire ne fut pas arrivee, ou du moins pour n'y etre mele en rien. Tu verras qu'elle nous portera malheur, Danglars! --Si elle doit porter malheur a quelqu'un, c'est au vrai coupable, et le vrai coupable c'est Fernand et non pas nous. Quel malheur veux-tu qu'il nous arrive a nous? Nous n'avons qu'a nous tenir tranquilles, sans souffler le mot de tout cela, et l'orage passera sans que le tonnerre tombe. --Amen! dit Caderousse en faisant un signe d'adieu a Danglars et en se dirigeant vers les allees de Meilhan, tout en secouant la tete et en se parlant a lui-meme, comme ont l'habitude de faire les gens fort preoccupes. --Bon! dit Danglars, les choses prennent la tournure que j'avais prevue: me voila capitaine par interim, et si cet imbecile de Caderousse peut se taire, capitaine tout de bon. Il n'y a donc que le cas ou la justice relacherait Dantes? Oh! mais, ajouta-t-il avec un sourire, la justice est la justice, et je m'en rapporte a elle.» Et sur ce, il sauta dans une barque en donnant l'ordre au batelier de le conduire a bord du _Pharaon_, ou l'armateur, on se le rappelle, lui avait donne rendez-vous. VI Le substitut du procureur du roi. Rue du Grand-Cours, en face de la fontaine des Meduses, dans une de ces vieilles maisons a l'architecture aristocratique baties par Puget, on celebrait aussi le meme jour, a la meme heure, un repas de fiancailles. Seulement, au lieu que les acteurs de cette autre scene fussent des gens du peuple, des matelots et des soldats, ils appartenaient a la tete de la societe marseillaise. C'etaient d'anciens magistrats qui avaient donne la demission de leur charge sous l'usurpateur; de vieux officiers qui avaient deserte nos rangs pour passer dans ceux de l'armee de Conde; des jeunes gens eleves par leur famille encore mal rassuree sur leur existence, malgre les quatre ou cinq remplacants qu'elle avait payes, dans la haine de cet homme dont cinq ans d'exil devaient faire un martyr, et quinze ans de Restauration un dieu. On etait a table, et la conversation roulait, brulante de toutes les passions, les passions de l'epoque, passions d'autant plus terribles, vivantes et acharnees dans le Midi que depuis cinq cents ans les haines religieuses venaient en aide aux haines politiques. L'Empereur, roi de l'ile d'Elbe apres avoir ete souverain d'une partie du monde, regnant sur une population de cinq a six mille ames, apres avoir entendu crier: Vive Napoleon! par cent vingt millions de sujets et en dix langues differentes, etait traite la comme un homme perdu a tout jamais pour la France et pour le trone. Les magistrats relevaient les bevues politiques; les militaires parlaient de Moscou et de Leipsick; les femmes, de son divorce avec Josephine. Il semblait a ce monde royaliste, tout joyeux et tout triomphant non pas de la chute de l'homme, mais de l'aneantissement du principe, que la vie recommencait pour lui, et qu'il sortait d'un reve penible. Un vieillard, decore de la croix de Saint-Louis, se leva et proposa la sante du roi Louis XVIII a ses convives; c'etait le marquis de Saint-Meran. A ce toast, qui rappelait a la fois l'exile de Hartwell et le roi pacificateur de la France, la rumeur fut grande, les verres se leverent a la maniere anglaise, les femmes detacherent leurs bouquets et en joncherent la nappe. Ce fut un enthousiasme presque poetique. «Ils en conviendraient s'ils etaient la, dit la marquise de Saint-Meran, femme a l'oeil sec, aux levres minces, a la tournure aristocratique et encore elegante, malgre ses cinquante ans, tous ces revolutionnaires qui nous ont chasses et que nous laissons a notre tour bien tranquillement conspirer dans nos vieux chateaux qu'ils ont achetes pour un morceau de pain, sous la Terreur: ils en conviendraient, que le veritable devouement etait de notre cote, puisque nous nous attachions a la monarchie croulante, tandis qu'eux, au contraire, saluaient le soleil levant et faisaient leur fortune, pendant que, nous, nous perdions la notre; ils en conviendraient que notre roi, a nous, etait bien veritablement Louis le Bien-Aime, tandis que leur usurpateur, a eux, n'a jamais ete que Napoleon le Maudit; n'est-ce pas, de Villefort? --Vous dites, madame la marquise?... Pardonnez-moi, je n'etais pas a la conversation. --Eh! laissez ces enfants, marquise, reprit le vieillard qui avait porte le toast; ces enfants vont s'epouser, et tout naturellement ils ont a parler d'autre chose que de politique. --Je vous demande pardon, ma mere, dit une jeune et belle personne aux blonds cheveux, a l'oeil de velours nageant dans un fluide nacre; je vous rends M. de Villefort, que j'avais accapare pour un instant. Monsieur de Villefort, ma mere vous parle. --Je me tiens pret a repondre a madame si elle veut bien renouveler sa question que j'ai mal entendue, dit M. de Villefort. --On vous pardonne, Renee, dit la marquise avec un sourire de tendresse qu'on etait etonne de voir fleurir sur cette seche figure; mais le coeur de la femme est ainsi fait, que si aride qu'il devienne au souffle des prejuges et aux exigences de l'etiquette, il y a toujours un coin fertile et riant: c'est celui que Dieu a consacre a l'amour maternel. On vous pardonne.... Maintenant je disais, Villefort, que les bonapartistes n'avaient ni notre conviction, ni notre enthousiasme, ni notre devouement. --Oh! madame, ils ont du moins quelque chose qui remplace tout cela: c'est le fanatisme. Napoleon est le Mahomet de l'Occident; c'est pour tous ces hommes vulgaires, mais aux ambitions supremes, non seulement un legislateur et un maitre, mais encore c'est un type, le type de l'egalite. --De l'egalite! s'ecria la marquise. Napoleon, le type de l'egalite! et que ferez-vous donc de M. de Robespierre? Il me semble que vous lui volez sa place pour la donner au Corse; c'est cependant bien assez d'une usurpation, ce me semble. --Non, madame, dit Villefort, je laisse chacun sur son piedestal: Robespierre, place Louis XV, sur son echafaud; Napoleon, place Vendome, sur sa colonne; seulement l'un a fait de l'egalite qui abaisse, et l'autre de l'egalite qui eleve; l'un a ramene les rois au niveau de la guillotine, l'autre a eleve le peuple au niveau du trone. Cela ne veut pas dire, ajouta Villefort en riant, que tous deux ne soient pas d'infames revolutionnaires, et que le 9 thermidor et le 4 avril 1814 ne soient pas deux jours heureux pour la France, et dignes d'etre egalement fetes par les amis de l'ordre et de la monarchie; mais cela explique aussi comment, tout tombe qu'il est pour ne se relever jamais, je l'espere, Napoleon a conserve ses seides. Que voulez-vous, marquise? Cromwell, qui n'etait que la moitie de tout ce qu'a ete Napoleon, avait bien les siens! --Savez-vous que ce que vous dites la, Villefort, sent la revolution d'une lieue? Mais je vous pardonne: on ne peut pas etre fils de girondin et ne pas conserver un gout de terroir.» Une vive rougeur passa sur le front de Villefort. «Mon pere etait girondin, madame, dit-il, c'est vrai; mais mon pere n'a pas vote la mort du roi; mon pere a ete proscrit par cette meme Terreur qui vous proscrivait, et peu s'en est fallu qu'il ne portat sa tete sur le meme echafaud qui avait vu tomber la tete de votre pere. --Oui, dit la marquise, sans que ce souvenir sanglant amenat la moindre alteration sur ses traits; seulement c'etait pour des principes diametralement opposes qu'ils y fussent montes tous deux, et la preuve c'est que toute ma famille est restee attachee aux princes exiles, tandis que votre pere a eu hate de se rallier au nouveau gouvernement, et qu'apres que le citoyen Noirtier a ete girondin, le comte Noirtier est devenu senateur. --Ma mere, ma mere, dit Renee, vous savez qu'il etait convenu qu'on ne parlerait plus de ces mauvais souvenirs. --Madame, repondit Villefort, je me joindrai a Mlle de Saint-Meran pour vous demander bien humblement l'oubli du passe. A quoi bon recriminer sur des choses dans lesquelles la volonte de Dieu meme est impuissante? Dieu peut changer l'avenir; il ne peut pas meme modifier le passe. Ce que nous pouvons, nous autres hommes, c'est sinon le renier, du moins jeter un voile dessus. Eh bien, moi, je me suis separe non seulement de l'opinion, mais encore du nom de mon pere. Mon pere a ete ou est meme peut-etre encore bonapartiste et s'appelle Noirtier; moi, je suis royaliste et m'appelle de Villefort. Laissez mourir dans le vieux tronc un reste de seve revolutionnaire, et ne voyez, madame, que le rejeton qui s'ecarte de ce tronc, sans pouvoir, et je dirai presque sans vouloir s'en detacher tout a fait. --Bravo, Villefort, dit le marquis, bravo, bien repondu! Moi aussi, j'ai toujours preche a la marquise l'oubli du passe, sans jamais avoir pu l'obtenir d'elle, vous serez plus heureux, je l'espere. --Oui, c'est bien, dit la marquise, oublions le passe, je ne demande pas mieux, et c'est convenu; mais qu'au moins Villefort soit inflexible pour l'avenir. N'oubliez pas, Villefort, que nous avons repondu de vous a Sa Majeste: que Sa Majeste, elle aussi, a bien voulu oublier, a notre recommandation (elle tendit la main), comme j'oublie a votre priere. Seulement s'il vous tombe quelque conspirateur entre les mains, songez qu'on a d'autant plus les yeux sur vous que l'on sait que vous etes d'une famille qui peut-etre est en rapport avec ces conspirateurs. --Helas! madame, dit Villefort, ma profession et surtout le temps dans lequel nous vivons m'ordonnent d'etre severe. Je le serai. J'ai deja eu quelques accusations politiques a soutenir, et, sous ce rapport, j'ai fait mes preuves. Malheureusement, nous ne sommes pas au bout. --Vous croyez? dit la marquise. --J'en ai peur. Napoleon a l'ile d'Elbe est bien pres de la France; sa presence presque en vue de nos cotes entretient l'esperance de ses partisans. Marseille est pleine d'officiers a demi-solde, qui, tous les jours, sous un pretexte frivole, cherchent querelle aux royalistes; de la des duels parmi les gens de classe elevee, de la des assassinats dans le peuple. --Oui, dit le comte de Salvieux, vieil ami de M. de Saint-Meran et chambellan de M. le comte d'Artois, oui, mais vous savez que la Sainte-Alliance le deloge. --Oui, il etait question de cela lors de notre depart de Paris, dit M. de Saint-Meran. Et ou l'envoie-t-on? --A Sainte-Helene. --A Sainte-Helene! Qu'est-ce que cela? demanda la marquise. --Une ile situee a deux mille lieues d'ici, au-dela de l'equateur, repondit le comte. --A la bonne heure! Comme le dit Villefort, c'est une grande folie que d'avoir laisse un pareil homme entre la Corse, ou il est ne, et Naples, ou regne encore son beau-frere, et en face de cette Italie dont il voulait faire un royaume a son fils. --Malheureusement, dit Villefort, nous avons les traites de 1814, et l'on ne peut toucher a Napoleon sans manquer a ces traites. --Eh bien, on y manquera, dit M. de Salvieux. Y a-t-il regarde de si pres, lui, lorsqu'il s'est agi de faire fusiller le malheureux duc d'Enghien? --Oui, dit la marquise, c'est convenu, la Sainte-Alliance debarrasse l'Europe de Napoleon, et Villefort debarrasse Marseille de ses partisans. Le roi regne ou ne regne pas: s'il regne, son gouvernement doit etre fort et ses agents inflexibles; c'est le moyen de prevenir le mal. --Malheureusement, madame, dit en souriant Villefort, un substitut du procureur du roi arrive toujours quand le mal est fait. --Alors, c'est a lui de le reparer. --Je pourrais vous dire encore, madame, que nous ne reparons pas le mal, mais que nous le vengeons: voila tout. --Oh! monsieur de Villefort, dit une jeune et jolie personne, fille du comte de Salvieux et amie de Mlle de Saint-Meran, tachez donc d'avoir un beau proces, tandis que nous serons a Marseille. Je n'ai jamais vu une cour d'assises, et l'on dit que c'est fort curieux. --Fort curieux, en effet, mademoiselle, dit le substitut; car au lieu d'une tragedie factice, c'est un drame veritable; au lieu de douleurs jouees ce sont des douleurs reelles. Cet homme qu'on voit la, au lieu, la toile baissee, de rentrer chez lui, de souper en famille et de se coucher tranquillement pour recommencer le lendemain, rentre dans la prison ou il trouve le bourreau. Vous voyez bien que, pour les personnes nerveuses qui cherchent les emotions, il n'y a pas de spectacle qui vaille celui-la. Soyez tranquille, mademoiselle, si la circonstance se presente je vous le procurerai. --Il nous fait frissonner... et il rit! dit Renee toute palissante. --Que voulez-vous... c'est un duel.... J'ai deja requis cinq ou six fois la peine de mort contre des accuses politiques ou autres.... Eh bien, qui sait combien de poignards a cette heure s'aiguisent dans l'ombre, ou sont deja diriges contre moi? --Oh! mon Dieu! dit Renee en s'assombrissant de plus en plus, parlez-vous donc serieusement, monsieur de Villefort? --On ne peut plus serieusement, mademoiselle, reprit le jeune magistrat, le sourire sur les levres. Et avec ces beaux proces que desire mademoiselle pour satisfaire sa curiosite, et que je desire, moi, pour satisfaire mon ambition, la situation ne fera que s'aggraver. Tous ces soldats de Napoleon, habitues a aller en aveugles a l'ennemi, croyez-vous qu'ils reflechissent en brulant une cartouche ou en marchant a la baionnette? Eh bien, reflechiront-ils davantage pour tuer un homme qu'ils croient leur ennemi personnel, que pour tuer un Russe, un Autrichien ou un Hongrois qu'ils n'ont jamais vu? D'ailleurs il faut cela, voyez-vous; sans quoi notre metier n'aurait point d'excuse. Moi-meme, quand je vois luire dans l'oeil de l'accuse l'eclair lumineux de la rage, je me sens tout encourage, je m'exalte: ce n'est plus un proces, c'est un combat; je lutte contre lui, il riposte, je redouble, et le combat finit, comme tous les combats, par une victoire ou une defaite. Voila ce que c'est que de plaider! c'est le danger qui fait l'eloquence. Un accuse qui me sourirait apres ma replique me ferait croire que j'ai parle mal, que ce que j'ai dit est pale, sans vigueur, insuffisant. Songez donc a la sensation d'orgueil qu'eprouve un procureur du roi, convaincu de la culpabilite de l'accuse, lorsqu'il voit blemir et s'incliner son coupable sous le poids des preuves et sous les foudres de son eloquence! Cette tete se baisse, elle tombera.» Renee jeta un leger cri. «Voila qui est parler, dit un des convives. --Voila l'homme qu'il faut dans des temps comme les notres! dit un second. --Aussi, dit un troisieme, dans votre derniere affaire vous avez ete superbe, mon cher Villefort. Vous savez, cet homme qui avait assassine son pere; eh bien, litteralement, vous l'aviez tue avant que le bourreau y touchat. --Oh! pour les parricides, dit Renee, oh! peu m'importe, il n'y a pas de supplice assez grand pour de pareils hommes; mais pour les malheureux accuses politiques!... --Mais c'est pire encore, Renee, car le roi est le pere de la nation, et vouloir renverser ou tuer le roi, c'est vouloir tuer le pere de trente-deux millions d'hommes. --Oh! c'est egal, monsieur de Villefort, dit Renee, vous me promettez d'avoir de l'indulgence pour ceux que je vous recommanderai? --Soyez tranquille, dit Villefort avec son plus charmant sourire, nous ferons ensemble mes requisitoires. --Ma chere, dit la marquise, melez-vous de vos colibris, de vos epagneuls et de vos chiffons, et laissez votre futur epoux faire son etat. Aujourd'hui, les armes se reposent et la robe est en credit; il y a la-dessus un mot latin d'une grande profondeur. --_Cedant arma togae_, dit en s'inclinant Villefort. --Je n'osais point parler latin, repondit la marquise. --Je crois que j'aimerais mieux que vous fussiez medecin, reprit Renee; l'ange exterminateur, tout ange qu'il est, m'a toujours fort epouvantee. --Bonne Renee! murmura Villefort en couvant la jeune fille d'un regard d'amour. --Ma fille, dit le marquis, M. de Villefort sera le medecin moral et politique de cette province; croyez-moi, c'est un beau role a jouer. --Et ce sera un moyen de faire oublier celui qu'a joue son pere, reprit l'incorrigible marquise. --Madame, reprit Villefort avec un triste sourire, j'ai deja eu l'honneur de vous dire que mon pere avait, je l'espere du moins, abjure les erreurs de son passe; qu'il etait devenu un ami zele de la religion et de l'ordre, meilleur royaliste que moi peut-etre; car lui, c'etait avec repentir, et, moi, je ne le suis qu'avec passion.» Et apres cette phrase arrondie, Villefort, pour juger de l'effet de sa faconde, regarda les convives, comme, apres une phrase equivalente, il aurait au parquet regarde l'auditoire. «Eh bien, mon cher Villefort, reprit le comte de Salvieux, c'est justement ce qu'aux Tuileries je repondais avant-hier au ministre de la maison du roi, qui me demandait un peu compte de cette singuliere alliance entre le fils d'un girondin et la fille d'un officier de l'armee de Conde; et le ministre a tres bien compris. Ce systeme de fusion est celui de Louis XVIII. Aussi le roi, qui, sans que nous nous en doutassions, ecoutait notre conversation, nous a-t-il interrompus en disant: «Villefort, remarquez que le roi n'a pas prononce le nom de Noirtier, et au contraire a appuye sur celui de Villefort; Villefort, a donc dit le roi, fera un bon chemin; c'est un jeune homme deja mur, et qui est de mon monde. J'ai vu avec plaisir que le marquis et la marquise de Saint-Meran le prissent pour gendre, et je leur eusse conseille cette alliance s'ils n'etaient venus les premiers me demander permission de la contracter.» --Le roi a dit cela, comte? s'ecria Villefort ravi. --Je vous rapporte ses propres paroles, et si le marquis veut etre franc, il avouera que ce que je vous rapporte a cette heure s'accorde parfaitement avec ce que le roi lui a dit a lui-meme quand il lui a parle, il y a six mois, d'un projet de mariage entre sa fille et vous. --C'est vrai, dit le marquis. --Oh! mais je lui devrai donc tout, a ce digne prince. Aussi que ne ferais-je pas pour le servir! --A la bonne heure, dit la marquise, voila comme je vous aime: vienne un conspirateur dans ce moment, et il sera le bienvenu. --Et moi, ma mere, dit Renee, je prie Dieu qu'il ne vous ecoute point, et qu'il n'envoie a M. de Villefort que de petits voleurs, de faibles banqueroutiers et de timides escrocs; moyennant cela, je dormirai tranquille. --C'est comme si, dit en riant Villefort, vous souhaitiez au medecin des migraines, des rougeoles et des piqures de guepe, toutes choses qui ne compromettent que l'epiderme. Si vous voulez me voir procureur du roi, au contraire, souhaitez-moi de ces terribles maladies dont la cure fait honneur au medecin.» En ce moment, et comme si le hasard n'avait attendu que l'emission du souhait de Villefort pour que ce souhait fut exauce, un valet de chambre entra et lui dit quelques mots a l'oreille. Villefort quitta alors la table en s'excusant, et revint quelques instants apres, le visage ouvert et les levres souriantes. Renee le regarda avec amour; car, vu ainsi, avec ses yeux bleus, son teint mat et ses favoris noirs qui encadraient son visage, c'etait veritablement un elegant et beau jeune homme; aussi l'esprit tout entier de la jeune fille sembla-t-il suspendu a ses levres, en attendant qu'il expliquat la cause de sa disparition momentanee. «Eh bien, dit Villefort, vous ambitionniez tout a l'heure, mademoiselle, d'avoir pour mari un medecin, j'ai au moins avec les disciples d'Esculape (on parlait encore ainsi en 1815) cette ressemblance, que jamais l'heure presente n'est a moi, et qu'on me vient deranger meme a cote de vous, meme au repas de mes fiancailles. --Et pour quelle cause vous derange-t-on, monsieur? demanda la belle jeune fille avec une legere inquietude. --Helas! pour un malade qui serait, s'il faut en croire ce que l'on m'a dit, a toute extremite: cette fois c'est un cas grave, et la maladie frise l'echafaud. --O mon Dieu! s'ecria Renee en palissant. --En verite! dit tout d'une voix l'assemblee. --Il parait qu'on vient tout simplement de decouvrir un petit complot bonapartiste. --Est-il possible? dit la marquise. --Voici la lettre de denonciation.» Et Villefort lut: »_Monsieur le procureur du roi est prevenu, par un ami du trone et de la religion, que le nomme Edmond Dantes, second du navire le_ Pharaon, _arrive ce matin de Smyrne, apres avoir touche a Naples et a Porto-Ferrajo, a ete charge, par Murat, d'une lettre pour l'usurpateur, et, par l'usurpateur d'une lettre pour le comite bonapartiste de Paris_. _On aura la preuve de son crime en l'arretant, car on trouvera cette lettre ou sur lui, ou chez son pere, ou dans sa cabine a bord du_ Pharaon.» --Mais, dit Renee, cette lettre, qui n'est qu'une lettre anonyme d'ailleurs, est adressee a M. le procureur du roi, et non a vous. --Oui, mais le procureur du roi est absent; en son absence, l'epitre est parvenue a son secretaire, qui avait mission d'ouvrir les lettres; il a donc ouvert celle ci, m'a fait chercher, et, ne me trouvant pas, a donne des ordres pour l'arrestation. --Ainsi, le coupable est arrete, dit la marquise. --C'est-a-dire l'accuse, reprit Renee. --Oui, madame, dit Villefort, et, comme j'avais l'honneur de le dire tout a l'heure a Mlle Renee, si l'on trouve la lettre en question, le malade est bien malade. --Et ou est ce malheureux? demanda Renee. --Il est chez moi. --Allez, mon ami, dit le marquis, ne manquez pas a vos devoirs pour demeurer avec nous, quand le service du roi vous attend ailleurs; allez donc ou le service du roi vous attend. --Oh! monsieur de Villefort, dit Renee en joignant les mains, soyez indulgent, c'est le jour de vos fiancailles!» Villefort fit le tour de la table, et, s'approchant de la chaise de la jeune fille, sur le dossier de laquelle il s'appuya: «Pour vous epargner une inquietude, dit-il, je ferai tout ce que je pourrai, chere Renee; mais, si les indices sont surs, si l'accusation est vraie, il faudra bien couper cette mauvaise herbe bonapartiste.» Renee frissonna a ce mot _couper_, car cette herbe qu'il s'agissait de couper avait une tete. «Bah! bah! dit la marquise, n'ecoutez pas cette petite fille, Villefort, elle s'y fera.» Et la marquise tendit a Villefort une main seche qu'il baisa, tout en regardant Renee et en lui disant des yeux: «C'est votre main que je baise, ou du moins que je voudrais baiser en ce moment. --Tristes auspices! murmura Renee. --En verite, mademoiselle, dit la marquise, vous etes d'un enfantillage desesperant: je vous demande un peu ce que le destin de l'Etat peut avoir a faire avec vos fantaisies de sentiment et vos sensibleries de coeur. --Oh! ma mere! murmura Renee. --Grace pour la mauvaise royaliste, madame la marquise, dit de Villefort, je vous promets de faire mon metier de substitut du procureur du roi en conscience, c'est-a-dire d'etre horriblement severe.» Mais, en meme temps que le magistrat adressait ces paroles a la marquise, le fiance jetait a la derobee un regard a sa fiancee, et ce regard disait: «Soyez tranquille, Renee: en faveur de votre amour, je serai indulgent.» Renee repondit a ce regard par son plus doux sourire, et Villefort sortit avec le paradis dans le coeur. VII L'interrogatoire. A peine de Villefort fut-il hors de la salle a manger qu'il quitta son masque joyeux pour prendre l'air grave d'un homme appele a cette supreme fonction de prononcer sur la vie de son semblable. Or, malgre la mobilite de sa physionomie, mobilite que le substitut avait, comme doit faire un habile acteur, plus d'une fois etudiee devant sa glace, ce fut cette fois un travail pour lui que de froncer son sourcil et d'assombrir ses traits. En effet, a part le souvenir de cette ligne politique suivie par son pere, et qui pouvait, s'il ne s'en eloignait completement, faire devier son avenir, Gerard de Villefort etait en ce moment aussi heureux qu'il est donne a un homme de le devenir; deja riche par lui-meme, il occupait a vingt-sept ans une place elevee dans la magistrature, il epousait une jeune et belle personne qu'il aimait, non pas passionnement, mais avec raison, comme un substitut du procureur du roi peut aimer, et outre sa beaute, qui etait remarquable, Mlle de Saint-Meran, sa fiancee, appartenait a une des familles les mieux en cour de l'epoque; et outre l'influence de son pere et de sa mere, qui, n'ayant point d'autre enfant, pouvaient la conserver tout entiere a leur gendre, elle apportait encore a son mari une dot de cinquante mille ecus, qui, grace aux esperances, ce mot atroce invente par les entremetteurs de mariage, pouvait s'augmenter un jour d'un heritage d'un demi-million. Tous ces elements reunis composaient donc pour Villefort un total de felicite eblouissant, a ce point qu'il lui semblait voir des taches au soleil, quand il avait longtemps regarde sa vie interieure avec la vue de l'ame. A la porte, il trouva le commissaire de police qui l'attendait. La vue de l'homme noir le fit aussitot retomber des hauteurs du troisieme ciel sur la terre materielle ou nous marchons; il composa son visage, comme nous l'avons dit, et s'approchant de l'officier de justice: «Me voici, monsieur, lui dit-il; j'ai lu la lettre, et vous avez bien fait d'arreter cet homme; maintenant donnez-moi sur lui et sur la conspiration tous les details que vous avez recueillis. --De la conspiration, monsieur, nous ne savons rien encore, tous les papiers saisis sur lui ont ete enfermes en une seule liasse, et deposes cachetes sur votre bureau. Quant au prevenu, vous l'avez vu par la lettre meme qui le denonce, c'est un nomme Edmond Dantes, second a bord du trois-mats le _Pharaon_, faisant le commerce de coton avec Alexandrie et Smyrne, et appartenant a la maison Morrel et fils, de Marseille. --Avant de servir dans la marine marchande, avait-il servi dans la marine militaire? --Oh! non, monsieur; c'est un tout jeune homme. --Quel age? --Dix-neuf ou vingt ans au plus.» En ce moment, et comme Villefort, en suivant la Grande-Rue, etait arrive au coin de la rue des Conseils, un homme qui semblait l'attendre au passage l'aborda: c'etait M. Morrel. «Ah! monsieur de Villefort! s'ecria le brave homme en apercevant le substitut, je suis bien heureux de vous rencontrer. Imaginez-vous qu'on vient de commettre la meprise la plus etrange, la plus inouie: on vient d'arreter le second de mon batiment, Edmond Dantes. --Je le sais, monsieur, dit Villefort, et je viens pour l'interroger. --Oh! monsieur, continua M. Morrel, emporte par son amitie pour le jeune homme, vous ne connaissez pas celui qu'on accuse, et je le connais, moi: imaginez-vous l'homme le plus doux, l'homme le plus probe, et j'oserai presque dire l'homme qui sait le mieux son etat de toute la marine marchande. O monsieur de Villefort! je vous le recommande bien sincerement et de tout mon coeur.» Villefort, comme on a pu le voir, appartenait au parti noble de la ville, et Morrel au parti plebeien; le premier etait royaliste ultra, le second etait soupconne de sourd bonapartisme. Villefort regarda dedaigneusement Morrel, et lui repondit avec froideur: «Vous savez, monsieur, qu'on peut etre doux dans la vie privee, probe dans ses relations commerciales, savant dans son etat, et n'en etre pas moins un grand coupable, politiquement parlant; vous le savez, n'est-ce pas, monsieur?» Et le magistrat appuya sur ces derniers mots, comme s'il en voulait faire l'application a l'armateur lui-meme; tandis que son regard scrutateur semblait vouloir penetrer jusqu'au fond du coeur de cet homme assez hardi d'interceder pour un autre, quand il devait savoir que lui-meme avait besoin d'indulgence. Morrel rougit, car il ne se sentait pas la conscience bien nette a l'endroit des opinions politiques; et d'ailleurs la confidence que lui avait faite Dantes a l'endroit de son entrevue avec le grand marechal et des quelques mots que lui avait adresses l'Empereur lui troublait quelque peu l'esprit. Il ajouta, toutefois, avec l'accent du plus profond interet: «Je vous en supplie, monsieur de Villefort, soyez juste comme vous devez l'etre, bon comme vous l'etes toujours, et rendez-nous bien vite ce pauvre Dantes!» Le rendez-nous sonna revolutionnairement a l'oreille du substitut du procureur du roi. «Eh! eh! se dit-il tout bas, rendez-nous... ce Dantes serait-il affilie a quelque secte de carbonari, pour que son protecteur emploie ainsi, sans y songer, la formule collective? On l'a arrete dans un cabaret, m'a dit, je crois, le commissaire; en nombreuse compagnie, a-t-il ajoute: ce sera quelque vente.» Puis tout haut: «Monsieur, repondit-il, vous pouvez etre parfaitement tranquille, et vous n'aurez pas fait un appel inutile a ma justice si le prevenu est innocent; mais si, au contraire, il est coupable, nous vivons dans une epoque difficile, monsieur, ou l'impunite serait d'un fatal exemple: je serai donc force de faire mon devoir.» Et sur ce, comme il etait arrive a la porte de sa maison adossee au palais de justice, il entra majestueusement, apres avoir salue avec une politesse de glace le malheureux armateur, qui resta comme petrifie a la place ou l'avait quitte Villefort. L'antichambre etait pleine de gendarmes et d'agents de police; au milieu d'eux, garde a vue, enveloppe de regards flamboyants de haine, se tenait debout, calme et immobile, le prisonnier. Villefort traversa l'antichambre, jeta un regard oblique sur Dantes, et, apres avoir pris une liasse que lui remit un agent, disparut en disant: «Qu'on amene le prisonnier.» Si rapide qu'eut ete ce regard, il avait suffi a Villefort pour se faire une idee de l'homme qu'il allait avoir a interroger: il avait reconnu l'intelligence dans ce front large et ouvert, le courage dans cet oeil fixe et ce sourcil fronce, et la franchise dans ces levres epaisses et a demi ouvertes, qui laissaient voir une double rangee de dents blanches comme l'ivoire. La premiere impression avait ete favorable a Dantes; mais Villefort avait entendu dire si souvent, comme un mot de profonde politique, qu'il fallait se defier de son premier mouvement, attendu que c'etait le bon, qu'il appliqua la maxime a l'impression, sans tenir compte de la difference qu'il y a entre les deux mots. Il etouffa donc les bons instincts qui voulaient envahir son coeur pour livrer de la assaut a son esprit, arrangea devant la glace sa figure des grands jours et s'assit, sombre et menacant, devant son bureau. Un instant apres lui, Dantes entra. Le jeune homme etait toujours pale, mais calme et souriant; il salua son juge avec une politesse aisee, puis chercha des yeux un siege, comme s'il eut ete dans le salon de l'armateur Morrel. Ce fut alors seulement qu'il rencontra ce regard terne de Villefort, ce regard particulier aux hommes de palais, qui ne veulent pas qu'on lise dans leur pensee, et qui font de leur oeil un verre depoli. Ce regard lui apprit qu'il etait devant la justice, figure aux sombres facons. «Qui etes-vous et comment vous nommez-vous? demanda Villefort en feuilletant ces notes que l'agent lui avait remises en entrant, et qui depuis une heure etaient deja devenues volumineuses, tant la corruption des espionnages s'attache vite a ce corps malheureux qu'on nomme les prevenus. --Je m'appelle Edmond Dantes, monsieur, repondit le jeune homme d'une voix calme et sonore; je suis second a bord du navire le _Pharaon_, qui appartient a MM. Morrel et fils. --Votre age? continua Villefort. --Dix-neuf ans, repondit Dantes. --Que faisiez-vous au moment ou vous avez ete arrete? --J'assistais au repas de mes propres fiancailles, monsieur», dit Dantes d'une voix legerement emue, tant le contraste etait douloureux de ces moments de joie avec la lugubre ceremonie qui s'accomplissait, tant le visage sombre de M. de Villefort faisait briller de toute sa lumiere la rayonnante figure de Mercedes. «Vous assistiez au repas de vos fiancailles? dit le substitut en tressaillant malgre lui. --Oui, monsieur, je suis sur le point d'epouser une femme que j'aime depuis trois ans.» Villefort, tout impassible qu'il etait d'ordinaire, fut cependant frappe de cette coincidence, et cette voix emue de Dantes surpris au milieu de son bonheur alla eveiller une fibre sympathique au fond de son ame: lui aussi se mariait, lui aussi etait heureux, et on venait troubler son bonheur pour qu'il contribuat a detruire la joie d'un homme qui, comme lui, touchait deja au bonheur. Ce rapprochement philosophique, pensa-t-il, fera grand effet a mon retour dans le salon de M. de Saint-Meran; et il arrangea d'avance dans son esprit, et pendant que Dantes attendait de nouvelles questions, les mots antithetiques a l'aide desquels les orateurs construisent ces phrases ambitieuses d'applaudissements qui parfois font croire a une veritable eloquence. Lorsque son petit speech interieur fut arrange, Villefort sourit a son effet, et revenant a Dantes: «Continuez, monsieur, dit-il. --Que voulez-vous que je continue? --D'eclairer la justice. --Que la justice me dise sur quel point elle veut etre eclairee, et je lui dirai tout ce que je sais; seulement, ajouta-t-il a son tour avec un sourire, je la previens que je ne sais pas grand-chose. --Avez-vous servi sous l'usurpateur? --J'allais etre incorpore dans la marine militaire lorsqu'il est tombe. --On dit vos opinions politiques exagerees, dit Villefort, a qui l'on n'avait pas souffle un mot de cela, mais qui n'etait pas fache de poser la demande comme on pose une accusation. --Mes opinions politiques, a moi, monsieur? Helas! c'est presque honteux a dire, mais je n'ai jamais eu ce qu'on appelle une opinion: j'ai dix-neuf ans a peine, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire; je ne sais rien, je ne suis destine a jouer aucun role; le peu que je suis et que je serai, si l'on m'accorde la place que j'ambitionne, c'est a M. Morrel que je le devrai. Aussi, toutes mes opinions, je ne dirai pas politiques, mais privees, se bornent-elles a ces trois sentiments: j'aime mon pere, je respecte M. Morrel et j'adore Mercedes. Voila, monsieur, tout ce que je puis dire a la justice; vous voyez que c'est peu interessant pour elle.» A mesure que Dantes parlait, Villefort regardait son visage a la fois si doux et si ouvert, et se sentait revenir a la memoire les paroles de Renee, qui, sans le connaitre, lui avait demande son indulgence pour le prevenu. Avec l'habitude qu'avait deja le substitut du crime et des criminels, il voyait, a chaque parole de Dantes, surgir la preuve de son innocence. En effet, ce jeune homme, on pourrait presque dire cet enfant, simple, naturel, eloquent de cette eloquence du coeur qu'on ne trouve jamais quand on la cherche, plein d'affection pour tous, parce qu'il etait heureux, et que le bonheur rend bons les mechants eux-memes, versait jusque sur son juge la douce affabilite qui debordait de son coeur, Edmond n'avait dans le regard, dans la voix, dans le geste, tout rude et tout severe qu'avait ete Villefort envers lui, que caresses et bonte pour celui qui l'interrogeait. «Pardieu, se dit Villefort, voici un charmant garcon, et je n'aurai pas grand-peine, je l'espere, a me faire bien venir de Renee en accomplissant la premiere recommandation qu'elle m'a faite: cela me vaudra un bon serrement de main devant tout le monde et un charmant baiser dans un coin.» Et a cette douce esperance la figure de Villefort s'epanouit; de sorte que, lorsqu'il reporta ses regards de sa pensee a Dantes, Dantes, qui avait suivi tous les mouvements de physionomie de son juge, souriait comme sa pensee. «Monsieur, dit Villefort, vous connaissez-vous quelques ennemis? --Des ennemis a moi, dit Dantes: j'ai le bonheur d'etre trop peu de chose pour que ma position m'en ait fait. Quant a mon caractere, un peu vif peut-etre, j'ai toujours essaye de l'adoucir envers mes subordonnes. J'ai dix ou douze matelots sous mes ordres: qu'on les interroge, monsieur, et ils vous diront qu'ils m'aiment et me respectent, non pas comme un pere, je suis trop jeune pour cela, mais comme un frere aine. --Mais, a defaut d'ennemis, peut-etre avez-vous des jaloux: vous allez etre nomme capitaine a dix-neuf ans, ce qui est un poste eleve dans votre etat; vous allez epouser une jolie femme qui vous aime, ce qui est un bonheur rare dans tous les etats de la terre; ces deux preferences du destin ont pu vous faire des envieux. --Oui, vous avez raison. Vous devez mieux connaitre les hommes que moi, et c'est possible; mais si ces envieux devaient etre parmi mes amis, je vous avoue que j'aime mieux ne pas les connaitre pour ne point etre force de les hair. --Vous avez tort, monsieur. Il faut toujours, autant que possible, voir clair autour de soi; et, en verite vous me paraissez un si digne jeune homme, que je vais m'ecarter pour vous des regles ordinaires de la justice et vous aider a faire jaillir la lumiere en vous communiquant la denonciation qui vous amene devant moi: voici le papier accusateur; reconnaissez-vous l'ecriture?» Et Villefort tira la lettre de sa poche et la presenta a Dantes. Dantes regarda et lut. Un nuage passa sur son front, et il dit: «Non, monsieur, je ne connais pas cette ecriture, elle est deguisee, et cependant elle est d'une forme assez franche. En tout cas, c'est une main habile qui l'a tracee. Je suis bien heureux, ajouta-t-il en regardant avec reconnaissance Villefort, d'avoir affaire a un homme tel que vous, car en effet mon envieux est un veritable ennemi.» Et a l'eclair qui passa dans les yeux du jeune homme en prononcant ces paroles, Villefort put distinguer tout ce qu'il y avait de violente energie cachee sous cette premiere douceur. «Et maintenant, voyons, dit le substitut, repondez-moi franchement, monsieur, non pas comme un prevenu a son juge, mais comme un homme dans une fausse position repond a un autre homme qui s'interesse a lui: qu'y a-t-il de vrai dans cette accusation anonyme?» Et Villefort jeta avec degout sur le bureau la lettre que Dantes venait de lui rendre. «Tout et rien, monsieur, et voici la verite pure, sur mon honneur de marin, sur mon amour pour Mercedes, sur la vie de mon pere. --Parlez, monsieur», dit tout haut Villefort. Puis tout bas, il ajouta: «Si Renee pouvait me voir, j'espere qu'elle serait contente de moi, et qu'elle ne m'appellerait plus un coupeur de tete! --Eh bien, en quittant Naples, le capitaine Leclere tomba malade d'une fievre cerebrale; comme nous n'avions pas de medecin a bord et qu'il ne voulut relacher sur aucun point de la cote, presse qu'il etait de se rendre a l'ile d'Elbe, sa maladie empira au point que vers la fin du troisieme jour, sentant qu'il allait mourir, il m'appela pres de lui. «--Mon cher Dantes, me dit-il, jurez-moi sur votre honneur de faire ce que je vais vous dire; il y va des plus hauts interets. «--Je vous le jure, capitaine, lui repondis-je. «--Eh bien, comme apres ma mort le commandement du navire vous appartient, en qualite de second, vous prendrez ce commandement, vous mettrez le cap sur l'ile d'Elbe, vous debarquerez a Porto-Ferrajo, vous demanderez le grand marechal, vous lui remettrez cette lettre: peut-etre alors vous remettra-t-on une autre lettre et vous chargera-t-on de quelque mission. Cette mission qui m'etait reservee, Dantes, vous l'accomplirez a ma place, et tout l'honneur en sera pour vous. «--Je le ferai, capitaine, mais peut-etre n'arrive-t-on pas si facilement que vous le pensez pres du grand marechal. «--Voici une bague que vous lui ferez parvenir, dit le capitaine, et qui levera toutes les difficultes. «Et a ces mots, il me remit une bague. «Il etait temps: deux heures apres le delire le prit; le lendemain il etait mort. --Et que fites-vous alors? --Ce que je devais faire, monsieur, ce que tout autre eut fait a ma place: en tout cas, les prieres d'un mourant sont sacrees; mais, chez les marins, les prieres d'un superieur sont des ordres que l'on doit accomplir. Je fis donc voile vers l'ile d'Elbe, ou j'arrivai le lendemain, je consignai tout le monde a bord et je descendis seul a terre. Comme je l'avais prevu, on fit quelques difficultes pour m'introduire pres du grand marechal; mais je lui envoyai la bague qui devait me servir de signe de reconnaissance, et toutes les portes s'ouvrirent devant moi. Il me recut, m'interrogea sur les dernieres circonstances de la mort du malheureux Leclere, et, comme celui-ci l'avait prevu, il me remit une lettre qu'il me chargea de porter en personne a Paris. Je le lui promis, car c'etait accomplir les dernieres volontes de mon capitaine. Je descendis a terre, je reglai rapidement toutes les affaires de bord; puis je courus voir ma fiancee, que je retrouvai plus belle et plus aimante que jamais. Grace a M. Morrel, nous passames par-dessus toutes les difficultes ecclesiastiques; enfin, monsieur, j'assistais, comme je vous l'ai dit, au repas de mes fiancailles, j'allais me marier dans une heure, et je comptais partir demain pour Paris, lorsque, sur cette denonciation que vous paraissez maintenant mepriser autant que moi, je fus arrete. --Oui, oui, murmura Villefort, tout cela me parait etre la verite, et, si vous etes coupable, c'est par imprudence; encore cette imprudence etait-elle legitimee par les ordres de votre capitaine. Rendez-nous cette lettre qu'on vous a remise a l'ile d'Elbe, donnez-moi votre parole de vous representer a la premiere requisition, et allez rejoindre vos amis. --Ainsi je suis libre, monsieur! s'ecria Dantes au comble de la joie. --Oui, seulement donnez-moi cette lettre. --Elle doit etre devant vous, monsieur; car on me l'a prise avec mes autres papiers, et j'en reconnais quelques-uns dans cette liasse. --Attendez, dit le substitut a Dantes, qui prenait ses gants et son chapeau, attendez; a qui est-elle adressee? --_A M. Noirtier, rue Coq-Heron, a Paris_.» La foudre tombee sur Villefort ne l'eut point frappe d'un coup plus rapide et plus imprevu; il retomba sur son fauteuil, d'ou il s'etait leve a demi pour atteindre la liasse de papiers saisis sur Dantes, et, la feuilletant precipitamment, il en tira la lettre fatale sur laquelle il jeta un regard empreint d'une indicible terreur. «M. Noirtier, rue Coq-Heron, nº 13, murmura-t-il en palissant de plus en plus. --Oui, monsieur, repondit Dantes etonne, le connaissez-vous? --Non, repondit vivement Villefort: un fidele serviteur du roi ne connait pas les conspirateurs. --Il s'agit donc d'une conspiration? demanda Dantes, qui commencait, apres s'etre cru libre, a reprendre une terreur plus grande que la premiere. En tout cas, monsieur, je vous l'ai dit, j'ignorais completement le contenu de la depeche dont j'etais porteur. --Oui, reprit Villefort d'une voix sourde; mais vous savez le nom de celui a qui elle etait adressee! --Pour la lui remettre a lui-meme, monsieur, il fallait bien que je le susse. --Et vous n'avez montre cette lettre a personne? dit Villefort tout en lisant et en palissant, a mesure qu'il lisait. --A personne, monsieur, sur l'honneur! --Tout le monde ignore que vous etiez porteur d'une lettre venant de l'ile d'Elbe et adressee a M. Noirtier? --Tout le monde, monsieur, excepte celui qui me l'a remise. --C'est trop, c'est encore trop!» murmura Villefort. Le front de Villefort s'obscurcissait de plus en plus a mesure qu'il avancait vers la fin; ses levres blanches, ses mains tremblantes, ses yeux ardents faisaient passer dans l'esprit de Dantes les plus douloureuses apprehensions. Apres cette lecture, Villefort laissa tomber sa tete dans ses mains, et demeura un instant accable. «O mon Dieu! qu'y a-t-il donc, monsieur?» demanda timidement Dantes. Villefort ne repondit pas; mais au bout de quelques instants, il releva sa tete pale et decomposee, et relut une seconde fois la lettre. «Et vous dites que vous ne savez pas ce que contenait cette lettre? reprit Villefort. --Sur l'honneur, je le repete, monsieur, dit Dantes, je l'ignore. Mais qu'avez-vous vous-meme, mon Dieu! vous allez vous trouver mal; voulez-vous que je sonne, voulez-vous que j'appelle? --Non, monsieur, dit Villefort en se levant vivement, ne bougez pas, ne dites pas un mot: c'est a moi a donner des ordres ici, et non pas a vous. --Monsieur, dit Dantes blesse, c'etait pour venir a votre aide, voila tout. --Je n'ai besoin de rien; un eblouissement passager, voila tout: occupez-vous de vous et non de moi, repondez.» Dantes attendit l'interrogatoire qu'annoncait cette demande, mais inutilement: Villefort retomba sur son fauteuil, passa une main glacee sur son front ruisselant de sueur, et pour la troisieme fois se mit a relire la lettre. «Oh! s'il sait ce que contient cette lettre, murmura-t-il, et qu'il apprenne jamais que Noirtier est le pere de Villefort, je suis perdu, perdu a jamais!» Et de temps en temps il regardait Edmond, comme si son regard eut pu briser cette barriere invisible qui enferme dans le coeur les secrets que garde la bouche. «Oh! n'en doutons plus! s'ecria-t-il tout a coup. --Mais, au nom du Ciel, monsieur! s'ecria le malheureux jeune homme, si vous doutez de moi, si vous me soupconnez, interrogez-moi, et je suis pret a vous repondre.» Villefort fit sur lui-meme un effort violent, et d'un ton qu'il voulait rendre assure: «Monsieur, dit-il, les charges les plus graves resultent pour vous de votre interrogatoire, je ne suis donc pas le maitre, comme je l'avais espere d'abord, de vous rendre a l'instant meme la liberte; je dois, avant de prendre une pareille mesure, consulter le juge d'instruction. En attendant, vous avez vu de quelle facon j'en ai agi envers vous. --Oh! oui, monsieur, s'ecria Dantes, et je vous remercie, car vous avez ete pour moi bien plutot un ami qu'un juge. --Eh bien, monsieur, je vais vous retenir quelque temps encore prisonnier, le moins longtemps que je pourrai; la principale charge qui existe contre vous c'est cette lettre, et vous voyez...» Villefort s'approcha de la cheminee, la jeta dans le feu, et demeura jusqu'a ce qu'elle fut reduite en cendres. «Et vous voyez, continua-t-il, je l'aneantis. --Oh! s'ecria Dantes, monsieur, vous etes plus que la justice, vous etes la bonte! --Mais; ecoutez-moi, poursuivit Villefort, apres un pareil acte, vous comprenez que vous pouvez avoir confiance en moi, n'est-ce pas? --O monsieur! ordonnez et je suivrai vos ordres. --Non, dit Villefort en s'approchant du jeune homme, non, ce ne sont pas des ordres que je veux vous donner; vous le comprenez, ce sont des conseils. --Dites, et je m'y conformerai comme a des ordres. --Je vais vous garder jusqu'au soir ici, au palais de justice; peut-etre qu'un autre que moi viendra vous interroger: dites tout ce que vous m'avez dit, mais pas un mot de cette lettre. --Je vous le promets, monsieur.» C'etait Villefort qui semblait supplier, c'etait le prevenu qui rassurait le juge. «Vous comprenez, dit-il en jetant un regard sur les cendres, qui conservaient encore la forme du papier, et qui voltigeaient au-dessus des flammes: maintenant, cette lettre est aneantie, vous et moi savons seuls qu'elle a existe; on ne vous la representera point: niez-la donc si l'on vous en parle, niez-la hardiment et vous etes sauve. --Je nierai, monsieur, soyez tranquille, dit Dantes. --Bien, bien!» dit Villefort en portant la main au cordon d'une sonnette. Puis s'arretant au moment de sonner: «C'etait la seule lettre que vous eussiez? dit-il. --La seule. --Faites-en serment.» Dantes etendit la main. «Je le jure», dit-il. Villefort sonna. Le commissaire de police entra. Villefort s'approcha de l'officier public et lui dit quelques mots a l'oreille; le commissaire repondit par un simple signe de tete. «Suivez monsieur», dit Villefort a Dantes. Dantes s'inclina, jeta un dernier regard de reconnaissance a Villefort et sortit. A peine la porte fut-elle refermee derriere lui que les forces manquerent a Villefort, et qu'il tomba presque evanoui sur un fauteuil. Puis, au bout d'un instant: «O mon Dieu! murmura-t-il, a quoi tiennent la vie et la fortune!... Si le procureur du roi eut ete a Marseille, si le juge d'instruction eut ete appele au lieu de moi, j'etais perdu; et ce papier, ce papier maudit me precipitait dans l'abime. Ah! mon pere, mon pere, serez-vous donc toujours un obstacle a mon bonheur en ce monde, et dois-je lutter eternellement avec votre passe!» Puis, tout a coup, une lueur inattendue parut passer par son esprit et illumina son visage; un sourire se dessina sur sa bouche encore crispee, ses yeux hagards devinrent fixes et parurent s'arreter sur une pensee. «C'est cela, dit-il; oui, cette lettre qui devait me perdre fera ma fortune peut-etre. Allons, Villefort, a l'oeuvre!» Et apres s'etre assure que le prevenu n'etait plus dans l'antichambre, le substitut du procureur du roi sortit a son tour, et s'achemina vivement vers la maison de sa fiancee. VIII Le chateau d'If. En traversant l'antichambre, le commissaire de police fit un signe a deux gendarmes, lesquels se placerent, l'un a droite l'autre a gauche de Dantes; on ouvrit une porte qui communiquait de l'appartement du procureur du roi au palais de justice, on suivit quelque temps un de ces grands corridors sombres qui font frissonner ceux-la qui y passent, quand meme ils n'ont aucun motif de frissonner. De meme que l'appartement de Villefort communiquait au palais de justice, le palais de justice communiquait a la prison, sombre monument accole au palais et que regarde curieusement, de toutes ses ouvertures beantes, le clocher des Accoules qui se dresse devant lui. Apres nombre de detours dans le corridor qu'il suivait, Dantes vit s'ouvrir une porte avec un guichet de fer; le commissaire de police frappa, avec un marteau de fer, trois coups qui retentirent, pour Dantes, comme s'ils etaient frappes sur son coeur; la porte s'ouvrit, les deux gendarmes pousserent legerement leur prisonnier, qui hesitait encore. Dantes franchit le seuil redoutable, et la porte se referma bruyamment derriere lui. Il respirait un autre air, un air mephitique et lourd: il etait en prison. On le conduisit dans une chambre assez propre, mais grillee et verrouillee; il en resulta que l'aspect de sa demeure ne lui donna point trop de crainte: d'ailleurs, les paroles du substitut du procureur du roi, prononcees avec une voix qui avait paru a Dantes si pleine d'interet, resonnaient a son oreille comme une douce promesse d'esperance. Il etait deja quatre heures lorsque Dantes avait ete conduit dans sa chambre. On etait, comme nous l'avons dit, au 1er mars, le prisonnier se trouva donc bientot dans la nuit. Alors, le sens de l'ouie s'augmenta chez lui du sens de la vue qui venait de s'eteindre: au moindre bruit qui penetrait jusqu'a lui, convaincu qu'on venait le mettre en liberte, il se levait vivement et faisait un pas vers la porte; mais bientot le bruit s'en allait mourant dans une autre direction, et Dantes retombait sur son escabeau. Enfin, vers les dix heures du soir, au moment ou Dantes commencait a perdre l'espoir, un nouveau bruit se fit entendre, qui lui parut, cette fois, se diriger vers sa chambre: en effet, des pas retentirent dans le corridor et s'arreterent devant sa porte; une clef tourna dans la serrure, les verrous grincerent, et la massive barriere de chene s'ouvrit, laissant voir, tout a coup dans la chambre sombre l'eblouissante lumiere de deux torches. A la lueur de ces deux torches, Dantes vit briller les sabres et les mousquetons de quatre gendarmes. Il avait fait deux pas en avant, il demeura immobile a sa place en voyant ce surcroit de force. «Venez-vous me chercher? demanda Dantes. --Oui repondit un des gendarmes. --De la part de M. le substitut du procureur du roi? --Mais je le pense. --Bien, dit Dantes, je suis pret a vous suivre.» La conviction qu'on venait le chercher de la part de M. de Villefort otait toute crainte au malheureux jeune homme: il s'avanca donc, calme d'esprit, libre de demarche, et se placa de lui-meme au milieu de son escorte. Une voiture attendait a la porte de la rue, le cocher etait sur son siege, un exempt etait assis pres du cocher. «Est-ce donc pour moi que cette voiture est la? demanda Dantes. --C'est pour vous, repondit un des gendarmes, montez.» Dantes voulut faire quelques observations, mais la portiere s'ouvrit, il sentit qu'on le poussait; il n'avait ni la possibilite ni meme l'intention de faire resistance, il se trouva en un instant assis au fond de la voiture, entre deux gendarmes; les deux autres s'assirent sur la banquette de devant, et la pesante machine se mit a rouler avec un bruit sinistre. Le prisonnier jeta les yeux sur les ouvertures, elles etaient grillees: il n'avait fait que changer de prison; seulement celle-la roulait, et le transportait en roulant vers un but ignore. A travers les barreaux serres a pouvoir a peine y passer la main, Dantes reconnut cependant qu'on longeait la rue Caisserie, et que par la rue Saint-Laurent et la rue Taramis on descendait vers le quai. Bientot, il vit, a travers ses barreaux, a lui, et les barreaux du monument pres duquel il se trouvait, briller les lumieres de la Consigne. La voiture s'arreta, l'exempt descendit, s'approcha du corps de garde; une douzaine de soldats en sortirent et se mirent en haie; Dantes voyait, a la lueur des reverberes du quai, reluire leurs fusils. «Serait-ce pour moi, se demanda-t-il, que l'on deploie une pareille force militaire?» L'exempt, en ouvrant la portiere qui fermait a clef quoique sans prononcer une seule parole repondit a cette question, car Dantes vit, entre les deux haies de soldats, un chemin menage pour lui de la voiture au port. Les deux gendarmes qui etaient assis sur la banquette de devant descendirent les premiers, puis on le fit descendre a son tour, puis ceux qui se tenaient a ses cotes le suivirent. On marcha vers un canot qu'un marinier de la douane maintenait pres du quai par une chaine. Les soldats regarderent passer Dantes d'un air de curiosite hebetee. En un instant, il fut installe a la poupe du bateau, toujours entre ces quatre gendarmes, tandis que l'exempt se tenait a la proue. Une violente secousse eloigna le bateau du bord, quatre rameurs nagerent vigoureusement vers le Pilon. A un cri pousse de la barque, la chaine qui ferme le port s'abaissa, et Dantes se trouva dans ce qu'on appelle le Frioul c'est-a-dire hors du port. Le premier mouvement du prisonnier, en se trouvant en plein air, avait ete un mouvement de joie. L'air, c'est presque la liberte. Il respira donc a pleine poitrine cette brise vivace qui apporte sur ses ailes toutes ces senteurs inconnues de la nuit et de la mer. Bientot, cependant, il poussa un soupir; il passait devant cette Reserve ou il avait ete si heureux le matin meme pendant l'heure qui avait precede son arrestation, et, a travers l'ouverture ardente de deux fenetres, le bruit joyeux d'un bal arrivait jusqu'a lui. Dantes joignit ses mains, leva les yeux au ciel et pria. La barque continuait son chemin; elle avait depasse la Tete de Mort, elle etait en face de l'anse du Pharo; elle allait doubler la batterie, c'etait une manoeuvre incomprehensible pour Dantes. «Mais ou donc me menez-vous? demanda-t-il l'un des gendarmes. --Vous le saurez tout a l'heure. --Mais encore.... --Il nous est interdit de vous donner aucune explication.» Dantes etait a moitie soldat; questionner des subordonnes auxquels il etait defendu de repondre lui parut une chose absurde, et il se tut. Alors les pensees les plus etranges passerent par son esprit: comme on ne pouvait faire une longue route dans une pareille barque, comme il n'y avait aucun batiment a l'ancre du cote ou l'on se rendait, il pensa qu'on allait le deposer sur un point eloigne de la cote et lui dire qu'il etait libre; il n'etait point attache, on n'avait fait aucune tentative pour lui mettre les menottes, cela lui paraissait d'un bon augure; d'ailleurs le substitut, si excellent pour lui, ne lui avait-il pas dit que, pourvu qu'il ne prononcat point ce nom fatal de Noirtier, il n'avait rien a craindre? Villefort n'avait-il pas, en sa presence, aneanti cette dangereuse lettre, seule preuve qu'il eut contre lui? Il attendit donc, muet et pensif, et essayant de percer, avec cet oeil du marin exerce aux tenebres et accoutume a l'espace, l'obscurite de la nuit. On avait laisse a droite l'ile Ratonneau, ou brulait un phare, et tout en longeant presque la cote, on etait arrive a la hauteur de l'anse des Catalans. La, les regards du prisonnier redoublerent d'energie: c'etait la qu'etait Mercedes, et il lui semblait a chaque instant voir se dessiner sur le rivage sombre la forme vague et indecise d'une femme. Comment un pressentiment ne disait-il pas a Mercedes que son amant passait a trois cents pas d'elle? Une seule lumiere brillait aux Catalans. En interrogeant la position de cette lumiere, Dantes reconnut qu'elle eclairait la chambre de sa fiancee. Mercedes etait la seule qui veillat dans toute la petite colonie. En poussant un grand cri le jeune homme pouvait etre entendu de sa fiancee. Une fausse honte le retint. Que diraient ces hommes qui le regardaient, en l'entendant crier comme un insense? Il resta donc muet et les yeux fixes sur cette lumiere. Pendant ce temps, la barque continuait son chemin; mais le prisonnier ne pensait point a la barque il pensait a Mercedes. Un accident de terrain fit disparaitre la lumiere. Dantes se retourna et s'apercut que la barque gagnait le large. Pendant qu'il regardait, absorbe dans sa propre pensee, on avait substitue les voiles aux rames, et la barque s'avancait maintenant, poussee par le vent. Malgre la repugnance qu'eprouvait Dantes a adresser au gendarme de nouvelles questions, il se rapprocha de lui, et lui prenant la main. «Camarade, lui dit-il, au nom de votre conscience et de par votre qualite de soldat, je vous adjure d'avoir pitie de moi et de me repondre. Je suis le capitaine Dantes, bon et loyal Francais, quoique accuse de je ne sais quelle trahison: ou me menez-vous? dites-le, et, foi de marin, je me rangerai a mon devoir et me resignerai a mon sort.» Le gendarme se gratta l'oreille, regarda son camarade. Celui-ci fit un mouvement qui voulait dire a peu pres: Il me semble qu'au point ou nous en sommes il n'y a pas d'inconvenient, et le gendarme se retourna vers Dantes: «Vous etes Marseillais et marin, dit-il, et vous me demandez ou nous allons? --Oui, car, sur mon honneur, je l'ignore. --Ne vous en doutez-vous pas? --Aucunement. --Ce n'est pas possible. --Je vous le jure sur ce que j'ai de plus sacre monde. Repondez-moi donc, de grace! --Mais la consigne? --La consigne ne vous defend pas de m'apprendre ce que je saurai dans dix minutes, dans une demi heure, dans une heure peut-etre. Seulement vous m'epargnez d'ici la des siecles d'incertitude. Je vous le demande, comme si vous etiez mon ami, regardez: je ne veux ni me revolter ni fuir; d'ailleurs je ne le puis: ou allons-nous? --A moins que vous n'ayez un bandeau sur les yeux, ou que vous ne soyez jamais sorti du port de Marseille, vous devez cependant deviner ou vous allez? --Non. --Regardez autour de vous alors.» Dantes se leva, jeta naturellement les yeux sur le point ou paraissait se diriger le bateau, et a cent toises devant lui il vit s'elever la roche noire et ardue sur laquelle monte, comme une superfetation du silex, le sombre chateau d'If. Cette forme etrange, cette prison autour de laquelle regne une si profonde terreur, cette forteresse qui fait vivre depuis trois cents ans Marseille de ses lugubre traditions, apparaissant ainsi tout a coup a Dantes qui ne songeait point a elle, lui fit l'effet que fait au condamne a mort l'aspect de l'echafaud. «Ah! mon Dieu! s'ecria-t-il, le chateau d'If! et qu'allons nous faire la?» Le gendarme sourit. «Mais on ne me mene pas la pour etre emprisonne? continua Dantes. Le chateau d'If est une prison d'Etat, destinee seulement aux grands coupables politiques. Je n'ai commis aucun crime. Est-ce qu'il y a des juges d'instruction, des magistrats quelconques au chateau d'If? --Il n'y a, je suppose, dit le gendarme, qu'un gouverneur, des geoliers, une garnison et de bons murs. Allons, allons, l'ami, ne faites pas tant l'etonne; car, en verite, vous me feriez croire que vous reconnaissez ma complaisance en vous moquant de moi.» Dantes serra la main du gendarme a la lui briser. «Vous pretendez donc, dit-il, que l'on me conduit au chateau d'If pour m'y emprisonner? --C'est probable, dit le gendarme; mais en tout cas, camarade, il est inutile de me serrer si fort. --Sans autre information, sans autre formalite? demanda le jeune homme. --Les formalites sont remplies, l'information est faite. --Ainsi, malgre la promesse de M. de Villefort?... --Je ne sais si M. de Villefort vous a fait une promesse, dit le gendarme, mais ce que je sais, c'est que nous allons au chateau d'If. Eh bien, que faites-vous donc? Hola! camarades, a moi!» Par un mouvement prompt comme l'eclair, qui cependant avait ete prevu par l'oeil exerce du gendarme, Dantes avait voulu s'elancer a la mer; mais quatre poignets vigoureux le retinrent au moment ou ses pieds quittaient le plancher du bateau. Il retomba au fond de la barque en hurlant de rage. «Bon! s'ecria le gendarme en lui mettant un genou sur la poitrine, bon! voila comme vous tenez votre parole de marin. Fiez-vous donc aux gens doucereux! Eh bien, maintenant, mon cher ami, faites un mouvement, un seul, et je vous loge une balle dans la tete. J'ai manque a ma premiere consigne, mais, je vous en reponds, je ne manquerai pas a la seconde.» Et il abaissa effectivement sa carabine vers Dantes qui sentit s'appuyer le bout du canon contre sa tempe. Un instant, il eut l'idee de faire ce mouvement defendu et d'en finir ainsi violemment avec le malheur inattendu qui s'etait abattu sur lui et l'avait pris tout a coup dans ses serres de vautour. Mais, justement parce que ce malheur etait inattendu, Dantes songea qu'il ne pouvait etre durable; puis les promesses de M. de Villefort lui revinrent a l'esprit; puis, s'il faut le dire enfin, cette mort au fond d'un bateau, venant de la main d'un gendarme, lui apparue laide et nue. Il retomba donc sur le plancher de la barque en poussant un hurlement de rage et en se rongeant les mains avec fureur. Presque au meme instant, un choc violent ebranla le canot. Un des bateliers sauta sur le roc que la proue de la petite barque venait de toucher, une corde grinca en se deroulant autour d'une poulie, et Dantes comprit qu'on etait arrive et qu'on amarrait l'esquif. En effet, ses gardiens, qui le tenaient a la fois par les bras et par le collet de son habit, le forcerent de se relever, le contraignirent a descendre a terre, et le trainerent vers les degres qui montent a la porte de la citadelle, tandis que l'exempt, arme d'un mousqueton a baionnette, le suivait par-derriere. Dantes, au reste, ne fit point une resistance inutile; sa lenteur venait plutot d'inertie que d'opposition; il etait etourdi et chancelant comme un homme ivre. Il vit de nouveau des soldats qui s'echelonnaient sur le talus rapide, il sentit des escaliers qui le forcaient de lever les pieds, il s'apercut qu'il passait sous une porte et que cette porte se refermait derriere lui, mais tout cela machinalement, comme a travers un brouillard, sans rien distinguer de positif. Il ne voyait meme plus la mer, cette immense douleur des prisonniers, qui regardent l'espace avec le sentiment terrible qu'ils sont impuissants a le franchir. Il y eut une halte d'un moment, pendant laquelle il essaya de recueillir ses esprits. Il regarda autour de lui: il etait dans une cour carree, formee par quatre hautes murailles; on entendait le pas lent et regulier des sentinelles; et chaque fois qu'elles passaient devant deux ou trois reflets que projetait sur les murailles la lueur de deux ou trois lumieres qui brillaient dans l'interieur du chateau, on voyait scintiller le canon de leurs fusils. On attendit la dix minutes a peu pres; certains que Dantes ne pouvait plus fuir, les gendarmes l'avaient lache. On semblait attendre des ordres, ces ordres arriverent. «Ou est le prisonnier? demanda une voix. --Le voici, repondirent les gendarmes. --Qu'il me suive, je vais le conduire a son logement. --Allez», dirent les gendarmes en poussant Dantes. Le prisonnier suivit son conducteur, qui le conduisit effectivement dans une salle presque souterraine, dont les murailles nues et suantes semblaient impregnees d'une vapeur de larmes. Une espece de lampion pose sur un escabeau, et dont la meche nageait dans une graisse fetide, illuminait les parois lustrees de cet affreux sejour, et montrait a Dantes son conducteur, espece de geolier subalterne, mal vetu et de basse mine. «Voici votre chambre pour cette nuit, dit-il; il est tard, et M. le gouverneur est couche. Demain, quand il se reveillera et qu'il aura pris connaissance des ordres qui vous concernent, peut-etre vous changera-t-il de domicile; en attendant, voici du pain, il y a de l'eau dans cette cruche, de la paille la-bas dans un coin: c'est tout ce qu'un prisonnier peut desirer. Bonsoir.» Et avant que Dantes eut songe a ouvrir la bouche pour lui repondre, avant qu'il eut remarque ou le geolier posait ce pain, avant qu'il se fut rendu compte de l'endroit ou gisait cette cruche, avant qu'il eut tourne les yeux vers le coin ou l'attendait cette paille destinee a lui servir de lit, le geolier avait pris le lampion, et, refermant la porte, enleve au prisonnier ce reflet blafard qui lui avait montre, comme a la lueur d'un eclair, les murs ruisselants de sa prison. Alors il se trouva seul dans les tenebres et dans le silence, aussi muet et aussi sombre que ces voutes dont il sentait le froid glacial s'abaisser sur son front brulant. Quand les premiers rayons du jour eurent ramene un peu de clarte dans cet antre, le geolier revint avec ordre de laisser le prisonnier ou il etait. Dantes n'avait point change de place. Une main de fer semblait l'avoir cloue a l'endroit meme ou la veille il s'etait arrete: seulement son oeil profond se cachait sous une enflure causee par la vapeur humide de ses larmes. Il etait immobile et regardait la terre. Il avait ainsi passe toute la nuit debout, et sans dormir un instant. Le geolier s'approcha de lui, tourna autour de lui, mais Dantes ne parut pas le voir. Il lui frappa sur l'epaule, Dantes tressaillit et secoua la tete. «N'avez-vous donc pas dormi, demanda le geolier. --Je ne sais pas», repondit Dantes. Le geolier le regarda avec etonnement. «N'avez-vous pas faim? continua-t-il. --Je ne sais pas, repondit encore Dantes. --Voulez-vous quelque chose? --Je voudrais voir le gouverneur.» Le geolier haussa les epaules et sortit. Dantes le suivit des yeux, tendit les mains vers la porte entrouverte, mais la porte se referma. Alors sa poitrine sembla se dechirer dans un long sanglot. Les larmes qui gonflaient sa poitrine jaillirent comme deux ruisseaux, il se precipita le front contre terre et pria longtemps, repassant dans son esprit toute sa vie passee, et se demandant a lui-meme quel crime il avait commis dans cette vie, jeune encore, qui meritat une si cruelle punition. La journee se passa ainsi. A peine s'il mangea quelques bouchees de pain et but quelques gouttes d'eau. Tantot il restait assis et absorbe dans ses pensees; tantot il tournait tout autour de sa prison comme fait un animal sauvage enferme dans une cage de fer. Une pensee surtout le faisait bondir: c'est que, pendant cette traversee, ou, dans son ignorance du lieu ou on le conduisait, il etait reste si calme et si tranquille, il aurait pu dix fois, se jeter a la mer, et, une fois dans l'eau, grace a son habilete a nager, grace a cette habitude qui faisait de lui un des plus habiles plongeurs de Marseille, disparaitre sous l'eau, echapper a ses gardiens, gagner la cote, fuir, se cacher dans quelque crique deserte, attendre un batiment genois ou catalan, gagner l'Italie ou l'Espagne et de la ecrire a Mercedes de venir le rejoindre. Quant a sa vie, dans aucune contree il n'en etait inquiet: partout les bons marins sont rares; il parlait l'italien comme un Toscan, l'espagnol comme un enfant de la Vieille-Castille; il eut vecu libre, heureux avec Mercedes, son pere, car son pere fut venu le rejoindre; tandis qu'il etait prisonnier, enferme au chateau d'If dans cette infranchissable prison, ne sachant pas ce que devenait son pere, ce que devenait Mercedes, et tout cela parce qu'il avait cru a la parole de Villefort: c'etait a en devenir fou; aussi Dantes se roulait-il furieux sur la paille fraiche que lui avait apportee son geolier. Le lendemain, a la meme heure, le geolier entra. «Eh bien, lui demanda le geolier, etes-vous plus raisonnable aujourd'hui qu'hier?» Dantes ne repondit point. «Voyons donc, dit celui-ci, un peu de courage! Desirez-vous quelque chose qui soit a ma disposition? voyons, dites. --Je desire parler au gouverneur. --Eh! dit le geolier avec impatience, je vous ai deja dit que c'est impossible. --Pourquoi cela, impossible? --Parce que, par les reglements de la prison, il n'est point permis a un prisonnier de le demander. --Qu'y a-t-il donc de permis ici? demanda Dantes. --Une meilleure nourriture en payant, la promenade, et quelquefois des livres. --Je n'ai pas besoin de livres, je n'ai aucune envie de me promener et je trouve ma nourriture bonne; ainsi je ne veux qu'une chose, voir le gouverneur. --Si vous m'ennuyez a me repeter toujours la meme chose, dit le geolier, je ne vous apporterai plus a manger. --Eh bien, dit Dantes, si tu ne m'apportes plus a manger, je mourrai de faim, voila tout.» L'accent avec lequel Dantes prononca ces mots prouva au geolier que son prisonnier serait heureux de mourir; aussi, comme tout prisonnier, de compte fait, rapporte dix sous a peu pres par jour a son geolier, celui de Dantes envisagea le deficit qui resulterait pour lui de sa mort, et reprit d'un ton plus radouci: «Ecoutez: ce que vous desirez la est impossible; ne le demandez donc pas davantage, car il est sans exemple que, sur sa demande, le gouverneur soit venu dans la chambre d'un prisonnier; seulement, soyez bien sage, on vous permettra la promenade, et il est possible qu'un jour, pendant que vous vous promenerez, le gouverneur passera: alors vous l'interrogerez, et, s'il veut vous repondre, cela le regarde. --Mais, dit Dantes, combien de temps puis-je attendre ainsi sans que ce hasard se presente? --Ah! dame, dit le geolier, un mois, trois mois, six mois, un an peut-etre. --C'est trop long, dit Dantes; je veux le voir tout de suite. --Ah! dit le geolier, ne vous absorbez pas ainsi dans un seul desir impossible, ou, avant quinze jours, vous serez fou. --Ah! tu crois? dit Dantes. --Oui, fou. C'est toujours ainsi que commence la folie; nous en avons un exemple ici: c'est en offrant sans cesse un million au gouverneur, si on voulait le mettre en liberte, que le cerveau de l'abbe qui habitait cette chambre avant vous s'est detraque. --Et combien y a-t-il qu'il a quitte cette chambre? --Deux ans. --On l'a mis en liberte? --Non: on l'a mis au cachot. --Ecoute! dit Dantes, je ne suis pas un abbe, je ne suis pas fou; peut-etre le deviendrai-je; mais, malheureusement, a cette heure, j'ai encore tout mon bon sens: je vais te faire une autre proposition. --Laquelle? --Je ne t'offrirai pas un million, moi, car je ne pourrais pas te le donner; mais je t'offrirai cent ecus si tu veux, la premiere fois que tu iras a Marseille, descendre jusqu'aux Catalans, et remettre une lettre a une jeune fille qu'on appelle Mercedes... pas meme une lettre, deux lignes seulement. --Si je portais ces deux lignes et que je fusse decouvert, je perdrais ma place, qui est de mille livres par an, sans compter les benefices et la nourriture; vous voyez donc bien que je serais un grand imbecile de risquer de perdre mille livres pour en gagner trois cents. --Eh bien! dit Dantes, ecoute et retiens bien ceci: si tu refuses de prevenir le gouverneur que je desire lui parler; si tu refuses de porter deux lignes a Mercedes, ou tout au moins de la prevenir que je suis ici, un jour je t'attendrai derriere ma porte, et, au moment ou tu entreras, je te briserai la tete avec cet escabeau. --Des menaces! s'ecria le geolier en faisant un pas en arriere et en se mettant sur la defensive; decidement la tete vous tourne. L'abbe a commence comme vous, et dans trois jours vous serez fou a lier, comme lui; heureusement que l'on a des cachots au chateau d'If.» Dantes prit l'escabeau, et il le fit tournoyer autour de sa tete. «C'est bien! c'est bien! dit le geolier; eh bien! puisque vous le voulez absolument, on va prevenir le gouverneur. --A la bonne heure!» dit Dantes en reposant son escabeau sur le sol et en s'asseyant dessus, la tete basse et les yeux hagards, comme s'il devenait reellement insense. Le geolier sortit, et, un instant apres, rentra avec quatre soldats et un caporal. «Par ordre du gouverneur, dit-il, descendez le prisonnier un etage au-dessous de celui-ci. --Au cachot, alors? dit le caporal. --Au cachot. Il faut mettre les fous avec les fous.» Les quatre soldats s'emparerent de Dantes qui tomba dans une espece d'atonie et les suivit sans resistance. On lui fit descendre quinze marches, et on ouvrit la porte d'un cachot dans lequel il entra en murmurant: «Il a raison, il faut mettre les fous avec les fous.» La porte se referma, et Dantes alla devant lui, les mains etendues jusqu'a ce qu'il sentit le mur; alors il s'assit dans un angle et resta immobile, tandis que ses yeux, s'habituant peu a peu a l'obscurite, commencaient a distinguer les objets. Le geolier avait raison, il s'en fallait de bien peu que Dantes ne fut fou. IX Le soir des fiancailles. Villefort, comme nous l'avons dit, avait repris le chemin de la place du Grand-Cours, et en rentrant dans la maison de Mme de Saint-Meran, il trouva les convives qu'il avait laisses a table passes au salon en prenant le cafe. Renee l'attendait avec une impatience qui etait partagee par tout le reste de la societe. Aussi fut-il accueilli par une exclamation generale: «Eh bien, trancheur de tetes, soutien de l'Etat, Brutus royaliste! s'ecria l'un, qu'y a-t-il? voyons! --Eh bien, sommes-nous menaces d'un nouveau regime de la Terreur? demanda l'autre. --L'ogre de Corse serait-il sorti de sa caverne? demanda un troisieme. --Madame la marquise, dit Villefort s'approchant de sa future belle-mere, je viens vous prier de m'excuser si je suis force de vous quitter ainsi.... Monsieur le marquis, pourrais-je avoir l'honneur de vous dire deux mots en particulier? --Ah! mais c'est donc reellement grave? demanda la marquise, en remarquant le nuage qui obscurcissait le front de Villefort. --Si grave que je suis force de prendre conge de vous pour quelques jours; ainsi, continua-t-il en se tournant vers Renee, voyez s'il faut que la chose soit grave. --Vous partez, monsieur? s'ecria Renee, incapable de cacher l'emotion que lui causait cette nouvelle inattendue. --Helas! oui, mademoiselle, repondit Villefort: il le faut. --Et ou allez-vous donc? demanda la marquise. --C'est le secret de la justice, madame; cependant si quelqu'un d'ici a des commissions pour Paris, j'ai un de mes amis qui partira ce soir et qui s'en chargera avec plaisir.» Tout le monde se regarda. «Vous m'avez demande un moment d'entretien? dit le marquis. --Oui, passons dans votre cabinet, s'il vous plait.» Le marquis prit le bras de Villefort et sortit avec lui. «Eh bien, demanda celui-ci en arrivant dans son cabinet, que se passe-t-il donc? parlez. --Des choses que je crois de la plus haute gravite, et qui necessitent mon depart a l'instant meme pour Paris. Maintenant, marquis, excusez l'indiscrete brutalite de la question, avez-vous des rentes sur l'Etat? --Toute ma fortune est en inscriptions; six a sept cent mille francs a peu pres. --Eh bien, vendez, marquis, vendez, ou vous etes ruine. --Mais, comment voulez-vous que je vende d'ici? --Vous avez un agent de change, n'est-ce pas? --Oui. --Donnez-moi une lettre pour lui, et qu'il vende sans perdre une minute, sans perdre une seconde; peut-etre meme arriverai-je trop tard. --Diable! dit le marquis, ne perdons pas de temps.» Et il se mit a table et ecrivit une lettre a son agent de change, dans laquelle il lui ordonnait de vendre a tout prix. «Maintenant que j'ai cette lettre, dit Villefort en la serrant soigneusement dans son portefeuille, il m'en faut une autre. --Pour qui? --Pour le roi. --Pour le roi? --Oui. --Mais je n'ose prendre sur moi d'ecrire ainsi a Sa Majeste. --Aussi, n'est-ce point a vous que je la demande, mais je vous charge de la demander a M. de Salvieux. Il faut qu'il me donne une lettre a l'aide de laquelle Je puisse penetrer pres de Sa Majeste, sans etre soumis a toutes les formalites de demande d'audience, qui peuvent me faire perdre un temps precieux. --Mais n'avez-vous pas le garde des Sceaux, qui a ses grandes entrees aux Tuileries, et par l'intermediaire duquel vous pouvez jour et nuit parvenir jusqu'au roi? --Oui, sans doute, mais il est inutile que je partage avec un autre le merite de la nouvelle que je porte. Comprenez-vous? le garde des Sceaux me releguerait tout naturellement au second rang et m'enleverait tout le benefice de la chose. Je ne vous dis qu'une chose, marquis: ma carriere est assuree si j'arrive le premier aux Tuileries, car j'aurai rendu au roi un service qu'il ne lui sera pas permis d'oublier. --En ce cas, mon cher, allez faire vos paquets; moi, j'appelle de Salvieux, et je lui fais ecrire la lettre qui doit vous servir de laissez-passer. --Bien, ne perdez pas de temps, car dans un quart d'heure il faut que je sois en chaise de poste. --Faites arreter votre voiture devant la porte. --Sans aucun doute; vous m'excuserez aupres de la marquise, n'est-ce pas? aupres de Mlle de Saint-Meran, que je quitte, dans un pareil jour, avec un bien profond regret. --Vous les trouverez toutes deux dans mon cabinet, et vous pourrez leur faire vos adieux. --Merci cent fois; occupez-vous de ma lettre.» Le marquis sonna; un laquais parut. «Dites au comte de Salvieux que je l'attends.... Allez, maintenant, continua le marquis s'adressant a Villefort. --Bon, je ne fais qu'aller et venir.» Et Villefort sortit tout courant; mais a la porte il songea qu'un substitut du procureur du roi qui serait vu marchant a pas precipites risquerait de troubler le repos de toute une ville; il reprit donc son allure ordinaire, qui etait toute magistrale. A sa porte, il apercut dans l'ombre comme un blanc fantome qui l'attendait debout et immobile. C'etait la belle fille catalane, qui, n'ayant pas de nouvelles d'Edmond, s'etait echappee a la nuit tombante du Pharo pour venir savoir elle-meme la cause de l'arrestation de son amant. A l'approche de Villefort, elle se detacha de la muraille contre laquelle elle etait appuyee et vint lui barrer le chemin. Dantes avait parle au substitut de sa fiancee, et Mercedes n'eut point besoin de se nommer pour que Villefort la reconnut. Il fut surpris de la beaute et de la dignite de cette femme, et lorsqu'elle lui demanda ce qu'etait devenu son amant, il lui sembla que c'etait lui l'accuse, et que c'etait elle le juge. «L'homme dont vous parlez, dit brusquement Villefort, est un grand coupable, et je ne puis rien faire pour lui, mademoiselle.» Mercedes laissa echapper un sanglot, et, comme Villefort essayait de passer outre, elle l'arreta une seconde fois. «Mais ou est-il du moins, demanda-t-elle, que je puisse m'informer s'il est mort ou vivant? --Je ne sais, il ne m'appartient plus», repondit Villefort. Et, gene par ce regard fin et cette suppliante attitude, il repoussa Mercedes et rentra, refermant vivement la porte, comme pour laisser dehors cette douleur qu'on lui apportait. Mais la douleur ne se laisse pas repousser ainsi. Comme le trait mortel dont parle Virgile, l'homme blesse l'emporte avec lui. Villefort rentra, referma la porte, mais arrive dans son salon les jambes lui manquerent a son tour; il poussa un soupir qui ressemblait a un sanglot, et se laissa tomber dans un fauteuil. Alors, au fond de ce coeur malade naquit le premier germe d'un ulcere mortel. Cet homme qu'il sacrifiait a son ambition, cet innocent qui payait pour son pere coupable, lui apparut pale et menacant, donnant la main a sa fiancee, pale comme lui, et trainant apres lui le remords, non pas celui qui fait bondir le malade comme les furieux de la fatalite antique, mais ce tintement sourd et douloureux qui, a de certains moments, frappe sur le coeur et le meurtrit au souvenir d'une action passee, meurtrissure dont les lancinantes douleurs creusent un mal qui va s'approfondissant jusqu'a la mort. Alors il y eut dans l'ame de cet homme encore un instant d'hesitation. Deja plusieurs fois il avait requis, et cela sans autre emotion que celle de la lutte du juge avec l'accuse, la peine de mort contre les prevenus; et ces prevenus, executes grace a son eloquence foudroyante qui avait entraine ou les juges ou le jury, n'avaient pas meme laisse un nuage sur son front, car ces prevenus etaient coupables, ou du moins Villefort les croyait tels. Mais, cette fois, c'etait bien autre chose: cette peine de la prison perpetuelle, il venait de l'appliquer a un innocent, un innocent qui allait etre heureux, et dont il detruisait non seulement la liberte, mais le bonheur: cette fois, il n'etait plus juge, il etait bourreau. En songeant a cela, il sentait ce battement sourd que nous avons decrit, et qui lui etait inconnu jusqu'alors, retentissant au fond de son coeur et emplissant sa poitrine de vagues apprehensions. C'est ainsi que, par une violente souffrance instinctive, est averti le blesse, qui jamais n'approchera sans trembler le doigt de sa blessure ouverte et saignante avant que sa blessure soit fermee. Mais la blessure qu'avait recue Villefort etait de celles qui ne se ferment pas, ou qui ne se ferment que pour se rouvrir plus sanglantes et plus douloureuses qu'auparavant. Si, dans ce moment, la douce voix de Renee eut retenti a son oreille pour lui demander grace; si la belle Mercedes fut entree et lui eut dit: «Au nom du Dieu qui nous regarde et qui nous juge, rendez-moi mon fiance», oui, ce front a moitie plie sous la necessite s'y fut courbe tout a fait, et de ses mains glacees eut sans doute, au risque de tout ce qui pouvait en resulter pour lui, signe l'ordre de mettre en liberte Dantes; mais aucune voix ne murmura dans le silence, et la porte ne s'ouvrit que pour donner entree au valet de chambre de Villefort, qui vint lui dire que les chevaux de poste etaient atteles a la caleche de voyage. Villefort se leva, ou plutot bondit, comme un homme qui triomphe d'une lutte interieure, courut a son secretaire, versa dans ses poches tout l'or qui se trouvait dans un des tiroirs, tourna un instant effare dans la chambre, la main sur son front, et articulant des paroles sans suite; puis enfin, sentant que son valet de chambre venait de lui poser son manteau sur les epaules, il sortit, s'elanca en voiture, et ordonna d'une voix breve de toucher rue du Grand-Cours, chez M. de Saint-Meran. Le malheureux Dantes etait condamne. Comme l'avait promis M. de Saint-Meran, Villefort trouva la marquise et Renee dans le cabinet. En apercevant Renee, le jeune homme tressaillit; car il crut qu'elle allait lui demander de nouveau la liberte de Dantes. Mais, helas! il faut le dire a la honte de notre egoisme, la belle jeune fille n'etait preoccupee que d'une chose: du depart de Villefort. Elle aimait Villefort, Villefort allait partir au moment de devenir son mari. Villefort ne pouvait dire quand il reviendrait, et Renee, au lieu de plaindre Dantes, maudit l'homme qui, par son crime, la separait de son amant. Que devait donc dire Mercedes! La pauvre Mercedes avait retrouve, au coin de la rue de la Loge, Fernand, qui l'avait suivie; elle etait rentree aux Catalans, et mourante, desesperee, elle s'etait jetee sur son lit. Devant ce lit, Fernand s'etait mis a genoux, et pressant sa main glacee, que Mercedes ne songeait pas a retirer, il la couvrait de baisers brulants que Mercedes ne sentait meme pas. Elle passa la nuit ainsi. La lampe s'eteignit quand il n'y eut plus d'huile: elle ne vit pas plus l'obscurite qu'elle n'avait vu la lumiere, et le jour revint sans qu'elle vit le jour. La douleur avait mis devant ses yeux un bandeau qui ne lui laissait voir qu'Edmond. «Ah! vous etes la! dit-elle enfin, en se retournant du cote de Fernand. --Depuis hier je ne vous ai pas quittee», repondit Fernand avec un soupir douloureux. M. Morrel ne s'etait pas tenu pour battu: il avait appris qu'a la suite de son interrogatoire Dantes avait ete conduit a la prison; il avait alors couru chez tous ses amis, il s'etait presente chez les personnes de Marseille qui pouvaient avoir de l'influence, mais deja le bruit s'etait repandu que le jeune homme avait ete arrete comme agent bonapartiste, et comme, a cette epoque, les plus hasardeux regardaient comme un reve insense toute tentative de Napoleon pour remonter sur le trone, il n'avait trouve partout que froideur, crainte ou refus, et il etait rentre chez lui desespere, mais avouant cependant que la position etait grave et que personne n'y pouvait rien. De son cote, Caderousse etait fort inquiet et fort tourmente: au lieu de sortir comme l'avait fait M. Morrel, au lieu d'essayer quelque chose en faveur de Dantes, pour lequel d'ailleurs il ne pouvait rien, il s'etait enferme avec deux bouteilles de vin de cassis, et avait essaye de noyer son inquietude dans l'ivresse. Mais, dans l'etat d'esprit ou il se trouvait, c'etait trop peu de deux bouteilles pour eteindre son jugement; il etait donc demeure, trop ivre pour aller chercher d'autre vin, pas assez ivre pour que l'ivresse eut eteint ses souvenirs, accoude en face de ses deux bouteilles vides sur une table boiteuse, et voyant danser, au reflet de sa chandelle a la longue meche, tous ces spectres, qu'Hoffmann a semes sur ses manuscrits humides de punch, comme une poussiere noire et fantastique. Danglars, seul, n'etait ni tourmente ni inquiet; Danglars meme etait joyeux, car il s'etait venge d'un ennemi et avait assure, a bord du _Pharaon_, sa place qu'il craignait de perdre; Danglars etait un de ces hommes de calcul qui naissent avec une plume derriere l'oreille et un encrier a la place du coeur; tout etait pour lui dans ce monde soustraction ou multiplication, et un chiffre lui paraissait bien plus precieux qu'un homme, quand ce chiffre pouvait augmenter le total que cet homme pouvait diminuer. Danglars s'etait donc couche a son heure ordinaire et dormait tranquillement. Villefort, apres avoir recu la lettre de M. de Salvieux, embrasse Renee sur les deux joues, baise la main de Mme de Saint-Meran, et serre celle du marquis, courait la poste sur la route d'Aix. Le pere Dantes se mourait de douleur et d'inquietude. Quant a Edmond, nous savons ce qu'il etait devenu. X Le petit cabinet des Tuileries. Abandonnons Villefort sur la route de Paris, ou, grace aux triples guides qu'il paie, il brule le chemin et penetrons a travers les deux ou trois salons qui le precedent dans ce petit cabinet des Tuileries, a la fenetre cintree, si bien connu pour avoir ete le cabinet favori de Napoleon et de Louis XVIII, et pour etre aujourd'hui celui de Louis-Philippe. La, dans ce cabinet, assis devant une table de noyer qu'il avait rapportee d'Hartwell, et que, par une de ces manies familieres aux grands personnages, il affectionnait tout particulierement, le roi Louis XVIII ecoutait assez legerement un homme de cinquante a cinquante-deux ans, a cheveux gris, a la figure aristocratique et a la mise scrupuleuse, tout en notant a la marge un volume d'Horace, edition de Gryphias, assez incorrecte quoique estimee, et qui pretait beaucoup aux sagaces observations philologiques de Sa Majeste. «Vous dites donc, monsieur? dit le roi. --Que je suis on ne peut plus inquiet, Sire. --Vraiment? auriez-vous vu en songe sept vaches grasses et sept vaches maigres? --Non, Sire, car cela ne nous annoncerait que sept annees de fertilite et sept annees de disette, et, avec un roi aussi prevoyant que l'est Votre Majeste, la disette n'est pas a craindre. --De quel autre fleau est-il donc question, mon cher Blacas? --Sire, je crois, j'ai tout lieu de croire qu'un orage se forme du cote du Midi. --Eh bien, mon cher duc, repondit Louis XVIII, je vous crois mal renseigne, et je sais positivement, au contraire, qu'il fait tres beau temps de ce cote-la.» Tout homme d'esprit qu'il etait, Louis XVIII aimait la plaisanterie facile. «Sire dit M. de Blacas, ne fut-ce que pour rassurer un fidele serviteur, Votre Majeste ne pourrait-elle pas envoyer dans le Languedoc, dans la Provence et dans le Dauphine des hommes surs qui lui feraient un rapport sur l'esprit de ces trois provinces? --_Conimus surdis_, repondit le roi, tout en continuant d'annoter son Horace. --Sire, repondit le courtisan en riant, pour avoir l'air de comprendre l'hemistiche du poete de Venouse, Votre Majeste peut avoir parfaitement raison en comptant sur le bon esprit de la France; mais je crois ne pas avoir tout a fait tort en craignant quelque tentative desesperee. --De la part de qui? --De la part de Bonaparte, ou du moins de son parti. --Mon cher Blacas, dit le roi, vous m'empechez de travailler avec vos terreurs. --Et moi, Sire, vous m'empechez de dormir avec votre securite. --Attendez, mon cher, attendez, je tiens une note tres heureuse sur le _Pastor quum traheret_; attendez et vous continuerez apres.» Il se fit un instant de silence, pendant lequel Louis XVIII inscrivit, d'une ecriture qu'il faisait aussi menue que possible, une nouvelle note en marge de son Horace; puis, cette note inscrite: --Continuez, mon cher duc, dit-il en se relevant de l'air satisfait d'un homme qui croit avoir eu une idee lorsqu'il a commence l'idee d'un autre. Continuez, je vous ecoute. --Sire, dit Blacas, qui avait eu un instant l'espoir de confisquer Villefort a son profit, je suis force de vous dire que ce ne sont point de simples bruits denues de tout fondement, de simples nouvelles en l'air, qui m'inquietent. C'est un homme bien-pensant meritant toute ma confiance, et charge par moi de surveiller le Midi (le duc hesita en prononcant ces mots), qui arrive en poste pour me dire: Un grand peril menace le roi. Alors, je suis accouru Sire. --_Mala ducis agi domum_, continua Louis XVIII en annotant. --Votre Majeste m'ordonne-t-elle de ne plus insister sur ce sujet? --Non, mon cher duc, mais allongez la main. --Laquelle? --Celle que vous voudrez, la-bas, a gauche. --Ici, Sire? --Je vous dis a gauche et vous cherchez a droite; c'est a ma gauche que je veux dire: la; vous y etes; vous devez trouver le rapport du ministre de la police en date d'hier.... Mais, tenez voici M. Dandre lui-meme... n'est-ce pas, vous dites M. Dandre? interrompit Louis XVIII, s'adressant a l'huissier qui venait en effet d'annoncer le ministre de la police. --Oui, Sire, M. le baron Dandre, reprit l'huissier. --C'est juste, baron, reprit Louis XVIII avec un imperceptible sourire; entrez, baron, et racontez au duc ce que vous savez de plus recent sur M. de Bonaparte. Ne nous dissimulez rien de la situation, quelque grave qu'elle soit. Voyons, l'ile d'Elbe est-elle un volcan, et allons-nous en voir sortir la guerre flamboyante et toute herissee: _belle, horrida bella_?» M. Dandre se balanca fort gracieusement sur le dos d'un fauteuil auquel il appuyait ses deux mains et dit: «Votre Majeste a-t-elle bien voulu consulter le rapport d'hier? --Oui, oui, mais dites au duc lui-meme, qui ne peut le trouver, ce que contenait le rapport; detaillez-lui ce que fait l'usurpateur dans son ile. --Monsieur, dit le baron au duc, tous les serviteurs de Sa Majeste doivent s'applaudir des nouvelles recentes qui nous parviennent de l'ile d'Elbe. Bonaparte...» M. Dandre regarda Louis XVIII qui, occupe a ecrire une note, ne leva pas meme la tete. «Bonaparte, continua le baron, s'ennuie mortellement; il passe des journees entieres a regarder travailler ses mineurs de Porto-Longone. --Et il se gratte pour se distraire, dit le roi. --Il se gratte? demanda le duc; que veut dire votre Majeste? --Eh oui, mon cher duc; oubliez-vous donc que ce grand homme, ce heros, ce demi-dieu est atteint d'une maladie de peau qui le devore, _prurigo_? --Il y a plus, monsieur le duc, continua le ministre de la police, nous sommes a peu pres surs que dans peu de temps l'usurpateur sera fou. --Fou? --Fou a lier: sa tete s'affaiblit, tantot il pleure des larmes, tantot il rit a gorge deployee; d'autres fois, il passe des heures sur le rivage a jeter des cailloux dans l'eau, et lorsque le caillou a fait cinq ou six ricochets, il parait aussi satisfait que s'il avait gagne un autre Marengo ou un nouvel Austerlitz. Voila, vous en conviendrez, des signes de folie. --Ou de sagesse, monsieur le baron, ou de sagesse, dit Louis XVIII en riant: c'etait en jetant des cailloux a la mer que se recreaient les grands capitaines de l'Antiquite; voyez Plutarque, a la vie de Scipion l'Africain.» M. de Blacas demeura reveur entre ces deux insouciances. Villefort, qui n'avait pas voulu tout lui dire pour qu'un autre ne lui enlevat point le benefice tout entier de son secret, lui en avait dit assez, cependant, pour lui donner de graves inquietudes. «Allons, allons, Dandre, dit Louis XVIII, Blacas n'est point encore convaincu, passez a la conversion de l'usurpateur.» Le ministre de la police s'inclina. «Conversion de l'usurpateur! murmura le duc, regardant le roi et Dandre, qui alternaient comme deux bergers de Virgile. L'usurpateur est-il converti? --Absolument, mon cher duc. --Aux bons principes; expliquez cela, baron. --Voici ce que c'est, monsieur le duc, dit le ministre avec le plus grand serieux du monde: dernierement Napoleon a passe une revue, et comme deux ou trois de ses vieux grognards, comme il les appelle, manifestaient le desir de revenir en France il leur a donne leur conge en les exhortant a servir leur bon roi; ce furent ses propres paroles, monsieur le duc, j'en ai la certitude. --Eh bien, Blacas, qu'en pensez-vous? dit le roi triomphant, en cessant un instant de compulser le scoliaste volumineux ouvert devant lui. --Je dis, Sire, que M. le ministre de la Police ou moi nous nous trompons; mais comme il est impossible que ce soit le ministre de la Police, puisqu'il a en garde le salut et l'honneur de Votre Majeste, il est probable que c'est moi qui fais erreur. Cependant, Sire, a la place de Votre Majeste, je voudrais interroger la personne dont je lui ai parle; j'insisterai meme pour que Votre Majeste lui fasse cet honneur. --Volontiers, duc, sous vos auspices je recevrai qui vous voudrez; mais je veux le recevoir les armes en main. Monsieur le ministre, avez-vous un rapport plus recent que celui-ci! car celui-ci a deja la date du 20 fevrier, et nous sommes au 3 mars! --Non, Sire, mais j'en attendais un d'heure en heure. Je suis sorti depuis le matin, et peut-etre depuis mon absence est-il arrive. --Allez a la prefecture, et s'il n'y en a pas, eh bien, eh bien, continua riant Louis XVIII, faites-en un; n'est-ce pas ainsi que cela se pratique? --Oh! Sire! dit le ministre, Dieu merci, sous ce rapport, il n'est besoin de rien inventer; chaque jour encombre nos bureaux des denonciations les plus circonstanciees, lesquelles proviennent d'une foule de pauvres heres qui esperent un peu de reconnaissance pour des services qu'ils ne rendent pas, mais qu'ils voudraient rendre. Ils tablent sur le hasard, et ils esperent qu'un jour quelque evenement inattendu donnera une espece de realite a leurs predictions. --C'est bien; allez, monsieur, dit Louis XVIII, et songez que je vous attends. --Je ne fais qu'aller et venir, Sire; dans dix minutes je suis de retour. --Et moi, Sire, dit M. de Blacas, je vais chercher mon messager. --Attendez donc, attendez donc, dit Louis XVIII. En verite, Blacas, il faut que je vous change vos armes; je vous donnerai un aigle aux ailes deployees, tenant entre ses serres une proie qui essaie vainement de lui echapper, avec cette devise: _Tenax_. --Sire, j'ecoute, dit M. de Blacas, se rongeant les poings d'impatience. --Je voudrais vous consulter sur ce passage: _Molli fugiens anhelitu_; vous savez, il s'agit du cerf qui fuit devant le loup. N'etes-vous pas chasseur et grand louvetier? Comment trouvez-vous, a ce double titre, le _molli anhelitu_? --Admirable, Sire; mais mon messager est comme le cerf dont vous parlez, car il vient de faire 220 lieues en poste, et cela en trois jours a peine. --C'est prendre bien de la fatigue et bien du souci, mon cher duc, quand nous avons le telegraphe qui ne met que trois ou quatre heures, et cela sans que son haleine en souffre le moins du monde. --Ah! Sire, vous recompensez bien mal ce pauvre jeune homme, qui arrive de si loin et avec tant d'ardeur pour donner a Votre Majeste un avis utile; ne fut-ce que pour M. de Salvieux, qui me le recommande, recevez-le bien, je vous en supplie. --M. de Salvieux, le chambellan de mon frere? --Lui-meme. --En effet, il est a Marseille. --C'est de la qu'il m'ecrit. --Vous parle-t-il donc aussi de cette conspiration? --Non, mais il me recommande M. de Villefort, et me charge de l'introduire pres de Votre Majeste. --M. de Villefort? s'ecria le roi; ce messager s'appelle-t-il donc M. de Villefort? --Oui, Sire. --Et c'est lui qui vient de Marseille? --En personne. --Que ne me disiez-vous son nom tout de suite! reprit le roi, en laissant percer sur son visage un commencement d'inquietude. --Sire, je croyais ce nom inconnu de Votre Majeste. --Non pas, non pas, Blacas; c'est un esprit serieux, eleve, ambitieux surtout; et, pardieu, vous connaissez de nom son pere. --Son pere? --Oui, Noirtier. --Noirtier le girondin? Noirtier le senateur? --Oui, justement. --Et Votre Majeste a employe le fils d'un pareil homme? --Blacas, mon ami, vous n'y entendez rien, je vous ai dit que Villefort etait ambitieux: pour arriver, Villefort sacrifiera tout, meme son pere. --Alors, Sire, je dois donc le faire entrer? --A l'instant meme, duc. Ou est-il? --Il doit m'attendre en bas, dans ma voiture. --Allez me le chercher. --J'y cours.» Le duc sortit avec la vivacite d'un jeune homme; l'ardeur de son royalisme sincere lui donnait vingt ans. Louis XVIII resta seul, reportant les yeux sur son Horace entrouvert et murmurant: _Justum et tenacem propositi virum._ M. de Blacas remonta avec la meme rapidite qu'il etait descendu; mais dans l'antichambre il fut force d'invoquer l'autorite du roi. L'habit poudreux de Villefort, son costume, ou rien n'etait conforme a la tenue de cour, avait excite la susceptibilite de M. de Breze, qui fut tout etonne de trouver dans ce jeune homme la pretention de paraitre ainsi vetu devant le roi. Mais le duc leva toutes les difficultes avec un seul mot: Ordre de Sa Majeste; et malgre les observations que continua de faire le maitre des ceremonies, pour l'honneur du principe, Villefort fut introduit. Le roi etait assis a la meme place ou l'avait laisse le duc. En ouvrant la porte, Villefort se trouva juste en face de lui: le premier mouvement du jeune magistrat fut de s'arreter. «Entrez, monsieur de Villefort, dit le roi, entrez.» Villefort salua et fit quelques pas en avant, attendant que le roi l'interrogeat. «Monsieur de Villefort, continua Louis XVIII, voici le duc de Blacas, qui pretend que vous avez quelque chose d'important a nous dire. --Sire, M. le duc a raison, et j'espere que Votre Majeste va le reconnaitre elle-meme. --D'abord, et avant toutes choses, monsieur, le mal est-il aussi grand, a votre avis, que l'on veut me le faire croire? --Sire, je le crois pressant; mais, grace a la diligence que j'ai faite, il n'est pas irreparable, je l'espere. --Parlez longuement si vous le voulez, monsieur, dit le roi, qui commencait a se laisser aller lui-meme a l'emotion qui avait bouleverse le visage de M. de Blacas, et qui alterait la voix de Villefort; parlez, et surtout commencez par le commencement: j'aime l'ordre en toutes choses. --Sire, dit Villefort, je ferai a Votre Majeste un rapport fidele, mais je la prierai cependant de m'excuser si le trouble ou je suis jette quelque obscurite dans mes paroles.» Un coup d'oeil jete sur le roi apres cet exorde insinuant, assura Villefort de la bienveillance de son auguste auditeur, et il continua: «Sire, je suis arrive le plus rapidement possible a Paris pour apprendre a Votre Majeste que j'ai decouvert dans le ressort de mes fonctions, non pas un de ces complots vulgaires et sans consequence, comme il s'en trame tous les jours dans les derniers rangs du peuple et de l'armee, mais une conspiration veritable, une tempete qui ne menace rien de moins que le trone de Votre Majeste. Sire, l'usurpateur arme trois vaisseaux; il medite quelque projet, insense peut-etre, mais peut-etre aussi terrible, tout insense qu'il est. A cette heure, il doit avoir quitte l'ile d'Elbe pour aller ou? je l'ignore, mais a coup sur pour tenter une descente soit a Naples, soit sur les cotes de Toscane, soit meme en France. Votre Majeste n'ignore pas que le souverain de l'ile d'Elbe a conserve des relations avec l'Italie et avec la France. --Oui, monsieur, je le sais, dit le roi fort emu, et, dernierement encore, on a eu avis que des reunions bonapartistes avaient lieu rue Saint-Jacques; mais continuez, je vous prie; comment avez-vous eu ces details? --Sire, ils resultent d'un interrogatoire que j'ai fait subir a un homme de Marseille que depuis longtemps je surveillais et que j'ai fait arreter le jour meme de mon depart; cet homme, marin turbulent et d'un bonapartisme qui m'etait suspect, a ete secretement a l'ile d'Elbe; il y a vu le grand marechal qui l'a charge d'une mission verbale pour un bonapartiste de Paris, dont je n'ai jamais pu lui faire dire le nom; mais cette mission etait de charger ce bonapartiste de preparer les esprits a un retour (remarquez que c'est l'interrogatoire qui parle, Sire), a un retour qui ne peut manquer d'etre prochain. --Et ou est cet homme? demanda Louis XVIII. --En prison, Sire. --Et la chose vous a paru grave? --Si grave, Sire, que cet evenement m'ayant surpris au milieu d'une fete de famille, le jour meme de mes fiancailles, j'ai tout quitte, fiancee et amis, tout remis a un autre temps pour venir deposer aux pieds de Votre Majeste et les craintes dont j'etais atteint et l'assurance de mon devouement. --C'est vrai, dit Louis XVIII; n'y avait-il pas un projet d'union entre vous et Mlle de Saint-Meran? --La fille d'un des plus fideles serviteurs de Votre Majeste. --Oui, oui; mais revenons a ce complot, monsieur de Villefort. --Sire, j'ai peur que ce soit plus qu'un complot, j'ai peur que ce soit une conspiration. --Une conspiration dans ces temps-ci, dit le roi en souriant, est chose facile a mediter, mais plus difficile a conduire a son but, par cela meme que, retabli d'hier sur le trone de nos ancetres, nous avons les yeux ouverts a la fois sur le passe, sur le present et sur l'avenir; depuis dix mois, mes ministres redoublent de surveillance pour que le littoral de la Mediterranee soit bien garde. Si Bonaparte descendait a Naples, la coalition tout entiere serait sur pied, avant seulement qu'il fut a Piombino; s'il descendait en Toscane, il mettrait le pied en pays ennemi; s'il descend en France, ce sera avec une poignee d'hommes, et nous en viendrons facilement a bout, execre comme il l'est par la population. Rassurez-vous donc, monsieur; mais ne comptez pas moins sur notre reconnaissance royale. --Ah! voici M. Dandre!» s'ecria le duc de Blacas. En ce moment, parut en effet sur le seuil de la porte M. le ministre de la Police, pale, tremblant, et dont le regard vacillait, comme s'il eut ete frappe d'un eblouissement. Villefort fit un pas pour se retirer; mais un serrement de main de M. de Blacas le retint. XI L'Ogre de Corse. Louis XVIII, a l'aspect de ce visage bouleverse, repoussa violemment la table devant laquelle il se trouvait. «Qu'avez-vous donc, monsieur le baron? s'ecria-t-il, vous paraissez tout bouleverse: ce trouble, cette hesitation, ont-ils rapport a ce que disait M. de Blacas, et a ce que vient de me confirmer M. de Villefort?» De son cote, M. de Blacas s'approchait vivement du baron, mais la terreur du courtisan empechait de triompher l'orgueil de l'homme d'Etat; en effet, en pareille circonstance, il etait bien autrement avantageux pour lui d'etre humilie par le prefet de police que de l'humilier sur un pareil sujet. «Sire... balbutia le baron. --Eh bien, voyons!» dit Louis XVIII. Le ministre de la Police, cedant alors a un mouvement de desespoir, alla se precipiter aux pieds de Louis XVIII, qui recula d'un pas, en froncant le sourcil. «Parlerez-vous? dit-il. --Oh! Sire, quel affreux malheur! suis-je assez a plaindre? je ne m'en consolerai jamais! --Monsieur, dit Louis XVIII, je vous ordonne de parler. --Eh bien, Sire, l'usurpateur a quitte l'ile d'Elbe le 28 fevrier et a debarque le 1er mars. --Ou cela? demanda vivement le roi. --En France, Sire, dans un petit port; pres d'Antibes, au golfe Juan. --L'usurpateur a debarque en France, pres d'Antibes, au golfe Juan, a deux cent cinquante lieues de Paris, le 1er mars, et vous apprenez cette nouvelle aujourd'hui seulement 3 mars!... Eh! monsieur, ce que vous me dites la est impossible: on vous aura fait un faux rapport, ou vous etes fou. --Helas! Sire, ce n'est que trop vrai!» Louis XVIII fit un geste indicible de colere et d'effroi, et se dressa tout debout, comme si un coup imprevu l'avait frappe en meme temps au coeur et au visage. «En France! s'ecria-t-il, l'usurpateur en France! Mais on ne veillait donc pas sur cet homme? mais qui sait? on etait donc d'accord avec lui? --Oh! Sire, s'ecria le duc de Blacas, ce n'est pas un homme comme M. Dandre que l'on peut accuser de trahison. Sire, nous etions tous aveugles, et le ministre de la Police a partage l'aveuglement general voila tout. --Mais... dit Villefort; puis s'arretant tout a coup: Ah! pardon, pardon, Sire, fit-il en s'inclinant, mon zele m'emporte, que Votre Majeste daigne m'excuser. --Parlez, monsieur, parlez hardiment, dit le roi; vous seul nous avez prevenu du mal, aidez-nous a y chercher le remede. --Sire, dit Villefort, l'usurpateur est deteste dans le Midi; il me semble que s'il se hasarde dans le Midi, on peut facilement soulever contre lui la Provence et le Languedoc. --Oui, sans doute, dit le ministre, mais il s'avance par Gap et Sisteron. --Il s'avance, il s'avance, dit Louis XVIII; il marche donc sur Paris?» Le ministre de la Police garda un silence qui equivalait au plus complet aveu. «Et le Dauphine, monsieur, demanda le roi a Villefort, croyez-vous qu'on puisse le soulever comme la Provence? --Sire, je suis fache de dire a Votre Majeste une verite cruelle; mais l'esprit du Dauphine est loin de valoir celui de la Provence et du Languedoc. Les montagnards sont bonapartistes, Sire. --Allons, murmura Louis XVIII, il etait bien renseigne. Et combien d'hommes a-t-il avec lui? --Sire, je ne sais, dit le ministre de la Police. --Comment, vous ne savez! Vous avez oublie de vous informer de cette circonstance? Il est vrai qu'elle est de peu d'importance, ajouta-t-il avec un sourire ecrasant. --Sire, je ne pouvais m'en informer; la depeche portait simplement l'annonce du debarquement et de la route prise par l'usurpateur. --Et comment donc vous est parvenue cette depeche?» demanda le roi. Le ministre baissa la tete, et une vive rougeur envahit son front. «Par le telegraphe, Sire», balbutia-t-il. Louis XVIII fait un pas en avant et croisa les bras comme eut fait Napoleon. «Ainsi, dit-il, palissant de colere, sept armees coalisees auront renverse cet homme; un miracle du ciel m'aura replace sur le trone de mes peres apres vingt-cinq ans d'exil; j'aurai, pendant ces vingt-cinq ans etudie, sonde, analyse les hommes et les choses de cette France qui m'etait promise, pour qu'arrive au but de tous mes voeux, une force que je tenais entre mes mains eclate et me brise! --Sire, c'est de la fatalite, murmura le ministre, sentant qu'un pareil poids, leger pour le destin, suffisait a ecraser un homme. --Mais ce que disaient de nous nos ennemis est donc vrai: Rien appris, rien oublie? Si j'etais trahi comme lui, encore, je me consolerais; mais etre au milieu de gens eleves par moi aux dignites, qui devaient veiller sur moi plus precieusement que sur eux-memes, car ma fortune c'est la leur, avant moi ils n'etaient rien, apres moi ils ne seront rien, et perir miserablement par incapacite, par ineptie! Ah! oui, monsieur, vous avez bien raison, c'est de la fatalite.» Le ministre se tenait courbe sous cet effrayant anatheme. M. de Blacas essuyait son front couvert de sueur; Villefort souriait interieurement, car il sentait grandir son importance. «Tomber, continuait Louis XVIII, qui du premier coup d'oeil avait sonde le precipice ou penchait la monarchie, tomber et apprendre sa chute par le telegraphe! Oh! j'aimerais mieux monter sur l'echafaud de mon frere Louis XVI, que de descendre ainsi l'escalier des Tuileries, chasse par le ridicule.... Le ridicule, monsieur, vous ne savez pas ce que c'est, en France, et cependant vous devriez le savoir. --Sire, Sire, murmura le ministre, par pitie!... --Approchez, monsieur de Villefort, continua le roi s'adressant au jeune homme, qui, debout, immobile et en arriere, considerait la marche de cette conversation ou flottait eperdu le destin d'un royaume, approchez et dites a monsieur qu'on pouvait savoir d'avance tout ce qu'il n'a pas su. --Sire, il etait materiellement impossible de deviner les projets que cet homme cachait a tout le monde. --Materiellement impossible! oui, voila un grand mot, monsieur; malheureusement, il en est des grands mots comme des grands hommes, je les ai mesures. Materiellement impossible a un ministre, qui a une administration, des bureaux, des agents, des mouchards, des espions et quinze cent mille francs de fonds secrets, de savoir ce qui se passe a soixante lieues des cotes de France! Eh bien, tenez, voici monsieur, qui n'avait aucune de ces ressources a sa disposition, voici monsieur, simple magistrat, qui en savait plus que vous avec toute votre police, et qui eut sauve ma couronne s'il eut eu comme vous le droit de diriger un telegraphe.» Le regard du ministre de la Police se tourna avec une expression de profond depit sur Villefort, qui inclina la tete avec la modestie du triomphe. «Je ne dis pas cela pour vous, Blacas, continua Louis XVIII, car si vous n'avez rien decouvert, vous, au moins avez-vous eu le bon esprit de perseverer dans votre soupcon: un autre que vous eut peut-etre considere la revelation de M. de Villefort comme insignifiante, ou bien encore suggeree par une ambition venale.» Ces mots faisaient allusion a ceux que le ministre de la Police avait prononces avec tant de confiance une heure auparavant. Villefort comprit le jeu du roi. Un autre peut-etre se serait laisse emporter par l'ivresse de la louange; mais il craignit de se faire un ennemi mortel du ministre de la Police, bien qu'il sentit que celui-ci etait irrevocablement perdu. En effet, le ministre qui n'avait pas, dans la plenitude de sa puissance, su deviner le secret de Napoleon, pouvait, dans les convulsions de son agonie, penetrer celui de Villefort: il ne lui fallait, pour cela, qu'interroger Dantes. Il vint donc en aide au ministre au lieu de l'accabler. «Sire, dit Villefort, la rapidite de l'evenement doit prouver a Votre Majeste que Dieu seul pouvait l'empecher en soulevant une tempete; ce que Votre Majeste croit de ma part l'effet d'une profonde perspicacite est du, purement et simplement, au hasard; j'ai profite de ce hasard en serviteur devoue, voila tout. Ne m'accordez pas plus que je ne merite, Sire, pour ne revenir jamais sur la premiere idee que vous aurez concue de moi.» Le ministre de la Police remercia le jeune homme par un regard eloquent, et Villefort comprit qu'il avait reussi dans son projet, c'est-a-dire que, sans rien perdre de la reconnaissance du roi, il venait de se faire un ami sur lequel, le cas echeant, il pouvait compter. «C'est bien, dit le roi. Et maintenant, messieurs, continua-t-il en se retournant vers M. de Blacas et vers le ministre de la Police, je n'ai plus besoin de vous, et vous pouvez vous retirer: ce qui reste a faire est du ressort du ministre de la Guerre. --Heureusement, Sire, dit M. de Blacas, que nous pouvons compter sur l'armee. Votre Majeste sait combien tous les rapports nous la peignent devouee a votre gouvernement. --Ne me parlez pas de rapports: maintenant, duc, je sais la confiance que l'on peut avoir en eux. Eh! mais, a propos de rapports, monsieur le baron, qu'avez-vous appris de nouveau sur l'affaire de la rue Saint-Jacques? --Sur l'affaire de la rue Saint-Jacques!» s'ecria Villefort, ne pouvant retenir une exclamation. Mais s'arretant tout a coup: «Pardon, Sire, dit-il, mon devouement a Votre Majeste me fait sans cesse oublier, non le respect que j'ai pour elle, ce respect est trop profondement grave dans mon coeur, mais les regles de l'etiquette. --Dites et faites, monsieur, reprit Louis XVIII; vous avez acquis aujourd'hui le droit d'interroger. --Sire, repondit le ministre de la Police, je venais justement aujourd'hui donner a Votre Majeste les nouveaux renseignements que j'avais recueillis sur cet evenement, lorsque l'attention de Votre Majeste a ete detournee par la terrible catastrophe du golfe; maintenant, ces renseignements n'auraient plus aucun interet pour le roi. --Au contraire, monsieur, au contraire, dit Louis XVIII, cette affaire me semble avoir un rapport direct avec celle qui nous occupe, et la mort du general Quesnel va peut-etre nous mettre sur la voie d'un grand complot interieur.» A ce nom du general Quesnel, Villefort frissonna. «En effet, Sire, reprit le ministre de la Police, tout porterait a croire que cette mort est le resultat, non pas d'un suicide, comme on l'avait cru d'abord, mais d'un assassinat: le general Quesnel sortait, a ce qu'il parait, d'un club bonapartiste lorsqu'il a disparu. Un homme inconnu etait venu le chercher le matin meme, et lui avait donne rendez-vous rue Saint-Jacques; malheureusement, le valet de chambre du general, qui le coiffait au moment ou cet inconnu a ete introduit dans le cabinet, a bien entendu qu'il designait la rue Saint-Jacques, mais n'a pas retenu le numero.» A mesure que le ministre de la Police donnait au roi Louis XVIII ces renseignements, Villefort, qui semblait suspendu a ses levres, rougissait et palissait. Le roi se retourna de son cote. «N'est-ce pas votre avis, comme c'est le mien, monsieur de Villefort, que le general Quesnel, que l'on pouvait croire attache a l'usurpateur, mais qui, reellement, etait tout entier a moi, a peri victime d'un guet-apens bonapartiste? --C'est probable, Sire, repondit Villefort; mais ne sait-on rien de plus? --On est sur les traces de l'homme qui avait donne le rendez-vous. --On est sur ses traces? repeta Villefort. --Oui, le domestique a donne son signalement: c'est un homme de cinquante a cinquante-deux ans, brun, avec des yeux noirs couverts d'epais sourcils, et portant moustaches; il etait vetu d'une redingote bleue, et portait a sa boutonniere une rosette d'officier de la Legion d'honneur. Hier on a suivi un individu dont le signalement repond exactement a celui que je viens de dire, et on l'a perdu au coin de la rue de la Jussienne et de la rue Coq-Heron.» Villefort s'etait appuye au dossier d'un fauteuil car a mesure que le ministre de la Police parlait, il sentait ses jambes se derober sous lui; mais lorsqu'il vit que l'inconnu avait echappe aux recherches de l'agent qui le suivait, il respira. «Vous chercherez cet homme, monsieur, dit le roi au ministre de la Police; car, si, comme tout me porte a le croire, le general Quesnel, qui nous eut ete si utile en ce moment, a ete victime d'un meurtre, bonapartistes ou non, je veux que ses assassins soient cruellement punis.» Villefort eut besoin de tout son sang-froid pour ne point trahir la terreur que lui inspirait cette recommandation du roi. «Chose etrange! continua le roi avec un mouvement d'humeur, la police croit avoir tout dit lorsqu'elle a dit: un meurtre a ete commis, et tout fait lorsqu'elle a ajoute: on est sur la trace des coupables. --Sire, Votre Majeste, sur ce point du moins, sera satisfaite, je l'espere. --C'est bien, nous verrons; je ne vous retiens pas plus longtemps, baron; monsieur de Villefort, vous devez etre fatigue de ce long voyage, allez vous reposer. Vous etes sans doute descendu chez votre pere?» Un eblouissement passa sur les yeux de Villefort. «Non, Sire, dit-il, je suis descendu hotel de Madrid, rue de Tournon. --Mais vous l'avez vu? --Sire, je me suis fait tout d'abord conduire chez M. le duc de Blacas. --Mais vous le verrez, du moins? --Je ne le pense pas, Sire. --Ah! c'est juste, dit Louis XVIII en souriant de maniere a prouver que toutes ces questions reiterees n'avaient pas ete faites sans intention, j'oubliais que vous etes en froid avec M. Noirtier, et que c'est un nouveau sacrifice fait a la cause royale, et dont il faut que je vous dedommage. --Sire, la bonte que me temoigne Votre Majeste est une recompense qui depasse de si loin toutes mes ambitions, que je n'ai rien a demander de plus au roi. --N'importe, monsieur, et nous ne vous oublierons pas, soyez tranquille; en attendant (le roi detacha la croix de la Legion d'honneur qu'il portait d'ordinaire sur son habit bleu, pres de la croix de Saint-Louis, au-dessus de la plaque de l'ordre de Notre-Dame du mont Carmel et de Saint-Lazare, et la donnant a Villefort), en attendant, dit-il, prenez toujours cette croix. --Sire, dit Villefort, Votre Majeste, se trompe, cette croix est celle d'officier. --Ma foi, monsieur, dit Louis XVIII, prenez-la telle qu'elle est; je n'ai pas le temps d'en faire demander une autre. Blacas, vous veillerez a ce que le brevet soit delivre a M. de Villefort.» Les yeux de Villefort se mouillerent d'une larme d'orgueilleuse joie; il prit la croix et la baisa. «Et maintenant, demanda-t-il, quels sont les ordres que me fait l'honneur de me donner Votre Majeste? --Prenez le repos qui vous est necessaire et songez que, sans force a Paris pour me servir, vous pouvez m'etre a Marseille de la plus grande utilite. --Sire, repondit Villefort en s'inclinant, dans une heure j'aurai quitte Paris. --Allez, monsieur, dit le roi, et si je vous oubliais--la memoire des rois est courte--ne craignez pas de vous rappeler a mon souvenir... Monsieur le baron, donnez l'ordre qu'on aille chercher le ministre de la Guerre. Blacas, restez. --Ah! monsieur, dit le ministre de la Police a Villefort en sortant des Tuileries, vous entrez par la bonne porte et votre fortune est faite. --Sera-t-elle longue?» murmura Villefort en saluant le ministre, dont la carriere etait finie, et en cherchant des yeux une voiture pour rentrer chez lui. Un fiacre passait sur le quai, Villefort lui fit un signe, le fiacre s'approcha; Villefort donna son adresse et se jeta dans le fond de la voiture, se laissant aller a ses reves d'ambition. Dix minutes apres, Villefort etait rentre chez lui; il commanda ses chevaux pour dans deux heures, et ordonna qu'on lui servit a dejeuner. Il allait se mettre a table lorsque le timbre de la sonnette retentit sous une main franche et ferme: le valet de chambre alla ouvrir, et Villefort entendit une voix qui prononcait son nom. «Qui peut deja savoir que je suis ici?» se demanda le jeune homme. En ce moment, le valet de chambre rentra. «Eh bien, dit Villefort, qu'y a-t-il donc? qui a sonne? qui me demande? --Un etranger qui ne veut pas dire son nom. --Comment! un etranger qui ne veut pas dire son nom? et que me veut cet etranger? --Il veut parler a monsieur. --A moi? --Oui. --Il m'a nomme? --Parfaitement. --Et quelle apparence a cet etranger? --Mais, monsieur, c'est un homme d'une cinquantaine d'annees. --Petit? grand? --De la taille de monsieur a peu pres. --Brun ou blond? --Brun, tres brun: des cheveux noirs, des yeux noirs, des sourcils noirs. --Et vetu, demanda vivement Villefort, vetu de quelle facon? --D'une grande levite bleue boutonnee du haut en bas; decore de la Legion d'honneur. --C'est lui, murmura Villefort en palissant. --Eh pardieu! dit en paraissant sur la porte l'individu dont nous avons deja donne deux fois le signalement, voila bien des facons; est-ce l'habitude a Marseille que les fils fassent faire antichambre a leur pere? --Mon pere! s'ecria Villefort; je ne m'etais donc pas trompe... et je me doutais que c'etait vous. --Alors, si tu te doutais que c'etait moi, reprit le nouveau venu, en posant sa canne dans un coin et son chapeau sur une chaise, permets-moi de te dire, mon cher Gerard, que ce n'est guere aimable a toi de me faire attendre ainsi. --Laissez-nous, Germain», dit Villefort. Le domestique sortit en donnant des marques visibles d'etonnement. XII Le pere et le fils. M. Noirtier, car c'etait en effet lui-meme qui venait d'entrer, suivit des yeux le domestique jusqu'a ce qu'il eut referme la porte; puis, craignant sans doute qu'il n'ecoutat dans l'antichambre, il alla rouvrir derriere lui: la precaution n'etait pas inutile, et la rapidite avec laquelle maitre Germain se retira prouva qu'il n'etait point exempt du peche qui perdit nos premiers peres. M. Noirtier prit alors la peine d'aller fermer lui-meme la porte de l'antichambre, revint fermer celle de la chambre a coucher, poussa les verrous, et revint tendre la main a Villefort, qui avait suivi tous ces mouvements avec une surprise dont il n'etait pas encore revenu. «Ah ca! sais-tu bien, mon cher Gerard, dit-il au jeune homme en le regardant avec un sourire dont il etait assez difficile de definir l'expression, que tu n'as pas l'air ravi de me voir? --Si fait, mon pere, dit Villefort, je suis enchante; mais j'etais si loin de m'attendre a votre visite, qu'elle m'a quelque peu etourdi. --Mais, mon cher ami, reprit M. Noirtier en s'asseyant, il me semble que je pourrais vous en dire autant. Comment! vous m'annoncez vos fiancailles a Marseille pour le 28 fevrier, et le 3 mars vous etes a Paris? --Si j'y suis, mon pere, dit Gerard en se rapprochant de M. Noirtier, ne vous en plaignez pas, car c'est pour vous que j'etais venu, et ce voyage vous sauvera peut-etre. --Ah! vraiment, dit M. Noirtier en s'allongeant nonchalamment dans le fauteuil ou il etait assis; vraiment! contez-moi donc cela, monsieur le magistrat, ce doit etre curieux. --Mon pere, vous avez entendu parler de certain club bonapartiste qui se tient rue Saint-Jacques? --No 53? Oui, j'en suis vice-president. --Mon pere, votre sang-froid me fait fremir. --Que veux-tu, mon cher? quand on a ete proscrit par les montagnards, qu'on est sorti de Paris dans une charrette de foin, qu'on a ete traque dans les landes de Bordeaux par les limiers de Robespierre, cela vous a aguerri a bien des choses. Continue donc. Eh bien, que s'est-il passe a ce club de la rue Saint-Jacques? --Il s'y est passe qu'on y a fait venir le general Quesnel, et que le general Quesnel, sorti a neuf heures du soir de chez lui, a ete retrouve le surlendemain dans la Seine. --Et qui vous a conte cette belle histoire? --Le roi lui-meme, monsieur. --Eh bien, moi, en echange de votre histoire, continua Noirtier, je vais vous apprendre une nouvelle. --Mon pere, je crois savoir deja ce que vous allez me dire. --Ah! vous savez le debarquement de Sa Majeste l'Empereur? --Silence, mon pere, je vous prie, pour vous d'abord, et puis ensuite pour moi. Oui, je savais cette nouvelle, et meme je la savais avant vous, car depuis trois jours je brule le pave, de Marseille a Paris, avec la rage de ne pouvoir lancer a deux cents lieues en avant de moi la pensee qui me brule le cerveau. --Il y a trois jours! etes-vous fou? Il y a trois jours, l'Empereur n'etait pas embarque. --N'importe, je savais le projet. --Et comment cela? --Par une lettre qui vous etait adressee de l'ile d'Elbe. --A moi? --A vous, et que j'ai surprise dans le portefeuille du messager. Si cette lettre etait tombee entre les mains d'un autre, a cette heure, mon pere, vous seriez fusille, peut-etre.» Le pere de Villefort se mit a rire. «Allons, allons, dit-il, il parait que la Restauration a appris de l'Empire la facon d'expedier promptement les affaires.... Fusille! mon cher, comme vous y allez! et cette lettre, ou est-elle? Je vous connais trop pour craindre que vous l'ayez laissee trainer. --Je l'ai brulee, de peur qu'il n'en restat un seul fragment: car cette lettre, c'etait votre condamnation. --Et la perte de votre avenir, repondit froidement Noirtier; oui, je comprends cela; mais je n'ai rien a craindre puisque vous me protegez. --Je fais mieux que cela, monsieur, je vous sauve. --Ah! diable! ceci devient plus dramatique; expliquez-vous. --Monsieur, j'en reviens a ce club de la rue Saint-Jacques. --Il parait que ce club tient au coeur de messieurs de la police. Pourquoi n'ont-ils pas mieux cherche? ils l'auraient trouve. --Ils ne l'ont pas trouve, mais ils sont sur la trace. --C'est le mot consacre, je le sais bien: quand la police est en defaut, elle dit qu'elle est sur la trace, et le gouvernement attend tranquillement le jour ou elle vient dire, l'oreille basse, que cette trace est perdue. --Oui, mais on a trouve un cadavre: le general Quesnel a ete tue, et dans tous les pays du monde cela s'appelle un meurtre. --Un meurtre, dites-vous? mais rien ne prouve que le general ait ete victime d'un meurtre: on trouve tous les jours des gens dans la Seine, qui s'y sont jetes de desespoir, qui s'y sont noyes ne sachant pas nager. --Mon pere, vous savez tres bien que le general ne s'est pas noye par desespoir, et qu'on ne se baigne pas dans la Seine au mois de janvier. Non, non, ne vous abusez pas, cette mort est bien qualifiee de meurtre. --Et qui l'a qualifiee ainsi? --Le roi lui-meme. --Le roi! Je le croyais assez philosophe pour comprendre qu'il n'y a pas de meurtre en politique. En politique, mon cher, vous le savez comme moi, il n'y a pas d'hommes, mais des idees; pas de sentiments, mais des interets; en politique, on ne tue pas un homme: on supprime un obstacle, voila tout. Voulez-vous savoir comment les choses se sont passees? eh bien, moi, je vais vous le dire. On croyait pouvoir compter sur le general Quesnel: on nous l'avait recommande de l'ile d'Elbe, l'un de nous va chez lui, l'invite a se rendre rue Saint-Jacques a une assemblee ou il trouvera des amis; il y vient, et la on lui deroule tout le plan, le depart de l'ile d'Elbe, le debarquement projete; puis, quand il a tout ecoute tout entendu, qu'il ne reste plus rien a lui apprendre, il repond qu'il est royaliste: alors chacun se regarde; on lui fait faire serment, il le fait, mais de si mauvaise grace vraiment, que c'etait tenter Dieu que de jurer ainsi; eh bien, malgre tout cela, on a laisse le general sortir libre, parfaitement libre. Il n'est pas rentre chez lui, que voulez-vous, mon cher? Il est sorti de chez nous: il se sera trompe de chemin, voila tout. Un meurtre! en verite vous me surprenez, Villefort, vous, substitut du procureur du roi, de batir une accusation sur de si mauvaises preuves. Est-ce que jamais je me suis avise de vous dire a vous, quand vous exercez votre metier de royaliste, et que vous faites couper la tete a l'un des miens: «Mon fils, vous avez commis un meurtre!» Non, j'ai dit: «Tres bien, monsieur, vous avez combattu victorieusement; a demain la revanche.» --Mais, mon pere, prenez garde, cette revanche sera terrible quand nous la prendrons. --Je ne vous comprends pas. --Vous comptez sur le retour de l'usurpateur? --Je l'avoue. --Vous vous trompez, mon pere, il ne fera pas dix lieues dans l'interieur de la France sans etre poursuivi, traque, pris comme une bete fauve. --Mon cher ami, l'Empereur est, en ce moment, sur la route de Grenoble, le 10 ou le 12 il sera a Lyon, et le 20 ou le 25 a Paris. --Les populations vont se soulever.... --Pour aller au-devant de lui. --Il n'a avec lui que quelques hommes, et l'on enverra contre lui des armees. --Qui lui feront escorte pour rentrer dans la capitale. En verite, mon cher Gerard, vous n'etes encore qu'un enfant; vous vous croyez bien informe parce qu'un telegraphe vous dit, trois jours apres le debarquement: «L'usurpateur est debarque a Cannes avec quelques hommes; on est a sa poursuite.» Mais ou est-il? que fait-il? vous n'en savez rien: on le poursuit, voila tout ce que vous savez. Eh bien, on le poursuivra ainsi jusqu'a Paris, sans bruler une amorce. --Grenoble et Lyon sont des villes fideles, et qui lui opposeront une barriere infranchissable. --Grenoble lui ouvrira ses portes avec enthousiasme, Lyon tout entier ira au-devant de lui. Croyez-moi, nous sommes aussi bien informes que vous, et notre police vaut bien la votre: en voulez-vous une preuve? c'est que vous vouliez me cacher votre voyage, et que cependant j'ai su votre arrivee une demi-heure apres que vous avez eu passe la barriere; vous n'avez donne votre adresse a personne qu'a votre postillon, eh bien, je connais votre adresse, et la preuve en est que j'arrive chez vous juste au moment ou vous allez vous mettre a table; sonnez donc, et demandez un second couvert; nous dinerons ensemble. --En effet, repondit Villefort, regardant son pere avec etonnement, en effet, vous me paraissez bien instruit. --Eh! mon Dieu, la chose est toute simple; vous autres, qui tenez le pouvoir, vous n'avez que les moyens que donne l'argent; nous autres, qui l'attendons, nous avons ceux que donne le devouement. --Le devouement? dit Villefort en riant. --Oui, le devouement; c'est ainsi qu'on appelle en termes honnetes, l'ambition qui espere.» Et le pere de Villefort etendit lui-meme la main vers le cordon de la sonnette pour appeler le domestique que n'appelait pas son fils. Villefort lui arreta le bras. «Attendez, mon pere, dit le jeune homme, encore un mot. --Dites. --Si mal faite que soit la police royaliste, elle sait cependant une chose terrible. --Laquelle? --C'est le signalement de l'homme qui, le matin du jour ou a disparu le general Quesnel, s'est presente chez lui. --Ah! elle sait cela, cette bonne police? et ce signalement, quel est-il? --Teint brun, cheveux, favoris et yeux noirs redingote bleue boutonnee jusqu'au menton, rosette d'officier de la Legion d'honneur a la boutonniere, chapeau a larges bords et canne de jonc. --Ah! ah! elle sait cela? dit Noirtier, et pourquoi donc, en ce cas, n'a-t-elle pas mis la main sur cet homme? --Parce qu'elle l'a perdu, hier ou avant-hier, au coin de la rue Coq-Heron. --Quand je vous disais que votre police etait une sotte? --Oui, mais d'un moment a l'autre elle peut le trouver. --Oui, dit Noirtier en regardant insoucieusement autour de lui, oui, si cet homme n'est pas averti, mais il l'est; et, ajouta-t-il en souriant, il va changer de visage et de costume.» A ces mots, il se leva, mit bas sa redingote et sa cravate, alla vers une table sur laquelle etaient preparees toutes les pieces du necessaire de toilette de son fils, prit un rasoir, se savonna le visage, et d'une main parfaitement ferme abattit ces favoris compromettants qui donnaient a la police un document si precieux. Villefort le regardait faire avec une terreur qui n'etait pas exempte d'admiration. Ses favoris coupes, Noirtier donna un autre tour a ses cheveux: prit, au lieu de sa cravate noire, une cravate de couleur qui se presentait a la surface d'une malle ouverte; endossa, au lieu de sa redingote bleue et boutonnante, une redingote de Villefort, de couleur marron et de forme evasee; essaya devant la glace le chapeau a bords retrousses du jeune homme, parut satisfait de la maniere dont il lui allait, et, laissant la canne de jonc dans le coin de la cheminee ou il l'avait posee, il fit siffler dans sa main nerveuse une petite badine de bambou avec laquelle l'elegant substitut donnait a sa demarche la desinvolture qui en etait une des principales qualites. «Eh bien, dit-il, se retournant vers son fils stupefait, lorsque cette espece de changement a vue fut opere, eh bien, crois-tu que ta police me reconnaisse maintenant? --Non, mon pere, balbutia Villefort; je l'espere, du moins. --Maintenant, mon cher Gerard, continua Noirtier, je m'en rapporte a ta prudence pour faire disparaitre tous les objets que je laisse a ta garde. --Oh! soyez tranquille, mon pere, dit Villefort. --Oui, oui! et maintenant je crois que tu as raison, et que tu pourrais bien, en effet, m'avoir sauve la vie; mais, sois tranquille, je te rendrai cela prochainement.» Villefort hocha la tete. «Tu n'es pas convaincu? --J'espere, du moins, que vous vous trompez. --Reverras-tu le roi? --Peut-etre. --Veux-tu passer a ses yeux pour un prophete? --Les prophetes de malheur sont mal venus a la cour, mon pere. --Oui, mais, un jour ou l'autre, on leur rend justice; et suppose une seconde Restauration, alors tu passeras pour un grand homme. --Enfin, que dois-je dire au roi? --Dis-lui ceci: «Sire, on vous trompe sur les dispositions de la France, sur l'opinion des villes, sur l'esprit de l'armee; celui que vous appelez a Paris l'ogre de Corse, qui s'appelle encore l'usurpateur a Nevers, s'appelle deja Bonaparte a Lyon, et l'Empereur a Grenoble. Vous le croyez traque, poursuivi, en fuite; il marche, rapide comme l'aigle qu'il rapporte. Les soldats, que vous croyez mourants de faim, ecrases de fatigue, prets a deserter, s'augmentent comme les atomes de neige autour de la boule qui se precipite. Sire, partez; abandonnez la France a son veritable maitre, a celui qui ne l'a pas achetee, mais conquise; partez, Sire, non pas que vous couriez quelque danger, votre adversaire est assez fort pour faire grace, mais parce qu'il serait humiliant pour un petit-fils de saint Louis de devoir la vie a l'homme d'Arcole, de Marengo et d'Austerlitz.» Dis-lui cela, Gerard; ou plutot, va, ne lui dis rien; dissimule ton voyage; ne te vante pas de ce que tu es venu faire et de ce que tu as fait a Paris; reprends la poste; si tu as brule le chemin pour venir, devore l'espace pour retourner; rentre a Marseille de nuit; penetre chez toi par une porte de derriere, et la reste bien doux, bien humble, bien secret, bien inoffensif surtout, car cette fois, je te le jure, nous agirons en gens vigoureux et qui connaissent leurs ennemis. Allez, mon fils, allez, mon cher Gerard, et moyennant cette obeissance aux ordres paternels, ou, si vous l'aimez mieux, cette deference pour les conseils d'un ami, nous vous maintiendrons dans votre place. Ce sera, ajouta Noirtier en souriant, un moyen pour vous de me sauver une seconde fois, si la bascule politique vous remet un jour en haut et moi en bas. Adieu, mon cher Gerard; a votre prochain voyage, descendez chez moi.» Et Noirtier sortit a ces mots, avec la tranquillite qui ne l'avait pas quitte un instant pendant la duree de cet entretien si difficile. Villefort, pale et agite, courut a la fenetre, entrouvrit le rideau, et le vit passer, calme et impassible, au milieu de deux ou trois hommes de mauvaise mine, embusques au coin des bornes et a l'angle des rues, qui etaient peut-etre la pour arreter l'homme aux favoris noirs, a la redingote bleue et au chapeau a larges bords. Villefort demeura ainsi, debout et haletant, jusqu'a ce que son pere eut disparu au carrefour Bussy. Alors il s'elanca vers les objets abandonnes par lui, mit au plus profond de sa malle la cravate noire et la redingote bleue, tordit le chapeau qu'il fourra dans le bas d'une armoire, brisa la canne de jonc en trois morceaux qu'il jeta au feu, mit une casquette de voyage, appela son valet de chambre, lui interdit d'un regard les mille questions qu'il avait envie de faire, regla son compte avec l'hotel, sauta dans sa voiture qui l'attendait tout attelee, apprit a Lyon que Bonaparte venait d'entrer a Grenoble, et, au milieu de l'agitation qui regnait tout le long de la route, arriva a Marseille, en proie a toutes les transes qui entrent dans le coeur de l'homme avec l'ambition et les premiers honneurs. XIII Les Cent-Jours. M. Noirtier etait un bon prophete, et les choses marcherent vite, comme il l'avait dit. Chacun connait ce retour de l'ile d'Elbe, retour etrange, miraculeux, qui, sans exemple dans le passe, restera probablement sans imitation dans l'avenir. Louis XVIII n'essaya que faiblement de parer ce coup si rude: son peu de confiance dans les hommes lui otait sa confiance dans les evenements. La royaute, ou plutot la monarchie, a peine reconstituee par lui, trembla sur sa base encore incertaine, et un seul geste de l'Empereur fit crouler tout cet edifice melange informe de vieux prejuges et d'idees nouvelles. Villefort n'eut donc de son roi qu'une reconnaissance non seulement inutile pour le moment, mais meme dangereuse, et cette croix d'officier de la Legion d'honneur, qu'il eut la prudence de ne pas montrer, quoique M. de Blacas, comme le lui avait recommande le roi, lui en eut fait soigneusement expedier le brevet. Napoleon eut, certes, destitue Villefort sans la protection de Noirtier, devenu tout-puissant a la cour des Cent-Jours, et par les perils qu'il avait affrontes et par les services qu'il avait rendus. Ainsi, comme il le lui avait promis, le girondin de 93 et le senateur de 1806 protegea celui qui l'avait protege la veille. Toute la puissance de Villefort se borna donc, pendant cette evocation de l'empire, dont, au reste, il fut bien facile de prevoir la seconde chute, a etouffer le secret que Dantes avait ete sur le point de divulguer. Le procureur du roi seul fut destitue, soupconne qu'il etait de tiedeur en bonapartisme. Cependant, a peine le pouvoir imperial fut-il retabli, c'est-a-dire a peine l'empereur habita-t-il ces Tuileries que Louis XVIII venait de quitter, et eut-il lance ses ordres nombreux et divergents de ce petit cabinet ou nous avons, a la suite de Villefort, introduit nos lecteurs, et sur la table de noyer duquel il retrouva, encore tout ouverte et a moitie pleine, la tabatiere de Louis XVIII, que Marseille, malgre l'attitude de ses magistrats, commenca a sentir fermenter en elle ces brandons de guerre civile toujours mal eteints dans le Midi; peu s'en fallut alors que les represailles n'allassent au-dela de quelques charivaris dont on assiegea les royalistes enfermes chez eux, et des affronts publics dont on poursuivit ceux qui se hasardaient a sortir. Par un revirement tout naturel, le digne armateur, que nous avons designe comme appartenant au parti populaire, se trouva a son tour en ce moment, nous ne dirons pas tout-puissant, car M. Morrel etait un homme prudent et legerement timide, comme tous ceux qui ont fait une lente et laborieuse fortune commerciale, mais en mesure, tout depasse qu'il etait par les zeles bonapartistes qui le traitaient de modere, en mesure, dis-je, d'elever la voix pour faire entendre une reclamation; cette reclamation, comme on le devine facilement, avait trait a Dantes. Villefort etait demeure debout, malgre la chute de son superieur, et son mariage, en restant decide, etait cependant remis a des temps plus heureux. Si l'empereur gardait le trone, c'etait une autre alliance qu'il fallait a Gerard, et son pere se chargerait de la lui trouver; si une seconde Restauration ramenait Louis XVIII en France, l'influence de M. de Saint-Meran doublait, ainsi que la sienne, et l'union redevenait plus sortable que jamais. Le substitut du procureur du roi etait donc momentanement le premier magistrat de Marseille, lorsqu'un matin sa porte s'ouvrit, et on lui annonca M. Morrel. Un autre se fut empresse d'aller au-devant de l'armateur, et, par cet empressement, eut indique sa faiblesse; mais Villefort etait un homme superieur qui avait, sinon la pratique, du moins l'instinct de toutes choses. Il fit faire antichambre a Morrel, comme il eut fait sous la Restauration, quoiqu'il n'eut personne pres de lui, mais par la simple raison qu'il est d'habitude qu'un substitut du procureur du roi fasse faire antichambre; puis, apres un quart d'heure qu'il employa a lire deux ou trois journaux de nuances differentes, il ordonna que l'armateur fut introduit. M. Morrel s'attendait a trouver Villefort abattu: il le trouva comme il l'avait vu six semaines auparavant, c'est-a-dire calme, ferme et plein de cette froide politesse, la plus infranchissable de toutes les barrieres qui separent l'homme eleve de l'homme vulgaire. Il avait penetre dans le cabinet de Villefort, convaincu que le magistrat allait trembler a sa vue, et c'etait lui, tout au contraire, qui se trouvait tout frissonnant et tout emu devant ce personnage interrogateur, qui l'attendait le coude appuye sur son bureau. Il s'arreta a la porte. Villefort le regarda, comme s'il avait quelque peine a le reconnaitre. Enfin, apres quelques secondes d'examen et de silence, pendant lesquelles le digne armateur tournait et retournait son chapeau entre ses mains: «Monsieur Morrel, je crois? dit Villefort. --Oui, monsieur, moi-meme, repondit l'armateur. --Approchez-vous donc, continua le magistrat, en faisant de la main un signe protecteur, et dites-moi a quelle circonstance je dois l'honneur de votre visite. --Ne vous en doutez-vous point, monsieur? demanda Morrel. --Non, pas le moins du monde; ce qui n'empeche pas que je ne sois tout dispose a vous etre agreable, si la chose etait en mon pouvoir. --La chose depend entierement de vous, monsieur, dit Morrel. --Expliquez-vous donc, alors. --Monsieur, continua l'armateur, reprenant son assurance a mesure qu'il parlait, et affermi d'ailleurs par la justice de sa cause et la nettete de sa position, vous vous rappelez que, quelques jours avant qu'on apprit le debarquement de Sa Majeste l'empereur, j'etais venu reclamer votre indulgence pour un malheureux jeune homme, un marin, second a bord de mon brick; il etait accuse, si vous vous le rappelez de relations avec l'ile d'Elbe: ces relations, qui etaient un crime a cette epoque, sont aujourd'hui des titres de faveur. Vous serviez Louis XVIII alors, et ne l'avez pas menage, monsieur; c'etait votre devoir. Aujourd'hui, vous servez Napoleon, et vous devez le proteger; c'est votre devoir encore. Je viens donc vous demander ce qu'il est devenu.» Villefort fit un violent effort sur lui meme. «Le nom de cet homme? demanda-t-il: ayez la bonte de me dire son nom. --Edmond Dantes.» Evidemment, Villefort eut autant aime, dans un duel, essuyer le feu de son adversaire a vingt-cinq pas, que d'entendre prononcer ainsi ce nom a bout portant; cependant il ne sourcilla point. «De cette facon, se dit en lui-meme Villefort, on ne pourra point m'accuser d'avoir fait de l'arrestation de ce jeune homme une question purement personnelle.» «Dantes? repeta-t-il, Edmond Dantes, dites-vous? --Oui, monsieur.» Villefort ouvrit alors un gros registre place dans un casier voisin, recourut a une table, de la table passa a des dossiers, et, se retournant vers l'armateur: «Etes-vous bien sur de ne pas vous tromper, monsieur?» lui dit-il de l'air le plus naturel. Si Morrel eut ete un homme plus fin ou mieux eclaire sur cette affaire, il eut trouve bizarre que le substitut du procureur du roi daignat lui repondre sur ces matieres completement etrangeres a son ressort; et il se fut demande pourquoi Villefort ne le renvoyait point aux registres d'ecrou, aux gouverneurs de prison, au prefet du departement. Mais Morrel, cherchant en vain la crainte dans Villefort, n'y vit plus, du moment ou toute crainte paraissait absente, que la condescendance: Villefort avait rencontre juste. «Non, monsieur, dit Morrel, je ne me trompe pas; d'ailleurs, je connais le pauvre garcon depuis dix ans, et il est a mon service depuis quatre. Je vins, vous en souvenez-vous? il y a six semaines, vous prier d'etre clement, comme je viens aujourd'hui vous prier d'etre juste pour le pauvre garcon; vous me recutes meme assez mal et me repondites en homme mecontent. Ah! c'est que les royalistes etaient durs aux bonapartistes en ce temps-la! --Monsieur, repondit Villefort arrivant a la parade avec sa prestesse et son sang-froid ordinaires, j'etais royaliste alors que je croyais les Bourbons non seulement les heritiers legitimes du trone, mais encore les elus de la nation; mais le retour miraculeux dont nous venons d'etre temoins m'a prouve que je me trompais. Le genie de Napoleon a vaincu: le monarque legitime est le monarque aime. --A la bonne heure! s'ecria Morrel avec sa bonne grosse franchise, vous me faites plaisir de me parler ainsi, et j'en augure bien pour le sort d'Edmond. --Attendez donc, reprit Villefort en feuilletant un nouveau registre, j'y suis: c'est un marin, n'est-ce pas, qui epousait une Catalane? Oui, oui; oh! je me rappelle maintenant: la chose etait tres grave. --Comment cela? --Vous savez qu'en sortant de chez moi il avait ete conduit aux prisons du palais de justice. --Oui, eh bien? --Eh bien, j'ai fait mon rapport a Paris, j'ai envoye les papiers trouves sur lui. C'etait mon devoir que voulez-vous... et huit jours apres son arrestation le prisonnier fut enleve. --Enleve! s'ecria Morrel; mais qu'a-t-on pu faire du pauvre garcon? --Oh! rassurez-vous. Il aura ete transporte a Fenestrelle, a Pignerol, aux Iles Sainte-Marguerite, ce que l'on appelle depayse, en termes d'administration; et un beau matin vous allez le voir revenir prendre le commandement de son navire. --Qu'il vienne quand il voudra, sa place lui sera gardee. Mais comment n'est-il pas deja revenu? Il me semble que le premier soin de la justice bonapartiste eut du etre de mettre dehors ceux qu'avait incarceres la justice royaliste. --N'accusez pas temerairement, mon cher monsieur Morrel, repondit Villefort; il faut, en toutes choses, proceder legalement. L'ordre d'incarceration etait venu d'en haut, il faut que d'en haut aussi vienne l'ordre de liberte. Or, Napoleon est rentre depuis quinze jours a peine; a peine aussi les lettres d'abolition doivent-elles etre expediees. --Mais, demanda Morrel, n'y a-t-il pas moyen de presser les formalites, maintenant que nous triomphons? J'ai quelques amis, quelque influence, je puis obtenir mainlevee de l'arret. --Il n'y a pas eu d'arret. --De l'ecrou, alors. --En matiere politique, il n'y a pas de registre d'ecrou; parfois les gouvernements ont interet a faire disparaitre un homme sans qu'il laisse trace de son passage: des notes d'ecrou guideraient les recherches. --C'etait comme cela sous les Bourbons peut-etre, mais maintenant.... --C'est comme cela dans tous les temps, mon cher monsieur Morrel; les gouvernements se suivent et se ressemblent; la machine penitentiaire montee sous Louis XIV va encore aujourd'hui, a la Bastille pres. L'Empereur a toujours ete plus strict pour le reglement de ses prisons que ne l'a ete le Grand Roi lui-meme; et le nombre des incarceres dont les registres ne gardent aucune trace est incalculable.» Tant de bienveillance eut detourne des certitudes, et Morrel n'avait pas meme de soupcons. «Mais enfin, monsieur de Villefort, dit-il, quel conseil me donneriez-vous qui hatat le retour du pauvre Dantes? --Un seul, monsieur: faites une petition au ministre de la Justice. --Oh! monsieur, nous savons ce que c'est que les petitions: le ministre en recoit deux cents par jour et n'en lit point quatre. --Oui, reprit Villefort, mais il lira une petition envoyee par moi, apostillee par moi, adressee directement par moi. --Et vous vous chargeriez de faire parvenir cette petition, monsieur? --Avec le plus grand plaisir. Dantes pouvait etre coupable alors; mais il est innocent aujourd'hui, et il est de mon devoir de faire rendre la liberte a celui qu'il a ete de mon devoir de faire mettre en prison.» Villefort prevenait ainsi le danger d'une enquete peu probable, mais possible, enquete qui le perdait sans ressource. «Mais comment ecrit-on au ministre? --Mettez-vous la, monsieur Morrel, dit Villefort, en cedant sa place a l'armateur; je vais vous dicter. --Vous auriez cette bonte? --Sans doute. Ne perdons pas de temps, nous n'en avons deja que trop perdu. --Oui, monsieur, songeons que le pauvre garcon attend, souffre et se desespere peut-etre.» Villefort frissonna a l'idee de ce prisonnier le maudissant dans le silence et l'obscurite; mais il etait engage trop avant pour reculer: Dantes devait etre brise entre les rouages de son ambition. «J'attends, monsieur», dit l'armateur assis dans le fauteuil de Villefort et une plume a la main. Villefort alors dicta une demande dans laquelle, dans un but excellent, il n'y avait point a en douter, il exagerait le patriotisme de Dantes et les services rendus par lui a la cause bonapartiste; dans cette demande, Dantes etait devenu un des agents les plus actifs du retour de Napoleon; il etait evident qu'en voyant une pareille piece, le ministre devait faire justice a l'instant meme, si justice n'etait point faite deja. La petition terminee, Villefort la relut a haute voix. «C'est cela, dit-il, et maintenant reposez-vous sur moi. --Et la petition partira bientot, monsieur? --Aujourd'hui meme. --Apostillee par vous? --La meilleure apostille que je puisse mettre, monsieur, est de certifier veritable tout ce que vous dites dans cette demande.» Et Villefort s'assit a son tour, et sur un coin de la petition appliqua son certificat. «Maintenant, monsieur, que faut-il faire? demanda Morrel. --Attendre, reprit Villefort; je reponds de tout.» Cette assurance rendit l'espoir a Morrel: il quitta le substitut du procureur du roi enchante de lui, et alla annoncer au vieux pere de Dantes qu'il ne tarderait pas a revoir son fils. Quand a Villefort, au lieu de l'envoyer a Paris, il conserva precieusement entre ses mains cette demande qui, pour sauver Dantes dans le present, le compromettait si effroyablement dans l'avenir, en supposant une chose que l'aspect de l'Europe et la tournure des evenements permettaient deja de supposer, c'est-a-dire une seconde Restauration. Dantes demeura donc prisonnier: perdu dans les profondeurs de son cachot, il n'entendit point le bruit formidable de la chute du trone de Louis XVIII et celui, plus epouvantable encore, de l'ecroulement de l'empire. Mais Villefort, lui, avait tout suivi d'un oeil vigilant, tout ecoute d'une oreille attentive. Deux fois, pendant cette courte apparition imperiale que l'on appela les Cent-Jours, Morrel etait revenu a la charge, insistant toujours pour la liberte de Dantes, et chaque fois Villefort l'avait calme par des promesses et des esperances; enfin, Waterloo arriva. Morrel ne reparut pas chez Villefort: l'armateur avait fait pour son jeune ami tout ce qu'il etait humainement possible de faire; essayer de nouvelles tentatives sous cette seconde Restauration etait se compromettre inutilement. Louis XVIII remonta sur le trone. Villefort, pour qui Marseille etait plein de souvenirs devenus pour lui des remords, demanda et obtint la place de procureur du roi vacante a Toulouse; quinze jours apres son installation dans sa nouvelle residence, il epousa Mlle Renee de Saint-Meran, dont le pere etait mieux en cour que jamais. Voila comment Dantes, pendant les Cent-Jours et apres Waterloo, demeura sous les verrous, oublie, sinon des hommes, au moins de Dieu. Danglars comprit toute la portee du coup dont il avait frappe Dantes, en voyant revenir Napoleon en France: sa denonciation avait touche juste, et, comme tous les hommes d'une certaine portee pour le crime et d'une moyenne intelligence pour la vie ordinaire, il appela cette coincidence bizarre un _decret de la Providence_. Mais quand Napoleon fut de retour a Paris et que sa voix retentit de nouveau, imperieuse et puissante, Danglars eut peur; a chaque instant, il s'attendit a voir reparaitre Dantes, Dantes sachant tout, Dantes menacant et fort pour toutes les vengeances; alors il manifesta a M. Morrel le desir de quitter le service de mer, et se fit recommander par lui a un negociant espagnol, chez lequel il entra comme commis d'ordre vers la fin de mars, c'est-a-dire dix ou douze jours apres la rentree de Napoleon aux Tuileries; il partit donc pour Madrid, et l'on n'entendit plus parler de lui. Fernand, lui, ne comprit rien. Dantes etait absent, c'etait tout ce qu'il lui fallait. Qu'etait-il devenu? il ne chercha point a le savoir. Seulement, pendant tout le repit que lui donnait son absence, il s'ingenia, partie a abuser Mercedes sur les motifs de cette absence, partie a mediter des plans d'emigration et d'enlevement; de temps en temps aussi, et c'etaient les heures sombres de sa vie, il s'asseyait sur la pointe du cap Pharo, de cet endroit ou l'on distingue a la fois Marseille et le village des Catalans, regardant, triste et immobile comme un oiseau de proie, s'il ne verrait point, par l'une de ces deux routes, revenir le beau jeune homme a la demarche libre, a la tete haute qui, pour lui aussi, etait devenu messager d'une rude vengeance. Alors, le dessein de Fernand etait arrete: il cassait la tete de Dantes d'un coup de fusil et se tuait apres, se disait-il a lui-meme, pour colorer son assassinat. Mais Fernand s'abusait: cet homme-la ne se fut jamais tue, car il esperait toujours. Sur ces entrefaites, et parmi tant de fluctuations douloureuses, l'empire appela un dernier ban de soldats, et tout ce qu'il y avait d'hommes en etat de porter les armes s'elanca hors de France, a la voix retentissante de l'empereur. Fernand partit comme les autres, quittant sa cabane et Mercedes, et ronge de cette sombre et terrible pensee que, derriere lui peut-etre, son rival allait revenir et epouser celle qu'il aimait. Si Fernand avait jamais du se tuer, c'etait en quittant Mercedes qu'il l'eut fait. Ses attentions pour Mercedes, la pitie qu'il paraissait donner a son malheur, le soin qu'il prenait d'aller au-devant de ses moindres desirs, avaient produit l'effet que produisent toujours sur les coeurs genereux les apparences du devouement: Mercedes avait toujours aime Fernand d'amitie; son amitie s'augmenta pour lui d'un nouveau sentiment, la reconnaissance. «Mon frere, dit-elle en attachant le sac du conscrit sur les epaules du Catalan, mon frere, mon seul ami, ne vous faites pas tuer, ne me laissez pas seule dans ce monde, ou je pleure et ou je serai seule des que vous n'y serez plus.» Ces paroles, dites au moment du depart, rendirent quelque espoir a Fernand. Si Dantes ne revenait pas, Mercedes pourrait donc un jour etre a lui. Mercedes resta seule sur cette terre nue, qui ne lui avait jamais paru si aride, et avec la mer immense pour horizon. Toute baignee de pleurs, comme cette folle dont on nous raconte la douloureuse histoire, on la voyait errer sans cesse autour du petit village des Catalans: tantot s'arretant sous le soleil ardent du Midi, debout, immobile, muette comme une statue, et regardant Marseille; tantot assise au bord du rivage, ecoutant ce gemissement de la mer, eternel comme sa douleur, et se demandant sans cesse s'il ne valait pas mieux se pencher en avant, se laisser aller a son propre poids, ouvrir l'abime et s'y engloutir, que de souffrir ainsi toutes ces cruelles alternatives d'une attente sans esperance. Ce ne fut pas le courage qui manqua a Mercedes pour accomplir ce projet, ce fut la religion qui lui vint en aide et qui la sauva du suicide. Caderousse fut appele, comme Fernand; seulement, comme il avait huit ans de plus que le Catalan, et qu'il etait marie, il ne fit partie que du troisieme ban, et fut envoye sur les cotes. Le vieux Dantes, qui n'etait plus soutenu que par l'espoir, perdit l'espoir a la chute de l'empereur. Cinq mois, jour pour jour, apres avoir ete separe de son fils, et presque a la meme heure ou il avait ete arrete, il rendit le dernier soupir entre les bras de Mercedes. M. Morrel pourvut a tous les frais de son enterrement, et paya les pauvres petites dettes que le vieillard avait faites pendant sa maladie. Il y avait plus que de la bienfaisance a agir ainsi, il y avait du courage. Le Midi etait en feu, et secourir meme a son lit de mort, le pere d'un bonapartiste aussi dangereux que Dantes etait un crime. XIV Le prisonnier furieux et le prisonnier fou. Un an environ apres le retour de Louis XVIII, il y eut visite de M. l'inspecteur general des prisons. Dantes entendit rouler et grincer du fond de son cachot tous ces preparatifs, qui faisaient en haut beaucoup de fracas, mais qui, en bas, eussent ete des bruits inappreciables pour toute autre oreille que pour celle d'un prisonnier, accoutume a ecouter, dans le silence de la nuit, l'araignee qui tisse sa toile, et la chute periodique de la goutte d'eau qui met une heure a se former au plafond de son cachot. Il devina qu'il se passait chez les vivants quelque chose d'inaccoutume: il habitait depuis si longtemps une tombe qu'il pouvait bien se regarder comme mort. En effet, l'inspecteur visitait, l'un apres l'autre, chambres, cellules et cachots. Plusieurs prisonniers furent interroges: c'etaient ceux que leur douceur ou leur stupidite recommandait a la bienveillance de l'administration; l'inspecteur leur demanda comment ils etaient nourris, et quelles etaient les reclamations qu'ils avaient a faire. Ils repondirent unanimement que la nourriture etait detestable et qu'ils reclamaient leur liberte. L'inspecteur leur demanda alors s'ils n'avaient pas autre chose a lui dire. Ils secouerent la tete. Quel autre bien que la liberte peuvent reclamer des prisonniers? L'inspecteur se tourna en souriant, et dit au gouverneur: «Je ne sais pas pourquoi on nous fait faire ces tournees inutiles. Qui voit un prisonnier en voit cent; qui entend un prisonnier en entend mille; c'est toujours la meme chose: mal nourris et innocents. En avez-vous d'autres? --Oui, nous avons les prisonniers dangereux ou fous, que nous gardons au cachot. --Voyons, dit l'inspecteur avec un air de profonde lassitude, faisons notre metier jusqu'au bout; descendons dans les cachots. --Attendez, dit le gouverneur, que l'on aille au moins chercher deux hommes; les prisonniers commettent parfois, ne fut-ce que par degout de la vie et pour se faire condamner a mort, des actes de desespoir inutiles: vous pourriez etre victime de l'un de ces actes. --Prenez donc vos precautions», dit l'inspecteur. En effet, on envoya chercher deux soldats et l'on commenca de descendre par un escalier si puant, si infect, si moisi, que rien que le passage dans un pareil endroit affectait desagreablement a la fois la vue, l'odorat et la respiration. «Oh! fit l'inspecteur en s'arretant a moitie de la descente, qui diable peut loger la? --Un conspirateur des plus dangereux, et qui nous est particulierement recommande comme un homme capable de tout. --Il est seul? --Certainement. --Depuis combien de temps est-il la? --Depuis un an a peu pres. --Et il a ete mis dans ce cachot des son entree. --Non, monsieur, mais apres avoir voulu tuer le porte-clefs charge de lui porter sa nourriture. --Il a voulu tuer le porte-clefs? --Oui, monsieur, celui-la meme qui nous eclaire, n'est-il pas vrai, Antoine? demanda le gouverneur. --Il a voulu me tuer tout de meme, repondit le porte-clefs. --Ah ca! mais c'est donc un fou que cet homme? --C'est pire que cela, dit le porte-clefs, c'est un demon. --Voulez-vous qu'on s'en plaigne? demanda l'inspecteur au gouverneur. --Inutile, monsieur, il est assez puni comme cela, d'ailleurs, a present, il touche presque a la folie, et, selon l'experience que nous donnent nos observations, avant une autre annee d'ici il sera completement aliene. --Ma foi, tant mieux pour lui, dit l'inspecteur; une fois fou tout a fait, il souffrira moins.» C'etait, comme on le voit, un homme plein d'humanite que cet inspecteur, et bien digne des fonctions philanthropiques qu'il remplissait. «Vous avez raison, monsieur, dit le gouverneur, et votre reflexion prouve que vous avez profondement etudie la matiere. Ainsi, nous avons dans un cachot, qui n'est separe de celui-ci que par une vingtaine de pieds, et dans lequel on descend par un autre escalier, un vieil abbe, ancien chef de parti en Italie, qui est ici depuis 1811, auquel la tete a tourne vers la fin de 1813, et qui, depuis ce moment, n'est pas physiquement reconnaissable: il pleurait, il rit; il maigrissait, il engraisse. Voulez-vous le voir plutot que celui-ci? Sa folie est divertissante et ne vous attristera point. --Je les verrai l'un et l'autre, repondit l'inspecteur; il faut faire son etat en conscience.» L'inspecteur en etait a sa premiere tournee et voulait donner bonne idee de lui a l'autorite. «Entrons donc chez celui-ci d'abord, ajouta-t-il. --Volontiers», repondit le gouverneur. Et il fit signe au porte-clefs, qui ouvrit la porte. Au grincement des massives serrures, au cri des gonds rouilles tournant sur leurs pivots, Dantes, accroupi dans un angle de son cachot, ou il recevait avec un bonheur indicible le mince rayon du jour qui filtrait a travers un etroit soupirail grille, releva la tete. A la vue d'un homme inconnu, eclaire par deux porte-clefs tenant des torches, et auquel le gouverneur parlait le chapeau a la main, accompagne par deux soldats, Dantes devina ce dont il s'agissait, et, voyant enfin se presenter une occasion d'implorer une autorite superieure, bondit en avant les mains jointes. Les soldats croiserent aussitot la baionnette, car ils crurent que le prisonnier s'elancait vers l'inspecteur avec de mauvaises intentions. L'inspecteur lui-meme fit un pas en arriere. Dantes vit qu'on l'avait presente comme homme a craindre. Alors, il reunit dans son regard tout ce que le coeur de l'homme peut contenir de mansuetude et d'humilite, et s'exprimant avec une sorte d'eloquence pieuse qui etonna les assistants, il essaya de toucher l'ame de son visiteur. L'inspecteur ecouta le discours de Dantes, jusqu'au bout, puis se tournant vers le gouverneur: «Il tournera a la devotion, dit-il a mi-voix; il est deja dispose a des sentiments plus doux. Voyez, la peur fait son effet sur lui; il a recule devant les baionnettes; or, un fou ne recule devant rien: j'ai fait sur ce sujet des observations bien curieuses a Charenton.» Puis, se retournant vers le prisonnier: «En resume, dit-il, que demandez-vous? --Je demande quel crime j'ai commis; je demande que l'on me donne des juges; je demande que mon proces soit instruit; je demande enfin que l'on me fusille si je suis coupable, mais aussi qu'on me mette en liberte si je suis innocent. --Etes-vous bien nourri? demanda l'inspecteur. --Oui, je le crois, je n'en sais rien. Mais cela importe peu; ce qui doit importer, non seulement a moi, malheureux prisonnier, mais encore a tous les fonctionnaires rendant la justice, mais encore au roi qui nous gouverne, c'est qu'un innocent ne soit pas victime d'une denonciation infame et ne meure pas sous les verrous en maudissant ses bourreaux. --Vous etes bien humble aujourd'hui, dit le gouverneur; vous n'avez pas toujours ete comme cela. Vous parliez tout autrement, mon cher ami, le jour ou vous vouliez assommer votre gardien. --C'est vrai, monsieur, dit Dantes, et j'en demande bien humblement pardon a cet homme qui a toujours ete bon pour moi.... Mais, que voulez-vous? j'etais fou, j'etais furieux. --Et vous ne l'etes plus? --Non, monsieur, car la captivite m'a plie, brise, aneanti.... Il y a si longtemps que je suis ici! --Si longtemps?... et a quelle epoque avez-vous ete arrete? demanda l'inspecteur. --Le 28 fevrier 1815, a deux heures de l'apres-midi.» L'inspecteur calcula. «Nous sommes au 30 juillet 1816; que dites-vous donc? il n'y a que dix-sept mois que vous etes prisonnier. --Que dix-sept mois! reprit Dantes. Ah! monsieur, vous ne savez pas ce que c'est que dix-sept mois de prison: dix-sept annees, dix-sept siecles; surtout pour un homme qui, comme moi, touchait au bonheur, pour un homme qui, comme moi, allait epouser une femme aimee, pour un homme qui voyait s'ouvrir devant lui une carriere honorable, et a qui tout manque a l'instant; qui, du milieu du jour le plus beau, tombe dans la nuit la plus profonde, qui voit sa carriere detruite, qui ne sait si celle qui l'aimait l'aime toujours, qui ignore si son vieux pere est mort ou vivant. Dix-sept mois de prison, pour un homme habitue a l'air de la mer, a l'independance du marin, a l'espace, a l'immensite, a l'infini! Monsieur, dix-sept mois de prison, c'est plus que ne le meritent tous les crimes que designe par les noms les plus odieux la langue humaine. Ayez donc pitie de moi, monsieur, et demandez pour moi, non pas l'indulgence, mais la rigueur; non pas une grace, mais un jugement; des juges, monsieur, je ne demande que des juges; on ne peut pas refuser des juges a un accuse. --C'est bien, dit l'inspecteur, on verra.» Puis, se retournant vers le gouverneur: «En verite, dit-il, le pauvre diable me fait de la peine. En remontant, vous me montrerez son livre d'ecrou. --Certainement, dit le gouverneur; mais je crois que vous trouverez contre lui des notes terribles. --Monsieur, continua Dantes, je sais que vous ne pouvez pas me faire sortir d'ici de votre propre decision; mais vous pouvez transmettre ma demande a l'autorite, vous pouvez provoquer une enquete, vous pouvez, enfin, me faire mettre en jugement: un jugement, c'est tout ce que je demande; que je sache quel crime j'ai commis, et a quelle peine je suis condamne; car, voyez-vous, l'incertitude, c'est le pire de tous les supplices. --Eclairez-moi, dit l'inspecteur. --Monsieur, s'ecria Dantes, je comprends, au son de votre voix, que vous etes emu. Monsieur, dites-moi d'esperer. --Je ne puis vous dire cela, repondit l'inspecteur, je puis seulement vous promettre d'examiner votre dossier. --Oh! alors, monsieur, je suis libre, je suis sauve. --Qui vous a fait arreter? demanda l'inspecteur. --M. de Villefort, repondit Dantes. Voyez-le et entendez-vous avec lui. --M. de Villefort n'est plus a Marseille depuis un an, mais a Toulouse. --Ah! cela ne m'etonne plus, murmura Dantes: mon seul protecteur est eloigne. --M. de Villefort avait-il quelque motif de haine contre vous? demanda l'inspecteur. --Aucun, monsieur; et meme il a ete bienveillant pour moi. --Je pourrai donc me fier aux notes qu'il a laissees sur vous ou qu'il me donnera? --Entierement, monsieur. --C'est bien, attendez.» Dantes tomba a genoux, levant les mains vers le ciel, et murmurant une priere dans laquelle il recommandait a Dieu cet homme qui etait descendu dans sa prison, pareil au Sauveur allant delivrer les ames de l'enfer. La porte se referma; mais l'espoir descendu avec l'inspecteur etait reste enferme dans le cachot de Dantes. «Voulez-vous voir le registre d'ecrou tout de suite, demanda le gouverneur, ou passer au cachot de l'abbe? --Finissons-en avec les cachots tout d'un coup, repondit l'inspecteur. Si je remontais au jour, je n'aurais peut-etre plus le courage de continuer ma triste mission. --Ah! celui-la n'est point un prisonnier comme l'autre, et sa folie, a lui, est moins attristante que la raison de son voisin. --Et quelle est sa folie? --Oh! une folie etrange: il se croit possesseur d'un tresor immense. La premiere annee de sa captivite, il a fait offrir au gouvernement un million, si le gouvernement le voulait mettre en liberte; la seconde annee, deux millions, la troisieme, trois millions, et ainsi progressivement. Il en est a sa cinquieme annee de captivite: il va vous demander de vous parler en secret, et vous offrira cinq millions. --Ah! ah! c'est curieux en effet, dit l'inspecteur; et comment appelez-vous ce millionnaire? --L'abbe Faria. --No 27! dit l'inspecteur. --C'est ici. Ouvrez, Antoine.» Le porte-clefs obeit, et le regard curieux de l'inspecteur plongea dans le cachot de l'_abbe fou_. C'est ainsi que l'on nommait generalement le prisonnier. Au milieu de la chambre, dans un cercle trace sur la terre avec un morceau de platre detache du mur, etait couche un homme presque nu, tant ses vetements etaient tombes en lambeaux. Il dessinait dans ce cercle des lignes geometriques fort nettes, et paraissait aussi occupe de resoudre son probleme qu'Archimede l'etait lorsqu'il fut tue par un soldat de Marcellus. Aussi ne bougea-t-il pas meme au bruit que fit la porte du cachot en s'ouvrant, et ne sembla-t-il se reveiller que lorsque la lumiere des torches eclaira d'un eclat inaccoutume le sol humide sur lequel il travaillait. Alors il se retourna et vit avec etonnement la nombreuse compagnie qui venait de descendre dans son cachot. Aussitot, il se leva vivement, prit une couverture jetee sur le pied de son lit miserable, et se drapa precipitamment pour paraitre dans un etat plus decent aux yeux des etrangers. «Que demandez-vous? dit l'inspecteur sans varier sa formule. --Moi, monsieur! dit l'abbe d'un air etonne; je ne demande rien. --Vous ne comprenez pas, reprit l'inspecteur: je suis agent du gouvernement, j'ai mission de descendre dans les prisons et d'ecouter les reclamations des prisonniers. --Oh! alors, monsieur, c'est autre chose, s'ecria vivement l'abbe, et j'espere que nous allons nous entendre. --Voyez, dit tout bas le gouverneur, cela ne commence-t-il pas comme je vous l'avais annonce? --Monsieur, continua le prisonnier, je suis l'abbe Faria, ne a Rome, j'ai ete vingt ans secretaire du cardinal Rospigliosi; j'ai ete arrete, je ne sais trop pourquoi, vers le commencement de l'annee 1811, depuis ce moment, je reclame ma liberte des autorites italiennes et francaises. --Pourquoi pres des autorites francaises? demanda le gouverneur. --Parce que j'ai ete arrete a Piombino et que je presume que, comme Milan et Florence, Piombino est devenu le chef-lieu de quelque departement francais.» L'inspecteur et le gouverneur se regarderent en riant. «Diable, mon cher, dit l'inspecteur, vos nouvelles de l'Italie ne sont pas fraiches. --Elles datent du jour ou j'ai ete arrete, monsieur, dit l'abbe Faria; et comme Sa Majeste l'Empereur avait cree la royaute de Rome pour le fils que le ciel venait de lui envoyer, je presume que, poursuivant le cours de ses conquetes, il a accompli le reve de Machiavel et de Cesar Borgia, qui etait de faire de toute l'Italie un seul et unique royaume. --Monsieur, dit l'inspecteur, la Providence a heureusement apporte quelque changement a ce plan gigantesque dont vous me paraissez assez chaud partisan. --C'est le seul moyen de faire de l'Italie un Etat fort, independant et heureux, repondit l'abbe. --Cela est possible, repondit l'inspecteur, mais je ne suis pas venu ici pour faire avec vous un cours de politique ultramontaine, mais pour vous demander ce que j'ai deja fait, si vous avez quelques reclamations a faire sur la maniere dont vous etes nourri et loge. --La nourriture est ce qu'elle est dans toutes les prisons, repondit l'abbe, c'est-a-dire fort mauvaise; quant au logement, vous le voyez, il est humide et malsain, mais neanmoins assez convenable pour un cachot. Maintenant, ce n'est pas de cela qu'il s'agit mais bien de revelations de la plus haute importance et du plus haut interet que j'ai a faire au gouvernement. --Nous y voici, dit tout bas le gouverneur a l'inspecteur. --Voila pourquoi je suis si heureux de vous voir, continua l'abbe, quoique vous m'ayez derange dans un calcul fort important, et qui, s'il reussit, changera peut-etre le systeme de Newton. Pouvez-vous m'accorder la faveur d'un entretien particulier? --Hein! que disais-je! fit le gouverneur a l'inspecteur. --Vous connaissez votre personne», repondit ce dernier souriant. Puis, se retournant vers Faria: «Monsieur, dit-il, ce que vous me demandez est impossible. --Cependant, monsieur, reprit l'abbe, s'il s'agissait de faire gagner au gouvernement une somme enorme, une somme de cinq millions, par exemple? --Ma foi, dit l'inspecteur en se retournant a son tour vers le gouverneur, vous aviez predit jusqu'au chiffre. --Voyons, reprit l'abbe, s'apercevant que l'inspecteur faisait un mouvement pour se retirer, il n'est pas necessaire que nous soyons absolument seuls; M. le gouverneur pourra assister a notre entretien. --Mon cher monsieur, dit le gouverneur, malheureusement nous savons d'avance et par coeur ce que vous direz. Il s'agit de vos tresors, n'est-ce pas?» Faria regarda cet homme railleur avec des yeux ou un observateur desinteresse eut vu, certes, luire l'eclair de la raison et de la verite. «Sans doute, dit-il; de quoi voulez-vous que je parle, sinon de cela? --Monsieur l'inspecteur, continua le gouverneur, je puis vous raconter cette histoire aussi bien que l'abbe, car il y a quatre ou cinq ans que j'en ai les oreilles rebattues. --Cela prouve, monsieur le gouverneur, dit l'abbe, que vous etes comme ces gens dont parle l'Ecriture, qui ont des yeux et qui ne voient pas, qui ont des oreilles et qui n'entendent pas. --Mon cher monsieur, dit l'inspecteur, le gouvernement est riche et n'a, Dieu merci, pas besoin de votre argent; gardez-le donc pour le jour ou vous sortirez de prison.» L'oeil de l'abbe se dilata; il saisit la main de l'inspecteur. «Mais si je n'en sors pas de prison, dit-il, si, contre toute justice, on me retient dans ce cachot, si j'y meurs sans avoir legue mon secret a personne, ce tresor sera donc perdu! Ne vaut-il pas mieux que le gouvernement en profite, et moi aussi? J'irai jusqu'a six millions, monsieur; oui, j'abandonnerai six millions, et je me contenterai du reste si l'on veut me rendre la liberte. --Sur ma parole, dit l'inspecteur a demi-voix, si l'on ne savait que cet homme est fou, il parle avec un accent si convaincu qu'on croirait qu'il dit la verite. --Je ne suis pas fou, monsieur, et je dis bien la verite, reprit Faria qui, avec cette finesse d'ouie particuliere aux prisonniers, n'avait pas perdu une seule des paroles de l'inspecteur. Ce tresor dont je vous parle existe bien reellement, et j'offre de signer un traite avec vous, en vertu duquel vous me conduirez a l'endroit designe par moi; on fouillera la terre sous nos yeux, et si je mens, si l'on ne trouve rien, si je suis un fou, comme vous le dites, eh bien! vous me ramenerez dans ce meme cachot, ou je resterai eternellement, et ou je mourrai sans plus rien demander ni a vous ni a personne.» Le gouverneur se mit a rire. «Est-ce bien loin votre tresor? demanda-t-il. --A cent lieues d'ici a peu pres, dit Faria. --La chose n'est pas mal imaginee, dit le gouverneur; si tous les prisonniers voulaient s'amuser a promener leurs gardiens pendant cent lieues, et si les gardiens consentaient a faire une pareille promenade, ce serait une excellente chance que les prisonniers se menageraient de prendre la clef des champs des qu'ils en trouveraient l'occasion, et pendant un pareil voyage l'occasion se presenterait certainement. --C'est un moyen connu, dit l'inspecteur, et monsieur n'a pas meme le merite de l'invention. Puis, se retournant vers l'abbe. «Je vous ai demande si vous etiez bien nourri? dit-il. --Monsieur, repondit Faria, jurez-moi sur le Christ de me delivrer si je vous ai dit vrai, et je vous indiquerai l'endroit ou le tresor est enfoui. --Etes-vous bien nourri? repeta l'inspecteur. --Monsieur, vous ne risquez rien ainsi, et vous voyez bien que ce n'est pas pour me menager une chance pour me sauver, puisque je resterai en prison tandis qu'on fera le voyage. --Vous ne repondez pas a ma question, reprit avec impatience l'inspecteur. --Ni vous a ma demande! s'ecria l'abbe. Soyez donc maudit comme les autres insenses qui n'ont pas voulu me croire! Vous ne voulez pas de mon or, je le garderai; vous me refusez la liberte, Dieu me l'enverra. Allez, je n'ai plus rien a dire.» Et l'abbe, rejetant sa couverture, ramassa son morceau de platre, et alla s'asseoir de nouveau au milieu de son cercle, ou il continua ses lignes et ses calculs. «Que fait-il la? dit l'inspecteur se retirant. --Il compte ses tresors», reprit le gouverneur. Faria repondit a ce sarcasme par un coup d'oeil empreint du plus supreme mepris. Ils sortirent. Le geolier ferma la porte derriere eux. «Il aura, en effet, possede quelques tresors, dit l'inspecteur en remontant l'escalier. --Ou il aura reve qu'il les possedait, repondit le gouverneur, et le lendemain il se sera reveille fou. --En effet, dit l'inspecteur avec la naivete de la corruption; s'il eut ete reellement riche, il ne serait pas en prison.» Ainsi finit l'aventure pour l'abbe Faria. Il demeura prisonnier, et, a la suite de cette visite, sa reputation de fou rejouissant s'augmenta encore. Caligula ou Neron, ces grands chercheurs de tresors, ces desireurs de l'impossible, eussent prete l'oreille aux paroles de ce pauvre homme et lui eussent accorde l'air qu'il desirait, l'espace qu'il estimait a un si haut prix, et la liberte qu'il offrait de payer si cher. Mais les rois de nos jours, maintenus dans la limite du probable, n'ont plus l'audace de la volonte; ils craignent l'oreille qui ecoute les ordres qu'ils donnent, l'oeil qui scrute leurs actions; ils ne sentent plus la superiorite de leur essence divine; ils sont des hommes couronnes, voila tout. Jadis, ils se croyaient, ou du moins se disaient fils de Jupiter, et retenaient quelque chose des facons du dieu leur pere: on ne controle pas facilement ce qui se passe au-dela des nuages; aujourd'hui, les rois se laissent aisement rejoindre. Or, comme il a toujours repugne au gouvernement despotique de montrer au grand jour les effets de la prison et de la torture; comme il y a peu d'exemples qu'une victime des inquisitions ait pu reparaitre avec ses os broyes et ses plaies saignantes, de meme la folie, cet ulcere ne dans la fange des cachots a la suite des tortures morales, se cache presque toujours avec soin dans le lieu ou elle est nee, ou, si elle en sort, elle va s'ensevelir dans quelque hopital sombre, ou les medecins ne reconnaissent ni l'homme ni la pensee dans le debris informe que leur transmet le geolier fatigue. L'abbe Faria, devenu fou en prison, etait condamne, par sa folie meme, a une prison perpetuelle. Quant a Dantes, l'inspecteur lui tint parole. En remontant chez le gouverneur, il se fit presenter le registre d'ecrou. La note concernant le prisonnier etait ainsi concue: _Edmond Dantes: Bonapartiste enrage: a pris une part active au retour de l'ile d'Elbe._ A tenir au plus grand secret et sous la plus stricte surveillance. Cette note etait d'une autre ecriture et d'une encre differente que le reste du registre ce qui prouvait qu'elle avait ete ajoutee depuis l'incarceration de Dantes. L'accusation etait trop positive pour essayer de la combattre. L'inspecteur ecrivit donc au-dessous de l'accolade: «Rien a faire.» Cette visite avait, pour ainsi dire, ravive Dantes depuis qu'il etait entre en prison, il avait oublie de compter les jours, mais l'inspecteur lui avait donne une nouvelle date et Dantes ne l'avait pas oubliee. Derriere lui, il ecrivit sur le mur, avec un morceau de platre detache de son plafond, 30 juillet 1816, et, a partir de ce moment, il fit un cran chaque jour pour que la mesure du temps ne lui echappat plus. Les jours s'ecoulerent, puis les semaines, puis les mois: Dantes attendait toujours, il avait commence par fixer a sa liberte un terme de quinze jours. En mettant a suivre son affaire la moitie de l'interet qu'il avait paru eprouver, l'inspecteur devait avoir assez de quinze jours. Ces quinze jours ecoules, il se dit qu'il etait absurde a lui de croire que l'inspecteur se serait occupe de lui avant son retour a Paris; or, son retour a Paris ne pouvait avoir lieu que lorsque sa tournee serait finie, et sa tournee pouvait durer un mois ou deux; il se donna donc trois mois au lieu de quinze jours. Les trois mois ecoules, un autre raisonnement vint a son aide, qui fit qu'il s'accorda six mois, mais ces six mois ecoules, en mettant les jours au bout les uns des autres, il se trouvait qu'il avait attendu dix mois et demi. Pendant ces dix mois, rien n'avait ete change au regime de sa prison; aucune nouvelle consolante ne lui etait parvenue; le geolier interroge etait muet, comme d'habitude. Dantes commenca a douter de ses sens, a croire que ce qu'il prenait pour un souvenir de sa memoire n'etait rien autre chose qu'une hallucination de son cerveau, et que cet ange consolateur qui etait apparu dans sa prison y etait descendu sur l'aile d'un reve. Au bout d'un an, le gouverneur fut change, il avait obtenu la direction du fort de Ham; il emmena avec lui plusieurs de ses subordonnes et, entre autres, le geolier de Dantes. Un nouveau gouverneur arriva; il eut ete trop long pour lui d'apprendre les noms de ses prisonniers, il se fit representer seulement leurs numeros. Cet horrible hotel garni se composait de cinquante chambres; leurs habitants furent appeles du numero de la chambre qu'ils occupaient, et le malheureux jeune homme cessa de s'appeler de son prenom d'Edmond ou de son nom de Dantes, il s'appela le n 34. XV Le numero 34 et le numero 27. Dantes passa tous les degres du malheur que subissent les prisonniers oublies dans une prison. Il commenca par l'orgueil, qui est une suite de l'espoir et une conscience de l'innocence; puis il en vint a douter de son innocence, ce qui ne justifiait pas mal les idees du gouverneur sur l'alienation mentale; enfin il tomba du haut de son orgueil, il pria, non pas encore Dieu, mais les hommes; Dieu est le dernier recours. Le malheureux, qui devrait commencer par le Seigneur, n'en arrive a esperer en lui qu'apres avoir epuise toutes les autres esperances. Dantes pria donc qu'on voulut bien le tirer de son cachot pour le mettre dans un autre, fut-il plus noir et plus profond. Un changement, meme desavantageux, etait toujours un changement, et procurerait a Dantes une distraction de quelques jours. Il pria qu'on lui accordat la promenade, l'air, des livres, des instruments. Rien de tout cela ne lui fut accorde; mais n'importe, il demandait toujours. Il s'etait habitue a parler a son nouveau geolier, quoiqu'il fut encore, s'il etait possible, plus muet que l'ancien; mais parler a un homme, meme a un muet, etait encore un plaisir. Dantes parlait pour entendre le son de sa propre voix: il avait essaye de parler lorsqu'il etait seul, mais alors il se faisait peur. Souvent, du temps qu'il etait en liberte, Dantes s'etait fait un epouvantail de ces chambrees de prisonniers, composees de vagabonds, de bandits et d'assassins, dont la joie ignoble met en commun des orgies inintelligibles et des amities effrayantes. Il en vint a souhaiter d'etre jete dans quelqu'un de ces bouges, afin de voir d'autres visages que celui de ce geolier impassible qui ne voulait point parler; il regrettait le bagne avec son costume infamant, sa chaine au pied, sa fletrissure sur l'epaule. Au moins, les galeriens etaient dans la societe de leurs semblables, ils respiraient l'air, ils voyaient le ciel; les galeriens etaient bien heureux. Il supplia un jour le geolier de demander pour lui un compagnon, quel qu'il fut, ce compagnon dut-il etre cet abbe fou dont il avait entendu parler. Sous l'ecorce du geolier, si rude qu'elle soit, il reste toujours un peu de l'homme. Celui-ci avait souvent, du fond du coeur, et quoique son visage n'en eut rien dit, plaint ce malheureux jeune homme, a qui la captivite etait si dure; il transmit la demande du numero 34 au gouverneur; mais celui-ci, prudent comme s'il eut ete un homme politique, se figura que Dantes voulait ameuter les prisonniers, tramer quelque complot, s'aider d'un ami dans quelque tentative d'evasion, et il refusa. Dantes avait epuise le cercle des ressources humaines. Comme nous avons dit que cela devait arriver, il se tourna alors vers Dieu. Toutes les idees pieuses eparses dans le monde, et que glanent les malheureux courbes par la destinee, vinrent alors rafraichir son esprit; il se rappela les prieres que lui avait apprises sa mere, et leur trouva un sens jadis ignore de lui; car, pour l'homme heureux, la priere demeure un assemblage monotone et vide de sens, jusqu'au jour ou la douleur vient expliquer a l'infortune ce langage sublime a l'aide duquel il parle a Dieu. Il pria donc, non pas avec ferveur, mais avec rage. En priant tout haut, il ne s'effrayait plus de ses paroles; alors il tombait dans des especes d'extases; il voyait Dieu eclatant a chaque mot qu'il prononcait; toutes les actions de sa vie humble et perdue, il les rapportait a la volonte de ce Dieu puissant, s'en faisait des lecons, se proposait des taches a accomplir, et, a la fin de chaque priere, glissait le voeu interesse que les hommes trouvent bien plus souvent moyen d'adresser aux hommes qu'a Dieu: Et pardonnez-nous nos offenses, comme nous les pardonnons a ceux qui nous ont offenses. Malgre ses prieres ferventes, Dantes demeura prisonnier. Alors son esprit devint sombre, un nuage s'epaissit devant ses yeux. Dantes etait un homme simple et sans education; le passe etait reste pour lui couvert de ce voile sombre que souleve la science. Il ne pouvait, dans la solitude de son cachot et dans le desert de sa pensee, reconstruire les ages revolus, ramener les peuples eteints, rebatir les villes antiques, que l'imagination grandit et poetise, et qui passent devant les yeux, gigantesques et eclairees par le feu du ciel, comme les tableaux babyloniens de Martinn; lui n'avait que son passe si court, son present si sombre son avenir si douteux: dix-neuf ans de lumiere a mediter peut-etre dans une eternelle nuit! Aucune distraction ne pouvait donc lui venir en aide: son esprit energique, et qui n'eut pas mieux aime que de prendre son vol a travers les ages, etait force de rester prisonnier comme un aigle dans une cage. Il se cramponnait alors a une idee, a celle de son bonheur detruit sans cause apparente et par une fatalite inouie; il s'acharnait sur cette idee, la tournant, la retournant sur toutes les faces, et la devorant pour ainsi dire a belles dents, comme dans l'enfer de Dante l'impitoyable Ugolin devore le crane de l'archeveque Roger. Dantes n'avait eu qu'une foi passagere, basee sur la puissance; il la perdit comme d'autres la perdent apres le succes. Seulement, il n'avait pas profite. La rage succeda a l'ascetisme. Edmond lancait des blasphemes qui faisaient reculer d'horreur le geolier; il brisait son corps contre les murs de sa prison; il s'en prenait avec fureur a tout ce qui l'entourait, et surtout a lui-meme, de la moindre contrariete que lui faisait eprouver un grain de sable, un fetu de paille, un souffle d'air. Alors cette lettre denonciatrice qu'il avait vue, que lui avait montree Villefort, qu'il avait touchee, lui revenait a l'esprit, chaque ligne flamboyait sur la muraille comme le _Mane, Thecel, Phares_ de Balthazar. Il se disait que c'etait la haine des hommes et non la vengeance de Dieu qui l'avait plonge dans l'abime ou il etait; il vouait ces hommes inconnus a tous les supplices dont son ardente imagination lui fournissait l'idee, et il trouvait encore que les plus terribles etaient trop doux et surtout trop courts pour eux; car apres le supplice venait la mort; et dans la mort etait, sinon le repos, du moins l'insensibilite qui lui ressemble. A force de se dire a lui-meme, a propos de ses ennemis, que le calme etait la mort, et qu'a celui qui veut punir cruellement il faut d'autres moyens que la mort, il tomba dans l'immobilite morne des idees de suicide; malheur a celui qui, sur la pente du malheur, s'arrete a ces sombres idees! C'est une de ces mers mortes qui s'etendent comme l'azur des flots purs, mais dans lesquelles le nageur sent de plus en plus s'engluer ses pieds dans une vase bitumineuse qui l'attire a elle, l'aspire, l'engloutit. Une fois pris ainsi, si le secours divin ne vient point a son aide, tout est fini, et chaque effort qu'il tente l'enfonce plus avant dans la mort. Cependant cet etat d'agonie morale est moins terrible que la souffrance qui l'a precede et que le chatiment qui le suivra peut-etre; c'est une espece de consolation vertigineuse qui vous montre le gouffre beant, mais au fond du gouffre le neant. Arrive la, Edmond trouva quelque consolation dans cette idee; toutes ses douleurs, toutes ses souffrances, ce cortege de spectres qu'elles tramaient a leur suite, parurent s'envoler de ce coin de sa prison ou l'ange de la mort pouvait poser son pied silencieux. Dantes regarda avec calme sa vie passee, avec terreur sa vie future, et choisit ce point milieu qui lui paraissait etre un lieu d'asile. «Quelquefois, se disait-il alors, dans mes courses lointaines, quand j'etais encore un homme, et quand cet homme, libre et puissant, jetait a d'autres hommes des commandements qui etaient executes, j'ai vu le ciel se couvrir, la mer fremir et gronder, l'orage naitre dans un coin du ciel, et comme un aigle gigantesque battre les deux horizons de ses deux ailes; alors je sentais que mon vaisseau n'etait plus qu'un refuge impuissant, car mon vaisseau, leger comme une plume a la main d'un geant, tremblait et frissonnait lui-meme. Bientot, au bruit effroyable des lames, l'aspect des rochers tranchants m'annoncait la mort, et la mort m'epouvantait; je faisais tous mes efforts pour y echapper, et je reunissais toutes les forces de l'homme et toute l'intelligence du marin pour lutter avec Dieu!... C'est que j'etais heureux alors, c'est que revenir a la vie, c'etait revenir au bonheur; c'est que cette mort, je ne l'avais pas appelee, je ne l'avais pas choisie; c'est que le sommeil enfin me paraissait dur sur ce lit d'algues et de cailloux; c'est que je m'indignais, moi qui me croyais une creature faite a l'image de Dieu de servir, apres ma mort, de pature aux goelands et aux vautours. Mais aujourd'hui c'est autre chose: j'ai perdu tout ce qui pouvait me faire aimer la vie, aujourd'hui la mort me sourit comme une nourrice a l'enfant qu'elle va bercer; mais aujourd'hui je meurs a ma guise, et je m'endors las et brise, comme je m'endormais apres un de ces soirs de desespoir et de rage pendant lesquels j'avais compte trois mille tours dans ma chambre, c'est-a-dire trente mille pas, c'est-a-dire a peu pres dix lieues.» Des que cette pensee eut germe dans l'esprit du jeune homme, il devint plus doux, plus souriant; il s'arrangea mieux de son lit dur et de son pain noir, mangea moins, ne dormit plus, et trouva a peu pres supportable ce reste d'existence qu'il etait sur de laisser la quand il voudrait, comme on laisse un vetement use. Il y avait deux moyens de mourir: l'un etait simple, il s'agissait d'attacher son mouchoir a un barreau de la fenetre et de se pendre; l'autre consistait a faire semblant de manger et a se laisser mourir de faim. Le premier repugna fort a Dantes. Il avait ete eleve dans l'horreur des pirates, gens que l'on pend aux vergues des batiments; la pendaison etait donc pour lui une espece de supplice infamant qu'il ne voulait pas s'appliquer a lui-meme; il adopta donc le deuxieme, et en commenca l'execution le jour meme. Pres de quatre annees s'etaient ecoulees dans les alternatives que nous avons racontees. A la fin de la deuxieme, Dantes avait cesse de compter les jours et etait retombe dans cette ignorance du temps dont autrefois l'avait tire l'inspecteur. Dantes avait dit: «Je veux mourir» et s'etait choisi son genre de mort; alors il l'avait bien envisage, et de peur de revenir sur sa decision, il s'etait fait serment a lui-meme de mourir ainsi. Quand on me servira mon repas du matin et mon repas du soir, avait-il pense, je jetterai les aliments par la fenetre et j'aurai l'air de les avoir manges. Il le fit comme il s'etait promis de le faire. Deux fois le jour, par la petite ouverture grillee qui ne lui laissait apercevoir que le ciel, il jetait ses vivres, d'abord gaiement, puis avec reflexion, puis avec regret; il lui fallut le souvenir du serment qu'il s'etait fait pour avoir la force de poursuivre ce terrible dessein. Ces aliments, qui lui repugnaient autrefois, la faim, aux dents aigues, les lui faisait paraitre appetissants a l'oeil et exquis a l'odorat; quelquefois, il tenait pendant une heure a sa main le plat qui le contenait, l'oeil fixe sur ce morceau de viande pourrie ou sur ce poisson infect, et sur ce pain noir et moisi. C'etaient les derniers instincts de la vie qui luttaient encore en lui et qui de temps en temps terrassaient sa resolution. Alors son cachot ne lui paraissait plus aussi sombre, son etat lui semblait moins desespere; il etait jeune encore; il devait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans, il lui restait cinquante ans a vivre a peu pres, c'est-a-dire deux fois ce qu'il avait vecu. Pendant ce laps de temps immense, que d'evenements pouvaient forcer les portes, renverser les murailles du chateau d'If et le rendre a la liberte! Alors, il approchait ses dents du repas que, Tantale volontaire, il eloignait lui-meme de sa bouche; mais alors le souvenir de son serment lui revenait a l'esprit, et cette genereuse nature avait trop peur de se mepriser soi-meme pour manquer a son serment. Il usa donc, rigoureux et impitoyable, le peu d'existence qui lui restait, et un jour vint ou il n'eut plus la force de se lever pour jeter par la lucarne le souper qu'on lui apportait. Le lendemain il ne voyait plus, il entendait a peine. Le geolier croyait a une maladie grave; Edmond esperait dans une mort prochaine. La journee s'ecoula ainsi: Edmond sentait un vague engourdissement, qui ne manquait pas d'un certain bien-etre, le gagner. Les tiraillements nerveux de son estomac s'etaient assoupis; les ardeurs de sa soif s'etaient calmees; lorsqu'il fermait les yeux, il voyait une foule de lueurs brillantes pareilles a ces feux follets qui courent la nuit sur les terrains fangeux: c'etait le crepuscule de ce pays inconnu qu'on appelle la mort. Tout a coup le soir, vers neuf heures il entendit un bruit sourd a la paroi du mur contre lequel il etait couche. Tant d'animaux immondes etaient venus faire leur bruit dans cette prison que, peu a peu, Edmond avait habitue son sommeil a ne pas se troubler de si peu de chose; mais cette fois, soit que ses sens fussent exaltes par l'abstinence, soit que reellement le bruit fut plus fort que de coutume, soit que dans ce moment supreme tout acquit de l'importance, Edmond souleva sa tete pour mieux entendre. C'etait un grattement egal qui semblait accuser, soit une griffe enorme, soit une dent puissante, soit enfin la pression d'un instrument quelconque sur des pierres. Bien qu'affaibli, le cerveau du jeune homme fut frappe par cette idee banale constamment presente a l'esprit des prisonniers: la liberte. Ce bruit arrivait si juste au moment ou tout bruit allait cesser pour lui, qu'il lui semblait que Dieu se montrait enfin pitoyable a ses souffrances et lui envoyait ce bruit pour l'avertir de s'arreter au bord de la tombe ou chancelait deja son pied. Qui pouvait savoir si un de ses amis, un de ces etres bien-aimes auxquels il avait songe si souvent qu'il y avait use sa pensee, ne s'occupait pas de lui en ce moment et ne cherchait pas a rapprocher la distance qui les separait? Mais non, sans doute Edmond se trompait, et c'etait un de ces reves qui flottent a la porte de la mort. Cependant, Edmond ecoutait toujours ce bruit. Ce bruit dura trois heures a peu pres, puis Edmond entendit une sorte de croulement, apres quoi le bruit cessa. Quelques heures apres, il reprit plus fort et plus rapproche. Deja Edmond s'interessait a ce travail qui lui faisait societe; tout a coup le geolier entra. Depuis huit jours a peu pres qu'il avait resolu de mourir, quatre jours qu'il avait commence de mettre ce projet a execution, Edmond n'avait point adresse la parole a cet homme, ne lui repondant pas quand il lui avait parle pour lui demander de quelle maladie il croyait etre atteint, et se retournant du cote du mur quand il en etait regarde trop attentivement. Mais aujourd'hui, le geolier pouvait entendre ce bruissement sourd, s'en alarmer, y mettre fin, et deranger ainsi peut-etre ce je ne sais quoi d'esperance, dont l'idee seule charmait les derniers moments de Dantes. Le geolier apportait a dejeuner. Dantes se souleva sur son lit, et, enflant sa voix, se mit a parler sur tous les sujets possibles, sur la mauvaise qualite des vivres qu'il apportait, sur le froid dont on souffrait dans ce cachot, murmurant et grondant pour avoir le droit de crier plus fort, et lassant la patience du geolier, qui justement ce jour-la avait sollicite pour le prisonnier malade un bouillon et du pain frais, et qui lui apportait ce bouillon et ce pain. Heureusement, il crut que Dantes avait le delire; il posa les vivres sur la mauvaise table boiteuse sur laquelle il avait l'habitude de les poser, et se retira. Libre alors, Edmond se remit a ecouter avec joie. Le bruit devenait si distinct que, maintenant, le jeune homme l'entendait sans efforts. «Plus de doute, se dit-il a lui-meme, puisque ce bruit continue, malgre le jour, c'est quelque malheureux prisonnier comme moi qui travaille a sa delivrance. Oh! si j'etais pres de lui, comme je l'aiderais!» Puis, tout a coup, un nuage sombre passa sur cette aurore d'esperance dans ce cerveau habitue au malheur et qui ne pouvait se reprendre que difficilement aux joies humaines; cette idee surgit aussitot, que ce bruit avait pour cause le travail de quelques ouvriers que le gouverneur employait aux reparations d'une chambre voisine. Il etait facile de s'en assurer; mais comment risquer une question? Certes, il etait tout simple d'attendre l'arrivee du geolier, de lui faire ecouter ce bruit, et de voir la mine qu'il ferait en l'ecoutant; mais se donner une pareille satisfaction, n'etait-ce pas trahir des interets bien precieux pour une satisfaction bien courte? Malheureusement, la tete d'Edmond, cloche vide, etait assourdie par le bourdonnement d'une idee; il etait si faible que son esprit flottait comme une vapeur, et ne pouvait se condenser autour d'une pensee. Edmond ne vit qu'un moyen de rendre la nettete a sa reflexion et la lucidite a son jugement; il tourna les yeux vers le bouillon fumant encore que le geolier venait de deposer sur la table, se leva, alla en chancelant jusqu'a lui, prit la tasse, la porta a ses levres, et avala le breuvage qu'elle contenait avec une indicible sensation de bien-etre. Alors il eut le courage d'en rester la: il avait entendu dire que de malheureux naufrages recueillis, extenues par la faim, etaient morts pour avoir gloutonnement devore une nourriture trop substantielle. Edmond posa sur la table le pain qu'il tenait deja presque a portee de sa bouche, et alla se recoucher. Edmond ne voulait plus mourir. Bientot, il sentit que le jour rentrait dans son cerveau; toutes ses idees, vagues et presque insaisissables, reprenaient leur place dans cet echiquier merveilleux, ou une case de plus peut-etre suffit pour etablir la superiorite de l'homme sur les animaux. Il put penser et fortifier sa pensee avec le raisonnement. Alors il se dit: «Il faut tenter l'epreuve, mais sans compromettre personne. Si le travailleur est un ouvrier ordinaire, je n'ai qu'a frapper contre mon mur, aussitot il cessera sa besogne pour tacher de deviner quel est celui qui frappe et dans quel but il frappe. Mais comme son travail sera non seulement licite, mais encore commande, il reprendra bientot son travail. Si au contraire c'est un prisonnier, le bruit que je ferai l'effrayera; il craindra d'etre decouvert; il cessera son travail et ne le reprendra que ce soir, quand il croira tout le monde couche et endormi.» Aussitot, Edmond se leva de nouveau. Cette fois, ses jambes ne vacillaient plus et ses yeux etaient sans eblouissements. Il alla vers un angle de sa prison, detacha une pierre minee par l'humidite, et revint frapper le mur a l'endroit meme ou le retentissement etait le plus sensible. Il frappa trois coups. Des le premier, le bruit avait cesse, comme par enchantement. Edmond ecouta de toute son ame. Une heure s'ecoula, deux heures s'ecoulerent, aucun bruit nouveau ne se fit entendre; Edmond avait fait naitre de l'autre cote de la muraille un silence absolu. Plein d'espoir, Edmond mangea quelques bouchees de son pain, avala quelques gorgees d'eau, et, grace a la constitution puissante dont la nature l'avait doue, se retrouva a peu pres comme auparavant. La journee s'ecoula, le silence durait toujours. La nuit vint sans que le bruit eut recommence. «C'est un prisonnier», se dit Edmond avec une indicible joie. Des lors sa tete s'embrasa, la vie lui revint violente a force d'etre active. La nuit se passa sans que le moindre bruit se fit entendre. Edmond ne ferma pas les yeux de cette nuit. Le jour revint; le geolier rentra apportant les provisions. Edmond avait deja devore les anciennes; il devora les nouvelles, ecoutant sans cesse ce bruit qui ne revenait pas, tremblant qu'il eut cesse pour toujours, faisant dix ou douze lieues dans son cachot, ebranlant pendant des heures entieres les barreaux de fer de son soupirail, rendant l'elasticite et la vigueur a ses membres par un exercice desappris depuis longtemps, se disposant enfin a reprendre corps a corps sa destinee a venir, comme fait, en etendant ses bras, et en frottant son corps d'huile, le lutteur qui va entrer dans l'arene. Puis, dans les intervalles de cette activite fievreuse il ecoutait si le bruit ne revenait pas, s'impatientant de la prudence de ce prisonnier qui ne devinait point qu'il avait ete distrait dans son oeuvre de liberte par un autre prisonnier, qui avait au moins aussi grande hate d'etre libre que lui. Trois jours s'ecoulerent, soixante-douze mortelles heures comptees minute par minute! Enfin un soir, comme le geolier venait de faire sa derniere visite, comme pour la centieme fois Dantes collait son oreille a la muraille, il lui sembla qu'un ebranlement imperceptible repondait sourdement dans sa tete, mise en rapport avec les pierres silencieuses. Dantes se recula pour bien rasseoir son cerveau ebranle, fit quelques tours dans la chambre, et replaca son oreille au meme endroit. Il n'y avait plus de doute, il se faisait quelque chose de l'autre cote; le prisonnier avait reconnu le danger de sa manoeuvre et en avait adopte quelque autre, et, sans doute pour continuer son oeuvre avec plus de securite, il avait substitue le levier au ciseau. Enhardi par cette decouverte, Edmond resolut de venir en aide a l'infatigable travailleur. Il commenca par deplacer son lit, derriere lequel il lui semblait que l'oeuvre de delivrance s'accomplissait, et chercha des yeux un objet avec lequel il put entamer la muraille, faire tomber le ciment humide, desceller une pierre enfin. Rien ne se presenta a sa vue. Il n'avait ni couteau ni instrument tranchant; du fer a ses barreaux seulement, et il s'etait assure si souvent que ses barreaux etaient bien scelles, que ce n'etait plus meme la peine d'essayer a les ebranler. Pour tout ameublement, un lit, une chaise, une table, un seau, une cruche. A ce lit il y avait bien des tenons de fer, mais ces tenons etaient scelles au bois par des vis. Il eut fallu un tournevis pour tirer ces vis et arracher ces tenons. A la table et a la chaise, rien; au seau, il y avait eu autrefois une anse, mais cette anse avait ete enlevee. Il n'y avait plus, pour Dantes, qu'une ressource, c'etait de briser sa cruche et, avec un des morceaux de gres tailles en angle, de se mettre a la besogne. Il laissa tomber la cruche sur un pave, et la cruche vola en eclats. Dantes choisit deux ou trois eclats aigus, les cacha dans sa paillasse, et laissa les autres epars sur la terre. La rupture de sa cruche etait un accident trop naturel pour que l'on s'en inquietat. Edmond avait toute la nuit pour travailler; mais dans l'obscurite, la besogne allait mal, car il lui fallait travailler a tatons, et il sentit bientot qu'il emoussait l'instrument informe contre un gres plus dur. Il repoussa donc son lit et attendit le jour. Avec l'espoir, la patience lui etait revenue. Toute la nuit il ecouta et entendit le mineur inconnu qui continuait son oeuvre souterraine. Le jour vint, le geolier entra. Dantes lui dit qu'en buvant la veille a meme la cruche, elle avait echappe a sa main et s'etait brisee en tombant. Le geolier alla en grommelant chercher une cruche neuve, sans meme prendre la peine d'emporter les morceaux de la vieille. Il revint un instant apres, recommanda plus d'adresse au prisonnier et sortit. Dantes ecouta avec une joie indicible le grincement de la serrure qui, chaque fois qu'elle se refermait jadis, lui serrait le coeur. Il ecouta s'eloigner le bruit des pas, puis quand ce bruit se fut eteint, il bondit vers sa couchette qu'il deplaca, et, a la lueur du faible rayon de jour qui penetrait dans son cachot, put voir la besogne inutile qu'il avait faite la nuit precedente, en s'adressant au corps de la pierre au lieu de s'adresser au platre qui entourait ses extremites. L'humidite avait rendu ce platre friable. Dantes vit avec un battement de coeur joyeux que ce platre se detachait par fragments; ces fragments etaient presque des atomes, c'est vrai; mais au bout d'une demi-heure, cependant, Dantes en avait detache une poignee a peu pres. Un mathematicien eut pu calculer qu'avec deux annees a peu pres de ce travail, en supposant qu'on ne rencontrat point le roc, on pouvait se creuser un passage de deux pieds carres et de vingt pieds de profondeur. Le prisonnier se reprocha alors de ne pas avoir employe a ce travail ces longues heures successivement ecoulees, toujours plus lentes, et qu'il avait perdues dans l'esperance, dans la priere et dans le desespoir. Depuis six ans a peu pres qu'il etait enferme dans ce cachot, quel travail, si lent qu'il fut, n'eut-il pas acheve! Et cette idee lui donna une nouvelle ardeur. En trois jours, il parvint, avec des precautions inouies, a enlever tout le ciment et a mettre a nu la pierre: la muraille etait faite de moellons au milieu desquels, pour ajouter a la solidite, avait pris place de temps en temps, une pierre de taille. C'etait une de ces pierres de taille qu'il avait presque dechaussee, et qu'il s'agissait maintenant d'ebranler dans son alveole. Dantes essaya avec ses ongles, mais ses ongles etaient insuffisants pour cela. Les morceaux de la cruche introduits dans les intervalles se brisaient lorsque Dantes voulait s'en servir en maniere de levier. Apres une heure de tentatives inutiles, Dantes se releva, la sueur et l'angoisse sur le front. Allait-il donc etre arrete ainsi des le debut, et lui faudrait-il attendre, inerte et inutile, que son voisin qui de son cote se lasserait peut-etre, eut tout fait! Alors une idee lui passa par l'esprit; il demeura debout et souriant; son front humide de sueur se secha tout seul. Le geolier apportait tous les jours la soupe de Dantes dans une casserole de fer-blanc. Cette casserole contenait sa soupe et celle d'un second prisonnier, car Dantes avait remarque que cette casserole etait ou entierement pleine, ou a moitie vide, selon que le porte-clefs commencait la distribution des vivres par lui ou par son compagnon. Cette casserole avait un manche de fer; c'etait ce manche de fer qu'ambitionnait Dantes et qu'il eut paye, si on les lui avait demandees en echange, de dix annees de sa vie. Le geolier versa le contenu de cette casserole dans l'assiette de Dantes. Apres avoir mange sa soupe avec une cuiller de bois, Dantes lavait cette assiette qui servait ainsi chaque jour. Le soir Dantes posa son assiette a terre, a mi-chemin de la porte a la table; le geolier en entrant mit le pied sur l'assiette et la brisa en mille morceaux. Cette fois, il n'y avait rien a dire contre Dantes: il avait eu le tort de laisser son assiette a terre, c'est vrai, mais le geolier avait eu celui de ne pas regarder a ses pieds. Le geolier se contenta donc de grommeler. Puis il regarda autour de lui dans quoi il pouvait verser la soupe; le mobilier de Dantes se bornait a cette seule assiette, il n'y avait pas de choix. «Laissez la casserole, dit Dantes, vous la reprendrez en m'apportant demain mon dejeuner.» Ce conseil flattait la paresse du geolier, qui n'avait pas besoin ainsi de remonter, de redescendre et de remonter encore. Il laissa la casserole. Dantes fremit de joie. Cette fois, il mangea vivement la soupe et la viande que, selon l'habitude des prisons, on mettait avec la soupe. Puis, apres avoir attendu une heure, pour etre certain que le geolier ne se raviserait point, il derangea son lit, prit sa casserole, introduisit le bout du manche entre la pierre de taille denuee de son ciment et les moellons voisins, et commenca de faire le levier. Une legere oscillation prouva a Dantes que la besogne venait a bien. En effet, au bout d'une heure, la pierre etait tiree du mur, ou elle faisait une excavation de plus d'un pied et demi de diametre. Dantes ramassa avec soin tout le platre, le porta dans les angles de sa prison, gratta la terre grisatre avec un des fragments de sa cruche et recouvrit le platre de terre. Puis, voulant mettre a profit cette nuit ou le hasard, ou plutot la savante combinaison qu'il avait imaginee, avait remis entre ses mains un instrument si precieux, il continua de creuser avec acharnement. A l'aube du jour, il replaca la pierre dans son trou, repoussa son lit contre la muraille et se coucha. Le dejeuner consistait en un morceau de pain; le geolier entra et posa ce morceau de pain sur la table. «Eh bien, vous ne m'apportez pas une autre assiette? demanda Dantes. --Non, dit le porte-clefs; vous etes un brise-tout, vous avez detruit votre cruche, et vous etes cause que j'ai casse votre assiette; si tous les prisonniers faisaient autant de degats, le gouvernement n'y pourrait pas tenir. On vous laisse la casserole, on vous versera votre soupe dedans; de cette facon, vous ne casserez pas votre menage, peut-etre.» Dantes leva les yeux au ciel et joignit ses mains sous sa couverture. Ce morceau de fer qui lui restait faisait naitre dans son coeur un elan de reconnaissance plus vif vers le ciel que ne lui avaient jamais cause, dans sa vie passee, les plus grands biens qui lui etaient survenus. Seulement, il avait remarque que, depuis qu'il avait commence a travailler, lui, le prisonnier ne travaillait plus. N'importe, ce n'etait pas une raison pour cesser sa tache; si son voisin ne venait pas a lui, c'etait lui qui irait a son voisin. Toute la journee il travailla sans relache; le soir, il avait, grace a son nouvel instrument, tire de la muraille plus de dix poignees de debris de moellons, de platre et de ciment. Lorsque l'heure de la visite arriva, il redressa de son mieux le manche tordu de sa casserole et remit le recipient a sa place accoutumee. Le porte-clefs y versa la ration ordinaire de soupe et de viande, ou plutot de soupe et de poisson, car ce jour-la etait un jour maigre, et trois fois par semaine on faisait faire maigre aux prisonniers. C'eut ete encore un moyen de calculer le temps, si depuis longtemps Dantes n'avait pas abandonne ce calcul. Puis, la soupe versee, le porte-clefs se retira. Cette fois, Dantes voulut s'assurer si son voisin avait bien reellement cesse de travailler. Il ecouta. Tout etait silencieux comme pendant ces trois jours ou les travaux avaient ete interrompus. Dantes soupira; il etait evident que son voisin se defiait de lui. Cependant, il ne se decouragea point et continua de travailler toute la nuit; mais apres deux ou trois heures de labeur, il rencontra un obstacle. Le fer ne mordait plus et glissait sur une surface plane. Dantes toucha l'obstacle avec ses mains et reconnut qu'il avait atteint une poutre. Cette poutre traversait ou plutot barrait entierement le trou qu'avait commence Dantes. Maintenant, il fallait creuser dessus ou dessous. Le malheureux jeune homme n'avait point songe a cet obstacle. «Oh! mon Dieu, mon Dieu! s'ecria-t-il, je vous avais cependant tant prie, que j'esperais que vous m'aviez entendu. Mon Dieu! apres m'avoir ote la liberte de la vie, mon Dieu! apres m'avoir ote le calme de la mort, mon Dieu! qui m'avez rappele a l'existence, mon Dieu! ayez pitie de moi, ne me laissez pas mourir dans le desespoir! --Qui parle de Dieu et de desespoir en meme temps?» articula une voix qui semblait venir de dessous terre et qui, assourdie par l'opacite, parvenait au jeune homme avec un accent sepulcral. Edmond sentit se dresser ses cheveux sur sa tete, et il recula sur ses genoux. «Ah! murmura-t-il, j'entends parler un homme.» Il y avait quatre ou cinq ans qu'Edmond n'avait entendu parler que son geolier, et pour le prisonnier le geolier n'est pas un homme: c'est une porte vivante ajoutee a sa porte de chene; c'est un barreau de chair ajoute a ses barreaux de fer. «Au nom du Ciel! s'ecria Dantes, vous qui avez parle, parlez encore, quoique votre voix m'ait epouvante; qui etes-vous? --Qui etes-vous vous-meme? demanda la voix. --Un malheureux prisonnier, reprit Dantes qui ne faisait, lui, aucune difficulte de repondre. --De quel pays? --Francais. --Votre nom? --Edmond Dantes. --Votre profession? --Marin. --Depuis combien de temps etes-vous ici? --Depuis le 28 fevrier 1815. --Votre crime? --Je suis innocent. --Mais de quoi vous accuse-t-on? --D'avoir conspire pour le retour de l'Empereur. --Comment! pour le retour de l'Empereur! l'Empereur n'est donc plus sur le trone? --Il a abdique a Fontainebleau en 1814 et a ete relegue a l'ile d'Elbe. Mais vous-meme, depuis quel temps etes-vous donc ici, que vous ignorez tout cela? --Depuis 1811.» Dantes frissonna; cet homme avait quatre ans de prison de plus que lui. «C'est bien, ne creusez plus, dit la voix en parlant fort vite; seulement dites-moi a quelle hauteur se trouve l'excavation que vous avez faite? --Au ras de la terre. --Comment est-elle cachee? --Derriere mon lit. --A-t-on derange votre lit depuis que vous etes en prison? --Jamais. --Sur quoi donne votre chambre? --Sur un corridor. --Et le corridor? --Aboutit a la cour. --Helas! murmura la voix. --Oh! mon Dieu! qu'y a-t-il donc? s'ecria Dantes. --Il y a que je me suis trompe, que l'imperfection de mes dessins m'a abuse, que le defaut d'un compas m'a perdu, qu'une ligne d'erreur sur mon plan a equivalu a quinze pieds en realite, et que j'ai pris le mur que vous creusez pour celui de la citadelle! --Mais alors vous aboutissiez a la mer? --C'etait ce que je voulais. --Et si vous aviez reussi! --Je me jetais a la nage, je gagnais une des iles qui environnent le chateau d'If, soit l'ile de Daume, soit l'ile de Tiboulen, soit meme la cote, et alors j'etais sauve. --Auriez-vous donc pu nager jusque-la? --Dieu m'eut donne la force; et maintenant tout est perdu. --Tout? --Oui. Rebouchez votre trou avec precaution, ne travaillez plus, ne vous occupez de rien, et attendez de mes nouvelles. --Qui etes-vous au moins... dites-moi qui vous etes? --Je suis... je suis... le no 27. --Vous defiez-vous donc de moi?» demanda Dantes. Edmond crut entendre comme un rire amer percer la voute et monter jusqu'a lui. «Oh! je suis bon chretien, s'ecria-t-il, devinant instinctivement que cet homme songeait a l'abandonner; je vous jure sur le Christ que je me ferai tuer plutot que de laisser entrevoir a vos bourreaux et aux miens l'ombre de la verite; mais, au nom du Ciel, ne me privez pas de votre presence, ne me privez pas de votre voix, ou, je vous le jure, car je suis au bout de ma force, je me brise la tete contre la muraille, et vous aurez ma mort a vous reprocher. --Quel age avez-vous? votre voix semble etre celle d'un jeune homme. --Je ne sais pas mon age, car je n'ai pas mesure le temps depuis que je suis ici. Ce que je sais, c'est que j'allais avoir dix-neuf ans lorsque j'ai ete arrete, le 18 fevrier 1815. --Pas tout a fait vingt-six ans, murmura la voix. Allons, a cet age on n'est pas encore un traitre. --Oh! non! non! je vous le jure, repeta Dantes. Je vous l'ai deja dit et je vous le redis, je me ferai couper en morceaux plutot que de vous trahir. --Vous avez bien fait de me parler; vous avez bien fait de me prier, car j'allais former un autre plan et m'eloigner de vous. Mais votre age me rassure, je vous rejoindrai, attendez-moi. --Quand cela? --Il faut que je calcule nos chances; laissez-moi vous donner le signal. --Mais vous ne m'abandonnerez pas, vous ne me laisserez pas seul, vous viendrez a moi, ou vous me permettrez d'aller a vous? Nous fuirons ensemble, et si nous ne pouvons fuir, nous parlerons, vous des gens que vous aimez, moi des gens que j'aime. Vous devez aimer quelqu'un? --Je suis seul au monde. --Alors vous m'aimerez, moi: si vous etes jeune, je serai votre camarade; si vous etes vieux je serai votre fils. J'ai un pere qui doit avoir soixante-dix ans, s'il vit encore; je n'aimais que lui et une jeune fille qu'on appelait Mercedes. Mon pere ne m'a pas oublie, j'en suis sur; mais elle Dieu sait si elle pense encore a moi. Je vous aimerai comme j'aimais mon pere. --C'est bien, dit le prisonnier, a demain.» Ce peu de paroles furent dites avec un accent qui convainquit Dantes; il n'en demanda pas davantage, se releva, prit les memes precautions pour les debris tires du mur qu'il avait deja prises, et repoussa son lit contre la muraille. Des lors, Dantes se laissa aller tout entier a son bonheur; il n'allait plus etre seul certainement, peut-etre meme allait-il etre libre; le pis aller, s'il restait prisonnier, etait d'avoir un compagnon; or la captivite partagee n'est plus qu'une demi-captivite. Les plaintes qu'on met en commun sont presque des prieres; des prieres qu'on fait a deux sont presque des actions de graces. Toute la journee, Dantes alla et vint dans son cachot, le coeur bondissant de joie. De temps en temps, cette joie l'etouffait: il s'asseyait sur son lit, pressant sa poitrine avec sa main. Au moindre bruit qu'il entendait dans le corridor, il bondissait vers la porte. Une fois ou deux, cette crainte qu'on le separat de cet homme qu'il ne connaissait point, et que cependant il aimait deja comme un ami, lui passa par le cerveau. Alors il etait decide: au moment ou le geolier ecarterait son lit, baisserait la tete pour examiner l'ouverture, il lui briserait la tete avec le pave sur lequel etait posee sa cruche. On le condamnerait a mort, il le savait bien; mais n'allait-il pas mourir d'ennui et de desespoir au moment ou ce bruit miraculeux l'avait rendu a la vie? Le soir le geolier vint; Dantes etait sur son lit, de la il lui semblait qu'il gardait mieux l'ouverture inachevee. Sans doute il regarda le visiteur importun d'un oeil etrange, car celui-ci lui dit: «Voyons, allez-vous redevenir encore fou?» Dantes ne repondit rien, il craignait que l'emotion de sa voix ne le trahit. Le geolier se retira en secouant la tete. La nuit arrivee, Dantes crut que son voisin profiterait du silence et de l'obscurite pour renouer la conversation avec lui, mais il se trompait; la nuit s'ecoula sans qu'aucun bruit repondit a sa fievreuse attente. Mais le lendemain, apres la visite du matin, et comme il venait d'ecarter son lit de la muraille, il entendit frapper trois coups a intervalles egaux; il se precipita a genoux. «Est-ce vous? dit-il; me voila! --Votre geolier est-il parti? demanda la voix. --Oui, repondit Dantes, il ne reviendra que ce soir, nous avons douze heures de liberte. --Je puis donc agir? dit la voix. --Oh! oui, oui, sans retard, a l'instant meme, je vous en supplie.» Aussitot, la portion de terre sur laquelle Dantes, a moitie perdu dans l'ouverture, appuyait ses deux mains sembla ceder sous lui; il se rejeta en arriere, tandis qu'une masse de terre et de pierres detachees se precipitait dans un trou qui venait de s'ouvrir au-dessous de l'ouverture que lui-meme avait faite; alors, au fond de ce trou sombre et dont il ne pouvait mesurer la profondeur, il vit paraitre une tete, des epaules et enfin un homme tout entier qui sortit avec assez d'agilite de l'excavation pratiquee. XVI Un savant italien. Dantes prit dans ses bras ce nouvel ami, si longtemps et si impatiemment attendu, et l'attira vers sa fenetre, afin que le peu de jour qui penetrait dans le cachot l'eclairat tout entier. C'etait un personnage de petite taille, aux cheveux blanchis par la peine plutot que par l'age, a l'oeil penetrant cache sous d'epais sourcils qui grisonnaient, a la barbe encore noire et descendant jusque sur sa poitrine: la maigreur de son visage creuse par des rides profondes, la ligne hardie de ses traits caracteristiques, revelaient un homme plus habitue a exercer ses facultes morales que ses forces physiques. Le front du nouveau venu etait couvert de sueur. Quand a son vetement, il etait impossible d'en distinguer la forme primitive, car il tombait en lambeaux. Il paraissait avoir soixante-cinq ans au moins, quoiqu'une certaine vigueur dans les mouvements annoncat qu'il avait moins d'annees peut-etre que n'en accusait une longue captivite. Il accueillit avec une sorte de plaisir les protestations enthousiastes du jeune homme; son ame glacee sembla, pour un instant, se rechauffer et se fondre au contact de cette ame ardente. Il le remercia de sa cordialite avec une certaine chaleur, quoique sa deception eut ete grande de trouver un second cachot ou il croyait rencontrer la liberte. «Voyons d'abord, dit-il, s'il y a moyen de faire disparaitre aux yeux de vos geoliers les traces de mon passage. Toute notre tranquillite a venir est dans leur ignorance de ce qui s'est passe.» Alors il se pencha vers l'ouverture, prit la pierre, qu'il souleva facilement malgre son poids, et la fit entrer dans le trou. «Cette pierre a ete descellee bien negligemment, dit-il en hochant la tete: vous n'avez donc pas d'outils? --Et vous, demanda Dantes avec etonnement, en avez-vous donc? --Je m'en suis fait quelques-uns. Excepte une lime, j'ai tout ce qu'il me faut, ciseau, pince, levier. --Oh! je serais curieux de voir ces produits de votre patience et de votre industrie, dit Dantes. --Tenez, voici d'abord un ciseau.» Et il lui montra une lame forte et aigue emmanchee dans un morceau de bois de hetre. «Avec quoi avez-vous fait cela? dit Dantes. --Avec une des fiches de mon lit. C'est avec cet instrument que je me suis creuse tout le chemin qui m'a conduit jusqu'ici; cinquante pieds a peu pres. --Cinquante pieds! s'ecria Dantes avec une espece de terreur. --Parlez plus bas, jeune homme, parlez plus bas; souvent il arrive qu'on ecoute aux portes des prisonniers. --On me sait seul. --N'importe. --Et vous dites que vous avez perce cinquante pieds pour arriver jusqu'ici? --Oui, telle est a peu pres la distance qui separe ma chambre de la votre; seulement j'ai mal calcule ma courbe, faute d'instrument de geometrie pour dresser mon echelle de proportion; au lieu de quarante pieds d'ellipse, il s'en est rencontre cinquante; je croyais, ainsi que je vous l'ai dit, arriver jusqu'au mur exterieur, percer ce mur et me jeter a la mer. J'ai longe le corridor, contre lequel donne votre chambre, au lieu de passer dessous; tout mon travail est perdu, car ce corridor donne sur une cour pleine de gardes. --C'est vrai, dit Dantes; mais ce corridor ne longe qu'une face de ma chambre, et ma chambre en a quatre. --Oui, sans doute, mais en voici d'abord une dont le rocher fait la muraille; il faudrait dix annees de travail a dix mineurs munis de tous leurs outils pour percer le rocher; cette autre doit etre adossee aux fondations de l'appartement du gouverneur; nous tomberions dans les caves qui ferment evidemment a la clef et nous serions pris; l'autre face donne, attendez donc, ou donne l'autre face? Cette face etait celle ou etait percee la meurtriere a travers laquelle venait le jour: cette meurtriere, qui allait toujours en se retrecissant jusqu'au moment ou elle donnait entree au jour, et par laquelle un enfant n'aurait certes pas pu passer, etait en outre garnie par trois rangs de barreaux de fer qui pouvaient rassurer sur la crainte d'une evasion par ce moyen le geolier le plus soupconneux. Et le nouveau venu, en faisant cette question, traina la table au-dessous de la fenetre. «Montez sur cette table» dit-il a Dantes. Dantes obeit, monta sur la table, et, devinant les intentions de son compagnon, appuya le dos au mur et lui presenta les deux mains. Celui qui s'etait donne le nom du numero de sa chambre, et dont Dantes ignorait encore le veritable nom, monta alors plus lestement que n'eut pu le faire presager son age, avec une habilete de chat ou de lezard, sur la table d'abord, puis de la table sur les mains de Dantes, puis de ses mains sur ses epaules; ainsi courbe en deux, car la voute du cachot l'empechait de se redresser, il glissa sa tete entre le premier rang de barreaux, et put plonger alors de haut en bas. Un instant apres, il retira vivement la tete. «Oh! oh! dit-il, je m'en etais doute.» Et il se laissa glisser le long du corps de Dantes sur la table, et de la table sauta a terre. «De quoi vous etiez-vous doute?» demanda le jeune homme anxieux, en sautant a son tour aupres de lui. Le vieux prisonnier meditait. «Oui, dit-il, c'est cela; la quatrieme face de votre cachot donne sur une galerie exterieure, espece de chemin de ronde ou passent les patrouilles et ou veillent des sentinelles. --Vous en etes sur? --J'ai vu le shako du soldat et le bout de son fusil et je ne me suis retire si vivement que de peur qu'il ne m'apercut moi-meme. --Eh bien? dit Dantes. --Vous voyez bien qu'il est impossible de fuir par votre cachot. --Alors? continua le jeune homme avec un accent interrogateur. --Alors, dit le vieux prisonnier, que la volonte de Dieu soit faite!» Et une teinte de profonde resignation s'etendit sur les traits du vieillard. Dantes regarda cet homme qui renoncait ainsi et avec tant de philosophie a une esperance nourrie depuis si longtemps, avec un etonnement mele d'admiration. «Maintenant, voulez-vous me dire qui vous etes? demanda Dantes. --Oh! mon Dieu, oui, si cela peut encore vous interesser, maintenant que je ne puis plus vous etre bon a rien. --Vous pouvez etre bon a me consoler et a me soutenir, car vous me semblez fort parmi les forts.» L'abbe sourit tristement. «Je suis l'abbe Faria, dit-il, prisonnier depuis 1811, comme vous le savez, au chateau d'If; mais j'etais depuis trois ans renferme dans la forteresse de Fenestrelle. En 1811, on m'a transfere du Piemont en France. C'est alors que j'ai appris que la destinee, qui, a cette epoque, lui semblait soumise, avait donne un fils a Napoleon, et que ce fils au berceau avait ete nomme roi de Rome. J'etais loin de me douter alors de ce que vous m'avez dit tout a l'heure: c'est que, quatre ans plus tard, le colosse serait renverse. Qui regne donc en France? Est-ce Napoleon II? --Non, c'est Louis XVIII. --Louis XVIII, le frere de Louis XVI, les decrets du ciel sont etranges et mysterieux. Quelle a donc ete l'intention de la Providence en abaissant l'homme qu'elle avait eleve et en elevant celui qu'elle avait abaisse?» Dantes suivait des yeux cet homme qui oubliait un instant sa propre destinee pour se preoccuper ainsi des destinees du monde. «Oui, oui, continua-t-il, c'est comme en Angleterre: apres Charles Ier, Cromwell, apres Cromwell, Charles II, et peut-etre apres Jacques II, quelque gendre, quelque parent, quelque prince d'Orange; un stathouder qui se fera roi; et alors de nouvelles concessions au peuple, alors une constitution alors la liberte! Vous verrez cela, jeune homme, dit-il en se retournant vers Dantes, et en le regardant avec des yeux brillants et profonds, comme en devaient avoir les prophetes. Vous etes encore d'age a le voir, vous _verrez_ cela. --Oui, si je sors d'ici. --Ah c'est juste, dit l'abbe Faria. Nous sommes prisonniers; il y a des moments ou je l'oublie, et ou, parce que mes yeux percent les murailles qui m'enferment, je me crois en liberte. --Mais pourquoi etes-vous enferme, vous? --Moi? parce que j'ai reve en 1807 le projet que Napoleon a voulu realiser en 1811; parce que, comme Machiavel, au milieu de tous ces principicules qui faisaient de l'Italie un nid de petits royaumes tyranniques et faibles, j'ai voulu un grand et seul empire, compact et fort: parce que j'ai cru trouver mon Cesar Borgia dans un niais couronne qui a fait semblant de me comprendre pour me mieux trahir. C'etait le projet d'Alexandre VI et de Clement VII; il echouera toujours, puisqu'ils l'ont entrepris inutilement et que Napoleon n'a pu l'achever; decidement l'Italie est maudite!» Et le vieillard baissa la tete. Dantes ne comprenait pas comment un homme pouvait risquer sa vie pour de pareils interets; il est vrai que s'il connaissait Napoleon pour l'avoir vu et lui avoir parle, il ignorait completement, en revanche, ce que c'etaient que Clement VII et Alexandre VI. «N'etes-vous pas, dit Dantes, commencant a partager l'opinion de son geolier, qui etait l'opinion generale au chateau d'If, le pretre que l'on croit... malade? --Que l'on croit fou, vous voulez dire, n'est-ce pas? --Je n'osais, dit Dantes en souriant. --Oui, oui, continua Faria avec un rire amer; oui, c'est moi qui passe pour fou; c'est moi qui divertis depuis si longtemps les hotes de cette prison, et qui rejouirais les petits enfants, s'il y avait des enfants dans le sejour de la douleur sans espoir.» Dantes demeura un instant immobile et muet. «Ainsi, vous renoncez a fuir? lui dit-il. --Je vois la fuite impossible; c'est se revolter contre Dieu que de tenter ce que Dieu ne veut pas qui s'accomplisse. --Pourquoi vous decourager? ce serait trop demander aussi a la Providence que de vouloir reussir du premier coup. Ne pouvez-vous pas recommencer dans un autre sens ce que vous avez fait dans celui-ci? --Mais savez-vous ce que j'ai fait, pour parler ainsi de recommencer? Savez-vous qu'il m'a fallu quatre ans pour faire les outils que je possede? Savez-vous que depuis deux ans je gratte et creuse une terre dure comme le granit? Savez-vous qu'il m'a fallu dechausser des pierres qu'autrefois je n'aurais pas cru pouvoir remuer, que des journees tout entieres se sont passees dans ce labeur titanique et que parfois, le soir, j'etais heureux quand j'avais enleve un pouce carre de ce vieux ciment, devenu aussi dur que la pierre elle-meme? Savez-vous, savez-vous que pour loger toute cette terre et toutes ces pierres que j'enterrais, il m'a fallu percer la voute d'un escalier, dans le tambour duquel tous ces decombres ont ete tour a tour ensevelis, si bien qu'aujourd'hui le tambour est plein, et que je ne saurais plus ou mettre une poignee de poussiere? Savez-vous, enfin, que je croyais toucher au but de tous mes travaux, que je me sentais juste la force d'accomplir cette tache, et que voila que Dieu non seulement recule ce but, mais le transporte je ne sais ou? Ah! je vous le dis, je vous le repete, je ne ferai plus rien desormais pour essayer de reconquerir ma liberte, puisque la volonte de Dieu est qu'elle soit perdue a tout jamais.» Edmond baissa la tete pour ne pas avouer a cet homme que la joie d'avoir un compagnon l'empechait de compatir, comme il eut du, a la douleur qu'eprouvait le prisonnier de n'avoir pu se sauver. L'abbe Faria se laissa aller sur le lit d'Edmond, et Edmond resta debout. Le jeune homme n'avait jamais songe a la fuite. Il y a de ces choses qui semblent tellement impossibles qu'on n'a pas meme l'idee de les tenter et qu'on les evite d'instinct. Creuser cinquante pieds sous la terre, consacrer a cette operation un travail de trois ans pour arriver, si on reussit, a un precipice donnant a pic sur la mer; se precipiter de cinquante, de soixante, de cent pieds peut-etre, pour s'ecraser, en tombant, la tete sur quelque rocher, si la balle des sentinelles ne vous a point deja tue auparavant; etre oblige, si l'on echappe a tous ces dangers, de faire en nageant une lieue, c'en etait trop pour qu'on ne se resignat point, et nous avons vu que Dantes avait failli pousser cette resignation jusqu'a la mort. Mais maintenant que le jeune homme avait vu un vieillard se cramponner a la vie avec tant d'energie et lui donner l'exemple des resolutions desesperees, il se mit a reflechir et a mesurer son courage. Un autre avait tente ce qu'il n'avait pas meme eu l'idee de faire; un autre, moins jeune, moins fort, moins adroit que lui, s'etait procure, a force d'adresse et de patience, tous les instruments dont il avait besoin pour cette incroyable operation, qu'une mesure mal prise avait pu seule faire echouer: un autre avait fait tout cela, rien n'etait donc impossible a Dantes: Faria avait perce cinquante pieds, il en percerait cent, Faria, a cinquante ans, avait mis trois ans a son oeuvre; il n'avait que la moitie de l'age de Faria, lui, il en mettrait six; Faria, abbe, savant, homme d'Eglise, n'avait pas craint de risquer la traversee du chateau d'If a l'ile de Daume, de Ratonneau ou de Lemaire; lui, Edmond le marin, lui, Dantes le hardi plongeur, qui avait ete si souvent chercher une branche de corail au fond de la mer, hesiterait-il donc a faire une lieue en nageant? que fallait-il pour faire une lieue en nageant? une heure? Eh bien, n'etait-il donc pas reste des heures entieres a la mer sans reprendre pied sur le rivage! Non, non, Dantes n'avait besoin que d'etre encourage par un exemple. Tout ce qu'un autre a fait ou aurait pu faire, Dantes le fera. Le jeune homme reflechit un instant. «J'ai trouve ce que vous cherchiez», dit-il au vieillard. Faria tressaillit. «Vous? dit-il, et en relevant la tete d'un air qui indiquait que si Dantes disait la verite, le decouragement de son compagnon ne serait pas de longue duree; vous, voyons, qu'avez-vous trouve? --Le corridor que vous avez perce pour venir de chez vous ici s'etend dans le meme sens que la galerie exterieure, n'est-ce pas? --Oui. --Il doit n'en etre eloigne que d'une quinzaine de pas? --Tout au plus. --Eh bien, vers le milieu du corridor nous percons un chemin formant comme la branche d'une croix. Cette fois, vous prenez mieux vos mesures. Nous debouchons sur la galerie exterieure. Nous tuons la sentinelle et nous nous evadons. Il ne faut, pour que ce plan reussisse, que du courage, vous en avez; que de la vigueur, je n'en manque pas. Je ne parle pas de la patience, vous avez fait vos preuves et je ferai les miennes. --Un instant, repondit l'abbe; vous n'avez pas su, mon cher compagnon, de quelle espece est mon courage, et quel emploi je compte faire de ma force. Quand a la patience, je crois avoir ete assez patient en recommencant chaque matin la tache de la nuit, et chaque nuit la tache du jour. Mais alors ecoutez-moi bien, jeune homme, c'est qu'il me semblait que je servais Dieu, en delivrant une de ses creatures qui, etant innocente, n'avait pu etre condamnee. --Eh bien, demanda Dantes, la chose n'en est-elle pas au meme point, et vous etes-vous reconnu coupable depuis que vous m'avez rencontre, dites? --Non, mais je ne veux pas le devenir. Jusqu'ici je croyais n'avoir affaire qu'aux choses, voila que vous me proposez d'avoir affaire aux hommes. J'ai pu percer un mur et detruire un escalier, mais je ne percerai pas une poitrine et ne detruirai pas une existence.» Dantes fit un leger mouvement de surprise. «Comment, dit-il, pouvant etre libre, vous seriez retenu par un semblable scrupule? --Mais, vous-meme, dit Faria, pourquoi n'avez-vous pas un soir assomme votre geolier avec le pied de votre table, revetu ses habits et essaye de fuir? --C'est que l'idee ne m'en est pas venue, dit Dantes. --C'est que vous avez une telle horreur instinctive pour un pareil crime, une telle horreur que vous n'y avez pas meme songe, reprit le vieillard; car dans les choses simples et permises nos appetits naturels nous avertissent que nous ne devions pas de la ligne de notre droit. Le tigre, qui verse le sang par nature, dont c'est l'etat, la destination, n'a besoin que d'une chose, c'est que son odorat l'avertisse qu'il a une proie a sa portee. Aussitot, il bondit vers cette proie, tombe dessus et la dechire. C'est son instinct, et il y obeit. Mais l'homme, au contraire, repugne au sang; ce ne sont point les lois sociales qui repugnent au meurtre, ce sont les lois naturelles.» Dantes resta confondu: c'etait, en effet, l'explication de ce qui s'etait passe a son insu dans son esprit ou plutot dans son ame, car il y a des pensees qui viennent de la tete, et d'autres qui viennent du coeur. «Et puis, continua Faria, depuis tantot douze ans que je suis en prison, j'ai repasse dans mon esprit toutes les evasions celebres. Je n'ai vu reussir que rarement les evasions. Les evasions heureuses, les evasions couronnees d'un plein succes, sont les evasions meditees avec soin et lentement preparees; c'est ainsi que le duc de Beaufort s'est echappe du chateau de Vincennes; l'abbe Dubuquoi du Fort-l'Eveque, et Latude de la Bastille. Il y a encore celles que le hasard peut offrir: celles-la sont les meilleures; attendons une occasion, croyez-moi, et si cette occasion se presente, profitons-en. --Vous avez pu attendre, vous, dit Dantes en soupirant; ce long travail vous faisait une occupation de tous les instants, et quand vous n'aviez pas votre travail pour vous distraire, vous aviez vos esperances pour vous consoler. --Puis, dit l'abbe, je ne m'occupais point qu'a cela. --Que faisiez-vous donc? --J'ecrivais ou j'etudiais. --On vous donne donc du papier, des plumes, de l'encre? --Non, dit l'abbe, mais je m'en fais. --Vous vous faites du papier, des plumes et de l'encre? s'ecria Dantes. --Oui.» Dantes regarda cet homme avec admiration; seulement, il avait encore peine a croire ce qu'il disait. Faria s'apercut de ce leger doute. «Quand vous viendrez chez moi, lui dit-il, je vous montrerai un ouvrage entier, resultat des pensees, des recherches et des reflexions de toute ma vie, que j'avais medite a l'ombre du Colisee a Rome, au pied de la colonne Saint-Marc a Venise, sur les bords de l'Arno a Florence, et que je ne me doutais guere qu'un jour mes geoliers me laisseraient le loisir d'executer entre les quatre murs du chateau d'If. C'est un _Traite sur la possibilite d'une monarchie generale en Italie_. Ce fera un grand volume in-quarto. --Et vous l'avez ecrit? --Sur deux chemises. J'ai invente une preparation qui rend le linge lisse et uni comme le parchemin. --Vous etes donc chimiste. --Un peu. J'ai connu Lavoisier et je suis lie avec Cabanis. --Mais, pour un pareil ouvrage, il vous a fallu faire des recherches historiques. Vous aviez donc des livres? --A Rome, j'avais a peu pres cinq mille volumes dans ma bibliotheque. A force de les lire et de les relire, j'ai decouvert qu'avec cent cinquante ouvrages bien choisis on a, sinon le resume complet des connaissances humaines, du moins tout ce qu'il est utile a un homme de savoir. J'ai consacre trois annees de ma vie a lire et a relire ces cent cinquante volumes, de sorte que je les savais a peu pres par coeur lorsque j'ai ete arrete. Dans ma prison, avec un leger effort de memoire, je me les suis rappeles tout a fait. Ainsi pourrais-je vous reciter Thucydide, Xenophon, Plutarque, Tite-Live, Tacite, Strada, Jornandes, Dante, Montaigne, Shakespeare, Spinosa, Machiavel et Bossuet. Je ne vous cite que les plus importants. --Mais vous savez donc plusieurs langues? --Je parle cinq langues vivantes, l'allemand, le francais, l'italien, l'anglais et l'espagnol; a l'aide du grec ancien je comprends le grec moderne; seulement je le parle mal, mais je l'etudie en ce moment. --Vous l'etudiez? dit Dantes. --Oui, je me suis fait un vocabulaire des mots que je sais, je les ai arranges, combines, tournes et retournes, de facon qu'ils puissent me suffire pour exprimer ma pensee. Je sais a peu pres mille mots, c'est tout ce qu'il me faut a la rigueur, quoiqu'il y en ait cent mille, je crois, dans les dictionnaires. Seulement, je ne serai pas eloquent, mais je me ferai comprendre a merveille et cela me suffit.» De plus en plus emerveille, Edmond commencait a trouver presque surnaturelles les facultes de cet homme etrange; il voulut le trouver en defaut sur un point quelconque, il continua: «Mais si l'on ne vous a pas donne de plumes, dit-il avec quoi avez-vous pu ecrire ce traite si volumineux? --Je m'en suis fait d'excellentes, et que l'on prefererait aux plumes ordinaires si la matiere etait connue, avec les cartilages des tetes de ces enormes merlans que l'on nous sert quelquefois pendant les jours maigres. Aussi vois-je toujours arriver les mercredis, les vendredis et les samedis avec grand plaisir, car ils me donnent l'esperance d'augmenter ma provision de plumes, et mes travaux historiques sont, je l'avoue, ma plus douce occupation. En descendant dans le passe, j'oublie le present; en marchant libre et independant dans l'histoire, je ne me souviens plus que je suis prisonnier. --Mais de l'encre? dit Dantes, avec quoi vous etes-vous fait de l'encre? --Il y avait autrefois une cheminee dans mon cachot, dit Faria; cette cheminee a ete bouchee quelque temps avant mon arrivee, sans doute, mais pendant de longues annees on y avait fait du feu: tout l'interieur en est donc tapisse de suie. Je fais dissoudre cette suie dans une portion du vin qu'on me donne tous les dimanches, cela me fournit de l'encre excellente. Pour les notes particulieres, et qui ont besoin d'attirer les yeux, je me pique les doigts et j'ecris avec mon sang. --Et quand pourrai-je voir tout cela? demanda Dantes. --Quand vous voudrez, repondit Faria. --Oh! tout de suite! s'ecria le jeune homme. --Suivez-moi donc», dit l'abbe. Et il rentra dans le corridor souterrain ou il disparut. Dantes le suivit. XVII La chambre de l'abbe. Apres avoir passe en se courbant, mais cependant avec assez de facilite, par le passage souterrain, Dantes arriva a l'extremite opposee du corridor qui donnait dans la chambre de l'abbe. La, le passage se retrecissait et offrait a peine l'espace suffisant pour qu'un homme put se glisser en rampant. La chambre de l'abbe etait dallee; c'etait en soulevant une de ces dalles placee dans le coin le plus obscur qu'il avait commence la laborieuse operation dont Dantes avait vu la fin. A peine entre et debout, le jeune homme examina cette chambre avec grande attention. Au premier aspect, elle ne presentait rien de particulier. «Bon, dit l'abbe, il n'est que midi un quart, et nous avons encore quelques heures devant nous.» Dantes regarda autour de lui, cherchant a quelle horloge l'abbe avait pu lire l'heure d'une facon si precise. «Regardez ce rayon du jour qui vient par ma fenetre, dit l'abbe, et regardez sur le mur les lignes que j'ai tracees. Grace a ces lignes, qui sont combinees avec le double mouvement de la terre et l'ellipse qu'elle decrit autour du soleil, je sais plus exactement l'heure que si j'avais une montre, car une montre se derange, tandis que le soleil et la terre ne se derangent jamais.» Dantes n'avait rien compris a cette explication, il avait toujours cru, en voyant le soleil se lever derriere les montagnes et se coucher dans la Mediterranee que c'etait lui qui marchait et non la terre. Ce double mouvement du globe qu'il habitait, et dont cependant il ne s'apercevait pas, lui semblait presque impossible; dans chacune des paroles de son interlocuteur, il voyait des mysteres de science aussi admirables a creuser que ces mines d'or et de diamants qu'il avait visitees dans un voyage qu'il avait fait presque enfant encore a Guzarate et a Golconde. «Voyons, dit-il a l'abbe, j'ai hate d'examiner vos tresors.» L'abbe alla vers la cheminee, deplaca avec le ciseau qu'il tenait toujours a la main la pierre qui formait autrefois l'atre et qui cachait une cavite assez profonde; c'etait dans cette cavite qu'etaient renfermes tous les objets dont il avait parle a Dantes. «Que voulez-vous voir d'abord? lui demanda-t-il. --Montrez-moi votre grand ouvrage sur la royaute en Italie.» Faria tira de l'armoire precieuse trois ou quatre rouleaux de linge tournes sur eux-memes, comme des feuilles de papyrus: c'etaient des bandes de toile, larges de quatre pouces a peu pres et longues de dix-huit. Ces bandes, numerotees, etaient couvertes d'une ecriture que Dantes put lire, car elles etaient ecrites dans la langue maternelle de l'abbe, c'est-a-dire en italien, idiome qu'en sa qualite de Provencal Dantes comprenait parfaitement. «Voyez, lui dit-il, tout est la; il y a huit jours a peu pres que j'ai ecrit le mot Fin au bas de la soixante-huitieme bande. Deux de mes chemises et tout ce que j'avais de mouchoirs y sont passe; si jamais je redeviens libre et qu'il se trouve dans toute l'Italie un imprimeur qui ose m'imprimer, ma reputation est faite. --Oui, repondit Dantes, je vois bien. Et maintenant, montrez-moi donc, je vous prie, les plumes avec lesquelles a ete ecrit cet ouvrage. --Voyez», dit Faria. Et il montra au jeune homme un petit baton long de six pouces, gros comme le manche d'un pinceau, au bout et autour duquel etait lie par un fil un de ces cartilages, encore tache par l'encre, dont l'abbe avait parle a Dantes; il etait allonge en bec et fendu comme une plume ordinaire. Dantes l'examina, cherchant des yeux l'instrument avec lequel il avait pu etre taille d'une facon si correcte. «Ah! oui, dit Faria, le canif, n'est-ce pas? C'est mon chef-d'oeuvre; je l'ai fait, ainsi que le couteau que voici, avec un vieux chandelier de fer.» Le canif coupait comme un rasoir. Quant au couteau, il avait cet avantage qu'il pouvait servir tout a la fois de couteau et de poignard. Dantes examina ces differents objets avec la meme attention que, dans les boutiques de curiosites de Marseille, il avait examine parfois ces instruments executes par des sauvages et rapportes des mers du Sud par les capitaines au long cours. «Quant a l'encre, dit Faria, vous savez comment je procede; je la fais a mesure que j'en ai besoin. --Maintenant, je m'etonne d'une chose, dit Dantes, c'est que les jours vous aient suffi pour toute cette besogne. --J'avais les nuits, repondit Faria. --Les nuits! etes-vous donc de la nature des chats et voyez-vous clair pendant la nuit? --Non; mais Dieu a donne a l'homme l'intelligence pour venir en aide a la pauvrete de ses sens: je me suis procure de la lumiere. --Comment cela? --De la viande qu'on m'apporte je separe la graisse, je la fais fondre et j'en tire une espece d'huile compacte. Tenez, voila ma bougie.» Et l'abbe montra a Dantes une espece de lampion, pareil a ceux qui servent dans les illuminations publiques. «Mais du feu? --Voici deux cailloux et du linge brule. --Mais des allumettes? --J'ai feint une maladie de peau, et j'ai demande du souffre, que l'on m'a accorde.» Dantes posa les objets qu'il tenait sur la table et baissa la tete, ecrase sous la perseverance et la force de cet esprit. «Ce n'est pas tout, continua Faria; car il ne faut pas mettre tous ses tresors dans une seule cachette; refermons celle-ci.» Ils poserent la dalle a sa place; l'abbe sema un peu de poussiere dessus, y passa son pied pour faire disparaitre toute trace de solution de continuite, s'avanca vers son lit et le deplaca. Derriere le chevet, cache par une pierre qui le refermait avec une hermeticite presque parfaite, etait un trou, et dans ce trou une echelle de corde longue de vingt-cinq a trente pieds. Dantes l'examina: elle etait d'une solidite a toute epreuve. «Qui vous a fourni la corde necessaire a ce merveilleux ouvrage? demanda Dantes. --D'abord quelques chemises que j'avais, puis les draps de mon lit que, pendant trois ans de captivite a Fenestrelle, j'ai effiles. Quand on m'a transporte au chateau d'If, j'ai trouve moyen d'emporter avec moi cet effile; ici, j'ai continue la besogne. --Mais ne s'apercevait-on pas que les draps de votre lit n'avaient plus d'ourlet? --Je les recousais. --Avec quoi? --Avec cette aiguille.» Et l'abbe, ouvrant un lambeau de ses vetements, montra a Dantes une arete longue, aigue et encore enfilee, qu'il portait sur lui. «Oui, continua Faria, j'avais d'abord songe a desceller ces barreaux et a fuir par cette fenetre, qui est un peu plus large que la votre, comme vous voyez, et que j'eusse elargie encore au moment de mon evasion; mais je me suis apercu que cette fenetre donnait sur une cour interieure, et j'ai renonce a mon projet comme trop chanceux. Cependant, j'ai conserve l'echelle pour une circonstance imprevue, pour une de ces evasions dont je vous parlais, et que le hasard procure.» Dantes tout en ayant l'air d'examiner l'echelle, pensait cette fois a autre chose; une idee avait traverse son esprit. C'est que cet homme, si intelligent, si ingenieux, si profond, verrait peut-etre clair dans l'obscurite de son propre malheur, ou jamais lui-meme n'avait rien pu distinguer. «A quoi songez-vous? demanda l'abbe en souriant, et prenant l'absorbement de Dantes pour une admiration portee au plus haut degre. --Je pense a une chose d'abord, c'est a la somme enorme d'intelligence qu'il vous a fallu depenser pour arriver au but ou vous etes parvenu; qu'eussiez-vous donc fait libre? --Rien, peut-etre: ce trop-plein de mon cerveau se fut evapore en futilites. Il faut le malheur pour creuser certaines mines mysterieuses cachees dans l'intelligence humaine; il faut la pression pour faire eclater la poudre. La captivite a reuni sur un seul point toutes mes facultes flottantes ca et la; elles se sont heurtees dans un espace etroit; et, vous le savez, du choc des nuages resulte l'electricite, de l'electricite l'eclair, de l'eclair la lumiere. --Non, je ne sais rien, dit Dantes, abattu par son ignorance; une partie des mots que vous prononcez sont pour moi des mots vides de sens; vous etes bien heureux d'etre si savant, vous!» L'abbe sourit. «Vous pensiez a deux choses, disiez-vous tout a l'heure? --Oui. --Et vous ne m'avez fait connaitre que la premiere; quelle est la seconde? --La seconde est que vous m'avez raconte votre vie, et que vous ne connaissez pas la mienne. --Votre vie, jeune homme, est bien courte pour renfermer des evenements de quelque importance. --Elle renferme un immense malheur, dit Dantes; un malheur que je n'ai pas merite; et je voudrais, pour ne plus blasphemer Dieu comme je l'ai fait quelquefois, pouvoir m'en prendre aux hommes de mon malheur. --Alors, vous vous pretendez innocent du fait qu'on vous impute? --Completement innocent, sur la tete des deux seules personnes qui me sont cheres, sur la tete de mon pere et de Mercedes. --Voyons, dit l'abbe en refermant sa cachette et en repoussant son lit a sa place, racontez-moi donc votre histoire.» Dantes alors raconta ce qu'il appelait son histoire, et qui se bornait a un voyage dans l'Inde et a deux ou trois voyages dans le Levant; enfin, il en arriva a sa derniere traversee, a la mort du capitaine Leclere au paquet remis par lui pour le grand marechal, a l'entrevue du grand marechal, a la lettre remise par lui et adressee a un M. Noirtier; enfin a son arrivee a Marseille, a son entrevue avec son pere, a ses amours avec Mercedes, au repas de ses fiancailles, a son arrestation, a son interrogatoire, a sa prison provisoire au palais de justice, enfin a sa prison definitive au chateau d'If. Arrive la, Dantes ne savait plus rien, pas meme le temps qu'il y etait reste prisonnier. Le recit acheve, l'abbe reflechit profondement. «Il y a, dit-il au bout d'un instant, un axiome de droit d'une grande profondeur, et qui en revient a ce que je vous disais tout a l'heure, c'est qu'a moins que la pensee mauvaise ne naisse avec une organisation faussee, la nature humaine repugne au crime. Cependant, la civilisation nous a donne des besoins, des vices, des appetits factices qui ont parfois l'influence de nous faire etouffer nos bons instincts et qui nous conduisent au mal. De la cette maxime: Si vous voulez decouvrir le coupable, cherchez d'abord celui a qui le crime commis peut etre utile! A qui votre disparition pouvait-elle etre utile? --A personne, mon Dieu! j'etais si peu de chose. --Ne repondez pas ainsi, car la reponse manque a la fois de logique et de philosophie; tout est relatif, mon cher ami, depuis le roi qui gene son futur successeur, jusqu'a l'employe qui gene le surnumeraire: si le roi meurt, le successeur herite une couronne; si l'employe meurt, le surnumeraire herite douze cents livres d'appointements. Ces douze cents livres d'appointements, c'est sa liste civile a lui; ils lui sont aussi necessaires pour vivre que les douze millions d'un roi. Chaque individu, depuis le plus bas jusqu'au plus haut degre de l'echelle sociale, groupe autour de lui tout un petit monde d'interets, ayant ses tourbillons et ses atomes crochus, comme les mondes de Descartes. Seulement, ces mondes vont toujours s'elargissant a mesure qu'ils montent. C'est une spirale renversee et qui se tient sur la pointe par un jeu d'equilibre. Revenons-en donc a votre monde a vous. Vous alliez etre nomme capitaine du _Pharaon_? --Oui. --Vous alliez epouser une belle jeune fille? --Oui. --Quelqu'un avait-il interet a ce que vous ne devinssiez pas capitaine du _Pharaon_? Quelqu'un avait-il interet a ce que vous n'epousassiez pas Mercedes? Repondez d'abord a la premiere question, l'ordre est la clef de tous les problemes. Quelqu'un avait-il interet a ce que vous ne devinssiez pas capitaine du _Pharaon_? --Non; j'etais fort aime a bord. Si les matelots avaient pu elire un chef, je suis sur qu'ils m'eussent elu. Un seul homme avait quelque motif de m'en vouloir: j'avais eu, quelque temps auparavant, une querelle avec lui, et je lui avais propose un duel qu'il avait refuse. --Allons donc? Cet homme, comment se nomma-t-il? --Danglars. --Qu'etait-il a bord? --Agent comptable. --Si vous fussiez devenu capitaine, l'eussiez-vous conserve dans son poste? --Non, si la chose eut dependu de moi, car j'avais cru remarquer quelques infidelites dans ses comptes. --Bien. Maintenant quelqu'un a-t-il assiste a votre dernier entretien avec le capitaine Leclere? --Non, nous etions seuls. --Quelqu'un a-t-il pu entendre votre conversation? --Oui, car la porte etait ouverte; et meme... attendez... oui, oui Danglars est passe juste au moment ou le capitaine Leclere me remettait le paquet destine au grand marechal. --Bon, fit l'abbe, nous sommes sur la voie. Avez-vous amene quelqu'un avec vous a terre quand vous avez relache a l'ile d'Elbe? --Personne. --On vous a remis une lettre? --Oui, le grand marechal. --Cette lettre, qu'en avez-vous fait? --Je l'ai mise dans mon portefeuille. --Vous aviez donc votre portefeuille sur vous? Comment un portefeuille devant contenir une lettre officielle pouvait-il tenir dans la poche d'un marin? --Vous avez raison, mon portefeuille etait a bord. --Ce n'est donc qu'a bord que vous avez enferme la lettre dans le portefeuille? --Oui. --De Porto-Ferrajo a bord qu'avez-vous fait de cette lettre? --Je l'ai tenue a la main. --Quand vous etes remonte sur le _Pharaon_, chacun a donc pu voir que vous teniez une lettre? --Oui. --Danglars comme les autres? --Danglars comme les autres. --Maintenant, ecoutez bien; reunissez tous vos souvenirs: vous rappelez-vous dans quels termes etait redigee la denonciation? --Oh! oui, je l'ai relue trois fois, et chaque parole en est restee dans ma memoire. --Repetez-la-moi.» Dantes se recueillit un instant. «La voici, dit-il, textuellement: »_M. le procureur du roi est prevenu par un ami du trone et de la religion que le nomme Edmond Dantes, second du navire le_ Pharaon, _arrive ce matin de Smyrne, apres avoir touche a Naples et a Porto-Ferrajo, a ete charge par Murat d'un paquet pour l'usurpateur, et par l'usurpateur d'une lettre pour le comite bonapartiste de Paris_. »_On aura la preuve de son crime en l'arretant, car on retrouvera cette lettre sur lui, ou chez son pere, ou dans sa cabine a bord du_ Pharaon.» L'abbe haussa les epaules. «C'est clair comme le jour, dit-il, il faut que vous ayez eu le coeur bien naif et bien bon pour n'avoir pas devine la chose tout d'abord. --Vous croyez? s'ecria Dantes. Ah! ce serait bien infame! --Quelle etait l'ecriture ordinaire de Danglars? --Une belle cursive. --Quelle etait l'ecriture de la lettre anonyme. --Une ecriture renversee.» L'abbe sourit. «Contrefaite, n'est-ce pas? --Bien hardie pour etre contrefaite. --Attendez», dit-il. Il prit sa plume, ou plutot ce qu'il appelait ainsi, la trempa dans l'encre et ecrivit de la main gauche, sur un linge prepare a cet effet, les deux ou trois premieres lignes de la denonciation. Dantes recula et regarda presque avec terreur l'abbe. «Oh! c'est etonnant, s'ecria-t-il, comme cette ecriture ressemblait a celle-ci. --C'est que la denonciation avait ete ecrite de la main gauche. J'ai observe une chose, continua l'abbe. --Laquelle? --C'est que toutes les ecritures tracees de la main droite sont variees, c'est que toutes les ecritures tracees de la main gauche se ressemblent. --Vous avez donc tout vu, tout observe? --Continuons. --Oh! oui, oui. --Passons a la seconde question. --J'ecoute. --Quelqu'un avait il interet a ce que vous n'epousassiez pas Mercedes? --Oui! un jeune homme qui l'aimait. --Son nom? --Fernand. --C'est un nom espagnol? --Il etait Catalan. --Croyez-vous que celui-ci etait capable d'ecrire la lettre? --Non! celui-ci m'eut donne un coup de couteau. Voila tout. --Oui, c'est dans la nature espagnole: un assassinat, oui, une lachete, non. --D'ailleurs, continua Dantes, il ignorait tous les details consignes dans la denonciation. --Vous ne les aviez donnes a personne? Pas meme a votre maitresse? --Pas meme a ma fiancee. --C'est Danglars. --Oh! maintenant j'en suis sur. --Attendez.... Danglars connaissait-il Fernand? --Non... si.... Je me rappelle.... --Quoi? --La surveille de mon mariage je les ai vu attables ensemble sous la tonnelle du pere Pamphile. Danglars etait amical et railleur, Fernand etait pale et trouble. --Ils etaient seuls? --Non, ils avaient avec eux un troisieme compagnon, bien connu de moi, qui sans doute leur avait fait faire connaissance, un tailleur nomme Caderousse; mais celui-ci etait deja ivre. Attendez... attendez.... Comment ne me suis-je pas rappele cela? Pres de la table ou ils buvaient etaient un encrier, du papier, des plumes. (Dantes porta la main a son front). Oh! les infames! les infames! --Voulez-vous encore savoir autre chose? dit l'abbe en riant. --Oui, oui, puisque vous approfondissez, tout, puisque vous voyez clair en toutes choses, je veux savoir pourquoi je n'ai ete interroge qu'une fois, pourquoi on ne m'a pas donne des juges, et comment je suis condamne sans arret. --Oh! ceci dit l'abbe, c'est un peu plus grave; la justice a des allures sombres et mysterieuses qu'il est difficile de penetrer. Ce que nous avons fait jusqu'ici pour vos deux amis etait un jeu d'enfant; il va falloir, sur ce sujet, me donner les indications les plus precises. --Voyons, interrogez-moi, car en verite vous voyez plus clair dans ma vie que moi-meme. --Qui vous a interroge? est-ce le procureur du roi, le substitut, le juge d'instruction? --C'etait le substitut. --Jeune, ou vieux? --Jeune: vingt-sept ou vingt-huit ans. --Bien! pas corrompu encore, mais ambitieux deja, dit l'abbe. Quelles furent ses manieres avec vous? --Douces plutot que severes. --Lui avez-vous tout raconte? --Tout. --Et ses manieres ont-elles change dans le courant de l'interrogatoire? --Un instant, elles ont ete alterees, lorsqu'il eut lu la lettre qui me compromettait; il parut comme accable de mon malheur. --De votre malheur? --Oui. --Et vous etes bien sur que c'etait votre malheur qu'il plaignait? --Il m'a donne une grande preuve de sa sympathie, du moins. --Laquelle? --Il a brule la seule piece qui pouvait me compromettre. --Laquelle? la denonciation? --Non, la lettre. --Vous en etes sur? --Cela s'est passe devant moi. --C'est autre chose; cet homme pourrait etre un plus profond scelerat que vous ne croyez. --Vous me faites frissonner, sur mon honneur! dit Dantes, le monde est-il donc peuple de tigres et de crocodiles? --Oui; seulement, les tigres et les crocodiles a deux pieds sont plus dangereux que les autres. --Continuons, continuons. --Volontiers; il a brule la lettre, dites-vous? --Oui, en me disant: «Vous voyez, il n'existe que cette preuve-la contre vous, et je l'aneantis.» --Cette conduite est trop sublime pour etre naturelle. --Vous croyez? --J'en suis sur. A qui cette lettre etait-elle adressee? --A M. Noirtier, rue Coq-Heron, no 13, a Paris. --Pouvez-vous presumer que votre substitut eut quelque interet a ce que cette lettre disparut? --Peut-etre; car il m'a fait promettre deux ou trois fois, dans mon interet, disait-il, de ne parler a personne de cette lettre, et il m'a fait jurer de ne pas prononcer le nom qui etait inscrit sur l'adresse. --Noirtier? repeta l'abbe.... Noirtier? j'ai connu un Noirtier a la cour de l'ancienne reine d'Etrurie, un Noirtier qui avait ete girondin sous la revolution. Comment s'appelait votre substitut, a vous? --De Villefort.» L'abbe eclata de rire. Dantes le regarda avec stupefaction. «Qu'avez-vous? dit-il. --Voyez-vous ce rayon du jour? demanda l'abbe. --Oui. --Eh bien, tout est plus clair pour moi maintenant que ce rayon transparent et lumineux. Pauvre enfant, pauvre jeune homme! et ce magistrat a ete bon pour vous. --Oui. --Ce digne substitut a brule, aneanti la lettre? --Oui. --Cet honnete pourvoyeur du bourreau vous a fait jurer de ne jamais prononcer de nom de Noirtier? --Oui. --Ce Noirtier, pauvre aveugle que vous etes, savez-vous ce que c'etait que ce Noirtier? «Ce Noirtier, c'etait son pere!» La foudre, tombee aux pieds de Dantes et lui creusant un abime au fond duquel s'ouvrait l'enfer, lui eut produit un effet moins prompt, moins electrique, moins ecrasant, que ces paroles inattendues; il se leva, saisissant sa tete a deux mains comme pour l'empecher d'eclater. «Son pere! son pere! s'ecria-t-il. --Oui, son pere, qui s'appelle Noirtier de Villefort», reprit l'abbe. Alors une lumiere fulgurante traversa le cerveau du prisonnier, tout ce qui lui etait demeure obscur fut a l'instant meme eclaire d'un jour eclatant. Ces tergiversations de Villefort pendant l'interrogatoire, cette lettre detruite, ce serment exige, cette voix presque suppliante du magistrat qui, au lieu de menacer, semblait implorer, tout lui revint a la memoire; il jeta un cri, chancela un instant comme un homme ivre; puis, s'elancant par l'ouverture qui conduisait de la cellule de l'abbe a la sienne: «Oh! dit-il, il faut que je sois seul pour penser a tout cela.» Et, en arrivant dans son cachot, il tomba sur son lit, ou le porte-clefs le retrouva le soir, assis, les yeux fixes, les traits contractes, mais immobile et muet comme une statue. Pendant ces heures de meditation, qui s'etaient ecoulees comme des secondes, il avait pris une terrible resolution et fait un formidable serment. Une voix tira Dantes de cette reverie, c'etait celle de l'abbe Faria, qui, ayant recu a son tour la visite de son geolier, venait inviter Dantes a souper avec lui. Sa qualite de fou reconnu, et surtout de fou divertissant, valait au vieux prisonnier quelques privileges, comme celui d'avoir du pain un peu plus blanc et un petit flacon de vin le dimanche. Or, on etait justement arrive au dimanche, et l'abbe venait inviter son jeune compagnon a partager son pain et son vin. Dantes le suivit: toutes les lignes de son visage s'etaient remises et avaient repris leur place accoutumee, mais avec une raideur et une fermete, si l'on peut le dire, qui accusaient une resolution prise. L'abbe le regarda fixement. «Je suis fache de vous avoir aide dans vos recherches et de vous avoir dit ce que je vous ai dit, fit-il. --Pourquoi cela? demanda Dantes. --Parce que je vous ai infiltre dans le coeur un sentiment qui n'y etait point: la vengeance.» Dantes sourit. «Parlons d'autre chose», dit-il. L'abbe le regarda encore un instant et hocha tristement la tete; puis, comme l'en avait prie Dantes, il parla d'autre chose. Le vieux prisonnier etait un de ces hommes dont la conversation, comme celle des gens qui ont beaucoup souffert, contient des enseignements nombreux et renferme un interet soutenu; mais elle n'etait pas egoiste, et ce malheureux ne parlait jamais de ses malheurs. Dantes ecoutait chacune de ses paroles avec admiration: les unes correspondaient a des idees qu'il avait deja et a des connaissances qui etaient du ressort de son etat de marin, les autres touchaient a des choses inconnues, et, comme ces aurores boreales qui eclairent les navigateurs dans les latitudes australes, montraient au jeune homme des paysages et des horizons nouveaux, illumines de lueurs fantastiques. Dantes comprit le bonheur qu'il y aurait pour une organisation intelligente a suivre cet esprit eleve sur les hauteurs morales, philosophiques ou sociales sur lesquelles il avait l'habitude de se jouer. «Vous devriez m'apprendre un peu de ce que vous savez, dit Dantes, ne fut-ce que pour ne pas vous ennuyer avec moi. Il me semble maintenant que vous devez preferer la solitude a un compagnon sans education et sans portee comme moi. Si vous consentez a ce que je vous demande, je m'engage a ne plus vous parler de fuir.» L'abbe sourit. «Helas! mon enfant, dit-il, la science humaine est bien bornee, et quand je vous aurai appris les mathematiques, la physique, l'histoire et les trois ou quatre langues vivantes que je parle, vous saurez ce que je sais: or, toute cette science, je serai deux ans a peine a la verser de mon esprit dans le votre. --Deux ans! dit Dantes, vous croyez que je pourrais apprendre toutes ces choses en deux ans? --Dans leur application, non; dans leurs principes, oui: apprendre n'est pas savoir; il y a les sachants et les savants: c'est la memoire qui fait les uns, c'est la philosophie qui fait les autres. --Mais ne peut-on apprendre la philosophie? --La philosophie ne s'apprend pas; la philosophie est la reunion des sciences acquises au genie qui les applique: la philosophie, c'est le nuage eclatant sur lequel le Christ a pose le pied pour remonter au ciel. --Voyons, dit Dantes, que m'apprenez-vous d'abord? J'ai hate de commencer, j'ai soif de science. --Tout!» dit l'abbe. En effet, des le soir, les deux prisonniers arreterent un plan d'education qui commenca de s'executer le lendemain. Dantes avait une memoire prodigieuses une facilite de conception extreme: la disposition mathematique de son esprit le rendait apte a tout comprendre par le calcul, tandis que la poesie du marin corrigeait tout ce que pouvait avoir de trop materiel la demonstration reduite a la secheresse des chiffres ou a la rectitude des lignes; il savait deja, d'ailleurs, l'italien et un peu de romaique, qu'il avait appris dans ses voyages d'Orient. Avec ces deux langues, il comprit bientot le mecanisme de toutes les autres, et, au bout de six mois, il commencait a parler l'espagnol, l'anglais et l'allemand. Comme il l'avait dit a l'abbe Faria, soit que la distraction que lui donnait l'etude lui tint lieu de liberte, soit qu'il fut, comme nous l'avons vu deja, rigide observateur de sa parole, il ne parlait plus de fuir, et les journees s'ecoulaient pour lui rapides et instructives. Au bout d'un an, c'etait un autre homme. Quant a l'abbe Faria, Dantes remarqua que, malgre la distraction que sa presence avait apportee a sa captivite, il s'assombrissait tous les jours. Une pensee incessante et eternelle paraissait assieger son esprit; il tombait dans de profondes reveries, soupirait involontairement, se levait tout a coup, croisait les bras et se promenait sombre autour de sa prison. Un jour, il s'arreta tout a coup au milieu d'un de ces cercles cent fois repetes qu'il decrivait autour de sa chambre, et s'ecria: «Ah! s'il n'y avait pas de sentinelle! --Il n'y aura de sentinelle qu'autant que vous le voudrez bien, reprit Dantes qui avait suivi sa pensee a travers la boite de son cerveau comme a travers un cristal. --Ah! je vous l'ai dit, reprit l'abbe, je repugne a un meurtre. --Et cependant ce meurtre, s'il est commis, le sera par l'instinct de notre conservation, par un sentiment de defense personnelle. --N'importe, je ne saurais. --Vous y pensez, cependant? --Sans cesse, sans cesse, murmura l'abbe. --Et vous avez trouve un moyen, n'est-ce pas? dit vivement Dantes. --Oui, s'il arrivait qu'on put mettre sur la galerie une sentinelle aveugle et sourde. --Elle sera aveugle, elle sera sourde, repondit le jeune homme avec un accent de resolution qui epouvanta l'abbe. --Non, non! s'ecria-t-il; impossible.» Dantes voulut le retenir sur ce sujet, mais l'abbe secoua la tete et refusa de repondre davantage. Trois mois s'ecoulerent. «Etes-vous fort?» demanda un jour l'abbe a Dantes. Dantes, sans repondre, prit le ciseau, le tordit comme un fer a cheval et le redressa. «Vous engageriez-vous a ne tuer la sentinelle qu'a la derniere extremite? --Oui, sur l'honneur. --Alors, dit l'abbe, nous pourrons executer notre dessein. --Et combien nous faudra-t-il de temps pour l'executer? --Un an, au moins. --Mais nous pourrions nous mettre au travail? --Tout de suite. --Oh! voyez donc, nous avons perdu un an, s'ecria Dantes. --Trouvez-vous que nous l'ayons perdu? dit l'abbe. --Oh! pardon, pardon, s'ecria Edmond rougissant. --Chut! dit l'abbe, l'homme n'est jamais qu'un homme; et vous etes encore un des meilleurs que j'aie connus. Tenez, voici mon plan.» L'abbe montra alors a Dantes un dessin qu'il avait trace: c'etait le plan de sa chambre, de celle de Dantes et du corridor qui joignait l'une a l'autre. Au milieu de cette galerie, il etablissait un boyau pareil a celui qu'on pratique dans les mines. Ce boyau menait les deux prisonniers sous la galerie ou se promenait la sentinelle; une fois arrives la, ils pratiquaient une large excavation, descellaient une des dalles qui formaient le plancher de la galerie; la dalle, a un moment donne, s'enfoncait sous le poids du soldat, qui disparaissait englouti dans l'excavation; Dantes se precipitait sur lui au moment ou, tout etourdi de sa chute, il ne pouvait se defendre, le liait, le baillonnait, et tous deux alors, passant par une des fenetres de cette galerie, descendaient le long de la muraille exterieure a l'aide de l'echelle de corde et se sauvaient. Dantes battit des mains et ses yeux etincelerent de joie; ce plan etait si simple qu'il devait reussir. Le meme jour, les mineurs se mirent a l'ouvrage avec d'autant plus d'ardeur que ce travail succedait a un long repos, et ne faisait, selon toute probabilite que continuer la pensee intime et secrete de chacun d'eux. Rien ne les interrompait que l'heure a laquelle chacun d'eux etait force de rentrer chez soi pour recevoir la visite du geolier. Ils avaient, au reste, pris l'habitude de distinguer, au bruit imperceptible des pas, le moment ou cet homme descendait, et jamais ni l'un ni l'autre ne fut pris a l'improviste. La terre qu'ils extrayaient de la nouvelle galerie, et qui eut fini par combler l'ancien corridor, etait jetee petit a petit, et avec des precautions inouies, par l'une ou l'autre des deux fenetres du cachot de Dantes ou du cachot de Faria: on la pulverisait avec soin, et le vent de la nuit l'emportait au loin sans qu'elle laissat de traces. Plus d'un an se passa a ce travail execute avec un ciseau, un couteau et un levier de bois pour tous instruments; pendant cette annee, et tout en travaillant, Faria continuait d'instruire Dantes, lui parlant tantot une langue, tantot une autre, lui apprenant l'histoire des nations et des grands hommes qui laissent de temps en temps derriere eux une de ces traces lumineuses qu'on appelle la gloire. L'abbe, homme du monde et du grand monde, avait en outre, dans ses manieres, une sorte de majeste melancolique dont Dantes, grace a l'esprit d'assimilation dont la nature l'avait doue, sut extraire cette politesse elegante qui lui manquait et ces facons aristocratiques que l'on n'acquiert d'habitude que par le frottement des classes elevees ou la societe des hommes superieurs. Au bout de quinze mois, le trou etait acheve; l'excavation etait faite sous la galerie; on entendait passer et repasser la sentinelle, et les deux ouvriers, qui etaient forces d'attendre une nuit obscure et sans lune pour rendre leur evasion plus certaine encore, n'avaient plus qu'une crainte: c'etait de voir le sol trop hatif s'effondrer de lui-meme sous les pieds du soldat. On obvia a cet inconvenient en placant une espece de petite poutre, qu'on avait trouvee dans les fondations comme un support. Dantes etait occupe a la placer, lorsqu'il entendit tout a coup l'abbe Faria, reste dans la chambre du jeune homme, ou il s'occupait de son cote a aiguiser une cheville destinee a maintenir l'echelle de corde, qui l'appelait avec un accent de detresse. Dantes rentra vivement, et apercut l'abbe, debout au milieu de la chambre, pale, la sueur au front et les mains crispees. «Oh! mon Dieu! s'ecria Dantes, qu'y a-t-il, et qu'avez-vous donc? --Vite, vite! dit l'abbe, ecoutez-moi.» Dantes regarda le visage livide de Faria, ses yeux cernes d'un cercle bleuatre, ses levres blanches, ses cheveux herisses; et, d'epouvante, il laissa tomber a terre le ciseau qu'il tenait a la main. «Mais qu'y a-t-il donc? s'ecria Edmond. --Je suis perdu! dit l'abbe ecoutez-moi. Un mal terrible, mortel peut-etre, va me saisir; l'acces arrive, je le sens: deja j'en fus atteint l'annee qui preceda mon incarceration. A ce mal il n'est qu'un remede, je vais vous le dire: courez vite chez moi, levez le pied du lit; ce pied est creux, vous y trouverez un petit flacon a moitie plein d'une liqueur rouge, apportez-le; ou plutot, non, non, je pourrais etre surpris ici; aidez-moi a rentrer chez moi pendant que j'ai encore quelques forces. Qui sait ce qui va arriver le temps que durera l'acces? Dantes, sans perdre la tete, bien que le malheur qui le frappait fut immense, descendit dans le corridor, trainant son malheureux compagnon apres lui, et le conduisant, avec une peine infinie, jusqu'a l'extremite opposee, se retrouva dans la chambre de l'abbe qu'il deposa sur son lit. «Merci, dit l'abbe, frissonnant de tous ses membres comme s'il sortait d'une eau glacee. Voici le mal qui vient, je vais tomber en catalepsie; peut-etre ne ferai-je pas un mouvement, peut-etre ne jetterai-je pas une plainte; mais peut-etre aussi j'ecumerai, je me raidirai, je crierai; tachez que l'on n'entende pas mes cris, c'est l'important, car alors peut-etre me changerait-on de chambre, et nous serions separes a tout jamais. Quand vous me verrez immobile, froid et mort, pour ainsi dire, seulement a cet instant, entendez-vous bien, desserrez-moi les dents avec le couteau, faites couler dans ma bouche huit a dix gouttes de cette liqueur, et peut-etre reviendrai-je. --Peut-etre? s'ecria douloureusement Dantes. --A moi! a moi! s'ecria l'abbe, je me... je me m...» L'acces fut si subit et si violent que le malheureux prisonnier ne put meme achever le mot commence; un nuage passa sur son front, rapide et sombre comme les tempetes de la mer; la crise dilata ses yeux, tordit sa bouche, empourpra ses joues; il s'agita, ecuma, rugit; mais ainsi qu'il l'avait recommande lui-meme, Dantes etouffa ses cris sous sa couverture. Cela dura deux heures. Alors, plus inerte qu'une masse, plus pale et plus froid que le marbre, plus brise qu'un roseau foule aux pieds, il tomba, se raidit encore dans une derniere convulsion et devint livide. Edmond attendit que cette mort apparente eut envahi le corps et glace jusqu'au coeur; alors il prit le couteau, introduisit la lame entre les dents, desserra avec une peine infinie les machoires crispees, compta l'une apres l'autre dix gouttes de la liqueur rouge, et attendit. Une heure s'ecoula sans que le vieillard fit le moindre mouvement. Dantes craignait d'avoir attendu trop tard, et le regardait, les deux mains enfoncees dans ses cheveux. Enfin une legere coloration parut sur ses joues; ses yeux, constamment restes ouverts et atones, reprirent leur regard, un faible soupir s'echappa de sa bouche, il fit un mouvement. «Sauve! sauve!» s'ecria Dantes. Le malade ne pouvait point parler encore, mais il etendit avec une anxiete visible la main vers la porte. Dantes ecouta, et entendit les pas du geolier: il allait etre sept heures et Dantes n'avait pas eu le loisir de mesurer le temps. Le jeune homme bondit vers l'ouverture, s'y enfonca, replaca la dalle au-dessus de sa tete, et rentra chez lui. Un instant apres, sa porte s'ouvrit a son tour, et le geolier, comme d'habitude, trouva le prisonnier assis sur son lit. A peine eut-il le dos tourne, a peine le bruit des pas se fut-il perdu dans le corridor, que Dantes, devore d'inquietude, reprit sans songer a manger, le chemin qu'il venait de faire, et, soulevant la dalle avec sa tete, et rentra dans la chambre de l'abbe. Celui-ci avait repris connaissance, mais il etait toujours etendu, inerte et sans force, sur son lit. «Je ne comptais plus vous revoir, dit-il a Dantes. --Pourquoi cela? demanda le jeune homme; comptiez-vous donc mourir? --Non; mais tout est pret pour votre fuite, et je comptais que vous fuiriez.» La rougeur de l'indignation colora les joues de Dantes. «Sans vous! s'ecria-t-il; m'avez-vous veritablement cru capable de cela? --A present, je vois que je m'etais trompe, dit le malade. Ah! je suis bien faible, bien brise, bien aneanti. --Courage, vos forces reviendront», dit Dantes, s'asseyant pres du lit de Faria et lui prenant les mains. L'abbe secoua la tete. «La derniere fois, dit-il, l'acces dura une demi-heure, apres quoi j'eus faim et me relevai seul; aujourd'hui, je ne puis remuer ni ma jambe ni mon bras droit; ma tete est embarrassee, ce qui prouve un epanchement au cerveau. La troisieme fois, j'en resterai paralyse entierement ou je mourrai sur le coup. --Non, non, rassurez-vous, vous ne mourrez pas; ce troisieme acces, s'il vous prend, vous trouvera libre. Nous vous sauverons comme cette fois, et mieux que cette fois, car nous aurons tous les secours necessaires. --Mon ami, dit le vieillard, ne vous abusez pas, la crise qui vient de se passer m'a condamne a une prison perpetuelle: pour fuir, il faut pouvoir marcher. --Eh bien, nous attendrons huit jours, un mois, deux mois, s'il le faut; dans cet intervalle, vos forces reviendront; tout est prepare pour notre fuite, et nous avons la liberte d'en choisir l'heure et le moment. Le jour ou vous vous sentirez assez de forces pour nager, eh bien, ce jour-la, nous mettrons notre projet a execution. --Je ne nagerai plus, dit Faria, ce bras est paralyse, non pas pour un jour, mais a jamais. Soulevez-le vous-meme, et voyez ce qu'il pese.» Le jeune homme souleva le bras, qui retomba insensible. Il poussa un soupir. «Vous etes convaincu, maintenant, n'est-ce pas, Edmond? dit Faria; croyez-moi, je sais ce que je dis: depuis la premiere attaque que j'aie eue de ce mal, je n'ai pas cesse d'y reflechir. Je l'attendais, car c'est un heritage de famille; mon pere est mort a la troisieme crise, mon aieul aussi. Le medecin qui m'a compose cette liqueur, et qui n'est autre que le fameux Cabanis, m'a predit le meme sort. --Le medecin se trompe, s'ecria Dantes; quant a votre paralysie, elle ne me gene pas, je vous prendrai sur mes epaules et je nagerai en vous soutenant. --Enfant, dit l'abbe, vous etes marin, vous etes nageur, vous devez par consequent savoir qu'un homme charge d'un fardeau pareil ne ferait pas cinquante brasses dans la mer. Cessez de vous laisser abuser par des chimeres dont votre excellent coeur n'est pas meme la dupe: je resterai donc ici jusqu'a ce que sonne l'heure de ma delivrance, qui ne peut plus etre maintenant que celle de la mort. Quant a vous, fuyez, partez! Vous etes jeune, adroit et fort, ne vous inquietez pas de moi, je vous rends votre parole. --C'est bien, dit Dantes. Eh bien, alors, moi aussi, je resterai.» Puis, se levant et etendant une main solennelle sur le vieillard: «Par le sang du Christ, je jure de ne vous quitter qu'a votre mort!» Faria considera ce jeune homme si noble, si simple, si eleve, et lut sur ses traits, animes par l'expression du devouement le plus pur, la sincerite de son affection et la loyaute de son serment. «Allons dit le malade, j'accepte, merci.» Puis, lui tendant la main: «Vous serez peut-etre recompense de ce devouement si desinteresse, lui dit-il; mais comme je ne puis et que vous ne voulez pas partir, il importe que nous bouchions le souterrain fait sous la galerie: le soldat peut decouvrir en marchant la sonorite de l'endroit mine, appeler l'attention d'un inspecteur, et alors nous serions decouverts et separes. Allez faire cette besogne, dans laquelle je ne puis plus malheureusement vous aider; employez-y toute la nuit, s'il le faut, et ne revenez que demain matin apres la visite du geolier, j'aurai quelque chose d'important a vous dire.» Dantes prit la main de l'abbe, qui le rassura par un sourire, et sortit avec cette obeissance et ce respect qu'il avait voues a son vieil ami. XVIII Le tresor. Lorsque Dantes rentra le lendemain matin dans la chambre de son compagnon de captivite, il trouva Faria assis, le visage calme. Sous le rayon qui glissait a travers l'etroite fenetre de sa cellule, il tenait ouvert dans sa main gauche, la seule, on se le rappelle, dont l'usage lui fut reste, un morceau de papier, auquel l'habitude d'etre roule en un mince volume avait imprime la forme d'un cylindre rebelle a s'etendre. Il montra sans rien dire le papier a Dantes. «Qu'est-ce cela? demanda celui-ci. --Regardez bien, dit l'abbe en souriant. --Je regarde de tous mes yeux, dit Dantes, et je ne vois rien qu'un papier a demi brule, et sur lequel sont traces des caracteres gothiques avec une encre singuliere. --Ce papier, mon ami, dit Faria, est, je puis vous tout avouer maintenant, puisque je vous ai eprouve, ce papier, c'est mon tresor, dont a compter d'aujourd'hui la moitie vous appartient.» Une sueur froide passa sur le front de Dantes. Jusqu'a ce jour, et pendant quel espace de temps! il avait evite de parler avec Faria de ce tresor, source de l'accusation de folie qui pesait sur le pauvre abbe; avec sa delicatesse instinctive, Edmond avait prefere ne pas toucher cette corde douloureusement vibrante; et, de son cote, Faria s'etait tu. Il avait pris le silence du vieillard pour un retour a la raison; aujourd'hui, ces quelques mots, echappes a Faria apres une crise si penible, semblaient annoncer une grave rechute d'alienation mentale. «Votre tresor?» balbutia Dantes. Faria sourit. «Oui, dit-il; en tout point vous etes un noble coeur, Edmond, et je comprends, a votre paleur et a votre frisson, ce qui se passe en vous en ce moment. Non, soyez tranquille, je ne suis pas fou. Ce tresor existe, Dantes, et s'il ne m'a pas ete donne de le posseder, vous le possederez, vous: personne n'a voulu m'ecouter ni me croire parce qu'on me jugeait fou; mais vous, qui devez savoir que je ne le suis pas, ecoutez-moi, et vous me croirez apres si vous voulez. --Helas! murmura Edmond en lui-meme, le voila retombe! ce malheur me manquait.» Puis tout haut: «Mon ami, dit-il a Faria, votre acces vous a peut-etre fatigue, ne voulez-vous pas prendre un peu de repos? Demain, si vous le desirez, j'entendrai votre histoire, mais aujourd'hui je veux vous soigner, voila tout. D'ailleurs, continua-t-il en souriant, un tresor, est-ce bien presse pour nous? --Fort presse, Edmond! repondit le vieillard. Qui sait si demain, apres-demain peut-etre, n'arrivera pas le troisieme acces? Songez que tout serait fini alors! Oui, c'est vrai, souvent j'ai pense avec un amer plaisir a ces richesses, qui feraient la fortune de dix familles, perdues pour ces hommes qui me persecutaient: cette idee me servait de vengeance, et je la savourais lentement dans la nuit de mon cachot et dans le desespoir de ma captivite. Mais a present que j'ai pardonne au monde pour l'amour de vous, maintenant que je vous vois jeune et plein d'avenir, maintenant que je songe a tout ce qui peut resulter pour vous de bonheur a la suite d'une pareille revelation, je fremis du retard, et je tremble de ne pas assurer a un proprietaire si digne que vous l'etes la possession de tant de richesses enfouies.» Edmond detourna la tete en soupirant. «Vous persistez dans votre incredulite, Edmond, poursuivit Faria, ma voix ne vous a point convaincu? Je vois qu'il vous faut des preuves. Eh bien, lisez ce papier que je n'ai montre a personne. --Demain, mon ami, dit Edmond repugnant a se preter a la folie du vieillard; je croyais qu'il etait convenu que nous ne parlerions de cela que demain. --Nous n'en parlerons que demain, mais lisez ce papier aujourd'hui. --Ne l'irritons point», pensa Edmond. Et, prenant ce papier, dont la moitie manquait, consumee qu'elle avait ete sans doute par quelque accident, il lut. _Ce tresor qui peut monter a deux_ _d'ecus romains dans l'angle le plus el_ _de la seconde ouverture, lequel_ _declare lui appartenir en toute pro_ _tier_ _25 avril 149_ «Eh bien, dit Faria quand le jeune homme eut fini sa lecture. --Mais repondit Dantes, je ne vois la que des lignes tronquees, des mots sans suite; les caracteres sont interrompus par l'action du feu et restent inintelligibles. --Pour vous, mon ami, qui les lisez pour la premiere fois, mais pas pour moi qui ai pali dessus pendant bien des nuits, qui ai reconstruit chaque phrase, complete chaque pensee. --Et vous croyez avoir trouve ce sens suspendu? --J'en suis sur, vous en jugerez vous-meme; mais d'abord ecoutez l'histoire de ce papier. --Silence! s'ecria Dantes.... Des pas!... On approche... je pars.... Adieu!» Et Dantes, heureux d'echapper a l'histoire et a l'explication qui n'eussent pas manque de lui confirmer le malheur de son ami, se glissa comme une couleuvre par l'etroit couloir, tandis que Faria rendu a une sorte d'activite par la terreur, repoussait du pied la dalle qu'il recouvrait d'une natte afin de cacher aux yeux la solution de continuite qu'il n'avait pas eu le temps de faire disparaitre. C'etait le gouverneur qui, ayant appris par le geolier l'accident de Faria, venait s'assurer par lui-meme de sa gravite. Faria le recut assis, evita tout geste compromettant, et parvint a cacher au gouverneur la paralysie qui avait deja frappe de mort la moitie de sa personne. Sa crainte etait que le gouverneur, touche de pitie pour lui, ne le voulut mettre dans une prison plus saine et ne le separat ainsi de son jeune compagnon; mais il n'en fut heureusement pas ainsi, et le gouverneur se retira convaincu que son pauvre fou, pour lequel il ressentait au fond du coeur une certaine affection, n'etait atteint que d'une indisposition legere. Pendant ce temps, Edmond, assis sur son lit et la tete dans ses mains, essayait de rassembler ses pensees; tout etait si raisonne, si grand et si logique dans Faria depuis qu'il le connaissait, qu'il ne pouvait comprendre cette supreme sagesse sur tous les points alliee a la deraison sur un seul: etait-ce Faria qui se trompait sur son tresor, etait-ce tout le monde qui se trompait sur Faria? Dantes resta chez lui toute la journee, n'osant retourner chez son ami. Il essayait de reculer ainsi le moment ou il acquerrait la certitude que l'abbe etait fou. Cette conviction devait etre effroyable pour lui. Mais vers le soir, apres l'heure de la visite ordinaire, Faria, ne voyant pas revenir le jeune homme, essaya de franchir l'espace qui le separait de lui. Edmond frissonna en entendant les efforts douloureux que faisait le vieillard pour se trainer: sa jambe etait inerte, et il ne pouvait plus s'aider de son bras. Edmond fut oblige de l'attirer a lui, car il n'eut jamais pu sortir seul par l'etroite ouverture qui donnait dans la chambre de Dantes. «Me voici impitoyablement acharne a votre poursuite, dit-il avec un sourire rayonnant de bienveillance. Vous aviez cru pouvoir echapper a ma magnificence, mais il n'en sera rien. Ecoutez donc.» Edmond vit qu'il ne pouvait reculer; il fit asseoir le vieillard sur son lit, et se placa pres de lui sur son escabeau. «Vous savez, dit l'abbe, que j'etais le secretaire, le familier, l'ami du cardinal Spada, le dernier des princes de ce nom. Je dois a ce digne seigneur tout ce que j'ai goute de bonheur en cette vie. Il n'etait pas riche bien que les richesses de sa famille fussent proverbiales et que j'aie entendu dire souvent: Riche comme un Spada. Mais lui, comme le bruit public, vivait sur cette reputation d'opulence. Son palais fut mon paradis. J'instruisis ses neveux, qui sont morts, et lorsqu'il fut seul au monde, je lui rendis, par un devouement absolu a ses volontes, tout ce qu'il avait fait pour moi depuis dix ans. «La maison du cardinal n'eut bientot plus de secrets pour moi; j'avais vu souvent Monseigneur travailler a compulser des livres antiques et fouiller avidement dans la poussiere des manuscrits de famille. Un jour que je lui reprochais ses inutiles veilles et l'espece d'abattement qui les suivait, il me regarda en souriant amerement et m'ouvrit un livre qui est l'histoire de la ville de Rome. La, au vingtieme chapitre de la Vie du pape Alexandre VI, il y avait les lignes suivantes, que je n'ai pu jamais oublier: «Les grandes guerres de la Romagne etaient terminees. Cesar Borgia, qui avait acheve sa conquete, avait besoin d'argent pour acheter l'Italie tout entiere. Le pape avait egalement besoin d'argent pour en finir avec Louis XII, roi de France, encore terrible malgre ses derniers revers. Il s'agissait donc de faire une bonne speculation, ce qui devenait difficile dans cette pauvre Italie epuisee. «Sa Saintete eut une idee. Elle resolut de faire deux cardinaux. «En choisissant deux des grands personnages de Rome, deux riches surtout, voici ce qui revenait au Saint-Pere de la speculation: d'abord il avait a vendre les grandes charges et les emplois magnifiques dont ces deux cardinaux etaient en possession; en outre, il pouvait compter sur un prix tres brillant de la vente de ces deux chapeaux. «Il restait une troisieme part de speculation, qui va apparaitre bientot. «Le pape et Cesar Borgia trouverent d'abord les deux cardinaux futurs: c'etait Jean Rospigliosi, qui tenait a lui seul quatre des plus hautes dignites du Saint-Siege, puis Cesar Spada, l'un des plus nobles et des plus riches Romains. L'un et l'autre sentaient le prix d'une pareille faveur du pape. Ils etaient ambitieux. Ceux-la trouves, Cesar trouva bientot des acquereurs pour leurs charges. «Il resulta que Rospigliosi et Spada payerent pour etre cardinaux, et que huit autres payerent pour etre ce qu'etaient auparavant les deux cardinaux de creation nouvelle. Il entra huit cent mille ecus dans les coffres des speculateurs. «Passons a la derniere partie de la speculation, il est temps. Le pape ayant comble de caresses Rospigliosi et Spada, leur ayant confere les insignes du cardinalat, sur qu'ils avaient du, pour acquitter la dette non fictive de leur reconnaissance, rapprocher et realiser leur fortune pour se fixer a Rome, le pape et Cesar Borgia inviterent a diner ces deux cardinaux. «Ce fut le sujet d'une contestation entre le Saint-Pere et son fils: Cesar pensait qu'on pouvait user de l'un de ces moyens qu'il tenait toujours a la disposition de ses amis intimes, savoir: d'abord, de la fameuse clef avec laquelle on priait certaines gens d'aller ouvrir certaine armoire. Cette clef etait garnie d'une petite pointe de fer, negligence de l'ouvrier. Lorsqu'on forcait pour ouvrir l'armoire, dont la serrure etait difficile, on se piquait avec cette petite pointe, et l'on en mourait le lendemain. Il y avait aussi la bague a tete de lion, que Cesar passait a son doigt lorsqu'il donnait de certaines poignees de main. Le lion mordait l'epiderme de ces mains favorisees, et la morsure etait mortelle au bout de vingt-quatre heures. «Cesar proposa donc a son pere, soit d'envoyer les cardinaux ouvrir l'armoire, soit de leur donner a chacun une cordiale poignee de main, mais Alexandre VI lui repondit: «--Ne regardons pas a un diner quand il s'agit de ces excellents cardinaux Spada et Rospigliosi. Quelque chose me dit que nous regagnerons cet argent-la. D'ailleurs, vous oubliez, Cesar, qu'une indigestion se declare tout de suite, tandis qu'une piqure ou une morsure n'aboutissent qu'apres un jour ou deux. «Cesar se rendit a ce raisonnement. Voila pourquoi les cardinaux furent invites a ce diner. «On dressa le couvert dans la vigne que possedait le pape pres de Saint-Pierre-es-Liens, charmante habitation que les cardinaux connaissaient bien de reputation. «Rospigliosi, tout etourdi de sa dignite nouvelle, appreta son estomac et sa meilleure mine. Spada, homme prudent et qui aimait uniquement son neveu, jeune capitaine de la plus belle esperance, prit du papier, une plume, et fit son testament. «Il fit dire ensuite a ce neveu de l'attendre aux environs de la vigne, mais il parait que le serviteur ne le trouva pas. «Spada connaissait la coutume des invitations. Depuis que le christianisme, eminemment civilisateur, avait apporte ses progres dans Rome, ce n'etait plus un centurion qui arrivait de la part du tyran vous dire: «Cesar veut que tu meures»; mais c'etait un legat _a latere_, qui venait, la bouche souriante, vous dire de la part du pape: «Sa Saintete veut que vous diniez avec elle.» «Spada partit vers les deux heures pour la vigne de Saint-Pierre-es-Liens; le pape l'y attendait. La premiere figure qui frappa les yeux de Spada fut celle de son neveu tout pare, tout gracieux, auquel Cesar Borgia prodiguait les caresses. Spada palit; et Cesar, qui lui decocha un regard plein d'ironie, laissa voir qu'il avait tout prevu, que le piege etait bien dresse. «On dina. Spada n'avait pu que demander a son neveu: «Avez-vous recu mon message?» Le neveu repondit que non et comprit parfaitement la valeur de cette question: il etait trop tard, car il venait de boire un verre d'excellent vin mis a part pour lui par le sommelier du pape. Spada vit au meme moment approcher une autre bouteille dont on lui offrit liberalement. Une heure apres, un medecin les declarait tous deux empoisonnes par des morilles veneneuses, Spada mourait sur le seuil de la vigne, le neveu expirait a sa porte en faisant un signe que sa femme ne comprit pas. «Aussitot Cesar et le pape s'empresserent d'envahir l'heritage, sous pretexte de rechercher les papiers des defunts. Mais l'heritage consistait en ceci: un morceau de papier sur lequel Spada avait ecrit: «Je legue a mon neveu bien-aime mes coffres, mes livres, parmi lesquels mon beau breviaire a coins d'or, desirant qu'il garde ce souvenir de son oncle affectionne. «Les heritiers chercherent partout, admirerent le breviaire, firent main basse sur les meubles et s'etonnerent que Spada, l'homme riche, fut effectivement le plus miserable des oncles; de tresors, aucun: si ce n'est des tresors de science renfermes dans la bibliotheque et les laboratoires. «Ce fut tout. Cesar et son pere chercherent, fouillerent et espionnerent, on ne trouva rien, ou du moins tres peu de chose: pour un millier d'ecus, peut-etre, d'orfevrerie, et pour autant a peu pres d'argent monnaye; mais le neveu avait eu le temps de dire en rentrant a sa femme: «Cherchez parmi les papiers de mon oncle, il y a un _testament reel._ «On chercha plus activement encore peut-etre que n'avaient fait les augustes heritiers. Ce fut en vain: il resta deux palais et une vigne derriere le Palatin. Mais a cette epoque les biens immobiliers avaient une valeur mediocre; les deux palais et la vigne resterent a la famille, comme indignes de la rapacite du pape et de son fils. «Les mois et les annees s'ecoulerent. Alexandre VI mourut empoisonne, vous savez par quelle meprise; Cesar, empoisonne en meme temps que lui, en fut quitte pour changer de peau comme un serpent, et revetir une nouvelle enveloppe ou le poison avait laisse des taches pareilles a celles que l'on voit sur la fourrure du tigre; enfin, force de quitter Rome, il alla se faire tuer obscurement dans une escarmouche nocturne et presque oubliee par l'histoire. «Apres la mort du pape, apres l'exil de son fils, on s'attendait generalement a voir reprendre a la famille le train princier qu'elle menait du temps du cardinal Spada; mais il n'en fut pas ainsi. Les Spada resterent dans une aisance douteuse, un mystere eternel pesa sur cette sombre affaire, et le bruit public fut que Cesar, meilleur politique que son pere, avait enleve au pape la fortune des deux cardinaux; je dis des deux, parce que le cardinal Rospigliosi, qui n'avait pris aucune precaution, fut depouille completement. «Jusqu'a present, interrompit Faria en souriant, cela ne vous semble pas trop insense, n'est-ce pas? --O mon ami, dit Dantes, il me semble que je lis, au contraire, une chronique pleine d'interet. Continuez, je vous prie. --Je continue: «La famille s'accoutuma a cette obscurite. Les annees s'ecoulerent; parmi les descendants les uns furent soldats, les autres diplomates; ceux-ci gens d'Eglise, ceux-la banquiers; les uns s'enrichirent, les autres acheverent de se ruiner. J'arrive au dernier de la famille, a celui-la dont je fus le secretaire, au comte de Spada. «Je l'avais bien souvent entendu se plaindre de la disproportion de sa fortune avec son rang, aussi lui avais-je donne le conseil de placer le peu de biens qui lui restait en rentes viageres; il suivit ce conseil, et doubla ainsi son revenu. «Le fameux breviaire etait reste dans la famille, et c'etait le comte de Spada qui le possedait: on l'avait conserve de pere en fils, car la clause bizarre du seul testament qu'on eut retrouve en avait fait une veritable relique gardee avec une superstitieuse veneration dans la famille; c'etait un livre enlumine des plus belles figures gothiques, et si pesant d'or, qu'un domestique le portait toujours devant le cardinal dans les jours de grande solennite. «A la vue des papiers de toutes sortes, titres, contrats, parchemins, qu'on gardait dans les archives de la famille et qui tous venaient du cardinal empoisonne, je me mis a mon tour, comme vingt serviteurs, vingt intendants, vingt secretaires qui m'avaient precede, a compulser les liasses formidables: malgre l'activite et la religion de mes recherches, je ne retrouvai absolument rien. Cependant j'avais lu, j'avais meme ecrit une histoire exacte et presque ephemeridique de la famille des Borgia, dans le seul but de m'assurer si un supplement de fortune etait survenu a ces princes a la mort de mon cardinal Cesar Spada, et je n'y avais remarque que l'addition des biens du cardinal Rospigliosi, son compagnon d'infortune. «J'etais donc a peu pres sur que l'heritage n'avait profite ni aux Borgia ni a la famille, mais etait reste sans maitre, comme ces tresors des contes arabes qui dorment au sein de la terre sous les regards d'un genie. Je fouillai, je comptai, je supputai mille et mille fois les revenus et les depenses de la famille depuis trois cents ans: tout fut inutile, je restai dans mon ignorance, et le comte de Spada dans sa misere. «Mon patron mourut. De sa rente en viager il avait excepte ses papiers de famille, sa bibliotheque, composee de cinq mille volumes, et son fameux breviaire. Il me legua tout cela, avec un millier d'ecus romains qu'il possedait en argent comptant, a la condition que je ferais dire des messes anniversaires et que je dresserais un arbre genealogique et une histoire de sa maison, ce que je fis fort exactement.... «Tranquillisez-vous, mon cher Edmond, nous approchons de la fin. «En 1807, un mois avant mon arrestation et quinze jours apres la mort du comte de Spada, le 25 du mois de decembre, vous allez comprendre tout a l'heure comment la date de ce jour memorable est restee dans mon souvenir, je relisais pour la millieme fois ces papiers que je coordonnais, car, le palais appartenant desormais a un etranger, j'allais quitter Rome pour aller m'etablir a Florence, en emportant une douzaine de mille livres que je possedais, ma bibliotheque et mon fameux breviaire, lorsque, fatigue de cette etude assidue, mal dispose par un diner assez lourd quel j'avais fait, je laissai tomber ma tete sur mes deux mains et m'endormis: il etait trois heures de l'apres-midi. «Je me reveillai comme la pendule sonnait six heures. «Je levai la tete, j'etais dans l'obscurite la plus profonde. Je sonnai pour qu'on m'apportat de la lumiere, personne ne vint; je resolus alors de me servir moi-meme. C'etait d'ailleurs une habitude de philosophe qu'il allait me falloir prendre. Je pris d'une main une bougie toute preparee, et de l'autre je cherchai, a defaut des allumettes absentes de leur boite, un papier que je comptais allumer a un dernier reste de flamme au-dessus du foyer; mais, craignant dans l'obscurite de prendre un papier precieux a la place d'un papier inutile, j'hesitais, lorsque je me rappelai avoir vu, dans le fameux breviaire qui etait pose sur la table a cote de moi, un vieux papier tout jaune par le haut, qui avait l'air de servir de signet, et qui avait traverse les siecles maintenu a sa place par la veneration des heritiers. Je cherchai, en tatonnant, cette feuille inutile, je la trouvai, je la tordis, et, la presentant a la flamme mourante, je l'allumai. «Mais, sous mes doigts, comme par magie, a mesure que le feu montait, je vis des caracteres jaunatres sortir du papier blanc et apparaitre sur la feuille; alors la terreur me prit: je serrai dans mes mains le papier, j'etouffai le feu, j'allumai directement la bougie au foyer, je rouvris avec une indicible emotion la lettre froissee, et je reconnus qu'une encre mysterieuse et sympathique avait trace ces lettres apparentes seulement au contact de la vive chaleur. Un peu plus du tiers du papier avait ete consume par la flamme: c'est ce papier que vous avez lu ce matin; relisez-le, Dantes; puis quand vous l'aurez relu, je vous completerai, moi, les phrases interrompues et le sens incomplet.» Et Faria, interrompant, offrit le papier a Dantes qui, cette fois, relut avidement les mots suivants traces avec une encre rousse, pareille a la rouille: _Cejourd'hui 25 avril 1498, ay_ _Alexandre VI, et craignant que, non_ _il ne veuille heriter de moi et ne me re_ _et Bentivoglio, morts empoisonnes_, _mon legataire universel, que j'ai enf_ _pour l'avoir visite avec moi, c'est-a-dire dans_ _ile de Monte-Cristo, tout ce que je pos_ _reries, diamants, bijoux; que seul_ _peut monter a peu pres a deux mil_ _trouvera ayant leve la vingtieme roch_ _crique de l'Est en droite ligne. Deux ouvertu_ _dans ces grottes: le tresor est dans l'angle le plus e_ _lequel tresor je lui legue et cede en tou_ _seul heritier_. _25 avril 1498_ _CES_ «Maintenant, reprit l'abbe, lisez cet autre papier.» Et il presenta a Dantes une seconde feuille avec d'autres fragments de lignes. Dantes prit et lut: _ant ete invite a diner par Sa Saintete_ _content de m'avoir fait payer le chapeau_, _serve le sort des cardinaux Crapara_ _je declare a mon neveu Guido Spada_, _oui dans un endroit qu'il connait_ _les grottes de la petite_ _sedais de lingots, d'or monnaye, de pier_ _je connais l'existence de ce tresor, qui_ _lions d'ecus romains, et qu'il_ _e, a partir de la petite_ _res ont ete pratiquees_ _loigne de la deuxieme_, _te propriete comme a mon_ AR-SPADA Faria le suivait d'un oeil ardent. «Et maintenant, dit-il, lorsqu'il eut vu que Dantes en etait arrive a la derniere ligne, rapprochez les deux fragments, et jugez vous-meme.» Dantes obeit; les deux fragments rapproches donnaient l'ensemble suivant: «Cejourd'hui 25 avril 1498, ay... ant ete invite a diner par Sa Saintete Alexandre VI, et craignant que, non... content de m'avoir fait payer le chapeau, il ne veuille heriter de moi et ne me re... serve le sort des cardinaux Crapara et Bentivoglio, morts empoisonnes,... je declare a mon neveu Guido Spada, mon legataire universel, que j'ai en... foui dans un endroit qu'il connait pour l'avoir visite avec moi, c'est-a-dire dans... les grottes de la petite ile de Monte-Cristo, tout ce que je pos... sedais de lingots, d'or monnaye, pierreries, diamants bijoux; que seul... je connais l'existence de ce tresor qui peut monter a peu pres a deux mil... lions d'ecus romains, et qu'il trouvera ayant leve la vingtieme roch... e a partir de la petite crique de l'Est en droite ligne. Deux ouvertu... res ont ete pratiquees dans ces grottes: le tresor est dans l'angle le plus e... loigne de la deuxieme, lequel tresor je lui legue et cede en tou... te propriete, comme a mon seul heritier. «25 avril 1498 «CESAR.... SPADA.» «Eh bien, comprenez-vous enfin? dit Faria. --C'etait la declaration du cardinal Spada et le testament que l'on cherchait depuis si longtemps? dit Edmond encore incredule. --Oui, mille fois oui. --Qui l'a reconstruite ainsi? --Moi, qui, a l'aide du fragment restant, ai devine le reste en mesurant la longueur des lignes par celle du papier et en penetrant dans le sens cache au moyen du sens visible, comme on se guide dans un souterrain par un reste de lumiere qui vient d'en haut. --Et qu'avez-vous fait quand vous avez cru avoir acquis cette conviction? --J'ai voulu partir et je suis parti a l'instant meme, emportant avec moi le commencement de mon grand travail sur l'unite d'un royaume d'Italie; mais depuis longtemps la police imperiale, qui, dans ce temps, au contraire de ce que Napoleon a voulu depuis, quand un fils lui fut ne, voulait la division des provinces, avait les yeux sur moi: mon depart precipite, dont elle etait loin de deviner la cause, eveilla ses soupcons, et au moment ou je m'embarquais a Piombino je fus arrete. «Maintenant, continua Faria en regardant Dantes avec une expression presque paternelle, maintenant, mon ami, vous en savez autant que moi: si nous nous sauvons jamais ensemble, la moitie de mon tresor est a vous; et si je meurs ici et que vous vous sauviez seul, il vous appartient en totalite. --Mais, demanda Dantes hesitant, ce tresor n'a-t-il pas dans ce monde quelque plus legitime possesseur que nous? --Mais non, rassurez-vous, la famille est eteinte completement; le dernier comte de Spada, d'ailleurs, m'a fait son heritier; en me leguant ce breviaire symbolique il m'a legue ce qu'il contenait; non, non, tranquillisez-vous: si nous mettons la main sur cette fortune, nous pourrons en jouir sans remords. --Et vous dites que ce tresor renferme.... --Deux millions d'ecus romains, treize millions a peu pres de notre monnaie. --Impossible! dit Dantes effraye par l'enormite de la somme. --Impossible! et pourquoi? reprit le vieillard. La famille Spada etait une des plus vieilles et des plus puissantes familles du quinzieme siecle. D'ailleurs, dans ces temps ou toute speculation et toute industrie etaient absentes, ces agglomerations d'or et de bijoux ne sont pas rares, il y a encore aujourd'hui des familles romaines qui meurent de faim pres d'un million en diamants et en pierreries transmis par majorat, et auquel elles ne peuvent toucher.» Edmond croyait rever: il flottait entre l'incredulite et la joie. «Je n'ai garde si longtemps le secret avec vous, continua Faria, d'abord que pour vous eprouver, et ensuite pour vous surprendre; si nous nous fussions evades avant mon acces de catalepsie, je vous conduisais a Monte-Cristo; maintenant, ajouta-t-il avec un soupir, c'est vous qui m'y conduirez. Eh bien, Dantes, vous ne me remerciez pas? --Ce tresor vous appartient, mon ami, dit Dantes, il appartient a vous seul, et je n'y ai aucun droit: je ne suis point votre parent. --Vous etes mon fils, Dantes! s'ecria le vieillard, vous etes l'enfant de ma captivite; mon etat me condamnait au celibat: Dieu vous a envoye a moi pour consoler a la fois l'homme qui ne pouvait etre pere et le prisonnier qui ne pouvait etre libre.» Et Faria tendit le bras qui lui restait au jeune homme qui se jeta a son cou en pleurant. XIX Le troisieme acces. Maintenant que ce tresor, qui avait ete si longtemps l'objet des meditations de l'abbe, pouvait assurer le bonheur a venir de celui que Faria aimait veritablement comme son fils, il avait encore double de valeur a ses yeux; tous les jours il s'appesantissait sur la quantite de ce tresor, expliquant a Dantes tout ce qu'avec treize ou quatorze millions de fortune un homme dans nos temps modernes pouvait faire de bien a ses amis; et alors le visage de Dantes se rembrunissait, car le serment de vengeance qu'il avait fait se representait a sa pensee, et il songeait lui, combien dans nos temps modernes aussi un homme avec treize ou quatorze millions de fortune pouvait faire de mal a ses ennemis. L'abbe ne connaissait pas l'ile de Monte-Cristo mais Dantes la connaissait: il avait souvent passe devant cette ile, situee a vingt-cinq milles de la Pianosa, entre la Corse et l'ile d'Elbe, et une fois meme il y avait relache. Cette ile etait, avait toujours ete et est encore completement deserte; c'est un rocher de forme presque conique, qui semble avoir ete pousse par quelque cataclysme volcanique du fond de l'abime a la surface de la mer. Dantes faisait le plan de l'ile a Faria, et Faria donnait des conseils a Dantes sur les moyens a employer pour retrouver le tresor. Mais Dantes etait loin d'etre aussi enthousiaste et surtout aussi confiant que le vieillard. Certes, il etait bien certain maintenant que Faria n'etait pas fou, et la facon dont il etait arrive a la decouverte qui avait fait croire a sa folie redoublait encore son admiration pour lui; mais aussi il ne pouvait croire que ce depot en supposant qu'il eut existe, existat encore, et, quand il ne regardait pas le tresor comme chimerique, il le regardait du moins comme absent. Cependant, comme si le destin eut voulu oter aux prisonniers leur derniere esperance et leur faire comprendre qu'ils etaient condamnes a une prison perpetuelle, un nouveau malheur les atteignit: la galerie du bord de la mer, qui depuis longtemps menacait ruine, avait ete reconstruite; on avait repare les assises et bouche avec d'enormes quartiers de roc le trou deja a demi comble par Dantes. Sans cette precaution, qui avait ete suggeree, on se le rappelle, au jeune homme par l'abbe, leur malheur etait bien plus grand encore, car on decouvrait leur tentative d'evasion, et on les separait indubitablement: une nouvelle porte, plus forte, plus inexorable que les autres, s'etait donc encore refermee sur eux. «Vous voyez bien, disait le jeune homme avec une douce tristesse a Faria, que Dieu veut m'oter jusqu'au merite de ce que vous appelez mon devouement pour vous. Je vous ai promis de rester eternellement avec vous, et je ne suis plus libre maintenant de ne pas tenir ma promesse; je n'aurai pas plus le tresor que vous, et nous ne sortirons d'ici ni l'un ni l'autre. Au reste, mon veritable tresor, voyez-vous, mon ami, n'est pas celui qui m'attendait sous les sombres roches de Monte-Cristo, c'est votre presence, c'est notre cohabitation de cinq ou six heures par jour, malgre nos geoliers; ce sont ces rayons d'intelligence que vous avez verses dans mon cerveau, ces langues que vous avez implantees dans ma memoire et qui y poussent avec toutes leurs ramifications philologiques. Ces sciences diverses que vous m'avez rendues si faciles par la profondeur de la connaissance que vous en avez et la nettete des principes ou vous les avez reduites, voila mon tresor, ami, voila en quoi vous m'avez fait riche et heureux. Croyez-moi et consolez-vous, cela vaut mieux pour moi que des tonnes d'or et des caisses de diamants, ne fussent-elles pas problematiques, comme ces nuages que l'on voit le matin flotter sur la mer, que l'on prend pour des terres fermes, et qui s'evaporent, se volatilisent et s'evanouissent a mesure qu'on s'en approche. Vous avoir pres de moi le plus longtemps possible, ecouter votre voix eloquente orner mon esprit, retremper mon ame, faire toute mon organisation capable de grandes et terribles choses si jamais je suis libre, les emplir si bien que le desespoir auquel j'etais pret a me laisser aller quand je vous ai connu n'y trouve plus de place, voila ma fortune, a moi: celle-la n'est point chimerique; je vous la dois bien veritable, et tous les souverains de la terre, fussent-ils des Cesar Borgia, ne viendraient pas a bout de me l'enlever.» Ainsi, ce furent pour les deux infortunes, sinon d'heureux jours, du moins des jours assez promptement ecoules que les jours qui suivirent. Faria, qui pendant de si longues annees avait garde le silence sur le tresor, en reparlait maintenant a toute occasion. Comme il l'avait prevu, il etait reste paralyse du bras droit et de la jambe gauche, et avait a peu pres perdu tout espoir d'en jouir lui-meme; mais il revait toujours pour son jeune compagnon une delivrance ou une evasion, et il en jouissait pour lui. De peur que la lettre ne fut un jour egaree ou perdue, il avait force Dantes de l'apprendre par coeur, et Dantes la savait depuis le premier jusqu'au dernier mot. Alors il avait detruit la seconde partie, certain qu'on pouvait retrouver et saisir la premiere sans en deviner le veritable sens. Quelquefois, des heures entieres se passerent pour Faria a donner des instructions a Dantes, instructions qui devaient lui servir au jour de sa liberte. Alors, une fois libre, du jour, de l'heure, du moment ou il serait libre, il ne devait plus avoir qu'une seule et unique pensee, gagner Monte-Cristo par un moyen quelconque, y rester seul sous un pretexte qui ne donnat point de soupcons, et, une fois la, une fois seul, tacher de retrouver les grottes merveilleuses et fouiller l'endroit indique. L'endroit indique, on se le rappelle, c'est l'angle le plus eloigne de la seconde ouverture. En attendant, les heures passaient, sinon rapides, du moins supportables. Faria, comme nous l'avons dit, sans avoir retrouve l'usage de sa main et de son pied, avait reconquis toute la nettete de son intelligence, et avait peu a peu, outre les connaissances morales que nous avons detaillees, appris a son jeune compagnon ce metier patient et sublime du prisonnier, qui de rien sait faire quelque chose. Ils s'occupaient donc eternellement, Faria de peur de se voir vieillir, Dantes de peur de se rappeler son passe presque eteint, et qui ne flottait plus au plus profond de sa memoire que comme une lumiere lointaine egaree dans la nuit; tout allait ainsi, comme dans ces existences ou le malheur n'a rien derange et qui s'ecoulent machinales et calmes sous l'oeil de la Providence. Mais, sous ce calme superficiel, il y avait dans le coeur du jeune homme, et dans celui du vieillard peut-etre, bien des elans retenus, bien des soupirs etouffes, qui se faisaient jour lorsque Faria etait reste seul et qu'Edmond etait rentre chez lui. Une nuit, Edmond se reveilla en sursaut, croyant s'etre entendu appeler. Il ouvrit les yeux et essaya de percer les epaisseurs de l'obscurite. Son nom, ou plutot une voix plaintive qui essayait d'articuler son nom, arriva jusqu'a lui. Il se leva sur son lit, la sueur de l'angoisse au front, et ecouta. Plus de doute, la plainte venait du cachot de son compagnon. «Grand Dieu! murmura Dantes; serait-ce...?» Et il deplaca son lit, tira la pierre, s'elanca dans le corridor et parvint a l'extremite opposee; la dalle etait levee. A la lueur de cette lampe informe et vacillante dont nous avons parle, Edmond vit le vieillard pale, debout encore et se cramponnant au bois de son lit. Ses traits etaient bouleverses par ces horribles symptomes qu'il connaissait deja et qui l'avaient tant epouvante lorsqu'ils etaient apparus pour la premiere fois. «Eh bien, mon ami dit Faria resigne, vous comprenez, n'est-ce pas? et je n'ai besoin de vous rien apprendre!» Edmond poussa un cri douloureux, et perdant completement la tete, il s'elanca vers la porte en criant: «Au secours! au secours!» Faria eut encore la force de l'arreter par le bras. «Silence! dit-il, ou vous etes perdu. Ne songeons plus qu'a vous mon ami, a vous rendre votre captivite supportable ou votre fuite possible. Il vous faudrait des annees pour refaire seul tout ce que j'ai fait ici, et qui serait detruit a l'instant meme par la connaissance que nos surveillants auraient de notre intelligence. D'ailleurs, soyez tranquille, mon ami, le cachot que je vais quitter ne restera pas longtemps vide: un autre malheureux viendra prendre ma place. A cet autre, vous apparaitrez comme un ange sauveur. Celui-la sera peut-etre jeune, fort et patient comme vous, celui-la pourra vous aider dans votre fuite, tandis que je l'empechais. Vous n'aurez plus une moitie de cadavre liee a vous pour vous paralyser tous vos mouvements. Decidement, Dieu fait enfin quelque chose pour vous: il vous rend plus qu'il ne vous ote, et il est bien temps que je meure.» Edmond ne put que joindre les mains et s'ecrier: «Oh! mon ami, mon ami, taisez-vous!» Puis reprenant sa force un instant ebranlee par ce coup imprevu et son courage plie par les paroles du vieillard: «Oh! dit-il, je vous ai deja sauve une fois, je vous sauverai bien une seconde!» Et il souleva le pied du lit et en tira le flacon encore au tiers plein de la liqueur rouge. «Tenez, dit-il; il en reste encore, de ce breuvage sauveur. Vite, vite, dites-moi ce qu'il faut que je fasse cette fois; y a-til des instructions nouvelles? Parlez, mon ami, j'ecoute. --Il n'y a pas d'espoir, repondit Faria en secouant la tete; mais n'importe; Dieu veut que l'homme qu'il a cree, et dans le coeur duquel il a si profondement enracine l'amour de la vie, fasse tout ce qu'il pourra pour conserver cette existence si penible parfois, si chere toujours. --Oh! oui, oui, s'ecria Dantes, et je vous sauverai, vous dis-je! --Eh bien, essayez donc! le froid me gagne; je sens le sang qui afflue a mon cerveau; cet horrible tremblement qui fait claquer mes dents et semble disjoindre mes os commence a secouer tout mon corps; dans cinq minutes le mal eclatera, dans un quart d'heure il ne restera plus de moi qu'un cadavre. --Oh! s'ecria Dantes le coeur navre de douleur. --Vous ferez comme la premiere fois, seulement vous n'attendrez pas si longtemps. Tous les ressorts de la vie sont bien uses a cette heure, et la mort, continua-t-il en montrant son bras et sa jambe paralyses, n'aura plus que la moitie de la besogne a faire. Si apres m'avoir verse douze gouttes dans la bouche, au lieu de dix, vous voyez que je ne reviens pas, alors vous verserez le reste. Maintenant, portez-moi sur mon lit, car je ne puis plus me tenir debout.» Edmond prit le vieillard dans ses bras et le deposa sur le lit. «Maintenant ami, dit Faria, seule consolation de ma vie miserable, vous que le ciel m'a donne un peu tard, mais enfin qu'il m'a donne, present inappreciable et dont je le remercie; au moment de me separer de vous pour jamais, je vous souhaite tout le bonheur, toute la prosperite que vous meritez: mon fils je vous benis!» Le jeune homme se jeta a genoux, appuyant sa tete contre le lit du vieillard. «Mais surtout, ecoutez bien ce que je vous dis a ce moment supreme: le tresor des Spada existe; Dieu permet qu'il n'y ait plus pour moi ni distance ni obstacle. Je le vois au fond de la seconde grotte; mes yeux percent les profondeurs de la terre et sont eblouis de tant de richesses. Si vous parvenez a fuir, rappelez-vous que le pauvre abbe que tout le monde croyait fou ne l'etait pas. Courez a Monte-Cristo, profitez de notre fortune, profitez-en, vous avez assez souffert.» Une secousse violente interrompit le vieillard; Dantes releva la tete, il vit les yeux qui s'injectaient de rouge: on eut dit qu'une vague de sang venait de monter de sa poitrine a son front. «Adieu! adieu! murmura le vieillard en pressant convulsivement la main du jeune homme, adieu! --Oh! pas encore, pas encore! s'ecria celui-ci; ne nous abandonnez pas, o mon Dieu! secourez-le... a l'aide... a moi.... --Silence! silence! murmura le moribond, qu'on ne nous separe pas si vous me sauvez! --Vous avez raison. Oh! oui, oui, soyez tranquille, je vous sauverai! D'ailleurs, quoique vous souffriez beaucoup, vous paraissez souffrir moins que la premiere fois. --Oh! detrompez-vous! je souffre moins, parce qu'il y a en moi moins de force pour souffrir. A votre age on a foi dans la vie, c'est le privilege de la jeunesse de croire et d'esperer, mais les vieillards voient plus clairement la mort. Oh! la voila... elle vient... c'est fini... ma vue se perd... ma raison s'enfuit.... Votre main, Dantes!... adieu!... adieu!» Et se relevant par un dernier effort dans lequel il rassembla toutes ses facultes. «Monte-Cristo! dit-il, n'oubliez pas Monte-Cristo!» Et il retomba sur son lit. La crise fut terrible: des membres tordus, des paupieres gonflees, une ecume sanglante, un corps sans mouvement, voila ce qui resta sur ce lit de douleur a la place de l'etre intelligent qui s'y etait couche un instant auparavant. Dantes prit la lampe, la posa au chevet du lit sur une pierre qui faisait saillie et d'ou sa lueur tremblante eclairait d'un reflet etrange et fantastique ce visage decompose et ce corps inerte et raidi. Les yeux fixes, il attendit intrepidement le moment d'administrer le remede sauveur. Lorsqu'il crut le moment arrive, il prit le couteau, desserra les dents, qui offrirent moins de resistance que la premiere fois, compta l'une apres l'autre dix gouttes et attendit; la fiole contenait le double encore a peu pres de ce qu'il avait verse. Il attendit dix minutes, un quart d'heure, une demi-heure, rien ne bougea. Tremblant, les cheveux roidis, le front glace de sueur, il comptait les secondes par les battements de son coeur. Alors il pensa qu'il etait temps d'essayer la derniere epreuve: il approcha la fiole des levres violettes de Faria, et, sans avoir besoin de desserrer les machoires restees ouvertes, il versa toute la liqueur qu'elle contenait. Le remede produisit un effet galvanique, un violent tremblement secoua les membres du vieillard, ses yeux se rouvrirent effrayants a voir, il poussa un soupir qui ressemblait a un cri, puis tout ce corps frissonnant rentra peu a peu dans son immobilite. Les yeux seuls resterent ouverts. Une demi-heure, une heure, une heure et demie s'ecoulerent. Pendant cette heure et demie d'angoisse, Edmond, penche sur son ami, la main appliquee a son coeur, sentit successivement ce corps se refroidir et ce coeur eteindre son battement de plus en plus sourd et profond. Enfin rien ne survecut; le dernier fremissement du coeur cessa, la face devint livide, les yeux resterent ouverts, mais le regard se ternit. Il etait six heures du matin, le jour commencait a paraitre, et son rayon blafard, envahissant le cachot, faisait palir la lumiere mourante de la lampe. Des reflets etranges passaient sur le visage du cadavre, lui donnant de temps en temps des apparences de vie. Tant que dura cette lutte du jour et de la nuit, Dantes put douter encore; mais des que le jour eut vaincu, il comprit qu'il etait seul avec un cadavre. Alors une terreur profonde et invincible s'empara de lui; il n'osa plus presser cette main qui pendait hors du lit, il n'osa plus arreter ses yeux sur ces yeux fixes et blancs qu'il essaya plusieurs fois mais inutilement de fermer, et qui se rouvraient toujours. Il eteignit la lampe, la cacha soigneusement et s'enfuit, replacant de son mieux la dalle au-dessus de sa tete. D'ailleurs, il etait temps, le geolier allait venir. Cette fois, il commenca sa visite par Dantes; en sortant de son cachot, il allait passer dans celui de Faria, auquel il portait a dejeuner et du linge. Rien d'ailleurs n'indiquait chez cet homme qu'il eut connaissance de l'accident arrive. Il sortit. Dantes fut alors pris d'une indicible impatience de savoir ce qui allait se passer dans le cachot de son malheureux ami; il rentra donc dans la galerie souterraine et arriva a temps pour entendre les exclamations du porte-clefs, qui appelait a l'aide. Bientot les autres porte-clefs entrerent; puis on entendit ce pas lourd et regulier habituel aux soldats, meme hors de leur service. Derriere les soldats arriva le gouverneur. Edmond entendit le bruit du lit sur lequel on agitait le cadavre; il entendit la voix du gouverneur, qui ordonnait de lui jeter de l'eau au visage, et qui voyant que, malgre cette immersion, le prisonnier ne revenait pas, envoya chercher le medecin. Le gouverneur sortit; et quelques paroles de compassion parvinrent aux oreilles de Dantes, melees a des rires de moquerie. «Allons, allons, disait l'un, le fou a ete rejoindre ses tresors, bon voyage! --Il n'aura pas, avec tous ses millions, de quoi payer son linceul, disait l'autre. --Oh! reprit une troisieme voix, les linceuls du chateau d'If ne coutent pas cher. --Peut-etre, dit un des premiers interlocuteurs, comme c'est un homme d'Eglise, on fera quelques frais en sa faveur. --Alors il aura les honneurs du sac.» Edmond ecoutait, ne perdait pas une parole, mais ne comprenait pas grand-chose a tout cela. Bientot les voix s'eteignirent, et il lui sembla que les assistants quittaient la chambre. Cependant il n'osa y rentrer: on pouvait avoir laisse quelque porte-clefs pour garder le mort. Il resta donc muet, immobile et retenant sa respiration. Au bout d'une heure, a peu pres, le silence s'anima d'un faible bruit, qui alla croissant. C'etait le gouverneur qui revenait, suivi du medecin et de plusieurs officiers. Il se fit un moment de silence: il etait evident que le medecin s'approchait du lit et examinait le cadavre. Bientot les questions commencerent. Le medecin analysa le mal auquel le prisonnier avait succombe et declara qu'il etait mort. Questions et reponses se faisaient avec une nonchalance qui indignait Dantes; il lui semblait que tout le monde devait ressentir pour le pauvre abbe une partie de l'affection qu'il lui portait. «Je suis fache de ce que vous m'annoncez la, dit le gouverneur, repondant a cette certitude manifestee par le medecin que le vieillard etait bien reellement mort; c'etait un prisonnier doux, inoffensif, rejouissant avec sa folie et surtout facile a surveiller. --Oh! reprit le porte-clefs, on aurait pu ne pas le surveiller du tout, il serait bien reste cinquante ans ici, j'en reponds, celui-la, sans essayer de faire une seule tentative d'evasion. --Cependant, reprit le gouverneur, je crois qu'il serait urgent, malgre votre conviction, non pas que je doute de votre science, mais pour ma propre responsabilite, de nous assurer si le prisonnier est bien reellement mort. Il se fit un instant de silence absolu pendant lequel Dantes, toujours aux ecoutes, estima que le medecin examinait et palpait une seconde fois le cadavre. «Vous pouvez etre tranquille, dit alors le medecin, il est mort, c'est moi qui vous en reponds. --Vous savez, monsieur, reprit le gouverneur en insistant, que nous ne nous contentons pas, dans les cas pareils a celui-ci, d'un simple examen; malgre toutes les apparences, veuillez donc achever la besogne en remplissant les formalites prescrites par la loi. --Que l'on fasse chauffer les fers, dit le medecin; mais en verite, c'est une precaution bien inutile.» Cet ordre de chauffer les fers fit frissonner Dantes. On entendit des pas empresses, le grincement de la porte, quelques allees et venues interieures, et, quelques instants apres, un guichetier rentra en disant: «Voici le brasier avec un fer.» Il se fit alors un silence d'un instant, puis on entendit le fremissement des chairs qui brulaient, et dont l'odeur epaisse et nauseabonde perca le mur meme derriere lequel Dantes ecoutait avec horreur. A cette odeur de chair humaine carbonisee, la sueur jaillit du front du jeune homme et il crut qu'il allait s'evanouir. «Vous voyez, monsieur, qu'il est bien mort, dit le medecin; cette brulure au talon est decisive: le pauvre fou est gueri de sa folie et delivre de sa captivite. --Ne s'appelait-il pas Faria? demanda un des officiers qui accompagnaient le gouverneur. --Oui, monsieur, et, a ce qu'il pretendait, c'etait un vieux nom; d'ailleurs, il etait fort savant et assez raisonnable meme sur tous les points qui ne touchaient pas a son tresor; mais sur celui-la, il faut l'avouer, il etait intraitable. --C'est l'affection que nous appelons la monomanie, dit le medecin. --Vous n'aviez jamais eu a vous plaindre de lui? demanda le gouverneur au geolier charge d'apporter les vivres de l'abbe. --Jamais, monsieur le gouverneur, repondit le geolier, jamais, au grand jamais! au contraire: autrefois meme il m'amusait fort en me racontant des histoires; un jour que ma femme etait malade il m'a meme donne une recette qui l'a guerie. --Ah! ah! fit le medecin, j'ignorais que j'eusse affaire a un collegue; j'espere, monsieur le gouverneur, ajouta-t-il en riant, que vous le traiterez en consequence. --Oui, oui, soyez tranquille, il sera decemment enseveli dans le sac le plus neuf qu'on pourra trouver; etes-vous content? --Devons-nous accomplir cette derniere formalite devant vous, monsieur? demanda un guichetier. --Sans doute, mais qu'on se hate, je ne puis rester dans cette chambre toute la journee.» De nouvelles allees et venues se firent entendre; un instant apres, un bruit de toile froissee parvint aux oreilles de Dantes, le lit cria sur ses ressorts, un pas alourdi comme celui d'un homme qui souleve un fardeau s'appesantit sur la dalle, puis le lit cria de nouveau sous le poids qu'on lui rendait. «A ce soir, dit le gouverneur. --Y aura-t-il une messe? demanda un des officiers. --Impossible, repondit le gouverneur; le chapelain du chateau est venue me demander hier un conge pour faire un petit voyage de huit jours a Hyeres, je lui ai repondu de tous mes prisonniers pendant tout ce temps-la; le pauvre abbe n'avait qu'a ne pas tant se presser, et il aurait eu son requiem. --Bah! bah! Hyeres dit le medecin avec l'impiete familiere aux gens de sa profession, il est homme d'Eglise: Dieu aura egard a l'etat, et ne donnera pas a l'enfer le mechant plaisir de lui envoyer un pretre.» Un eclat de rire suivit cette mauvaise plaisanterie. Pendant ce temps, l'operation de l'ensevelissement se poursuivait. «A ce soir! dit le gouverneur lorsqu'elle fut finie. --A quelle heure? demanda le guichetier. --Mais vers dix ou onze heures. --Veillera-t-on le mort? --Pour quoi faire? On fermera le cachot comme s'il etait vivant, voila tout.» Alors les pas s'eloignerent, les voix allerent s'affaiblissant, le bruit de la porte avec sa serrure criarde et ses verrous grincants se fit entendre, un silence plus morne que celui de la solitude, le silence de la mort, envahit tout, jusqu'a l'ame glacee du jeune homme. Alors il souleva lentement la dalle avec sa tete, et jeta un regard investigateur dans la chambre. La chambre etait vide: Dantes sortit de la galerie. XX Le cimetiere du chateau d'If. Sur le lit, couche dans le sens de la longueur, et faiblement eclaire par un jour brumeux qui penetrait a travers la fenetre, on voyait un sac de toile grossiere, sous les larges plis duquel se dessinait confusement une forme longue et raide: c'etait le dernier linceul de Faria, ce linceul qui, au dire des guichetiers, coutait si peu cher. Ainsi, tout etait fini. Une separation materielle existait deja entre Dantes et son vieil ami, il ne pouvait plus voir ses yeux qui etaient restes ouverts comme pour regarder au-dela de la mort, il ne pouvait plus serrer cette main industrieuse qui avait souleve pour lui le voile qui couvrait les choses cachees. Faria, l'utile, le bon compagnon auquel il s'etait habitue avec tant de force, n'existait plus que dans son souvenir. Alors il s'assit au chevet de ce lit terrible, et se plongea dans une sombre et amere melancolie. Seul! il etait redevenu seul! il etait retombe dans le silence, il se retrouvait en face du neant! Seul, plus meme la vue, plus meme la voix du seul etre humain qui l'attachait encore a la terre! Ne valait-il pas mieux comme Faria, s'en aller demander a Dieu l'enigme de la vie, au risque de passer par la porte lugubre des souffrances! L'idee du suicide, chassee par son ami, ecartee par sa presence, revint alors se dresser comme un fantome pres du cadavre de Faria. «Si je pouvais mourir, dit-il, j'irais ou il va, et je le retrouverais certainement. Mais comment mourir? C'est bien facile, ajouta-t-il en riant; je vais rester ici, je me jetterai sur le premier qui va entrer, je l'etranglerai et l'on me guillotinera.» Mais, comme il arrive que, dans les grandes douleurs comme dans les grandes tempetes, l'abime se trouve entre deux cimes de flots, Dantes recula a l'idee de cette mort infamante, et passa precipitamment de ce desespoir a une soif ardente de vie et de liberte. «Mourir! oh! non, s'ecria-t-il, ce n'est pas la peine d'avoir tant vecu, d'avoir tant souffert, pour mourir maintenant! Mourir, c'etait bon quand j'en avais pris la resolution, autrefois, il y a des annees; mais maintenant ce serait veritablement trop aider a ma miserable destinee. Non, je veux vivre, je veux lutter jusqu'au bout; non, je veux reconquerir ce bonheur qu'on m'a enleve! Avant que je meure, j'oubliais que j'ai mes bourreaux a punir, et peut-etre bien aussi, qui sait? quelques amis a recompenser. Mais a present on va m'oublier ici, et je ne sortirai de mon cachot que comme Faria.» Mais a cette parole, Edmond resta immobile, les yeux fixes comme un homme frappe d'une idee subite, mais que cette idee epouvante; tout a coup il se leva, porta la main a son front comme s'il avait le vertige, fit deux ou trois tours dans la chambre et revint s'arreter devant le lit.... «Oh! oh! murmura-t-il, qui m'envoie cette pensee? est-ce vous, mon Dieu? Puisqu'il n'y a que les morts qui sortent librement d'ici, prenons la place des morts.» Et sans perdre le temps de revenir sur cette decision, comme pour ne pas donner a la pensee le terne de detruire cette resolution desesperee, il se pencha vers le sac hideux, l'ouvrit avec le couteau que Faria avait fait, retira le cadavre du sac, l'emporta chez lui, le coucha dans son lit, le coiffa du lambeau de linge dont il avait l'habitude de se coiffer lui-meme, couvrit de sa couverture, baisa une derniere fois ce front glace, essaya de refermer ces yeux rebelles, qui continuaient de rester ouverts, effrayants par l'absence de la pensee, tourna la tete le long du mur afin que le geolier, en apportant son repas du soir, crut qu'il etait couche, comme c'etait souvent son habitude, rentra dans la galerie, tira le lit contre la muraille, rentra dans l'autre chambre, prit dans l'armoire l'aiguille, le fil, jeta ses haillons pour qu'on sentit bien sous la toile les chairs nues, se glissa dans le sac eventre, se placa dans la situation ou etait le cadavre, et referma la couture en dedans. On aurait pu entendre battre son coeur si par malheur on fut entre en ce moment. Dantes aurait bien pu attendre apres la visite du soir, mais il avait peur que d'ici la le gouverneur ne changeat de resolution et qu'on n'enlevat le cadavre. Alors sa derniere esperance etait perdue. En tout cas, maintenant son plan etait arrete. Voici ce qu'il comptait faire. Si pendant le trajet les fossoyeurs reconnaissaient qu'ils portaient un vivant au lieu de porter un mort, Dantes ne leur donnait pas le temps de se reconnaitre; d'un vigoureux coup de couteau il ouvrait le sac depuis le haut jusqu'en bas, profitait de leur terreur et s'echappait; s'ils voulaient l'arreter, il jouait du couteau. S'ils le conduisaient jusqu'au cimetiere et le deposaient dans une fosse, il se laissait couvrir de terre; puis, comme c'etait la nuit, a peine les fossoyeurs avaient-ils le dos tourne, qu'il s'ouvrait un passage a travers la terre molle et s'enfuyait: il esperait que le poids ne serait pas trop grand pour qu'il put le soulever. S'il se trompait, si au contraire la terre etait trop pesante, il mourait etouffe, et, tant mieux! tout etait fini. Dantes n'avait pas mange depuis la veille, mais il n'avait pas songe a la faim le matin, et il n'y songeait pas encore. Sa position etait trop precaire pour lui laisser le temps d'arreter sa pensee sur aucune autre idee. Le premier danger que courait Dantes, c'etait que le geolier, en lui apportant son souper de sept heures, s'apercut de la substitution operee; heureusement, vingt fois, soit par misanthropie, soit par fatigue, Dantes avait recu le geolier couche; et dans ce cas, d'ordinaire, cet homme deposait son pain et sa soupe sur la table et se retirait sans lui parler. Mais, cette fois, le geolier pouvait deroger a ses habitudes de mutisme, parler a Dantes, et voyant que Dantes ne lui repondait point, s'approcher du lit et tout decouvrir. Lorsque sept heures du soir approcherent, les angoisses de Dantes commencerent veritablement. Sa main, appuyee sur son coeur, essuyait d'en comprimer les battements, tandis que de l'autre il essuyait la sueur de son front qui ruisselait le long de ses tempes. De temps en temps des frissons lui couraient par tout le corps et lui serraient le coeur comme dans un etau glace. Alors, il croyait qu'il allait mourir. Les heures s'ecoulerent sans amener aucun mouvement dans le chateau, et Dantes comprit qu'il avait echappe a ce premier danger; c'etait d'un bon augure. Enfin, vers l'heure fixee par le gouverneur, des pas se firent entendre dans l'escalier. Edmond comprit que le moment etait venu; il rappela tout son courage, retenant son haleine; heureux s'il eut pu retenir en meme temps et comme elle les pulsations precipitees de ses arteres. On s'arreta a la porte, le pas etait double. Dantes devina que c'etaient les deux fossoyeurs qui le venaient chercher. Ce soupcon se changea en certitude, quand il entendit le bruit qu'ils faisaient en deposant la civiere. La porte s'ouvrit, une lumiere voilee parvint aux yeux de Dantes. Au travers de la toile qui le couvrait, il vit deux ombres s'approcher de son lit. Une troisieme a la porte, tenant un falot a la main. Chacun des deux hommes, qui s'etaient approches du lit, saisit le sac par une de ses extremites. «C'est qu'il est encore lourd, pour un vieillard si maigre! dit l'un d'eux en le soulevant par la tete. --On dit que chaque annee ajoute une demi-livre au poids des os, dit l'autre en le prenant par les pieds. --As-tu fait ton noeud? demanda le premier. --Je serais bien bete de nous charger d'un poids inutile, dit le second, je le ferai la-bas. --Tu as raison; partons alors.» «Pourquoi ce noeud?» se demanda Dantes. On transporta le pretendu mort du lit sur la civiere. Edmond se raidissait pour mieux jouer son role de trepasse. On le posa sur la civiere; et le cortege, eclaire par l'homme au falot, qui marchait devant, monta l'escalier. Tout a coup, l'air frais et apre de la nuit l'inonda. Dantes reconnut le mistral. Ce fut une sensation subite, pleine a la fois de delices et d'angoisses. Les porteurs firent une vingtaine de pas, puis ils s'arreterent et deposerent la civiere sur le sol. Un des porteurs s'eloigna, et Dantes entendit ses souliers retentir sur les dalles. «Ou suis-je donc?» se demanda-t-il. «Sais-tu qu'il n'est pas leger du tout!» dit celui qui etait reste pres de Dantes en s'asseyant sur le bord de la civiere. Le premier sentiment de Dantes avait ete de s'echapper, heureusement, il se retint. «Eclaire-moi donc, animal, dit celui des deux porteurs qui s'etait eloigne, ou je ne trouverai jamais ce que je cherche.» L'homme au falot obeit a l'injonction, quoique, comme on l'a vu, elle fut faite en termes peu convenables. «Que cherche-t-il donc? se demanda Dantes. Une beche sans doute.» Une exclamation de satisfaction indiqua que le fossoyeur avait trouve ce qu'il cherchait. «Enfin, dit l'autre, ce n'est pas sans peine. --Oui, repondit-il, mais il n'aura rien perdu pour attendre.» A ces mots, il se rapprocha d'Edmond, qui entendit deposer pres de lui un corps lourd et retentissant; au meme moment, une corde entoura ses pieds d'une vive et douloureuse pression. «Eh bien, le noeud est-il fait? demanda celui des fossoyeurs qui etait reste inactif. --Et bien fait, dit l'autre; je t'en reponds. --En ce cas, en route.» Et la civiere soulevee reprit son chemin. On fit cinquante pas a peu pres, puis on s'arreta pour ouvrir une porte, puis on se remit en route. Le bruit des flots se brisant contre les rochers sur lesquels est bati le chateau arrivait plus distinctement a l'oreille de Dantes a mesure que l'on avanca. «Mauvais temps! dit un des porteurs, il ne fera pas bon d'etre en mer cette nuit. --Oui, l'abbe court grand risque d'etre mouille» dit l'autre--et ils eclaterent de rire. Dantes ne comprit pas tres bien la plaisanterie mais ses cheveux ne s'en dresserent pas moins sur sa tete. «Bon, nous voila arrives! reprit le premier. --Plus loin, plus loin, dit l'autre, tu sais bien que le dernier est reste en route, brise sur les rochers, et que le gouverneur nous a dit le lendemain que nous etions des faineants.» On fit encore quatre ou cinq pas en montant toujours, puis Dantes sentit qu'on le prenait par la tete et par les pieds et qu'on le balancait. «Une, dirent les fossoyeurs. --Deux. --Trois!» En meme temps, Dantes se sentit lance, en effet, dans un vide enorme, traversant les airs comme un oiseau blesse, tombant, tombant toujours avec une epouvante qui lui glacait le coeur. Quoique tire en bas par quelque chose de pesant qui precipitait son vol rapide, il lui sembla que cette chute durait un siecle. Enfin, avec un bruit epouvantable, il entra comme une fleche dans une eau glacee qui lui fit pousser un cri, etouffe a l'instant meme par l'immersion. Dantes avait ete lance dans la mer, au fond de laquelle l'entrainait un boulet de trente-six attache a ses pieds. La mer est le cimetiere du chateau d'If. XXI L'ile de Tiboulen. Dantes etourdi, presque suffoque, eut cependant la presence d'esprit de retenir son haleine, et, comme sa main droite, ainsi que nous l'avons dit, prepare qu'il etait a toutes les chances, tenait son couteau tout ouvert, il eventra rapidement le sac, sortit le bras, puis la tete; mais alors, malgre ses mouvements pour soulever le boulet, il continua de se sentir entraine; alors il se cambra, cherchant la corde qui liait ses jambes, et, par un effort supreme, il la trancha precisement au moment ou il suffoquait; alors, donnant un vigoureux coup de pied, il remonta libre a la surface de la mer, tandis que le boulet entrainait dans ses profondeurs inconnues le tissu grossier qui avait failli devenir son linceul. Dantes ne prit que le temps de respirer, et replongea une seconde fois; car la premiere precaution qu'il devait prendre etait d'eviter les regards. Lorsqu'il reparut pour la seconde fois, il etait deja a cinquante pas au moins du lieu de sa chute; il vit au-dessus de sa tete un ciel noir et tempetueux, a la surface duquel le vent balayait quelques nuages rapides, decouvrant parfois un petit coin d'azur rehausse d'une etoile; devant lui s'etendait la plaine sombre et mugissante, dont les vagues commencaient a bouillonner comme a l'approche d'une tempete, tandis que, derriere lui, plus noir que la mer, plus noir que le ciel, montait, comme un fantome menacant, le geant de granit, dont la pointe sombre semblait un bras etendu pour ressaisir sa proie; sur la roche la plus haute etait un falot eclairant deux ombres. Il lui sembla que ces deux ombres se penchaient sur la mer avec inquietude; en effet, ces etranges fossoyeurs devaient avoir entendu le cri qu'il avait jete en traversant l'espace. Dantes plongea donc de nouveau, et fit un trajet assez long entre deux eaux; cette manoeuvre lui etait jadis familiere, et attirait d'ordinaire autour de lui, dans l'anse du Pharo, de nombreux admirateurs, lesquels l'avaient proclame bien souvent le plus habile nageur de Marseille. Lorsqu'il revint a la surface de la mer, le falot avait disparu. Il fallait s'orienter: de toutes les iles qui entourent le chateau d'If, Ratonneau et Pomegue sont les plus proches; mais Ratonneau et Pomegue sont habitees; il en est ainsi de la petite ile de Daume; l'ile la plus sure etait donc celle de Tiboulen ou de Lemaire; les Iles de Tiboulen et de Lemaire sont a une lieue du chateau d'If. Dantes ne resolut pas moins de gagner une de ces deux iles; mais comment trouver ces iles au milieu de la nuit qui s'epaississait a chaque instant autour de lui! En ce moment, il vit briller comme une etoile le phare de Planier. En se dirigeant droit sur ce phare, il laissait l'ile de Tiboulen un peu a gauche; en appuyant un peu a gauche, il devait donc rencontrer cette ile sur son chemin. Mais, nous l'avons dit, il y avait une lieue au moins du chateau d'If a cette ile. Souvent, dans la prison, Faria repetait au jeune homme, en le voyant abattu et paresseux: «Dantes, ne vous laissez pas aller a cet amollissement; vous vous noierez, si vous essayez de vous enfuir, et que vos forces n'aient pas ete entretenues» Sous l'onde lourde et amere, cette parole etait venue tinter aux oreilles de Dantes; il avait eu hate de remonter alors et de fendre les lames pour voir si, effectivement, il n'avait pas perdu de ses forces; il vit avec joie que son inaction forcee ne lui avait rien ote de sa puissance et de son agilite, et sentit qu'il etait toujours maitre de l'element ou, tout enfant, il s'etait joue. D'ailleurs la peur, cette rapide persecutrice, doublait la vigueur de Dantes; il ecoutait, penche sur la cime des flots, si aucune rumeur n'arrivait jusque lui. Chaque fois qu'il s'elevait a l'extremite d'une vague, son rapide regard embrassait l'horizon visible et essayait de plonger dans l'epaisse obscurite; chaque flot un peu plus eleve que les autres flots lui semblait une barque a sa poursuite, et alors il redoublait d'efforts, qui l'eloignaient sans doute, mais dont la repetition devait promptement user ses forces. Il nageait cependant, et deja le chateau terrible s'etait un peu fondu dans la vapeur nocturne: il ne le distinguait pas mais il le sentait toujours. Une heure s'ecoula pendant laquelle Dantes, exalte par le sentiment de la liberte qui avait envahi toute sa personne, continua de fendre les flots dans la direction qu'il s'etait faite. «Voyons, se disait-il, voila bientot une heure que je nage, mais comme le vent m'est contraire j'ai du perdre un quart de ma rapidite; cependant, a moins que je ne me sois trompe de ligne, je ne dois pas etre loin de Tiboulen maintenant.... Mais, si je m'etais trompe!» Un frisson passa par tout le corps du nageur, il essaya de faire un instant la planche pour se reposer; mais la mer devenait de plus en plus forte, et il comprit bientot que ce moyen de soulagement, sur lequel il avait compte, etait impossible. «Eh bien, dit-il, soit, j'irai jusqu'au bout, jusqu'a ce que mes bras se lassent, jusqu'a ce que les crampes envahissent mon corps, et alors je coulerai a fond!» Et il se mit a nager avec la force et l'impulsion du desespoir. Tout a coup, il lui sembla que le ciel, deja si obscur s'assombrissait encore, qu'un nuage epais, lourd compact s'abaissait vers lui; en meme temps, il sentit une violente douleur au genou: l'imagination, avec son incalculable vitesse, lui dit alors que c'etait le choc d'une balle, et qu'il allait immediatement entendre l'explosion du coup de fusil; mais l'explosion ne retentit pas. Dantes allongea la main et sentit une resistance, il retira son autre jambe a lui et toucha la terre; il vit alors quel etait l'objet qu'il avait pris pour un nuage. A vingt pas de lui s'elevait une masse de rochers bizarres qu'on prendrait pour un foyer immense petrifie au moment de sa plus ardente combustion: c'etait l'ile de Tiboulen. Dantes se releva, fit quelques pas en avant, et s'etendit, en remerciant Dieu, sur ces pointes de granit, qui lui semblerent a cette heure plus douces que ne lui avait jamais paru le lit le plus doux. Puis, malgre le vent, malgre la tempete, malgre la pluie qui commencait a tomber, brise de fatigue qu'il etait, il s'endormit de ce delicieux sommeil de l'homme chez lequel le corps s'engourdit mais dont l'ame veille avec la conscience d'un bonheur inespere. Au bout d'une heure, Edmond se reveilla sous le grondement d'un immense coup de tonnerre: la tempete etait dechainee dans l'espace et battait l'air de son vol eclatant; de temps en temps un eclair descendait du ciel comme un serpent de feu, eclairant les flots et les nuages qui roulaient au-devant les uns des autres comme les vagues d'un immense chaos. Dantes, avec son coup d'oeil de marin, ne s'etait pas trompe: il avait aborde a la premiere des deux iles, qui est effectivement celle de Tiboulen. Il la savait nue, decouverte et n'offrant pas le moindre asile; mais quand la tempete serait calmee il se remettrait a la mer et gagnerait a la nage l'ile Lemaire, aussi aride, mais plus large, et par consequent plus hospitaliere. Une roche qui surplombait offrit un abri momentane a Dantes, il s'y refugia, et presque au meme instant la tempete eclata dans toute sa fureur. Edmond sentait trembler la roche sous laquelle il s'abritait; les vagues, se brisant contre la base de la gigantesque pyramide, rejaillissaient jusqu'a lui; tout en surete qu'il etait, il etait au milieu de ce bruit profond, au milieu de ces eblouissements fulgurants, pris d'une espece de vertige: il lui semblait que l'ile tremblait sous lui, et d'un moment a l'autre allait, comme un vaisseau a l'ancre, briser son cable, et l'entrainer au milieu de l'immense tourbillon. Il se rappela alors que, depuis vingt-quatre heures, il n'avait pas mange: il avait faim, il avait soif. Dantes etendit les mains et la tete, et but l'eau de la tempete dans le creux d'un rocher. Comme il se relevait, un eclair qui semblait ouvrir le ciel jusqu'au pied du trone eblouissant de Dieu illumina l'espace; a la lueur de cet eclair, entre l'ile Lemaire et le cap Croisille, a un quart de lieue de lui, Dantes vit apparaitre, comme un spectre glissant du haut d'une vague dans un abime, un petit batiment pecheur emporte a la fois par l'orage et par le flot; une seconde apres, a la cime d'une autre vague, le fantome reparut, s'approchant avec une effroyable rapidite. Dantes voulut crier, chercha quelque lambeau de linge a agiter en l'air pour leur faire voir qu'ils se perdaient, mais ils le voyaient bien eux-memes. A la lueur d'un autre eclair, le jeune homme vit quatre hommes cramponnes aux mats et aux etais; un cinquieme se tenait a la barre du gouvernail brise. Ces hommes qu'il voyait le virent aussi sans doute, car des cris desesperes, emportes par la rafale sifflante, arriverent a son oreille. Au-dessus du mat, tordu comme un roseau, claquait en l'air, a coups precipites, une voile en lambeaux; tout a coup les liens qui la retenaient encore se rompirent, et elle disparut, emportee dans les sombres profondeurs du ciel, pareille a ces grands oiseaux blancs qui se dessinent sur les nuages noirs. En meme temps, un craquement effrayant se fit entendre, des cris d'agonie arriverent jusqu'a Dantes. Cramponne comme un sphinx a son rocher, d'ou il plongeait sur l'abime, un nouvel eclair lui montra le petit batiment brise, et, parmi les debris, des tetes aux visages desesperes, des bras etendus vers le ciel. Puis tout rentra dans la nuit, le terrible spectacle avait eu la duree de l'eclair. Dantes se precipita sur la pente glissante des rochers, au risque de rouler lui-meme dans la mer; il regarda, il ecouta, mais il n'entendit et ne vit plus rien: plus de cris, plus d'efforts humains; la tempete seule, cette grande chose de Dieu, continuait de rugir avec les vents et d'ecumer avec les flots. Peu a peu, le vent s'abattit; le ciel roula vers l'occident de gros nuages gris et pour ainsi dire deteints par l'orage; l'azur reparut avec les etoiles plus scintillantes que jamais; bientot, vers l'est, une longue bande rougeatre dessina a l'horizon des ondulations d'un bleu-noir; les flots bondirent, une subite lueur courut sur leurs cimes et changea leurs cimes ecumeuses en crinieres d'or. C'etait le jour. Dantes resta immobile et muet devant ce grand spectacle, comme s'il le voyait pour la premiere fois. En effet, depuis le temps qu'il etait au chateau d'If, il avait oublie. Il se retourna vers la forteresse interrogeant a la fois d'un long regard circulaire la terre et la mer. Le sombre batiment sortait du sein des vagues avec cette imposante majeste des choses immobiles, qui semblent a la fois surveiller et commander. Il pouvait etre cinq heures du matin; la mer continuait de se calmer. «Dans deux ou trois heures, se dit Edmond, le porte-clefs va entrer dans ma chambre, trouvera le cadavre de mon pauvre ami, le reconnaitra, me cherchera vainement et donnera l'alarme. Alors on trouvera le trou, la galerie; on interrogera ces hommes qui m'ont lance a la mer et qui ont du entendre le cri que j'ai pousse. Aussitot, des barques remplies de soldats armes courront apres le malheureux fugitif qu'on sait bien ne pas etre loin. Le canon avertira toute la cote qu'il ne faut point donner asile a un homme qu'on rencontrera, nu et affame. Les espions et les alguazils de Marseille seront avertis et battront la cote, tandis que le gouverneur du chateau d'If fera battre la mer. Alors, traque sur l'eau, cerne sur la terre, que deviendrai-je? J'ai faim, j'ai froid, j'ai lache jusqu'au couteau sauveur qui me genait pour nager; je suis a la merci du premier paysan qui voudra gagner vingt francs en me livrant; je n'ai plus ni force, ni idee, ni resolution. O mon Dieu! mon Dieu! voyez si j'ai assez souffert, et si vous pouvez faire pour moi plus que je ne puis faire moi-meme.» Au moment ou Edmond, dans une espece de delire occasionne par l'epuisement de sa force et le vide de son cerveau, prononcait, anxieusement tourne vers le chateau d'If, cette priere ardente, il vit apparaitre, a la pointe de l'ile de Pomegue, dessinant sa voile latine a l'horizon, et pareil a une mouette qui vole en rasant le flot, un petit batiment que l'oeil d'un marin pouvait seul reconnaitre pour une tartane genoise sur la ligne encore a demi obscure de la mer. Elle venait du port de Marseille et gagnait le large en poussant l'ecume etincelante devant la proue aigue qui ouvrait une route plus facile a ses flancs rebondis. «Oh! s'ecria Edmond, dire que dans une demi-heure j'aurais rejoint ce navire si je ne craignais pas d'etre questionne, reconnu pour un fugitif et reconduit a Marseille! Que faire? que dire? quelle fable inventer dont ils puissent etre la dupe? Ces gens sont tous des contrebandiers, des demi-pirates. Sous pretexte de faire le cabotage, ils ecument les cotes; ils aimeront mieux me vendre que de faire une bonne action sterile. «Attendons. «Mais attendre est chose impossible: je meurs de faim; dans quelques heures, le peu de forces qui me reste sera evanoui: d'ailleurs l'heure de la visite approche; l'eveil n'est pas encore donne, peut-etre ne se doutera-t-on de rien: je puis me faire passer pour un des matelots de ce petit batiment qui s'est brise cette nuit. Cette fable ne manquera point de vraisemblance; nul ne viendra pour me contredire, ils sont bien engloutis tous. Allons.» Et, tout en disant ces mots, Dantes tourna les yeux vers l'endroit ou le petit navire s'etait brise, et tressaillit. A l'arete d'un rocher etait reste accroche le bonnet phrygien d'un des matelots naufrages, et tout pres de la flottaient quelques debris de la carene, solives inertes que la mer poussait et repoussait contre la base de l'ile, qu'elles battaient comme d'impuissants beliers. En un instant, la resolution de Dantes fut prise; il se remit a la mer, nagea vers le bonnet, s'en couvrit la tete, saisit une des solives et se dirigea pour couper la ligne que devait suivre le batiment. «Maintenant, je suis sauve», murmura-t-il. Et cette conviction lui rendit ses forces. Bientot, il apercut la tartane, qui, ayant le vent presque debout, courait des bordees entre le chateau d'If et la tour de Planier. Un instant, Dantes craignit qu'au lieu de serrer la cote le petit batiment ne gagnat le large, comme il eut fait par exemple si sa destination eut ete pour la Corse ou la Sardaigne: mais, a la facon dont il manoeuvrait, le nageur reconnut bientot qu'il desirait passer, comme c'est l'habitude des batiments qui vont en Italie, entre l'ile de Jaros et l'ile de Calasereigne. Cependant, le navire et le nageur approchaient insensiblement l'un de l'autre; dans une de ses bordees, le petit batiment vint meme a un quart de lieue a peu pres de Dantes. Il se souleva alors sur les flots, agitant son bonnet en signe de detresse; mais personne ne le vit sur le batiment, qui vira le bord et recommenca une nouvelle bordee. Dantes songea a appeler; mais il mesura de l'oeil la distance et comprit que sa voix n'arriverait point jusqu'au navire, emportee et couverte qu'elle serait auparavant par la brise de la mer et le bruit des flots. C'est alors qu'il se felicita de cette precaution qu'il avait prise de s'etendre sur une solive. Affaibli comme il etait, peut-etre n'eut-il pas pu se soutenir sur la mer jusqu'a ce qu'il eut rejoint la tartane; et, a coup sur, si la tartane, ce qui etait possible, passait sans le voir, il n'eut pas pu regagner la cote. Dantes, quoiqu'il fut a peu pres certain de la route que suivait le batiment, l'accompagna des yeux avec une certaine anxiete, jusqu'au moment ou il lui vit faire son abattee et revenir a lui. Alors il s'avanca a sa rencontre; mais avant qu'ils se fussent joints, le batiment commenca a virer de bord. Aussitot Dantes, par un effort supreme, se leva presque debout sur l'eau, agitant son bonnet, et jetant un de ces cris lamentables comme en poussent les marins en detresse, et qui semblent la plainte de quelque genie de la mer. Cette fois, on le vit et on l'entendit. La tartane interrompit sa manoeuvre et tourna le cap de son cote. En meme temps, il vit qu'on se preparait a mettre une chaloupe a la mer. Un instant apres, la chaloupe, montee par deux hommes, se dirigea de son cote, battant la mer de son double aviron. Dantes alors laissa glisser la solive dont il pensait n'avoir plus besoin, et nagea vigoureusement pour epargner la moitie du chemin a ceux qui venaient a lui. Cependant, le nageur avait compte sur des forces presque absentes; ce fut alors qu'il sentit de quelle utilite lui avait ete ce morceau de bois qui flottait deja, inerte, a cent pas de lui. Ses bras commencaient a se roidir, ses jambes avaient perdu leur flexibilite; ses mouvements devenaient durs et saccades, sa poitrine etait haletante. Il poussa un grand cri, les deux rameurs redoublerent d'energie, et l'un deux lui cria en italien: «Courage!» Le mot lui arriva au moment ou une vague, qu'il n'avait plus la force de surmonter, passait au-dessus de sa tete et le couvrait d'ecume. Il reparut battant la mer de ces mouvements inegaux et desesperes d'un homme qui se noie, poussa un troisieme cri, et se sentit enfoncer dans la mer comme s'il eut eu encore au pied le boulet mortel. L'eau passa par-dessus sa tete, et a travers l'eau, il vit le ciel livide avec des taches noires. Un violent effort le ramena a la surface de la mer. Il lui sembla alors qu'on le saisissait par les cheveux; puis il ne vit plus rien, il n'entendit plus rien; il etait evanoui. Lorsqu'il rouvrit les yeux, Dantes se retrouva sur le pont de la tartane, qui continuait son chemin; son premier regard fut pour voir quelle direction elle suivait: on continuait de s'eloigner du chateau d'If. Dantes etait tellement epuise, que l'exclamation de joie qu'il fit fut prise pour un soupir de douleur. Comme nous l'avons dit, il etait couche sur le pont: un matelot lui frottait les membres avec une couverture de laine; un autre, qu'il reconnut pour celui qui lui avait crie: «Courage!» lui introduisait l'orifice d'une gourde dans la bouche; un troisieme, vieux marin, qui etait a la fois le pilote et le patron, le regardait avec le sentiment de pitie egoiste qu'eprouvent en general les hommes pour un malheur auquel ils ont echappe la veille et qui peut les atteindre le lendemain. Quelques gouttes de rhum, que contenait la gourde, ranimerent le coeur defaillant du jeune homme, tandis que les frictions que le matelot, a genoux devant lui, continuait d'operer avec de la laine rendaient l'elasticite a ses membres. «Qui etes-vous? demanda en mauvais francais le patron. --Je suis, repondit Dantes en mauvais italien, un matelot maltais; nous venions de Syracuse, nous etions charges de vin et de panoline. Le grain de cette nuit nous a surpris au cap Morgiou, et nous avons ete brises contre ces rochers que vous voyez la-bas. --D'ou venez-vous? --De ces rochers ou j'avais eu le bonheur de me cramponner, tandis que notre pauvre capitaine s'y brisait la tete. Nos trois autres compagnons se sont noyes. Je crois que je suis le seul qui reste vivant; j'ai apercu votre navire, et, craignant d'avoir longtemps a attendre sur cette ile isolee et deserte, je me suis hasarde sur un debris de notre batiment pour essayer de venir jusqu'a vous. Merci, continua Dantes, vous m'avez sauve la vie; j'etais perdu quand l'un de vos matelots m'a saisi par les cheveux. --C'est moi, dit un matelot a la figure franche et ouverte, encadree de longs favoris noirs; et il etait temps, vous couliez. --Oui, dit Dantes en lui tendant la main, oui, mon ami, et je vous remercie une seconde fois. --Ma foi! dit le marin, j'hesitais presque; avec votre barbe de six pouces de long et vos cheveux d'un pied, vous aviez plus l'air d'un brigand que d'un honnete homme.» Dantes se rappela effectivement que depuis qu'il etait au chateau d'If, il ne s'etait pas coupe les cheveux, et ne s'etait point fait la barbe. «Oui, dit-il, c'est un voeu que j'avais fait a Notre-Dame del Pie de la Grotta, dans un moment de danger, d'etre dix ans sans couper mes cheveux ni ma barbe. C'est aujourd'hui l'expiration de mon voeu, et j'ai failli me noyer pour mon anniversaire. --Maintenant, qu'allons-nous faire de vous? demanda le patron. --Helas! repondit Dantes, ce que vous voudrez: la felouque que je montais est perdue, le capitaine est mort; comme vous le voyez, j'ai echappe au meme sort, mais absolument nu: heureusement, je suis assez bon matelot; jetez-moi dans le premier port ou vous relacherez, et je trouverai toujours de l'emploi sur un batiment marchand. --Vous connaissez la Mediterranee? --J'y navigue depuis mon enfance. --Vous savez les bons mouillages? --Il y a peu de ports, meme des plus difficiles, dans lesquels je ne puisse entrer ou dont je ne puisse sortir les yeux fermes. --Eh bien, dites donc, patron, demanda le matelot qui avait crie courage a Dantes, si le camarade dit vrai, qui empeche qu'il reste avec nous? --Oui, s'il dit vrai, dit le patron d'un air de doute mais dans l'etat ou est le pauvre diable, on promet beaucoup, quitte a tenir ce que l'on peut. --Je tiendrai plus que je n'ai promis, dit Dantes. --Oh! oh! fit le patron en riant, nous verrons cela. --Quand vous voudrez, reprit Dantes en se relevant. Ou allez-vous? --A Livourne. --Eh bien, alors, au lieu de courir des bordees qui vous font perdre un temps precieux, pourquoi ne serrez-vous pas tout simplement le vent au plus pres? --Parce que nous irions donner droit sur l'ile de Rion. --Vous en passerez a plus de vingt brasses. --Prenez donc le gouvernail, dit le patron, et que nous jugions de votre science.» Le jeune homme alla s'asseoir au gouvernail, s'assura par une legere pression que le batiment etait obeissant; et, voyant que, sans etre de premiere finesse, il ne se refusait pas: «Aux bras et aux boulines!» dit-il. Les quatre matelots qui formaient l'equipage coururent a leur poste, tandis que le patron les regardait faire. «Halez!» continua Dantes. Les matelots obeirent avec assez de precision. «Et maintenant, amarrez bien!» Cet ordre fut execute comme les deux premiers, et le petit batiment, au lieu de continuer de courir des bordees, commenca de s'avancer vers l'ile de Riton, pres de laquelle il passa, comme l'avait predit Dantes, en la laissant, par tribord, a une vingtaine de brasses. «Bravo! dit le patron. --Bravo!» repeterent les matelots. Et tous regardaient, emerveilles, cet homme dont le regard avait retrouve une intelligence et le corps une vigueur qu'on etait loin de soupconner en lui. «Vous voyez, dit Dantes en quittant la barre, que je pourrai vous etre de quelque utilite, pendant la traversee du moins. Si vous ne voulez pas de moi a Livourne, eh bien, vous me laisserez la; et, sur mes premiers mois de solde, je vous rembourserai ma nourriture jusque-la et les habits que vous allez me preter. --C'est bien, c'est bien, dit le patron; nous pourrons nous arranger si vous etes raisonnable. --Un homme vaut un homme, dit Dantes; ce que vous donnez aux camarades, vous me le donnerez, et tout sera dit. --Ce n'est pas juste, dit le matelot qui avait tire Dantes de la mer, car vous en savez plus que nous. --De quoi diable te meles-tu? Cela te regarde-t-il, Jacopo? dit le patron; chacun est libre de s'engager pour la somme qui lui convient. --C'est juste, dit Jacopo; c'etait une simple observation que je faisais. --Eh bien, tu ferais bien mieux encore de preter a ce brave garcon, qui est tout nu, un pantalon et une vareuse, si toutefois tu en as de rechange. --Non, dit Jacopo, mais j'ai une chemise et un pantalon. --C'est tout ce qu'il me faut, dit Dantes; merci, mon ami.» Jacopo se laissa glisser par l'ecoutille, et remonta un instant apres avec les deux vetements, que Dantes revetit avec un indicible bonheur. «Maintenant, vous faut-il encore autre chose? demanda le patron. --Un morceau de pain et une seconde gorgee de cet excellent rhum dont j'ai deja goute; car il y a bien longtemps que je n'ai rien pris.» En effet, il y avait quarante heures a peu pres. On apporta a Dantes un morceau de pain, et Jacopo lui presenta la gourde. «La barre a babord!» cria le capitaine en se retournant vers le timonier. Dantes jeta un coup d'oeil du meme cote en portant la gourde a sa bouche, mais la gourde resta a moitie chemin. «Tiens! demanda le patron, que se passe-t-il donc au chateau d'If?» En effet, un petit nuage blanc, nuage qui avait attire l'attention de Dantes, venait d'apparaitre, couronnant les creneaux du bastion sud du chateau d'If. Une seconde apres, le bruit d'une explosion lointaine vint mourir a bord de la tartane. Les matelots leverent la tete en se regardant les uns les autres. «Que veut dire cela? demanda le patron. --Il se sera sauve quelque prisonnier cette nuit, dit Dantes, et l'on tire le canon d'alarme.» Le patron jeta un regard sur le jeune homme, qui, en disant ces paroles, avait porte la gourde a sa bouche; mais il le vit savourer la liqueur qu'elle contenait avec tant de calme et de satisfaction, que, s'il eut eu un soupcon quelconque, ce soupcon ne fit que traverser son esprit et mourut aussitot. «Voila du rhum qui est diablement fort, fit Dantes, essuyant avec la manche de sa chemise son front ruisselant de sueur. --En tout cas, murmura le patron en le regardant, si c'est lui, tant mieux; car j'ai fait la l'acquisition d'un fier homme.» Sous le pretexte qu'il etait fatigue, Dantes demanda alors a s'asseoir au gouvernail. Le timonier, enchante d'etre relaye dans ses fonctions, consulta de l'oeil le patron, qui lui fit de la tete signe qu'il pouvait remettre la barre a son nouveau compagnon. Dantes ainsi place put rester les yeux fixes du cote de Marseille. «Quel quantieme du mois tenons-nous? demanda Dantes a Jacopo, qui etait venu s'asseoir apres de lui, en perdant de vue le chateau d'If. --Le 28 fevrier, repondit celui-ci. --De quelle annee? demanda encore Dantes. --Comment, de quelle annee! Vous demandez de quelle annee? --Oui, reprit le jeune homme, je vous demande de quelle annee. --Vous avez oublie l'annee ou nous sommes? --Que voulez-vous! J'ai eu si grande peur cette nuit, dit en riant Dantes, que j'ai failli en perdre l'esprit; si bien que ma memoire en est demeuree toute troublee: je vous demande donc le 28 de fevrier de quelle annee nous sommes? --De l'annee 1829», dit Jacopo. Il y avait quatorze ans, jour pour jour, que Dantes avait ete arrete. Il etait entre a dix-neuf ans au chateau d'If, il en sortait a trente-trois ans. Un douloureux sourire passa sur ses levres; il se demanda ce qu'etait devenue Mercedes pendant ce temps ou elle avait du le croire mort. Puis un eclair de haine s'alluma dans ses yeux en songeant a ces trois hommes auxquels il devait une si longue et si cruelle captivite. Et il renouvela contre Danglars, Fernand et Villefort ce serment d'implacable vengeance qu'il avait deja prononce dans sa prison. Et ce serment n'etait plus une vaine menace, car, a cette heure, le plus fin voilier de la Mediterranee n'eut certes pu rattraper la petite tartane qui cinglait a pleines voiles vers Livourne. XXII Les contrebandiers. Dantes n'avait point encore passe un jour a bord, qu'il avait deja reconnu a qui il avait affaire. Sans avoir jamais ete a l'ecole de l'abbe Faria, le digne patron de la _Jeune-Amelie_, c'etait le nom de la tartane genoise, savait a peu pres toutes les langues qui se parlent autour de ce grand lac qu'on appelle la Mediterranee; depuis l'arabe jusqu'au provencal; cela lui donnait, en lui epargnant les interpretes, gens toujours ennuyeux et parfois indiscrets, de grandes facilites de communication, soit avec les navires qu'il rencontrait en mer, soit avec les petites barques qu'il relevait le long des cotes, soit enfin avec les gens sans nom, sans patrie, sans etat apparent, comme il y en a toujours sur les dalles des quais qui avoisinent les ports de mer, et qui vivent de ces ressources mysterieuses et cachees qu'il faut bien croire leur venir en ligne directe de la Providence, puisqu'ils n'ont aucun moyen d'existence visible a l'oeil nu: on devine que Dantes etait a bord d'un batiment contrebandier. Aussi le patron avait-il recu Dantes a bord avec une certaine defiance: il etait fort connu de tous les douaniers de la cote, et, comme c'etait entre ces messieurs et lui un echange de ruses plus adroites les unes que les autres, il avait pense d'abord que Dantes etait un emissaire de dame gabelle, qui employait cet ingenieux moyen de penetrer quelques-uns des secrets du metier. Mais la maniere brillante dont Dantes s'etait tire de l'epreuve quand il avait oriente au plus pres l'avait entierement convaincu; puis ensuite, quand il avait vu cette legere fumee flotter comme un panache au-dessus du bastion du chateau d'If, et qu'il avait entendu ce bruit lointain de l'explosion, il avait eu un instant l'idee qu'il venait de recevoir a bord celui a qui, comme pour les entrees et les sorties des rois, on accordait les honneurs du canon; cela l'inquietait moins deja, il faut le dire, que si le nouveau venu etait un douanier; mais cette seconde supposition avait bientot disparu comme la premiere a la vue de la parfaite tranquillite de sa recrue. Edmond eut donc l'avantage de savoir ce qu'etait son patron sans que son patron put savoir ce qu'il etait; de quelque cote que l'attaquassent le vieux marin ou ses camarades, il tint bon et ne fit aucun aveu: donnant force details sur Naples et sur Malte, qu'il connaissait comme Marseille, et maintenant, avec une fermete qui faisait honneur a sa memoire, sa premiere narration. Ce fut donc le Genois, tout subtil qu'il etait, qui se laissa duper par Edmond, en faveur duquel parlaient sa douceur, son experience nautique et surtout la plus savante dissimulation. Et puis, peut-etre le Genois etait-il comme ces gens d'esprit qui ne savent jamais que ce qu'ils doivent savoir, et qui ne croient que ce qu'ils ont interet a croire. Ce fut donc dans cette situation reciproque que l'on arriva a Livourne. Edmond devait tenter la une nouvelle epreuve: c'etait de savoir s'il se reconnaitrait lui-meme, depuis quatorze ans qu'il ne s'etait vu; il avait conserve une idee assez precise de ce qu'etait le jeune homme, il allait voir ce qu'il etait devenu homme. Aux yeux de ses camarades, son voeu etait accompli: vingt fois deja, il avait relache a Livourne, il connaissait un barbier rue Saint-Ferdinand. Il entra chez lui pour se faire couper la barbe et les cheveux. Le barbier regarda avec etonnement cet homme a la longue chevelure et a la barbe epaisse et noire, qui ressemblait a une de ces belles tetes du Titien. Ce n'etait point encore la mode a cette epoque-la que l'on portat la barbe et les cheveux si developpes: aujourd'hui un barbier s'etonnerait seulement qu'un homme doue de si grands avantages physiques consentit a s'en priver. Le barbier livournais se mit a la besogne sans observation. Lorsque l'operation fut terminee, lorsque Edmond sentit son menton entierement rase, lorsque ses cheveux furent reduits a la longueur ordinaire, il demanda un miroir et se regarda. Il avait alors trente-trois ans, comme nous l'avons dit, et ces quatorze annees de prison avaient pour ainsi dire apporte un grand changement moral dans sa figure. Dantes etait entre au chateau d'If avec ce visage rond, riant et epanoui du jeune homme heureux, a qui les premiers pas dans la vie ont ete faciles, et qui compte sur l'avenir comme sur la deduction naturelle du passe: tout cela etait bien change. Sa figure ovale s'etait allongee, sa bouche rieuse avait pris ces lignes fermes et arretees qui indiquent la resolution; ses sourcils s'etaient arques sous une ride unique, pensive; ses yeux s'etaient empreints d'une profonde tristesse, du fond de laquelle jaillissaient de temps en temps de sombres eclairs, de la misanthropie et de la haine; son teint, eloigne si longtemps de la lumiere du jour et des rayons du soleil, avait pris cette couleur mate qui fait, quand leur visage est encadre dans des cheveux noirs, la beaute aristocratique des hommes du Nord; cette science profonde qu'il avait acquise avait, en outre, reflete sur tout son visage une aureole d'intelligente securite; en outre, il avait, quoique naturellement d'une taille assez haute, acquis cette vigueur trapue d'un corps toujours concentrant ses forces en lui. A l'elegance des formes nerveuses et greles avait succede la solidite des formes arrondies et musculeuses. Quant a sa voix, les prieres, les sanglots et les imprecations l'avaient changee, tantot en un timbre d'une douceur etrange, tantot en une accentuation rude et presque rauque. En outre, sans cesse dans un demi-jour et dans l'obscurite, ses yeux avaient acquis cette singuliere faculte de distinguer les objets pendant la nuit, comme font ceux de l'hyene et du loup. Edmond sourit en se voyant: il etait impossible que son meilleur ami, si toutefois il lui restait un ami, le reconnut; il ne se reconnaissait meme pas lui-meme. Le patron de la _Jeune-Amelie_, qui tenait beaucoup a garder parmi ses gens un homme de la valeur d'Edmond, lui avait propose quelques avances sur sa part de benefices futurs, et Edmond avait accepte; son premier soin, en sortant de chez le barbier qui venait d'operer chez lui cette premiere metamorphose, fut donc d'entrer dans un magasin et d'acheter un vetement complet de matelot: ce vetement, comme on le sait, est fort simple: il se compose d'un pantalon blanc, d'une chemise rayee et d'un bonnet phrygien. C'est sous ce costume, en rapportant a Jacopo la chemise et le pantalon qu'il lui avait pretes, qu'Edmond reparut devant le patron de la _Jeune-Amelie_, auquel il fut oblige de repeter son histoire. Le patron ne voulait pas reconnaitre dans ce matelot coquet et elegant l'homme a la barbe epaisse, aux cheveux meles d'algues et au corps trempe d'eau de mer, qu'il avait recueilli nu et mourant sur le pont de son navire. Entraine par sa bonne mine, il renouvela donc a Dantes ses propositions d'engagement; mais Dantes, qui avait ses projets, ne les voulut accepter que pour trois mois. Au reste, c'etait un equipage fort actif que celui de la _Jeune-Amelie_, et soumis aux ordres d'un patron qui avait pris l'habitude de ne pas perdre son temps. A peine etait-il depuis huit jours a Livourne, que les flancs rebondis du navire etaient remplis de mousselines peintes, de cotons prohibes, de poudre anglaise et de tabac sur lequel la regie avait oublie de mettre son cachet. Il s'agissait de faire sortir tout cela de Livourne, port franc, et de debarquer sur le rivage de la Corse, d'ou certains speculateurs se chargeaient de faire passer la cargaison en France. On partit; Edmond fendit de nouveau cette mer azuree, premier horizon de sa jeunesse, qu'il avait revu si souvent dans les reves de sa prison. Il laissa a sa droite la Gorgone, a sa gauche la Pianosa, et s'avanca vers la patrie de Paoli et de Napoleon. Le lendemain, en montant sur le pont, ce qu'il faisait toujours d'assez bonne heure, le patron trouva Dantes appuye a la muraille du batiment et regardant avec une expression etrange un entassement de rochers granitiques que le soleil levant inondait d'une lumiere rosee: c'etait l'ile de Monte-Cristo. La _Jeune-Amelie_ la laissa a trois quarts de lieue a peu pres a tribord et continua son chemin vers la Corse. Dantes songeait, tout en longeant cette ile au nom si retentissant pour lui, qu'il n'aurait qu'a sauter a la mer et que dans une demi-heure il serait sur cette terre promise. Mais la que ferait-il, sans instruments pour decouvrir son tresor, sans armes pour le defendre? D'ailleurs, que diraient les matelots? que penserait le patron? Il fallait attendre. Heureusement, Dantes savait attendre: il avait attendu quatorze ans sa liberte; il pouvait bien, maintenant qu'il etait libre, attendre six mois ou un an la richesse. N'eut-il pas accepte la liberte sans la richesse si on la lui eut proposee? D'ailleurs cette richesse n'etait-elle pas toute chimerique? Nee dans le cerveau malade du pauvre abbe Faria, n'etait-elle pas morte avec lui? Il est vrai que cette lettre du cardinal Spada etait etrangement precise. Et Dantes repetait d'un bout a l'autre dans sa memoire cette lettre, dont il n'avait pas oublie un mot. Le soir vint; Edmond vit l'ile passer par toutes les teintes que le crepuscule amene avec lui, et se perdre pour tout le monde dans l'obscurite; mais lui, avec son regard habitue a l'obscurite de la prison, il continua sans doute de la voir, car il demeura le dernier sur le pont. Le lendemain, on se reveilla a la hauteur d'Aleria. Tout le jour on courut des bordees, le soir des feux s'allumerent sur la cote. A la disposition de ces feux on reconnut sans doute qu'on pouvait debarquer, car un fanal monta au lieu de pavillon a la corne du petit batiment, et l'on s'approcha a portee de fusil du rivage. Dantes avait remarque, pour ces circonstances solennelles sans doute, que le patron de la _Jeune-Amelie_ avait monte sur pivot, en approchant de la terre, deux petites couleuvrines, pareilles a des fusils de rempart, qui, sans faire grand bruit, pouvaient envoyer une jolie balle de quatre a la livre a mille pas. Mais, pour ce soir-la, la precaution fut superflue; tout se passa le plus doucement et le plus poliment du monde. Quatre chaloupes s'approcherent a petit bruit du batiment, qui, sans doute pour leur faire honneur, mit sa propre chaloupe a la mer; tant il y a que les cinq chaloupes s'escrimerent si bien, qu'a deux heures du matin tout le chargement etait passe du bord de la _Jeune-Amelie_ sur la terre ferme. La nuit meme, tant le patron de la _Jeune-Amelie_ etait un homme d'ordre, la repartition de la prime fut faite: chaque homme eut cent livres toscanes de part, c'est-a-dire a peu pres quatre-vingts francs de notre monnaie. Mais l'expedition n'etait pas finie; on mit le cap sur la Sardaigne. Il s'agissait d'aller recharger le batiment qu'on venait de decharger. La seconde operation se fit aussi que la premiere; la _Jeune-Amelie_ etait en veine de bonheur. La nouvelle cargaison etait pour le duche de Lucques. Elle se composait presque entierement de cigares de La Havane, de vin de Xeres et de Malaga. La on eut maille a partir avec la gabelle, cette eternelle ennemie du patron de la _Jeune-Amelie_. Un douanier resta sur le carreau, et deux matelots furent blesses. Dantes etait un de ces deux matelots; une balle lui avait traverse les chairs de l'epaule gauche. Dantes etait presque heureux de cette escarmouche et presque content de cette blessure; elles lui avaient, ces rudes institutrices, appris a lui-meme de quel oeil il regardait le danger et de quel coeur il supportait la souffrance. Il avait regarde le danger en riant, et en recevant le coup il avait dit comme le philosophe grec: «Douleur, tu n'es pas un mal.» En outre, il avait examine le douanier blesse a mort, et, soit chaleur du sang dans l'action, soit refroidissement des sentiments humains, cette vue ne lui avait produit qu'une legere impression. Dantes etait sur la voie qu'il voulait parcourir, et marchait au but qu'il voulait atteindre: son coeur etait en train de se petrifier dans sa poitrine. Au reste, Jacopo, qui, en le voyant tomber, l'avait cru mort, s'etait precipite sur lui, l'avait releve, et enfin, une fois releve, l'avait soigne en excellent camarade. Ce monde n'etait donc pas si bon que le voyait le docteur Pangloss; mais il n'etait donc pas non plus si mechant que le voyait Dantes, puisque cet homme, qui n'avait rien a attendre de son compagnon que d'heriter sa part de primes, eprouvait une si vive affliction de le voir tue? Heureusement, nous l'avons dit, Edmond n'etait que blesse. Grace a certaines herbes cueillies a certaines epoques et vendues aux contrebandiers par de vieilles femmes sardes, la blessure se referma bien vite. Edmond voulut tenter alors Jacopo; il lui offrit, en echange des soins qu'il en avait recus, sa part des primes, mais Jacopo refusa avec indignation. Il etait resulte de cette espece de devouement sympathique que Jacopo avait voue a Edmond du premier moment ou il l'avait vu, qu'Edmond accordait a Jacopo une certaine somme d'affection. Mais Jacopo n'en demandait pas davantage: il avait devine instinctivement chez Edmond cette supreme superiorite a sa position, superiorite qu'Edmond etait parvenu a cacher aux autres. Et de ce peu que lui accordait Edmond, le brave marin etait content. Aussi, pendant les longues journees de bord, quand le navire courant avec securite sur cette mer d'azur n'avait besoin, grace au vent favorable qui gonflait ses voiles, que du secours du timonier, Edmond, une carte marine a la main, se faisait instituteur avec Jacopo, comme le pauvre abbe Faria s'etait fait instituteur avec lui. Il lui montrait le gisement des cotes, lui expliquait les variations de la boussole, lui apprenait a lire dans ce grand livre ouvert au-dessus de nos tetes, qu'on appelle le ciel, et ou Dieu a ecrit sur l'azur avec des lettres de diamant. Et quand Jacopo lui demandait: «A quoi bon apprendre toutes ces choses a un pauvre matelot comme moi?» Edmond repondait: «Qui sait? tu seras peut-etre un jour capitaine de batiment: ton compatriote Bonaparte est bien devenu empereur!» Nous avons oublie de dire que Jacopo etait Corse. Deux mois et demi s'etaient deja ecoules dans ces courses successives. Edmond etait devenu aussi habile caboteur qu'il etait autrefois hardi marin; il avait lie connaissance avec tous les contrebandiers de la cote: il avait appris tous les signes maconniques a l'aide desquels ces demi-pirates se reconnaissent entre eux. Il avait passe et repasse vingt fois devant son ile de Monte-Cristo, mais dans tout cela il n'avait pas une seule fois trouve l'occasion d'y debarquer. Il avait donc pris une resolution: C'etait, aussitot que son engagement avec le patron de la _Jeune-Amelie_ aurait pris fin, de louer une petite barque pour son propre compte (Dantes le pouvait, car dans ses differentes courses il avait amasse une centaine de piastres), et, sous un pretexte quelconque de se rendre a l'ile de Monte-Cristo. La, il ferait en toute liberte ses recherches. Non pas en toute liberte, car il serait, sans aucun doute, espionne par ceux qui l'auraient conduit. Mais dans ce monde il faut bien risquer quelque chose. La prison avait rendu Edmond prudent, et il aurait bien voulu ne rien risquer. Mais il avait beau chercher dans son imagination, si feconde qu'elle fut, il ne trouvait pas d'autres moyens d'arriver a l'ile tant souhaitee que de s'y faire conduire. Dantes flottait dans cette hesitation, lorsque le patron, qui avait mis une grande confiance en lui, et qui avait grande envie de le garder a son service, le prit un soir par le bras et l'emmena dans une taverne de la via del Oglio, dans laquelle avait l'habitude de se reunir ce qu'il y a de mieux en contrebandiers a Livourne. C'etait la que se traitaient d'habitude les affaires de la cote. Deja deux ou trois fois Dantes etait entre dans cette Bourse maritime; et en voyant ces hardis ecumeurs que fournit tout un littoral de deux mille lieues de tour a peu pres, il s'etait demande de quelle puissance ne disposerait pas un homme qui arriverait a donner l'impulsion de sa volonte a tous ces fils reunis ou divergents. Cette fois, il etait question d'une grande affaire: il s'agissait d'un batiment charge de tapis turcs, d'etoffes du Levant et de Cachemire; il fallait trouver un terrain neutre ou l'echange put se faire, puis tenter de jeter ces objets sur les cotes de France. La prime etait enorme si l'on reussissait, il s'agissait de cinquante a soixante piastres par homme. Le patron de la _Jeune-Amelie_ proposa comme lieu de debarquement l'ile de Monte-Cristo, laquelle, etant completement deserte et n'ayant ni soldats ni douaniers, semble avoir ete placee au milieu de la mer du temps de l'Olympe paien par Mercure, ce dieu des commercants et des voleurs, classes que nous avons faites separees, sinon distinctes, et que l'Antiquite, a ce qu'il parait, rangeait dans la meme categorie. A ce nom de Monte-Cristo, Dantes tressaillit de joie: il se leva pour cacher son emotion et fit un tour dans la taverne enfumee ou tous les idiomes du monde connu venaient se fondre dans la langue franque. Lorsqu'il se rapprocha des deux interlocuteurs, il etait decide que l'on relacherait a Monte-Cristo et que l'on partirait pour cette expedition des la nuit suivante. Edmond, consulte, fut d'avis que l'ile offrait toutes les securites possibles, et que les grandes entreprises pour reussir, avaient besoin d'etre menees vite. Rien ne fut donc change au programme arrete. Il fut convenu que l'on appareillerait le lendemain soir, et que l'on tacherait, la mer etant belle et le vent favorable, de se trouver le surlendemain soir dans les eaux de l'ile neutre. XXIII L'ile de Monte-Cristo. Enfin Dantes, par un de ces bonheurs inesperes qui arrivent parfois a ceux sur lesquels la rigueur du sort s'est longtemps lassee, Dantes allait arriver a son but par un moyen simple et naturel, et mettre le pied dans l'ile sans inspirer a personne aucun soupcon. Une nuit le separait seulement de ce depart tant attendu. Cette nuit fut une des plus fievreuses que passa Dantes. Pendant cette nuit, toutes les chances bonnes et mauvaises se presenterent tour a tour a son esprit: s'il fermait les yeux, il voyait la lettre du cardinal Spada ecrite en caracteres flamboyants sur la muraille; s'il s'endormait un instant, les reves le plus insenses venaient tourbillonner dans son cerveau. Il descendait dans les grottes aux paves d'emeraudes, aux parois de rubis, aux stalactites de diamants. Les perles tombaient goutte a goutte comme filtre d'ordinaire l'eau souterraine. Edmond, ravi, emerveille, remplissait ses poche de pierreries; puis il revenait au jour, et ces pierreries s'etaient changees en simples cailloux. Alors il essayait de rentrer dans ces grottes merveilleuses, entrevues seulement; mais le chemin se tordait en spirales infinies: l'entree etait redevenue invisible. Il cherchait inutilement dans sa memoire fatiguee ce mot magique et mysterieux qui ouvrait pour le pecheur arabe les cavernes splendides d'Ali-Baba. Tout etait inutile; le tresor disparu etait redevenu la propriete des genies de la terre, auxquels il avait eu un instant l'espoir de l'enlever. Le jour vint presque aussi febrile que l'avait ete la nuit; mais il amena la logique a l'aide de l'imagination, et Dantes put arreter un plan jusqu'alors vague et flottant dans son cerveau. Le soir vint, et avec le soir les preparatifs du depart. Ces preparatifs etaient un moyen pour Dantes de cacher son agitation. Peu a peu, il avait pris cette autorite sur ses compagnons, de commander comme s'il etait le maitre du batiment; et comme ses ordres etaient toujours clairs, precis et faciles a executer, ses compagnons lui obeissaient non seulement avec promptitude, mais encore avec plaisir. Le vieux marin le laissait faire: lui aussi avait reconnu la superiorite de Dantes sur ses autres matelots et sur lui-meme. Il voyait dans le jeune homme son successeur naturel, et il regrettait de n'avoir pas une fille pour enchainer Edmond par cette haute alliance. A sept heures du soir tout fut pret; a sept heures dix minutes on doublait le phare, juste au moment ou le phare s'allumait. La mer etait calme, avec un vent frais venant du sud-est; on naviguait sous un ciel d'azur, ou Dieu allumait aussi tour a tour ses phares, dont chacun est un monde. Dantes declara que tout le monde pouvait se coucher et qu'il se chargeait du gouvernail. Quand le Maltais (c'est ainsi que l'on appelait Dantes) avait fait une pareille declaration, cela suffisait, et chacun s'en allait coucher tranquille. Cela arrivait quelquefois: Dantes, rejete de la solitude dans le monde, eprouvait de temps en temps d'imperieux besoins de solitude. Or, quelle solitude a la fois plus immense et plus poetique que celle d'un batiment qui flotte isole sur la mer, pendant l'obscurite de la nuit, dans le silence de l'immensite et sous le regard du Seigneur? Cette fois, la solitude fut peuplee de ses pensees, la nuit eclairee par ses illusions, le silence anime par ses promesses. Quand le patron se reveilla, le navire marchait sous toutes voiles: il n'y avait pas un lambeau de toile qui ne fut gonfle par le vent; on faisait plus de deux lieues et demie a l'heure. L'ile de Monte-Cristo grandissait a l'horizon. Edmond rendit le batiment a son maitre et alla s'etendre a son tour dans son hamac: mais, malgre sa nuit d'insomnie, il ne put fermer l'oeil un seul instant. Deux heures apres, il remonta sur le pont; le batiment etait en train de doubler l'ile d'Elbe. On etait a la hauteur de Mareciana et au-dessus de l'ile plate et verte de la Pianosa. On voyait s'elancer dans l'azur du ciel le sommet flamboyant de Monte-Cristo. Dantes ordonna au timonier de mettre la barre a babord, afin de laisser la Pianosa a droite; il avait calcule que cette manoeuvre devrait raccourcir la route de deux ou trois noeuds. Vers cinq heures du soir, on eut la vue complete de l'ile. On en apercevait les moindres details, grace a cette limpidite atmospherique qui est particuliere a la lumiere que versent les rayons du soleil a son declin. Edmond devorait des yeux cette masse de rochers qui passait par toutes les couleurs crepusculaires, depuis le rose vif jusqu'au bleu fonce; de temps en temps, des bouffees ardentes lui montaient au visage; son front s'empourprait, un nuage pourpre passait devant ses yeux. Jamais joueur dont toute la fortune est en jeu n'eut, sur un coup de des, les angoisses que ressentait Edmond dans ses paroxysmes d'esperance. La nuit vint: a dix heures du soir on aborda; la _Jeune-Amelie_ etait la premiere au rendez-vous. Dantes, malgre son empire ordinaire sur lui-meme, ne put se contenir: il sauta le premier sur le rivage; s'il l'eut ose comme Brutus, il eut baise la terre. Il faisait nuit close; mais a onze heures la lune se leva du milieu de la mer, dont elle argenta chaque fremissement; puis ses rayons, a mesure qu'elle se leva, commencerent a se jouer, en blanches cascades de lumiere, sur les roches entassees de cet autre Pelion. L'ile etait familiere a l'equipage de la _Jeune-Amelie_: c'etait une de ses stations ordinaires. Quant a Dantes, il l'avait reconnue a chacun de ses voyages dans le Levant, mais jamais il n'y etait descendu. Il interrogea Jacopo. «Ou allons-nous passer la nuit? demanda-t-il. --Mais a bord de la tartane, repondit le marin. --Ne serions-nous pas mieux dans les grottes? --Dans quelles grottes? --Mais dans les grottes de l'ile. --Je ne connais pas de grottes», dit Jacopo. Une sueur froide passa sur le front de Dantes. «Il n'y a pas de grottes a Monte-Cristo? demanda-t-il. --Non.» Dantes demeura un instant etourdi; puis il songea que ces grottes pouvaient avoir ete comblees depuis par un accident quelconque, ou meme bouchees, pour plus grandes precautions, par le cardinal Spada. Le tout, dans ce cas, etait donc de retrouver cette ouverture perdue. Il etait inutile de la chercher pendant la nuit. Dantes remit donc l'investigation au lendemain. D'ailleurs, un signal arbore a une demi-lieue en mer, et auquel la _Jeune-Amelie_ repondit aussitot par un signal pareil, indiqua que le moment etait venu de se mettre a la besogne. Le batiment retardataire, rassure par le signal qui devait faire connaitre au dernier arrive qu'il y avait toute securite a s'aboucher, apparut bientot blanc et silencieux comme un fantome, et vint jeter l'ancre a une encablure du rivage. Aussitot le transport commenca. Dantes songeait, tout en travaillant, au hourra de joie que d'un seul mot il pourrait provoquer parmi tous ces hommes s'il disait tout haut l'incessante pensee qui bourdonnait tout bas a son oreille et a son coeur. Mais, tout au contraire de reveler le magnifique secret, il craignait d'en avoir deja trop dit et d'avoir, par ses allees et venues, ses demandes repetees, ses observations minutieuses et sa preoccupation continuelle, eveille les soupcons. Heureusement, pour cette circonstance du moins, que chez lui un passe bien douloureux refletait sur son visage une tristesse indelebile, et que les lueurs de gaiete entrevues sous ce nuage n'etaient reellement que des eclairs. Personne ne se doutait donc de rien, et lorsque le lendemain, en prenant un fusil, du plomb et de la poudre, Dantes manifesta le desir d'aller tuer quelqu'une de ces nombreuses chevres sauvages que l'on voyait sauter de rocher en rocher, on n'attribua cette excursion de Dantes qu'a l'amour de la chasse ou au desir de la solitude. Il n'y eut que Jacopo qui insista pour le suivre. Dantes ne voulut pas s'y opposer, craignant par cette repugnance a etre accompagne d'inspirer quelques soupcons. Mais a peine eut-il fait un quart de lieue, qu'ayant trouve l'occasion de tirer et de tuer un chevreau, il envoya Jacopo le porter a ses compagnons, les invitant a le faire cuire et a lui donner lorsqu'il serait cuit, le signal d'en manger sa part en tirant un coup de fusil; quelques fruits secs et un fiasco de vin de Monte-Pulciano devaient completer l'ordonnance du repas. Dantes continua son chemin en se retournant de temps en temps. Arrive au sommet d'une roche, il vit a mille pieds au-dessous de lui ses compagnons que venait de rejoindre Jacopo et qui s'occupaient deja activement des apprets du dejeuner, augmente, grace a l'adresse d'Edmond, d'une piece capitale. Edmond les regarda un instant avec ce sourire doux et triste de l'homme superieur. «Dans deux heures, dit-il, ces gens-la repartiront, riches de cinquante piastres, pour aller, en risquant leur vie, essayer d'en gagner cinquante autres; puis reviendront, riches de six cents livres, dilapider ce tresor dans une ville quelconque, avec la fierte des sultans et la confiance des nababs. Aujourd'hui, l'esperance fait que je meprise leur richesse, qui me parait la plus profonde misere; demain, la deception fera peut-etre que je serai force de regarder cette profonde misere comme le supreme bonheur.... Oh! non, s'ecria Edmond, cela ne sera pas; le savant, l'infaillible Faria ne se serait pas trompe sur cette seule chose. D'ailleurs autant vaudrait mourir que de continuer de mener cette vie miserable et inferieure.» Ainsi Dantes, qui, il y a trois mois, n'aspirait qu'a la liberte, n'avait deja plus assez de la liberte et aspirait a la richesse; la faute n'en etait pas a Dantes, mais a Dieu, qui, en bornant la puissance de l'homme, lui a fait des desirs infinis! Cependant par une route perdue entre deux murailles de roches, suivant un sentier creuse par le torrent et que, selon toute probabilite, jamais pied humain n'avait foule, Dantes s'etait approche de l'endroit ou il supposait que les grottes avaient du exister. Tout en suivant le rivage de la mer et en examinant les moindres objets avec une attention serieuse, il crut remarquer sur certains rochers des entailles creusees par la main de l'homme. Le temps, qui jette sur toute chose physique son manteau de mousse, comme sur les choses morales son manteau d'oubli, semblait avoir respecte ces signes traces avec une certaine regularite, et dans le but probablement d'indiquer une trace; de temps en temps cependant, ces signes disparaissaient sous des touffes de myrtes, qui s'epanouissaient en gros bouquets charges de fleurs, ou sous des lichens parasites. Il fallait alors qu'Edmond ecartat les branches ou soulevat les mousses pour retrouver les signes indicateurs qui le conduisaient dans cet autre labyrinthe. Ces signes avaient, au reste, donne bon espoir a Edmond. Pourquoi ne serait-ce pas le cardinal qui les aurait traces pour qu'ils pussent, en cas d'une catastrophe qu'il n'avait pas pu prevoir si complete, servir de guide a son neveu? Ce lieu solitaire etait bien celui qui convenait a un homme qui voulait enfouir un tresor. Seulement, ces signes infideles n'avaient-ils pas attire d'autres yeux que ceux pour lesquels ils etaient traces, et l'ile aux sombres merveilles avait-elle fidelement garde son magnifique secret? Cependant, a soixante pas du port a peu pres, il sembla a Edmond, toujours cache a ses compagnons par les accidents du terrain, que les entailles s'arretaient; seulement, elles n'aboutissaient a aucune grotte. Un gros rocher rond pose sur une base solide etait le seul but auquel elles semblassent conduire. Edmond pensa qu'au lieu d'etre arrive a la fin, il n'etait peut-etre, tout au contraire, qu'au commencement; il prit en consequence le contre-pied et retourna sur ses pas. Pendant ce temps, ses compagnons preparaient le dejeuner, allaient puiser de l'eau, a la source, transportaient le pain et les fruits a terre et faisaient cuire le chevreau. Juste au moment ou ils le tiraient de sa broche improvisee, ils apercurent Edmond qui, leger et hardi comme un chamois, sautait de rocher en rocher: ils tirerent un coup de fusil pour lui donner le signal. Le chasseur changea aussitot de direction, et revint tout courant a eux. Mais au moment ou tous le suivaient des yeux dans l'espece de vol qu'il executait, taxant son adresse de temerite, comme pour donner raison a leurs craintes, le pied manqua a Edmond; on le vit chanceler a la cime d'un rocher, pousser un cri et disparaitre. Tous bondirent d'un seul elan, car tous aimaient Edmond, malgre sa superiorite; cependant, ce fut Jacopo qui arriva le premier. Il trouva Edmond etendu sanglant et presque sans connaissance: il avait du rouler d'une hauteur de douze ou quinze pieds. On lui introduisit dans la bouche quelques gouttes de rhum, et ce remede qui avait deja eu tant d'efficacite sur lui, produisit le meme effet que la premiere fois. Edmond rouvrit les yeux, se plaignit de souffrir une vive douleur au genou, une grande pesanteur a la tete et des elancements insupportables dans les reins. On voulut le transporter jusqu'au rivage; mais lorsqu'on le toucha, quoique ce fut Jacopo qui dirigeat l'operation, il declara en gemissant qu'il ne se sentait point la force de supporter le transport. On comprend qu'il ne fut point question de dejeuner pour Dantes; mais il exigea que ses camarades, qui n'avaient pas les memes raisons que lui pour faire diete, retournassent a leur poste. Quant a lui, il pretendit qu'il n'avait besoin que d'un peu de repos, et qu'a leur retour ils le trouveraient soulage. Les marins ne se firent pas trop prier: les marins avaient faim, l'odeur du chevreau arrivait jusqu'a eux et l'on n'est point ceremonieux entre loups de mer. Une heure apres, ils revinrent. Tout ce qu'Edmond avait pu faire, c'etait de se trainer pendant un espace d'une dizaine de pas pour s'appuyer a une roche moussue. Mais, loin de se calmer, les douleurs de Dantes avaient semble croitre en violence. Le vieux patron, qui etait force de partir dans la matinee pour aller deposer son chargement sur les frontieres du Piemont et de la France, entre Nice et Frejus, insista pour que Dantes essayat de se lever. Dantes fit des efforts surhumains pour se rendre a cette invitation mais a chaque effort, il retombait plaintif et palissant. «Il a les reins casses, dit tout bas le patron: n'importe! c'est un bon compagnon, et il ne faut pas l'abandonner; tachons de le transporter jusqu'a la tartane.» Mais Dantes declara qu'il aimait mieux mourir ou il etait que de supporter les douleurs atroces que lui occasionnerait le mouvement, si faible qu'il fut. «Eh bien, dit le patron, advienne que pourra, mais il ne sera pas dit que nous avons laisse sans secours un brave compagnon comme vous. Nous ne partirons que ce soir.» Cette proposition etonna fort les matelots, quoique aucun d'eux ne la combattit, au contraire. Le patron etait un homme si rigide, que c'etait la premiere fois qu'on le voyait renoncer a une entreprise, ou meme retarder son execution. Aussi Dantes ne voulut-il pas souffrir qu'on fit en sa faveur une si grave infraction aux regles de la discipline etablie a bord. «Non, dit-il au patron, j'ai ete un maladroit, et il est juste que je porte la peine de ma maladresse. Laissez-moi une petite provision de biscuit, un fusil, de la poudre et des balles pour tuer des chevreaux, ou meme pour me defendre, et une pioche pour me construire, si vous tardiez trop a me venir prendre, une espece de maison. --Mais tu mourras de faim, dit le patron. --J'aime mieux cela, repondit Edmond, que de souffrir les douleurs inouies qu'un seul mouvement me fait endurer.» Le patron se retournait du cote du batiment, qui se balancait avec un commencement d'appareillage dans le petit port, pret a reprendre la mer des que sa toilette serait achevee. «Que veux-tu donc que nous fassions, Maltais, dit-il, nous ne pouvons t'abandonner ainsi, et nous ne pouvons rester, cependant? --Partez, partez! s'ecria Dantes. --Nous serons au moins huit jours absents, dit le patron, et encore faudra-t-il que nous nous detournions de notre route pour te venir prendre. --Ecoutez, dit Dantes: si d'ici deux ou trois jours, vous rencontrez quelque batiment pecheur ou autre qui vienne dans ces parages, recommandez-moi a lui, je donnerai vingt-cinq piastres pour mon retour a Livourne. Si vous n'en trouvez pas, revenez.» Le patron secoua la tete. «Ecoutez, patron Baldi, il y a un moyen de tout concilier, dit Jacopo; partez; moi, je resterai avec le blesse pour le soigner. --Et tu renonceras a ta part de partage, dit Edmond, pour rester avec moi? --Oui, dit Jacopo, et sans regret. --Allons, tu es un brave garcon, Jacopo, dit Edmond, Dieu te recompensera de ta bonne volonte; mais je n'ai besoin de personne, merci: un jour ou deux de repos me remettront et j'espere trouver dans ces rochers certaines herbes excellentes contre les contusions.» Et un sourire etrange passa sur les levres de Dantes; il serra la main de Jacopo avec effusion, mais il demeura inebranlable dans sa resolution de rester, et de rester seul. Les contrebandiers laisserent a Edmond ce qu'il demandait et s'eloignerent non sans se retourner plusieurs fois, lui faisant a chaque fois qu'ils detournaient tous les signes d'un cordial adieu, auquel Edmond repondait de la main seulement, comme s'il ne pouvait remuer le reste du corps. Puis, lorsqu'ils eurent disparu: «C'est etrange, murmura Dantes en riant, que ce soit parmi de pareils hommes que l'on trouve des preuves d'amitie et des actes de devouement.» Alors il se traina avec precaution jusqu'au sommet d'un rocher qui lui derobait l'aspect de la mer, et de la il vit la tartane achever son appareillage, lever l'ancre, se balancer gracieusement comme une mouette qui va prendre son vol, et partir. Au bout d'une heure, elle avait completement disparu: du moins, de l'endroit ou etait demeure le blesse, il etait impossible de la voir. Alors Dantes se releva, plus souple et plus leger qu'un des chevreaux qui bondissaient parmi les myrtes et les lentisques sur ces rochers sauvages, prit son fusil d'une main, sa pioche de l'autre, et courut a cette roche a laquelle aboutissaient les entailles qu'il avait remarquees sur les rochers. «Et maintenant, s'ecria-t-il en se rappelant cette histoire du pecheur arabe que lui avait racontee Faria, maintenant, Sesame, ouvre-toi!» XXIV Eblouissement. Le soleil etait arrive au tiers de sa course a peu pres, et ses rayons de mai donnaient, chauds et vivants, sur ces rochers, qui eux-memes semblaient sensibles a sa chaleur; des milliers de cigales, invisibles dans les bruyeres, faisaient entendre leur murmure monotone et continu; les feuilles des myrtes et des oliviers s'agitaient frissonnantes, et rendaient un bruit presque metallique; a chaque pas que faisait Edmond sur le granit echauffe, il faisait fuir des lezards qui semblaient des emeraudes; on voyait bondir, sur les talus inclines, les chevres sauvages qui parfois y attirent les chasseurs: en un mot, l'ile etait habitee, vivante, animee, et cependant Edmond s'y sentait seul sous la main de Dieu. Il eprouvait je ne sais quelle emotion assez semblable a de la crainte: c'etait cette defiance du grand jour, qui fait supposer, meme dans le desert, que des yeux inquisiteurs sont ouverts sur nous. Ce sentiment fut si fort, qu'au moment de se mettre a la besogne, Edmond s'arreta, deposa sa pioche, reprit son fusil, gravit une derniere fois le roc le plus eleve de l'ile, et de la jeta un vaste regard sur tout ce qui l'entourait. Mais, nous devons le dire, ce qui attira son attention, ce ne fut ni cette Corse poetique dont il pouvait distinguer jusqu'aux maisons, ni cette Sardaigne presque inconnue qui lui fait suite, ni l'ile d'Elbe aux souvenirs gigantesques, ni enfin cette ligne imperceptible qui s'etendait a l'horizon et qui a l'oeil exerce du marin revelait Genes la superbe et Livourne la commercante; non: ce fut le brigantin qui etait parti au point du jour, et la tartane qui venait de partir. Le premier etait sur le point de disparaitre au detroit de Bonifacio; l'autre, suivant la route opposee, cotoyait la Corse, qu'elle s'appretait a doubler. Cette vue rassura Edmond. Il ramena alors les yeux sur les objets qui l'entouraient plus immediatement; il se vit sur le point le plus eleve de l'ile, conique, grele statue de cet immense piedestal; au-dessous de lui, pas un homme; autour de lui, pas une barque: rien que la mer azuree qui venait battre la base de l'ile, et que ce choc eternel bordait d'une frange d'argent. Alors il descendit d'une marche rapide, mais cependant pleine de prudence: il craignait fort, en un pareil moment, un accident semblable a celui qu'il avait si habilement et si heureusement simule. Dantes, comme nous l'avons dit, avait repris le contre-pied des entailles laissees sur les rochers et il avait vu que cette ligne conduisait a une espece de petite crique cachee comme un bain de nymphe antique; cette crique etait assez large a son ouverture et assez profonde a son centre pour qu'un petit batiment du genre des speronares put y entrer et y demeurer cache. Alors, en suivant le fil des inductions, ce fil qu'aux mains de l'abbe Faria il avait vu guider l'esprit d'une facon si ingenieuse dans le dedale des probabilites, il songea que le cardinal Spada, dans son interet a ne pas etre vu, avait aborde a cette crique, y avait cache son petit batiment, avait suivi la ligne indiquee par des entailles, et avait, a l'extremite de cette ligne, enfoui son tresor. C'etait cette supposition qui avait ramene Dantes pres du rocher circulaire. Seulement, cette chose inquietait Edmond et bouleversait toutes les idees qu'il avait en dynamique: comment avait-on pu, sans employer des forces considerables, hisser ce rocher, qui pesait peut-etre cinq ou six milliers, sur l'espece de base ou il reposait? Tout a coup, une idee vint a Dantes. «Au lieu de le faire monter, se dit-il, on l'aura fait descendre.» Et lui-meme s'elanca au-dessus du rocher, afin de chercher la place de sa base premiere. En effet, bientot il vit qu'une pente legere avait ete pratiquee; le rocher avait glisse sur sa base et etait venu s'arreter a l'endroit; un autre rocher, gros comme une pierre de taille ordinaire, lui avait servi de cale; des pierres et des cailloux avaient ete soigneusement rajustes pour faire disparaitre toute solution de continuite; cette espece de petit ouvrage en maconnerie avait ete recouvert de terre vegetale, l'herbe y avait pousse, la mousse s'y etait etendue, quelques semences de myrtes et de lentisques s'y etaient arretees, et le vieux rocher semblait soudee au sol. Dantes enleva avec precaution la terre, et reconnut ou crut reconnaitre tout cet ingenieux artifice. Alors il se mit a attaquer avec sa pioche cette muraille intermediaire cimentee par le temps. Apres un travail de dix minutes, la muraille ceda, et un trou a y fourrer le bras fut ouvert. Dantes alla couper l'olivier le plus fort qu'il put trouver, le degarnit de ses branches, l'introduisit dans le trou et en fit un levier. Mais le roc etait a la fois trop lourd et cale trop solidement par le rocher inferieur, pour qu'une force humaine, fut-ce celle d'Hercule lui-meme, put l'ebranler. Dantes reflechit alors que c'etait cette cale elle-meme qu'il fallait attaquer. Mais par quel moyen? Dantes jeta les yeux autour de lui, comme font les hommes embarrasses; et son regard tomba sur une corne de mouflon pleine de poudre que lui avait laissee son ami Jacopo. Il sourit: l'invention infernale allait faire son oeuvre. A l'aide de sa pioche Dantes creusa, entre le rocher superieur et celui sur lequel il etait pose, un conduit de mine comme ont l'habitude de faire les pionniers, lorsqu'ils veulent epargner au bras de l'homme une trop grande fatigue, puis il le bourra de poudre; puis, effilant son mouchoir et le roulant dans le salpetre, il en fit une meche. Le feu mis a cette meche, Dantes s'eloigna. L'explosion ne se fit pas attendre: le rocher superieur fut en un instant souleve par l'incalculable force, le rocher inferieur vola en eclats; par la petite ouverture qu'avait d'abord pratiquee Dantes, s'echappa tout un monde d'insectes fremissants, et une couleuvre enorme, gardien de ce chemin mysterieux, roula sur ses volutes bleuatres et disparut. Dantes s'approcha: le rocher superieur, desormais sans appui, inclinait vers l'abime; l'intrepide chercheur en fit le tour, choisit l'endroit le plus vacillant, appuya son levier dans une de ses aretes et, pareil a Sisyphe, se raidit de toute sa puissance contre le rocher. Le rocher, deja ebranle par la commotion chancela; Dantes redoubla d'efforts: on eut dit un de ces Titans qui deracinaient des montagnes pour faire la guerre au maitre des dieux. Enfin le rocher ceda, roula, bondit, se precipita et disparut, s'engloutissant dans la mer. Il laissait decouverte une place circulaire, et mettait au jour un anneau de fer scelle au milieu d'une dalle de forme carree. Dantes poussa un cri de joie et d'etonnement: jamais plus magnifique resultat n'avait couronne une premiere tentative. Il voulut continuer; mais ses jambes tremblaient si fort, mais son coeur battait si violemment, mais un nuage si brulant passait devant ses yeux, qu'il fut force de s'arreter. Ce moment d'hesitation eut la duree de l'eclair. Edmond passa son levier dans l'anneau, leva vigoureusement, et la dalle descellee s'ouvrit, decouvrant la pente rapide d'une sorte d'escalier qui allait s'enfoncant dans l'ombre d'une grotte de plus en plus obscure. Un autre se fut precipite, eut pousse des exclamations de joie; Dantes s'arreta, palit, douta. «Voyons, se dit-il, soyons homme! accoutume a l'adversite, ne nous laissons pas abattre par une deception; ou sans cela ce serait donc pour rien que j'aurais souffert! Le coeur se brise, lorsque apres avoir ete dilate outre mesure par l'esperance a la tiede haleine il rentre et se renferme dans la froide realite! Faria a fait un reve: le cardinal Spada n'a rien enfoui dans cette grotte, peut-etre meme n'y est-il jamais venu, ou, s'il y est venu, Cesar Borgia l'intrepide aventurier, l'infatigable et sombre larron, y est venu apres lui, a decouvert sa trace, a suivi les memes brisees que moi, comme moi a souleve cette pierre, et, descendu avant moi, ne m'a rien laisse a prendre apres lui.» Il resta un moment immobile, pensif, les yeux fixes sur cette ouverture sombre et continue. «Or, maintenant que je ne compte plus sur rien, maintenant que je me suis dit qu'il serait insense de conserver quelque espoir, la suite de cette aventure est pour moi une chose de curiosite, voila tout.» Et il demeura encore immobile et meditant. «Oui, oui, ceci est une aventure a trouver sa place dans la vie melee d'ombre et de lumiere de ce royal bandit, dans ce tissu d'evenements etranges qui composent la trame diapree de son existence; ce fabuleux evenement a du s'enchainer invinciblement aux autres choses; oui, Borgia est venu quelque nuit ici, un flambeau d'une main, une epee de l'autre, tandis qu'a vingt pas de lui, au pied de cette roche peut-etre, se tenaient, sombres et menacants, deux sbires interrogeant la terre, l'air et la mer, pendant que leur maitre entrait comme je vais le faire, secouant les tenebres de son bras redoutable et flamboyant. «Oui; mais des sbires auxquels il aura livre ainsi son secret, qu'en aura fait Cesar? se demanda Dantes. «Ce qu'on fit, se repondit-il en souriant, des ensevelisseurs d'Alaric, que l'on enterra avec l'enseveli. «Cependant s'il y etait venu, reprit Dantes, il eut retrouve et pris le tresor; Borgia, l'homme qui comparait l'Italie a un artichaut et qui la mangeait feuille a feuille, Borgia savait trop bien l'emploi du temps pour avoir perdu le sien a replacer ce rocher sur sa base. «Descendons.» Alors il descendit, le sourire du doute sur les levres, en murmurant ce dernier mot de la sagesse humaine: Peut-etre!... Mais, au lieu des tenebres qu'il s'etait attendu trouver, au lieu d'une atmosphere opaque et viciee, Dantes ne vit qu'une douce lueur decomposee en jour bleuatre; l'air et la lumiere filtraient non seulement par l'ouverture qui venait d'etre pratiquee, mais encore par des gercures de rochers invisibles du sol exterieur, et a travers lesquels on voyait l'azur du ciel ou se jouaient les branches tremblotantes des chenes verts et des ligaments epineux et rampants des ronces. Apres quelques secondes de sejour dans cette grotte, dont l'atmosphere plutot tiede qu'humide, plutot odorante que fade, etait a la temperature de l'ile ce que la lueur bleue etait au soleil, le regard de Dantes, habitue, comme nous l'avons dit, aux tenebres, put sonder les angles les plus recules de la caverne: elle etait de granit dont les facettes pailletees etincelaient comme des diamants. «Helas! se dit Edmond en souriant, voila sans doute tous les tresors qu'aura laisses le cardinal; et ce bon abbe, en voyant en reve ces murs tout resplendissants, se sera entretenu dans ses riches esperances.» Mais Dantes se rappela les termes du testament, qu'il savait par coeur: «Dans l'angle le plus eloigne de la seconde ouverture», disait ce testament. Dantes avait penetre seulement dans la premiere grotte, il fallait chercher maintenant l'entree de la seconde. Dantes s'orienta: cette seconde grotte devait naturellement s'enfoncer dans l'interieur de l'ile; il examina les souches des pierres, et il alla frapper a une des parois qui lui parut celle ou devait etre cette ouverture, masquee sans doute pour plus grande precaution. La pioche resonna pendant un instant, tirant du rocher un son mat, dont la compacite faisait germer la sueur au front de Dantes; enfin il sembla au mineur perseverant qu'une portion de la muraille granitique repondait par un echo plus sourd et plus profond a l'appel qui lui etait fait; il rapprocha son regard ardent de la muraille et reconnut, avec le tact du prisonnier, ce que nul autre n'eut reconnu peut-etre: c'est qu'il devait y avoir la une ouverture. Cependant, pour ne pas faire une besogne inutile, Dantes, qui, comme Cesar Borgia, avait etudie le prix du temps, sonda les autres parois avec sa pioche, interrogea le sol avec la crosse de son fusil, ouvrit le sable aux endroits suspects, et n'ayant rien trouve rien reconnu, revint a la portion de la muraille qui rendait ce son consolateur. Il frappa de nouveau et avec plus de force. Alors il vit une chose singuliere, c'est que, sous les coups de l'instrument, une espece d'enduit, pareil a celui qu'on applique sur les murailles pour peindre a fresque, se soulevait et tombait en ecailles decouvrant une pierre blanchatre et molle, pareille a nos pierres de taille ordinaires. On avait ferme l'ouverture du rocher avec des pierres d'une autre nature, puis on avait etendu sur ces pierres cet enduit, puis sur cet enduit on avait imite la teinte et le cristallin du granit. Dantes frappa alors par le bout aigu de la pioche, qui entra d'un pouce dans la porte-muraille. C'etait la qu'il fallait fouiller. Par un mystere etrange de l'organisation humaine, plus les preuves que Faria ne s'etait pas trompe devaient, en s'accumulant, rassurer Dantes, plus son coeur defaillant se laissait aller au doute et presque au decouragement: cette nouvelle experience, qui aurait du lui donner une force nouvelle, lui ota la force qui lui restait: la pioche descendit, s'echappant presque de ses mains; il la posa sur le sol, s'essuya le front et remonta vers le jour, se donnant a lui-meme le pretexte de voir si personne ne l'epiait, mais, en realite, parce qu'il avait besoin d'air, parce qu'il sentait qu'il allait s'evanouir. L'ile etait deserte, et le soleil a son zenith semblait la couvrir de son oeil de feu; au loin, de petites barques de pecheurs ouvraient leurs ailes sur la mer d'un bleu de saphir. Dantes n'avait encore rien pris: mais c'etait bien long de manger dans un pareil moment; il avala une gorgee de rhum et rentra dans la grotte le coeur raffermi. La pioche qui lui avait semble si lourde etait redevenue legere; il la souleva comme il eut fait d'une plume, et se remit vigoureusement a la besogne. Apres quelques coups, il s'apercut que les pierres n'etaient point scellees, mais seulement posees les unes sur les autres et recouvertes de l'enduit dont nous avons parle; il introduisit dans une des fissures la pointe de la pioche, pesa sur le manche et vit avec joie la pierre tomber a ses pieds. Des lors, Dantes n'eut plus qu'a tirer chaque pierre a lui avec la dent de fer de la pioche, et chaque pierre a son tour tomba pres de la premiere. Des la premiere ouverture, Dantes eut pu entrer; mais en tardant de quelques instants, c'etait retarder la certitude en se cramponnant a l'esperance. Enfin, apres une nouvelle hesitation d'un instant, Dantes passa de cette premiere grotte dans la seconde. Cette seconde grotte etait plus basse, plus sombre et d'un aspect plus effrayant que la premiere; l'air, qui n'y penetrait que par l'ouverture pratiquee a l'instant meme, avait cette odeur mephitique que Dantes s'etait etonne de ne pas trouver dans la premiere. Dantes donna le temps a l'air exterieur d'aller raviver cette atmosphere morte, et entra. A gauche de l'ouverture, etait un angle profond et sombre. Mais, nous l'avons dit, pour l'oeil de Dantes il n'y avait pas de tenebres. Il sonda du regard la seconde grotte: elle etait vide comme la premiere. Le tresor, s'il existait, etait enterre dans cet angle sombre. L'heure de l'angoisse etait arrivee; deux pieds de terre a fouiller, c'etait tout ce qui restait a Dantes entre la supreme joie et le supreme desespoir. Il s'avanca vers l'angle, et, comme pris d'une resolution subite, il attaqua le sol hardiment. Au cinquieme ou sixieme coup de pioche, le fer resonna sur du fer. Jamais tocsin funebre, jamais glas fremissant ne produisit pareil effet sur celui qui l'entendit. Dantes n'aurait rien rencontre qu'il ne fut certes pas devenu plus pale. Il sonda a cote de l'endroit ou il avait sonde deja, et rencontra la meme resistance mais non pas le meme son. «C'est un coffre de bois, cercle de fer», dit-il. En ce moment, une ombre rapide passa interceptant le jour. Dantes laissa tomber sa pioche, saisit son fusil, repassa par l'ouverture, et s'elanca vers le jour. Une chevre sauvage avait bondi par-dessus la premiere entree de la grotte et broutait a quelques pas de la. C'etait une belle occasion de s'assurer son diner, mais Dantes eut peur que la detonation du fusil n'attirat quelqu'un. Il reflechit un instant, coupa un arbre resineux, alla l'allumer au feu encore fumant ou les contrebandiers avaient fait cuire leur dejeuner, et revint avec cette torche. Il ne voulait perdre aucun detail de ce qu'il allait voir. Il approcha la torche du trou informe et inacheve, et reconnut qu'il ne s'etait pas trompe: ses coups avaient alternativement frappe sur le fer et sur le bois. Il planta sa torche dans la terre et se remit a l'oeuvre. En un instant, un emplacement de trois pieds de long sur deux pieds de large a peu pres fut deblaye, et Dantes put reconnaitre un coffre de bois de chene cercle de fer cisele. Au milieu du couvercle resplendissaient, sur une plaque d'argent que la terre n'avait pu ternir, les armes de la famille Spada, c'est-a-dire une epee posee en pal sur un ecusson ovale, comme sont les ecussons italiens, et surmonte d'un chapeau de cardinal. Dantes les reconnut facilement: l'abbe Faria les lui avait tant de fois dessinees! Des lors, il n'y avait plus de doute, le tresor etait bien la; on n'eut pas pris tant de precautions pour remettre a cette place un coffre vide. En un instant, tous les alentours du coffre furent deblayes, et Dantes vit tour a tour apparaitre la serrure du milieu, placee entre deux cadenas, et les anses des faces laterales; tout cela etait cisele comme on ciselait a cette epoque, ou l'art rendait precieux les plus vils metaux. Dantes prit le coffre par les anses et essaya de le soulever: c'etait chose impossible. Dantes essaya de l'ouvrir: serrure et cadenas etaient fermes; les fideles gardiens semblaient ne pas vouloir rendre leur tresor. Dantes introduisit le cote tranchant de sa pioche entre le coffre et le couvercle, pesa sur le manche de la pioche, et le couvercle, apres avoir crie, eclata. Une large ouverture des ais rendit les ferrures inutiles, elles tomberent a leur tour, serrant encore de leurs ongles tenaces les planches entamees par leur chute, et le coffre fut decouvert. Une fievre vertigineuse s'empara de Dantes; il saisit son fusil, l'arma et le placa pres de lui. D'abord il ferma les yeux, comme font les enfants, pour apercevoir, dans la nuit etincelante de leur imagination, plus d'etoiles qu'ils n'en peuvent compter dans un ciel encore eclaire, puis il les rouvrit et demeura ebloui. Trois compartiments scindaient le coffre. Dans le premier brillaient de rutilants ecus d'or aux fauves reflets. Dans le second, des lingots mal polis et ranges en bon ordre, mais qui n'avaient de l'or que le poids et la valeur. Dans le troisieme enfin, a demi plein, Edmond remua a poignee les diamants, les perles, les rubis, qui, cascade etincelante, faisaient, en retombant les uns sur les autres, le bruit de la grele sur les vitres. Apres avoir touche, palpe, enfonce ses mains fremissantes dans l'or et les pierreries, Edmond se releva et prit sa course a travers les cavernes avec la tremblante exaltation d'un homme qui touche a la folie. Il sauta sur un rocher d'ou il pouvait decouvrir la mer, et n'apercut rien; il etait seul, bien seul, avec ces richesses incalculables, inouies, fabuleuses, qui lui appartenaient: seulement revait-il ou etait-il eveille? faisait-il un songe fugitif ou etreignait-il corps a corps une realite? Il avait besoin de revoir son or, et cependant il sentait qu'il n'aurait pas la force, en ce moment, d'en soutenir la vue. Un instant, il appuya ses deux mains sur le haut de sa tete, comme pour empecher sa raison de s'enfuir; puis il s'elanca tout au travers de l'ile, sans suivre, non pas de chemin, il n'y en a pas dans l'ile de Monte-Cristo, mais de ligne arretee, faisant fuir les chevres sauvages et effrayant les oiseaux de mer par ses cris et ses gesticulations. Puis, par un detour, il revint, doutant encore, se precipitant de la premiere grotte dans la seconde, et se retrouvant en face cette mine d'or et de diamants. Cette fois, il tomba a genoux, comprimant de ses deux mains convulsives son coeur bondissant, et murmurant une priere intelligible pour Dieu seul. Bientot, il se sentit plus calme et partant plus heureux, car de cette heure seulement il commencait a croire a sa felicite. Il se mit alors a compter sa fortune; il y avait mille lingots d'or de deux a trois livres chacun; ensuite, il empila vingt-cinq mille ecus d'or, pouvant valoir chacun quatre-vingts francs de notre monnaie actuelle, tous a l'effigie du pape Alexandre VI et de ses predecesseurs, et il s'apercut que le compartiment n'etait qu'a moitie vide; enfin, il mesura dix fois la capacite de ses deux mains en perles, en pierreries, en diamants, dont beaucoup, montes par les meilleurs orfevres de l'epoque, offraient une valeur d'execution remarquable, meme a cote de leur valeur intrinseque. Dantes vit le jour baisser et s'eteindre peu a peu. Il craignit d'etre surpris s'il restait dans la caverne, et sortit son fusil a la main. Un morceau de biscuit et quelques gorgees de vin furent son souper. Puis il replaca la pierre, se coucha dessus, et dormit a peine quelques heures, couvrant de son corps l'entree de la grotte. Cette nuit fut a la fois une de ces nuits delicieuses et terribles, comme cet homme aux foudroyantes emotions en avait deja passe deux ou trois dans la vie. XXV L'inconnu. Le jour vint. Dantes l'attendait depuis longtemps, les yeux ouverts. A ses premiers rayons, il se leva, monta, comme la veille, sur le rocher le plus eleve de l'ile, afin d'explorer les alentours; comme la veille, tout etait desert. Edmond descendit, leva la pierre, emplit ses poches de pierreries, replaca du mieux qu'il put les planches et les ferrures du coffre, le recouvrit de terre, pietina cette terre, jeta du sable dessus, afin de rendre l'endroit fraichement retourne pareil au reste du sol; sortit de la grotte, replaca la dalle, amassa sur la dalle des pierres de differentes grosseurs; introduisit de la terre dans les intervalles, planta dans ces intervalles des myrtes et des bruyeres, arrosa les plantations nouvelles afin qu'elles semblassent anciennes; effaca les traces de ses pas amassees autour de cet endroit, et attendit avec impatience le retour de ses compagnons. En effet, il ne s'agissait plus maintenant de passer son temps a regarder cet or et ces diamants et a rester a Monte-Cristo comme un dragon surveillant d'inutiles tresors. Maintenant, il fallait retourner dans la vie, parmi les hommes, et prendre dans la societe le rang, l'influence et le pouvoir que donne en ce monde la richesse, la premiere et la plus grande des forces dont peut disposer la creature humaine. Les contrebandiers revinrent le sixieme jour. Dantes reconnut de loin le port et la marche de la _Jeune-Amelie_; il se traina jusqu'au port comme Philoctete blesse, et lorsque ses compagnons aborderent, il leur annonca, tout en se plaignant encore, un mieux sensible; puis a son tour, il ecouta le recit des aventuriers. Ils avaient reussi, il est vrai; mais a peine le chargement avait-il ete depose, qu'ils avaient eu avis qu'un brick en surveillance a Toulon venait de sortir du port et se dirigeait de leur cote. Ils s'etaient alors enfuis a tire-d'aile, regrettant que Dantes, qui savait donner une vitesse si superieure au batiment, ne fut point la pour le diriger. En effet, bientot ils avaient apercu le batiment chasseur; mais a l'aide de la nuit, et en doublant le cap Corse, ils lui avaient echappe. En somme, ce voyage n'avait pas ete mauvais; et tous, et surtout Jacopo, regrettaient que Dantes n'en eut pas ete, afin d'avoir sa part des benefices qu'il avait rapportes, part qui montait a cinquante piastres. Edmond demeura impenetrable; il ne sourit meme pas a l'enumeration des avantages qu'il eut partages s'il eut quitte l'ile; et, comme la _Jeune-Amelie_ n'etait venue a Monte-Cristo que pour le chercher, il se rembarqua le soir meme et suivit le patron a Livourne. A Livourne, il alla chez un juif et vendit cinq mille francs chacun quatre de ses plus petits diamants. Le juif aurait pu s'informer comment un matelot se trouvait possesseur de pareils objets; mais il s'en garda bien, il gagnait mille francs sur chacun. Le lendemain, il acheta une barque toute neuve qu'il donna a Jacopo, en ajoutant a ce don cent piastres afin qu'il put engager un equipage; et cela, a la condition que Jacopo irait a Marseille demander des nouvelles d'un vieillard nomme Louis Dantes et qui demeurait aux Allees de Meilhan, et d'une jeune fille qui demeurait au village des Catalans et que l'on nommait Mercedes. Ce fut a Jacopo a croire qu'il faisait un reve: Edmond lui raconta alors qu'il s'etait fait marin par un coup de tete, et parce que sa famille lui refusait l'argent necessaire a son entretien; mais qu'en arrivant a Livourne il avait touche la succession d'un oncle qui l'avait fait son seul heritier. L'education elevee de Dantes donnait a ce recit une telle vraisemblance que Jacopo ne douta point un instant que son ancien compagnon ne lui eut dit la verite. D'un autre cote, comme l'engagement d'Edmond a bord de la _Jeune-Amelie_ etait expire, il prit conge du marin, qui essaya d'abord de le retenir, mais qui, ayant appris comme Jacopo l'histoire de l'heritage, renonca des lors a l'espoir de vaincre la resolution de son ancien matelot. Le lendemain, Jacopo mit a la voile pour Marseille; il devait retrouver Edmond a Monte-Cristo. Le meme jour, Dantes partit sans dire ou il allait, prenant conge de l'equipage de la _Jeune-Amelie_ par une gratification splendide, et du patron avec la promesse de lui donner un jour ou l'autre de ses nouvelles. Dantes alla a Genes. Au moment ou il arrivait, on essayait un petit yacht commande par un Anglais qui, ayant entendu dire que les Genois etaient les meilleurs constructeurs de la Mediterranee, avait voulu avoir un yacht construit a Genes; l'Anglais avait fait prix a quarante mille francs: Dantes en offrit soixante mille, a la condition que le batiment lui serait livre le jour meme. L'Anglais etait alle faire un tour en Suisse, en attendant que son batiment fut acheve. Il ne devait revenir que dans trois semaines ou un mois: le constructeur pensa qu'il aurait le temps d'en remettre un autre sur le chantier. Dantes emmena le constructeur chez un juif, passa avec lui dans l'arriere-boutique et le juif compta soixante mille francs au constructeur. Le constructeur offrit a Dantes ses services pour lui composer un equipage; mais Dantes le remercia, en disant qu'il avait l'habitude de naviguer seul, et que la seule chose qu'il desirait etait qu'on executat dans la cabine, a la tete du lit, une armoire a secret, dans laquelle se trouveraient trois compartiments a secret aussi. Il donna la mesure de ces compartiments, qui furent executes le lendemain. Deux heures apres, Dantes sortait du port de Genes, escorte par les regards d'une foule de curieux qui voulaient voir le seigneur espagnol qui avait l'habitude de naviguer seul. Dantes s'en tira a merveille; avec l'aide du gouvernail, et sans avoir besoin de le quitter, il fit faire a son batiment toutes les evolutions voulues; on eut dit un etre intelligent pret a obeir a la moindre impulsion donnee, et Dantes convint en lui-meme que les Genois meritaient leur reputation de premiers constructeurs du monde. Les curieux suivirent le petit batiment des yeux jusqu'a ce qu'ils l'eussent perdu de vue, et alors les discussions s'etablirent pour savoir ou il allait: les uns pencherent pour la Corse, les autres pour l'ile d'Elbe; ceux-ci offrirent de parier qu'il allait en Espagne, ceux-la soutinrent qu'il allait en Afrique; nul ne pensa a nommer l'ile de Monte-Cristo. C'etait cependant a Monte-Cristo qu'allait Dantes. Il y arriva vers la fin du second jour: le navire etait excellent voilier et avait parcouru la distance en trente-cinq heures. Dantes avait parfaitement reconnu le gisement de la cote; et, au lieu d'aborder au port habituel, il jeta l'ancre dans la petite crique. L'ile etait deserte; personne ne paraissait y avoir aborde depuis que Dantes en etait parti; il alla a son tresor: tout etait dans le meme etat qu'il l'avait laisse. Le lendemain, son immense fortune etait transportee a bord du yacht et enfermee dans les trois compartiments de l'armoire a secret. Dantes attendit huit jours encore. Pendant huit jours il fit manoeuvrer son yacht autour de l'ile, l'etudiant comme un ecuyer etudie un cheval: au bout de ce temps, il en connaissait toutes les qualites et tous les defauts; Dantes se promit d'augmenter les unes et de remedier aux autres. Le huitieme jour, Dantes vit un petit batiment qui venait sur l'ile toutes voiles dehors, et reconnut la barque de Jacopo; il fit un signal auquel Jacopo repondit, et deux heures apres, la barque etait pres du yacht. Il y avait une triste reponse a chacune des deux demandes faites par Edmond. Le vieux Dantes etait mort. Mercedes avait disparu. Edmond ecouta ces deux nouvelles d'un visage calme; mais aussitot il descendit a terre, en defendant que personne l'y suivit. Deux heures apres, il revint; deux hommes de la barque de Jacopo passerent sur son yacht pour l'aider a la manoeuvre, et il donna l'ordre de mettre le cap sur Marseille. Il prevoyait la mort de son pere; mais Mercedes, qu'etait-elle devenue? Sans divulguer son secret, Edmond ne pouvait donner d'instructions suffisantes a un agent; d'ailleurs, il y avait d'autres renseignements qu'il voulait prendre, et pour lesquels il ne s'en rapportait qu'a lui-meme. Son miroir lui avait appris a Livourne qu'il ne courait pas le danger d'etre reconnu, d'ailleurs il avait maintenant a sa disposition tous les moyens de se deguiser. Un matin donc, le yacht, suivi de la petite barque, entra bravement dans le port de Marseille et s'arreta juste en face de l'endroit ou, ce soir de fatale memoire, on l'avait embarque pour le chateau d'If. Ce ne fut pas sans un certain fremissement que, dans le canot, Dantes vit venir a lui un gendarme. Mais Dantes, avec cette assurance parfaite qu'il avait acquise, lui presenta un passeport anglais qu'il avait achete a Livourne; et moyennant ce laissez-passer etranger, beaucoup plus respecte en France que le notre, il descendit sans difficulte a terre. La premiere chose qu'apercut Dantes, en mettant le pied sur la Canebiere, fut un des matelots du _Pharaon_. Cet homme avait servi sous ses ordres, et se trouvait la comme un moyen de rassurer Dantes sur les changements qui s'etaient faits en lui. Il alla droit a cet homme et lui fit plusieurs questions auxquelles celui-ci repondit, sans meme laisser soupconner ni par ses paroles, ni par sa physionomie, qu'il se rappelat avoir jamais vu celui qui lui adressait la parole. Dantes donna au matelot une piece de monnaie pour le remercier de ses renseignements; un instant apres, il entendit le brave homme qui courait apres lui. Dantes se retourna. «Pardon, monsieur, dit le matelot, mais vous vous etes trompe sans doute; vous aurez cru me donner une piece de quarante sous, et vous m'avez donne un double napoleon. --En effet, mon ami, dit Dantes, je m'etais trompe; mais, comme votre honnetete merite une recompense, en voici un second que je vous prie d'accepter pour boire a ma sante avec vos camarades.» Le matelot regarda Edmond avec tant d'etonnement, qu'il ne songea meme pas a le remercier; et il le regarda s'eloigner en disant: «C'est quelque nabab qui arrive de l'Inde.» Dantes continua son chemin; chaque pas qu'il faisait oppressait son coeur d'une emotion nouvelle: tous ses souvenirs d'enfance, souvenirs indelebiles, eternellement presents a la pensee, etaient la, se dressant a chaque coin de place, a chaque angle de rue, a chaque borne de carrefour. En arrivant au bout de la rue de Noailles, et en apercevant les Allees de Meilhan, il sentit ses genoux qui flechissaient, et il faillit tomber sous les roues d'une voiture. Enfin, il arriva jusqu'a la maison qu'avait habitee son pere. Les aristoloches et les capucines avaient disparu de la mansarde, ou autrefois la main du bonhomme les treillageait avec tant de soin. Il s'appuya contre un arbre, et resta quelque temps pensif, regardant les derniers etages de cette pauvre petite maison; enfin il s'avanca vers la porte, en franchit le seuil, demanda s'il n'y avait pas un logement vacant, et, quoiqu'il fut occupe, insista si longtemps pour visiter celui du cinquieme, que la concierge monta et demanda, de la part d'un etranger, aux personnes qui l'habitaient, la permission de voir les deux pieces dont il etait compose. Les personnes qui habitaient ce petit logement etaient un jeune homme et une jeune femme qui venaient de se marier depuis huit jours seulement. En voyant ces deux jeunes gens, Dantes poussa un profond soupir. Au reste, rien ne rappelait plus a Dantes l'appartement de son pere: ce n'etait plus le meme papier; tous les vieux meubles, ces amis d'enfance d'Edmond, presents a son souvenir dans tous leurs details, avaient disparu. Les murailles seules etaient les memes. Dantes se tourna du cote du lit, il etait la a la meme place que celui de l'ancien locataire; malgre lui, les yeux d'Edmond se mouillerent de larmes: c'etait a cette place que le vieillard avait du expirer en nommant son fils. Les deux jeunes gens regardaient avec etonnement cet homme au front severe, sur les joues duquel coulaient deux grosses larmes sans que son visage sourcillat. Mais, comme toute douleur porte avec elle sa religion, les jeunes gens ne firent aucune question a l'inconnu; seulement, ils se retirerent en arriere pour le laisser pleurer tout a son aise, et quand il se retira ils l'accompagnerent, en lui disant qu'il pouvait revenir quand il voudrait et que leur pauvre maison lui serait toujours hospitaliere. En passant a l'etage au-dessous. Edmond s'arreta devant une autre porte et demanda si c'etait toujours le tailleur Caderousse qui demeurait la. Mais le concierge lui repondit que l'homme dont il parlait avait fait de mauvaises affaires et tenait maintenant une petite auberge sur la route de Bellegarde a Beaucaire. Dantes descendit, demanda l'adresse du proprietaire de la maison des Allees de Meilhan, se rendit chez lui, se fit annoncer sous le nom de Lord Wilmore (c'etait le nom et le titre qui etaient portes sur son passeport), et lui acheta cette petite maison pour la somme de vingt-cinq mille francs. C'etait dix mille francs au moins de plus qu'elle ne valait. Mais Dantes, s'il la lui eut faite un demi-million, l'eut payee ce prix. Le jour meme, les jeunes gens du cinquieme etage furent prevenus par le notaire qui avait fait le contrat que le nouveau proprietaire leur donnait le choix d'un appartement dans toute la maison, sans augmenter en aucune facon leur loyer, a la condition qu'ils lui cederaient les deux chambres qu'ils occupaient. Cet evenement etrange occupa pendant plus de huit jours tous les habitues des Allees de Meilhan, et fit faire mille conjectures dont pas une ne se trouva etre exacte. Mais ce qui surtout brouilla toutes les cervelles et troubla tous les esprits, c'est qu'on vit le soir meme le meme homme qu'on avait vu entrer dans la maison des Allees de Meilhan se promener dans le petit village des Catalans, et entrer dans une pauvre maison de pecheurs ou il resta plus d'une heure a demander des nouvelles de plusieurs personnes qui etaient mortes ou qui avaient disparu depuis plus de quinze ou seize ans. Le lendemain, les gens chez lesquels il etait entre pour faire toutes ces questions recurent en cadeau une barque catalane toute neuve, garnie de deux seines et d'un chalut. Ces braves gens eussent bien voulu remercier le genereux questionneur; mais en les quittant on l'avait vu, apres avoir donne quelques ordres a un marin, monter a cheval et sortir de Marseille par la porte d'Aix. XXVI L'auberge du pont du Gard. Ceux qui, comme moi, ont parcouru a pied le Midi de la France ont pu remarquer entre Bellegarde et Beaucaire, a moitie chemin a peu pres du village a la ville, mais plus rapprochee cependant de Beaucaire que de Bellegarde, une petite auberge ou pend, sur une plaque de tole qui grince au moindre vent, une grotesque representation du pont du Gard. Cette petite auberge, en prenant pour regle le cours du Rhone, est situee au cote gauche de la route, tournant le dos au fleuve; elle est accompagnee de ce que dans le Languedoc on appelle un jardin: c'est-a-dire que la face opposee a celle qui ouvre sa porte aux voyageurs donne sur un enclos ou rampent quelques oliviers rabougris et quelques figuiers sauvages au feuillage argente par la poussiere; dans leurs intervalles poussent, pour tout legume, des aulx, des piments et des echalotes; enfin, a l'un de ses angles, comme une sentinelle oubliee, un grand pin parasol elance melancoliquement sa tige flexible, tandis que sa cime, epanouie en eventail, craque sous un soleil de trente degres. Tous ces arbres, grands ou petits se courbent inclines naturellement dans la direction ou passe le mistral, l'un des trois fleaux de la Provence; les deux autres, comme on sait ou comme on ne sait pas, etant la Durance et le Parlement. Ca et la, dans la plaine environnante, qui ressemble a un grand lac de poussiere, vegetent quelques tiges de froment que les horticulteurs du pays elevent sans doute par curiosite et dont chacune sert de perchoir a une cigale qui poursuit de son chant aigre et monotone les voyageurs egares dans cette thebaide. Depuis sept ou huit ans a peu pres, cette petite auberge etait tenue par un homme et une femme ayant pour tout domestique une fille de chambre appelee Trinette et un garcon d'ecurie repondant au nom de Pacaud; double cooperation qui au reste suffisait largement aux besoins du service, depuis qu'un canal creuse de Beaucaire a Aigues-mortes avait fait succeder victorieusement les bateaux au roulage accelere, et le coche a la diligence. Ce canal, comme pour rendre plus vifs encore les regrets du malheureux aubergiste qu'il ruinait, passait entre le Rhone qui l'alimente et la route qu'il epuise, a cent pas a peu pres de l'auberge dont nous venons de donner une courte mais fidele description. L'hotelier qui tenait cette petite auberge pouvait etre un homme de quarante a quarante-cinq ans, grand, sec et nerveux, veritable type meridional avec ses yeux enfonces et brillants, son nez en bec d'aigle et ses dents blanches comme celles d'un animal carnassier. Ses cheveux, qui semblaient, malgre les premiers souffles de l'age, ne pouvoir se decider a blanchir, etaient, ainsi que sa barbe, qu'il portait en collier, epais, crepus et a peine parsemes de quelques poils blancs. Son teint, hale naturellement, s'etait encore couvert d'une nouvelle couche de bistre par l'habitude que le pauvre diable avait prise de se tenir depuis le matin jusqu'au soir sur le seuil de sa porte, pour voir si, soit a pied, soit en voiture, il ne lui arrivait pas quelque pratique: attente presque toujours decue, et pendant laquelle il n'opposait a l'ardeur devorante du soleil d'autre preservatif pour son visage qu'un mouchoir rouge noue sur sa tete, a la maniere des muletiers espagnols. Cet homme, c'etait notre ancienne connaissance Gaspard Caderousse. Sa femme, au contraire, qui, de son nom de fille, s'appelait Madeleine Radelle, etait une femme pale, maigre et maladive; nee aux environs d'Arles, elle avait, tout en conservant les traces primitives de la beaute traditionnelle de ses compatriotes, vu son visage se delabrer lentement dans l'acces presque continuel d'une de ces fievres sourdes si communes parmi les populations voisines des etangs d'Aigues-mortes et des marais de la Camargue. Elle se tenait donc presque toujours assise et grelottante au fond de sa chambre situee au premier, soit etendue dans un fauteuil, soit appuyee contre son lit, tandis que son mari montait a la porte sa faction habituelle: faction qu'a prolongeait d'autant plus volontiers que chaque fois qu'il se retrouvait avec son aigre moitie, celle-ci le poursuivait de ses plaintes eternelles contre le sort, plaintes auxquelles son mari ne repondait d'habitude que par ces paroles philosophiques: «Tais-toi, la Carconte! c'est Dieu qui le veut comme cela.» Ce sobriquet venait de ce que Madeleine Radelle etait nee dans le village de la Carconte, situe entre Salon et Lambesc. Or, suivant une habitude du pays, qui veut que l'on designe presque toujours les gens par un surnom au lieu de les designer par un nom, son mari avait substitue cette appellation a celle de Madeleine, trop douce et trop euphonique peut-etre pour son rude langage. Cependant, malgre cette pretendue resignation aux decrets de la Providence, que l'on n'aille pas croire que notre aubergiste ne sentit pas profondement l'etat de misere ou l'avait reduit ce miserable canal de Beaucaire, et qu'il fut invulnerable aux plaintes incessantes dont sa femme le poursuivait. C'etait, comme tous les Meridionaux, un homme sobre et sans de grands besoins, mais vaniteux pour les choses exterieures; aussi, au temps de sa prosperite, il ne laissait passer ni une ferrade, ni une procession de la tarasque sans s'y montrer avec la Carconte, l'un dans ce costume pittoresque des hommes du Midi et qui tient a la fois du catalan et de l'andalou; l'autre avec ce charmant habit des femmes d'Arles qui semble emprunte a la Grece et a l'Arabie; mais peu a peu, chaines de montres, colliers, ceintures aux mille couleurs, corsages brodes, vestes de velours, bas a coins elegants, guetres bariolees, souliers a boucles d'argent avaient disparu, et Gaspard Caderousse, ne pouvant plus se montrer a la hauteur de sa splendeur passee, avait renonce pour lui et pour sa femme a toutes ces pompes mondaines, dont il entendait, en se rongeant sourdement le coeur, les bruits joyeux retentir jusqu'a cette pauvre auberge, qu'il continuait de garder bien plus comme un abri que comme une speculation. Caderousse s'etait donc tenu, comme c'etait son habitude, une partie de la matinee devant la porte, promenant son regard melancolique d'un petit gazon pele, ou picoraient quelques poules, aux deux extremites du chemin desert qui s'enfoncait d'un cote au midi et de l'autre au nord, quand tout a coup la voix aigre de sa femme le forca de quitter son poste; il rentra en grommelant et monta au premier laissant neanmoins la porte toute grande ouverte comme pour inviter les voyageurs a ne pas l'oublier en passant. Au moment ou Caderousse rentrait, la grande route dont nous avons parle, et que parcouraient ses regards, etait aussi nue et aussi solitaire que le desert a midi; elle s'etendait, blanche et infinie, entre deux rangees d'arbres maigres, et l'on comprenait parfaitement qu'aucun voyageur, libre de choisir une autre heure du jour, ne se hasardat dans cet effroyable Sahara. Cependant, malgre toutes les probabilites, s'il fut reste a son poste, Caderousse aurait pu voir poindre, du cote de Bellegarde, un cavalier et un cheval venant de cette allure honnete et amicale qui indique les meilleures relations entre le cheval et le cavalier; le cheval etait un cheval hongre, marchant agreablement l'amble; le cavalier etait un pretre vetu de noir et coiffe d'un chapeau a trois cornes, malgre la chaleur devorante du soleil alors a son midi; ils n'allaient tous deux qu'a un trot fort raisonnable. Arrive devant la porte, le groupe s'arreta: il eut ete difficile de decider si ce fut le cheval qui arreta l'homme ou l'homme qui arreta le cheval; mais en tout cas le cavalier mit pied a terre, et, tirant l'animal par la bride, il alla l'attacher au tourniquet d'un contrevent delabre qui ne tenait plus qu'a un gond; puis s'avancant vers la porte, en essuyant d'un mouchoir de coton rouge son front ruisselant de sueur, le pretre frappa trois coups sur le seuil, du bout ferre de la canne qu'il tenait a la main. Aussitot, un grand chien noir se leva et fit quelques pas en aboyant et en montrant ses dents blanches et aigues; double demonstration hostile qui prouvait le peu d'habitude qu'il avait de la societe. Aussitot, un pas lourd ebranla l'escalier de bois rampant le long de la muraille, et que descendait, en se courbant et a reculons, l'hote du pauvre logis a la porte duquel se tenait le pretre. «Me voila! disait Caderousse tout etonne, me voila! veux-tu te taire, Margottin! N'ayez pas peur, monsieur, il aboie, mais il ne mord pas. Vous desirez du vin, n'est-ce pas? car il fait une polissonne de chaleur.... Ah! pardon, interrompit Caderousse, en voyant a quelle sorte de voyageur il avait affaire, je ne savais pas qui j'avais l'honneur de recevoir; que desirez-vous, que demandez-vous, monsieur l'abbe? je suis a vos ordres.» Le pretre regarda cet homme pendant deux ou trois secondes avec une attention etrange, il parut meme chercher a attirer de son cote sur lui l'attention de l'aubergiste; puis, voyant que les traits de celui-ci n'exprimaient d'autre sentiment que la surprise de ne pas recevoir une reponse, il jugea qu'il etait temps de faire cesser cette surprise, et dit avec un accent italien tres prononce: «N'etes-vous pas monsou Caderousse? --Oui, monsieur, dit l'hote peut-etre encore plus etonne de la demande qu'il ne l'avait ete du silence, je le suis en effet; Gaspard Caderousse, pour vous servir. --Gaspard Caderousse... oui, je crois que c'est la le prenom et le nom; vous demeuriez autrefois Allees de Meilhan, n'est-ce pas? au quatrieme? --C'est cela. --Et vous y exerciez la profession de tailleur? --Oui, mais l'etat a mal tourne: il fait si chaud a ce coquin de Marseille que l'on finira, je crois, par ne plus s'y habiller du tout. Mais a propos de chaleur, ne voulez-vous pas vous rafraichir, monsieur l'abbe? --Si fait, donnez-moi une bouteille de votre meilleur vin, et nous reprendrons la conversation, s'il vous plait, ou nous la laissons. --Comme il vous fera plaisir, monsieur l'abbe» dit Caderousse. Et pour ne pas perdre cette occasion de placer une des dernieres bouteilles de vin de Cahors qui lui restaient, Caderousse se hata de lever une trappe pratiquee dans le plancher meme de cette espece de chambre du rez-de-chaussee, qui servait a la fois de salle et de cuisine. Lorsque au bout de cinq minutes il reparut, il trouva l'abbe assis sur un escabeau, le coude appuye a une table longue, tandis que Margottin, qui paraissait avoir fait sa paix avec lui en entendant que, contre l'habitude, ce voyageur singulier allait prendre quelque chose, allongeait sur sa cuisse son cou decharne et son oeil langoureux. «Vous etes seul? demanda l'abbe a son hote, tandis que celui-ci posait devant lui la bouteille et un verre. --Oh! mon Dieu! oui! seul ou a peu pres, monsieur l'abbe; car j'ai ma femme qui ne me peut aider en rien, attendu qu'elle est toujours malade, la pauvre Carconte. --Ah! vous etes marie! dit le pretre avec une sorte d'interet, et en jetant autour de lui un regard qui paraissait estimer a sa mince valeur le maigre mobilier du pauvre menage. --Vous trouvez que je ne suis pas riche, n'est-ce pas monsieur l'abbe? dit en soupirant Caderousse; mais que voulez-vous! il ne suffit pas d'etre honnete homme pour prosperer dans ce monde.» L'abbe fixa sur lui un regard percant. «Oui, honnete homme; de cela, je puis me vanter, monsieur, dit l'hote en soutenant le regard de l'abbe, une main sur sa poitrine et en hochant la tete du haut en bas; et, dans notre epoque, tout le monde n'en peut pas dire autant. --Tant mieux si ce dont vous vous vantez est vrai, dit l'abbe; car tot ou tard, j'en ai la ferme conviction, l'honnete homme est recompense et le mechant puni. --C'est votre etat de dire cela, monsieur l'abbe; c'est votre etat de dire cela, reprit Caderousse avec une expression amere; apres cela, on est libre de ne pas croire ce que vous dites. --Vous avez tort de parler ainsi, monsieur, dit l'abbe, car peut-etre vais-je etre moi-meme pour vous, tout a l'heure, une preuve de ce que j'avance. --Que voulez-vous dire? demanda Caderousse d'un air etonne. --Je veux dire qu'il faut que je m'assure avant tout si vous etes celui a qui j'ai affaire. --Quelles preuves voulez-vous que je vous donne? --Avez-vous connu en 1814 ou 1815 un marin qui s'appelait Dantes? --Dantes!... si je l'ai connu, ce pauvre Edmond! je le crois bien! c'etait meme un de mes meilleurs amis! s'ecria Caderousse, dont un rouge de pourpre envahit le visage, tandis que l'oeil clair et assure de l'abbe semblait se dilater pour couvrir tout entier celui qu'il interrogeait. --Oui, je crois en effet qu'il s'appelait Edmond. --S'il s'appelait Edmond, le petit! je le crois bien! aussi vrai que je m'appelle, moi, Gaspard Caderousse. Et qu'est-il devenu, monsieur, ce pauvre Edmond? continua l'aubergiste; l'auriez-vous connu? vit-il encore? est-il libre? est-il heureux? --Il est mort prisonnier, plus desespere et plus miserable que les forcats qui trainent leur boulet au bagne de Toulon.» Une paleur mortelle succeda sur le visage de Caderousse a la rougeur qui s'en etait d'abord emparee. Il se retourna et l'abbe lui vit essuyer une larme avec un coin du mouchoir rouge qui lui servait de coiffure. «Pauvre petit! murmura Caderousse. Eh bien, voila encore une preuve de ce que je vous disais monsieur l'abbe, que le Bon Dieu n'etait bon que pour les mauvais. Ah! continua Caderousse, avec ce langage colore des gens du Midi, le monde va de mal en pis, qu'il tombe donc du ciel deux jours de poudre et une heure de feu, et que tout soit dit! --Vous paraissez aimer ce garcon de tout votre coeur, monsieur, demanda l'abbe. --Oui, je l'aimais bien, dit Caderousse quoique j'aie a me reprocher d'avoir un instant envie son bonheur. Mais depuis, je vous le jure, foi de Caderousse, j'ai bien plaint son malheureux sort.» Il se fit un instant de silence pendant lequel le regard fixe de l'abbe ne cessa point un instant d'interroger la physionomie mobile de l'aubergiste. «Et vous l'avez connu, le pauvre petit? continua Caderousse. --J'ai ete appele a son lit de mort pour lui offrir les derniers secours de la religion, repondit l'abbe. --Et de quoi est-il mort? demanda Caderousse d'une voix etranglee. --Et de quoi meurt-on en prison quand on y meurt a trente ans, si ce n'est de la prison elle-meme?» Caderousse essuya la sueur qui coulait de son front. «Ce qu'il y a d'etrange dans tout cela, reprit l'abbe, c'est que Dantes, a son lit de mort, sur le christ dont il baisait les pieds, m'a toujours jure qu'il ignorait la veritable cause de sa captivite. --C'est vrai, c'est vrai, murmura Caderousse, il ne pouvait pas le savoir; non, monsieur l'abbe, il ne mentait pas, le pauvre petit. --C'est ce qui fait qu'il m'a charge d'eclaircir son malheur qu'il n'avait jamais pu eclaircir lui-meme, et de rehabiliter sa memoire, si cette memoire avait recu quelque souillure.» Et le regard de l'abbe, devenant de plus en plus fixe, devora l'expression presque sombre qui apparut sur le visage de Caderousse. «Un riche Anglais, continua l'abbe, son compagnon d'infortune, et qui sortit de prison, a la seconde Restauration, etait possesseur d'un diamant d'une grande valeur. En sortant de prison, il voulut laisser a Dantes, qui, dans une maladie qu'il avait faite, l'avait soigne comme un frere, un temoignage de sa reconnaissance en lui laissant ce diamant. Dantes, au lieu de s'en servir pour seduire ses geoliers, qui d'ailleurs pouvaient le prendre et le trahir apres, le conserva toujours precieusement pour le cas ou il sortirait de prison; car s'il sortait de prison, sa fortune etait assuree par la vente seule de ce diamant. --C'etait donc, comme vous le dites, demanda Caderousse avec des yeux ardents, un diamant d'une grande valeur? --Tout est relatif, reprit l'abbe; d'une grande valeur pour Edmond; ce diamant etait estime cinquante mille francs. --Cinquante mille francs! dit Caderousse; mais il etait donc gros comme une noix? --Non, pas tout a fait, dit l'abbe, mais vous allez en juger vous-meme, car je l'ai sur moi.» Caderousse sembla chercher sous les vetements de l'abbe le depot dont il parlait. L'abbe tira de sa poche une petite boite de chagrin noir, l'ouvrit et fit briller aux yeux eblouis de Caderousse l'etincelante merveille montee sur une bague d'un admirable travail. «Et cela vaut cinquante mille francs? --Sans la monture, qui est elle-meme d'un certain prix», dit l'abbe. Et il referma l'ecrin, et remit dans sa poche le diamant qui continuait d'etinceler au fond de la pensee de Caderousse. «Mais comment vous trouvez-vous avoir ce diamant en votre possession, monsieur l'abbe? demanda Caderousse. Edmond vous a donc fait son heritier? --Non, mais son executeur testamentaire. «J'avais trois bons amis et une fiancee, m'a-t-il dit: tous quatre, j'en suis sur, me regrettent amerement: l'un de ces bons amis s'appelait Caderousse.» Caderousse fremit. «--L'autre, continua l'abbe sans paraitre s'apercevoir de l'emotion de Caderousse, l'autre s'appelait Danglars; le troisieme, a-t-il ajoute, bien que mon rival, m'aimait aussi.» Un sourire diabolique eclaira les traits de Caderousse qui fit un mouvement pour interrompre l'abbe. «Attendez, dit l'abbe, laisse-moi finir, et si vous avez quelque observation a me faire, vous me la ferez tout a l'heure. «L'autre, bien que mon rival, m'aimait aussi et s'appelait Fernand; quant a ma fiancee son nom etait...» Je ne me rappelle plus le nom de la fiancee, dit l'abbe. --Mercedes, dit Caderousse. --Ah! oui, c'est cela, reprit l'abbe avec un soupir etouffe, Mercedes. --Eh bien? demanda Caderousse. --Donnez-moi une carafe d'eau», dit l'abbe. Caderousse s'empressa d'obeir. L'abbe remplit le verre et but quelques gorgees. «Ou en etions-nous? demanda-t-il en posant son verre sur la table. --La fiancee s'appelait Mercedes. --Oui, c'est cela. «Vous irez a Marseille...» C'est toujours Dantes qui parle, comprenez-vous? --Parfaitement. --«Vous vendrez ce diamant, vous ferez cinq parts et vous les partagerez entre ces bons amis, les seuls etres qui m'aient aime sur la terre!» --Comment cinq parts? dit Caderousse, vous ne m'avez nomme que quatre personnes. --Parce que la cinquieme est morte, a ce qu'on m'a dit.... La cinquieme etait le pere de Dantes. --Helas! oui, dit Caderousse emu par les passions qui s'entrechoquaient en lui; helas! oui, le pauvre homme, il est mort. --J'ai appris cet evenement a Marseille, repondit l'abbe en faisant un effort pour paraitre indifferent, mais il y a si longtemps que cette mort est arrivee que je n'ai pu recueillir aucun detail.... Sauriez-vous quelque chose de la fin de ce vieillard, vous? --Eh! dit Caderousse, qui peut savoir cela mieux que moi?... Je demeurais porte a porte avec le bon homme.... Eh! mon Dieu! oui: un an a peine apres la disparition de son fils, il mourut, le pauvre vieillard! --Mais, de quoi mourut-il? --Les medecins ont nomme sa maladie... une gastro-enterite, je crois; ceux qui le connaissaient ont dit qu'il etait mort de douleur... et moi, qui l'ai presque vu mourir, je dis qu'il est mort...» Caderousse s'arreta. «Mort de quoi? reprit avec anxiete le pretre. --Eh bien, mort de faim! --De faim? s'ecria l'abbe bondissant sur son escabeau, de faim! les plus vils animaux ne meurent pas de faim! les chiens qui errent dans les rues trouvent une main compatissante qui leur jette un morceau de pain; et un homme, un chretien, est mort de faim au milieu d'autres hommes qui se disent chretiens comme lui! Impossible! oh! c'est impossible! --J'ai dit ce que j'ai dit, reprit Caderousse. --Et tu as tort, dit une voix dans l'escalier, de quoi te meles-tu?» Les deux hommes se retournerent, et virent a travers les barres de la rampe la tete maladive de Carconte; elle s'etait trainee jusque-la et ecoutait la conversation, assise sur la derniere marche, la tete appuyee sur ses genoux. «De quoi te meles-tu toi-meme, femme? dit Caderousse. Monsieur demande des renseignements, politesse veut que je les lui donne. --Oui, mais la prudence veut que tu les refuses. Qui te dit dans quelle intention on veut te faire parler, imbecile? --Dans une excellente, madame, je vous en reponds, dit l'abbe. Votre mari n'a donc rien a craindre, pourvu qu'il reponde franchement. --Rien a craindre, oui! on commence par de belles promesses, puis on se contente, apres, de dire qu'on n'a rien a craindre; puis on s'en va sans rien tenir de ce qu'on a dit, et un beau matin le malheur tombe sur le pauvre monde sans que l'on sache d'ou il vient. --Soyez tranquille, bonne femme, le malheur ne vous viendra pas de mon cote, je vous en reponds.» La Carconte grommela quelques paroles qu'on ne put entendre, laissa retomber sur ses genoux sa tete un instant soulevee et continua de trembler de la fievre, laissant son mari libre de continuer la conversation, mais placee de maniere a n'en pas perdre un mot. Pendant ce temps, l'abbe avait bu quelques gorgees d'eau et s'etait remis. «Mais reprit-il, ce malheureux vieillard etait-il donc si abandonne de tout le monde, qu'il soit mort d'une pareille mort? --Oh! monsieur, reprit Caderousse, ce n'est pas que Mercedes la Catalane, ni M. Morrel l'aient abandonne; mais le pauvre vieillard s'etait pris d'une antipathie profonde pour Fernand, celui-la meme, continua Caderousse avec un sourire ironique, que Dantes vous a dit etre de ses amis. --Ne l'etait-il donc pas? dit l'abbe. --Gaspard! Gaspard! murmura la femme du haut de son escalier, fais attention a ce que tu vas dire.» Caderousse fit un mouvement d'impatience, et sans accorder d'autre reponse a celle qui l'interrompait: «Peut-on etre l'ami de celui dont on convoite la femme? repondit-il a l'abbe. Dantes, qui etait un coeur d'or, appelait tous ces gens-la ses amis.... Pauvre Edmond!... Au fait, il vaut mieux qu'il n'ait rien su; il aurait eu trop de peine a leur pardonner au moment de la mort.... Et, quoi qu'on dise, continua Caderousse dans son langage qui ne manquait pas d'une sorte de rude poesie, j'ai encore plus peur de la malediction des morts que de la haine des vivants. --Imbecile! dit la Carconte. --Savez-vous donc, continua l'abbe, ce que Fernand a fait contre Dantes. --Si je sais, je le crois bien. --Parlez alors. --Gaspard, fais ce que tu veux, tu es le maitre, dit la femme; mais si tu m'en croyais, tu ne dirais rien. --Cette fois, je crois que tu as raison, femme, dit Caderousse. --Ainsi, vous ne voulez rien dire? reprit l'abbe. --A quoi bon! dit Caderousse. Si le petit etait vivant et qu'il vint a moi pour connaitre une bonne fois pour toutes ses amis et ses ennemis, je ne dis pas; mais il est sous terre, a ce que vous m'avez dit, il ne peut plus avoir de haine, il ne peut plus se venger. Eteignons tout cela. --Vous voulez alors, dit l'abbe, que je donne a ces gens, que vous donnez pour d'indignes et faux amis une recompense destinee a la fidelite? --C'est vrai, vous avez raison, dit Caderousse. D'ailleurs que serait pour eux maintenant le legs du pauvre Edmond? une goutte d'eau tombant a mer! --Sans compter que ces gens-la peuvent t'ecraser d'un geste, dit la femme. --Comment cela? ces gens-la sont donc devenus riches et puissants? --Alors, vous ne savez pas leur histoire? --Non, racontez-la-moi.» Caderousse parut reflechir un instant. «Non, en verite, dit-il, ce serait trop long. --Libre a vous de vous taire, mon ami, dit l'abbe avec l'accent de la plus profonde indifference, et je respecte vos scrupules; d'ailleurs ce que vous faites la est d'un homme vraiment bon: n'en parlons donc plus. De quoi etais-je charge? D'une simple formalite. Je vendrai donc ce diamant.» Et il tira le diamant de sa poche, ouvrit l'ecrin, et le fit briller aux yeux eblouis de Caderousse. «Viens donc voir, femme! dit celui-ci d'une voix rauque. --Un diamant! dit la Carconte se levant et descendant d'un pas assez ferme l'escalier, qu'est-ce que c'est donc que ce diamant? --N'as-tu donc pas entendu, femme? dit Caderousse, c'est un diamant que le petit nous a legue: a son pere d'abord, a ses trois amis Fernand, Danglars et moi et a Mercedes sa fiancee. Le diamant vaut cinquante mille francs. --Oh! le beau joyau! dit-elle. --Le cinquieme de cette somme nous appartient, alors? dit Caderousse. --Oui, monsieur, repondit l'abbe, plus la part du pere de Dantes, que je me crois autorise a repartir sur vous quatre. --Et pourquoi sur nous quatre? demanda la Carconte. --Parce que vous etiez les quatre amis d'Edmond. --Les amis ne sont pas ceux qui trahissent! murmura sourdement a son tour la femme. --Oui, oui, dit Caderousse, et c'est ce que je disais: c'est presque une profanation, presque un sacrilege que de recompenser la trahison, le crime peut-etre. --C'est vous qui l'aurez voulu, reprit tranquillement l'abbe en remettant le diamant dans la poche de sa soutane; maintenant donnez-moi l'adresse des amis d'Edmond, afin que je puisse executer ses dernieres volontes.» La sueur coulait a lourdes gouttes du front de Caderousse; il vit l'abbe se lever, se diriger vers la porte, comme pour jeter un coup d'oeil d'avis a son cheval, et revenir. Caderousse et sa femme se regardaient avec une indicible expression. «Le diamant serait pour nous tout entier, dit Caderousse. --Le crois-tu? repondit la femme. --Un homme d'Eglise ne voudrait pas nous tromper. --Fais comme tu voudras, dit la femme; quant a moi, je ne m'en mele pas.» Et elle reprit le chemin de l'escalier toute grelottante; ses dents claquaient, malgre la chaleur ardente qu'il faisait. Sur la derniere marche, elle s'arreta un instant. «Reflechis bien, Gaspard! dit-elle. --Je suis decide», dit Caderousse. La Carconte rentra dans sa chambre en poussant un soupir; on entendit le plafond crier sous ses pas jusqu'a ce qu'elle eut rejoint son fauteuil ou elle tomba assise lourdement. «A quoi etes-vous decide? demanda l'abbe. --A tout vous dire, repondit celui-ci. --Je crois, en verite, que c'est ce qu'il y a de mieux a faire, dit le pretre; non pas que je tienne a savoir les choses que vous voudriez me cacher; mais enfin, vous pouvez m'amener a distribuer les legs selon les voeux du testateur, ce sera mieux. --Je l'espere, repondit Caderousse, les joues enflammees par la rougeur de l'esperance et de la cupidite. --Je vous ecoute, dit l'abbe. --Attendez, reprit Caderousse, on pourrait nous interrompre a l'endroit le plus interessant, et ce serait desagreable; d'ailleurs, il est inutile que personne sache que vous etes venu ici.» Et il alla a la porte de son auberge et ferma la porte, a laquelle, par surcroit de precaution, il mit la barre de nuit. Pendant ce temps, l'abbe avait choisi sa place pour ecouter tout a son aise; il s'etais assis dans un angle, de maniere a demeurer dans l'ombre, tandis que la lumiere tomberait en plein sur le visage de son interlocuteur. Quant a lui, la tete inclinee, les mains jointes ou plutot crispees, il s'appretait a ecouter de toutes ses oreilles. Caderousse approcha un escabeau et s'assit en face de lui. «Souviens-toi que je ne te pousse a rien! dit la voix tremblotante de la Carconte, comme si, a travers le plancher, elle eut pu voir la scene qui se preparait. --C'est bien, c'est bien, dit Caderousse, n'en parlons plus; je prends tout sur moi.» Et il commenca. XXVII Le recit. «Avant tout, dit Caderousse, je dois, monsieur, vous prier de me promettre une chose. --Laquelle? demanda l'abbe. --C'est que jamais, si vous faites un usage quelconque des details que je vais vous donner, on ne saura que ces details viennent de moi, car ceux dont je vais vous parler sont riches et puissants, et, s'ils me touchaient seulement du bout du doigt, ils me briseraient comme verre. --Soyez tranquille, mon ami, dit l'abbe, je suis pretre, et les confessions meurent dans mon sein; rappelez-vous que nous n'avons d'autre but que d'accomplir dignement les dernieres volontes de notre ami; parlez donc sans menagement comme sans haine; dites la verite, toute la verite: je ne connais pas et ne connaitrai probablement jamais les personnes dont vous allez me parler; d'ailleurs, je suis Italien et non pas Francais; j'appartiens a Dieu et non pas aux hommes, et je vais rentrer dans mon couvent, dont je ne suis sorti que pour remplir les dernieres volontes d'un mourant.» Cette promesse positive parut donner a Caderousse un peu d'assurance. «Eh bien, en ce cas, dit Caderousse, je veux, je dirai meme plus, je dois vous detromper sur ces amities que le pauvre Edmond croyait sinceres et devouees. --Commencons par son pere, s'il vous plait, dit l'abbe. Edmond m'a beaucoup parle de ce vieillard, pour lequel il avait un profond amour. --L'histoire est triste, monsieur, dit Caderousse en hochant la tete; vous en connaissez probablement les commencements. --Oui, repondit l'abbe, Edmond m'a raconte les choses jusqu'au moment ou il a ete arrete, dans un petit cabaret pres de Marseille. --A la Reserve! o mon Dieu, oui! je vois encore la chose comme si j'y etais. --N'etait-ce pas au repas meme de ses fiancailles? --Oui, et le repas qui avait eu un gai commencement eut une triste fin: un commissaire de police suivi de quatre fusiliers entra, et Dantes fut arrete. --Voila ou s'arrete ce que je sais, monsieur, dit le pretre; Dantes lui-meme ne savait rien autre que ce qui lui etait absolument personnel, car il n'a jamais revu aucune des cinq personnes que je vous ai nommees, ni entendu parler d'elles. --Eh bien, Dantes une fois arrete, M. Morrel courut prendre des informations: elles furent bien tristes. Le vieillard retourna seul dans sa maison, ploya son habit de noces en pleurant, passa toute la journee a aller et venir dans sa chambre, et le soir ne se coucha point, car je demeurais au-dessous de lui et je l'entendis marcher toute la nuit; moi-meme, je dois le dire, je ne dormis pas non plus, car la douleur de ce pauvre pere me faisait grand mal, et chacun de ses pas me broyait le coeur, comme s'il eut reellement pose son pied sur ma poitrine. «Le lendemain, Mercedes vint a Marseille pour implorer la protection de M. de Villefort: elle n'obtint rien; mais, du meme coup, elle alla rendre visite au vieillard. Quand elle le vit si morne et abattu, qu'il avait passe la nuit sans se mettre au lit, qu'il n'avait pas mange depuis la veille, elle voulut l'emmener pour en prendre soin, mais le vieillard ne voulut jamais y consentir. «--Non, disait-il, je ne quitterai pas la maison, car c'est moi que mon pauvre enfant aime avant toutes choses, et, s'il sort de prison, c'est moi qu'il accourra voir d'abord. Que dirait-il si je n'etais point la a l'attendre? «J'ecoutais tout cela du carre, car j'aurais voulu que Mercedes determinat le vieillard a la suivre; ce pas retentissant tous les jours sur ma tete ne me laissait pas un instant de repos. --Mais ne montiez-vous pas vous-meme pres du vieillard pour le consoler? demanda le pretre. --Ah! monsieur! repondit Caderousse, on ne console que ceux qui veulent etre consoles, et lui ne voulait pas l'etre: d'ailleurs, je ne sais pourquoi, mais il me semblait qu'il avait de la repugnance a me voir. Une nuit cependant que j'entendais ses sanglots, je n'y pus resister et je montai; mais quand j'arrivai a la porte, il ne sanglotait plus, il priait. Ce qu'il trouvait d'eloquentes paroles et de pitoyables supplications, je ne saurais vous le redire, monsieur: c'etait plus que de la piete, c'etait plus que de la douleur; aussi, moi qui ne suis pas cagot et qui n'aime pas les jesuites, je me dis ce jour-la: C'est bien heureux, en verite, que je sois seul, et que le Bon Dieu ne m'ait pas envoye d'enfants, car si j'etais pere et que je ressentisse une douleur semblable a celle du pauvre vieillard, ne pouvant trouver dans ma memoire ni dans mon coeur tout ce qu'il dit au Bon Dieu, j'irais tout droit me precipiter dans la mer pour ne pas souffrir plus longtemps. --Pauvre pere! murmura le pretre. --De jour en jour, il vivait plus seul et plus isole: souvent M. Morrel et Mercedes venaient pour le voir, mais sa porte etait fermee; et, quoique je fusse bien sur qu'il etait chez lui, il ne repondait pas. Un jour que, contre son habitude, il avait recu Mercedes, et que la pauvre enfant, au desespoir elle-meme, tentait de le reconforter: «--Crois-moi, ma fille, lui dit-il, il est mort; et, au lieu que nous l'attendions, c'est lui qui nous attend: je suis bien heureux, c'est moi qui suis le plus vieux et qui, par consequent, le reverrai le premier. «Si bon que l'on soit, voyez-vous, on cesse bientot de voir les gens qui vous attristent; le vieux Dantes finit par demeurer tout a fait seul: je ne voyais plus monter de temps en temps chez lui que des gens inconnus, qui descendaient avec quelque paquet mal dissimule; j'ai compris depuis ce que c'etait que ces paquets: il vendait peu a peu ce qu'il avait pour vivre. Enfin, le bonhomme arriva au bout de ses pauvres hardes; il devait trois termes: on menaca de le renvoyer; il demanda huit jours encore, on les lui accorda. Je sus ce detail parce que le proprietaire entra chez moi en sortant de chez lui. «Pendant les trois premiers jours, je l'entendis marcher comme d'habitude; mais le quatrieme, je n'entendis plus rien. Je me hasardai a monter: la porte etait fermee; mais a travers la serrure je l'apercu si pale et si defait, que, le jugeant bien malade, je fis prevenir M. Morrel et courus chez Mercedes. Tous deux s'empresserent de venir. M. Morrel amenait un medecin; le medecin reconnut une gastro-enterite et ordonna la diete. J'etais la, monsieur, et je n'oublierai jamais le sourire du vieillard a cette ordonnance. «Des lors, il ouvrit sa porte: il avait une excuse pour ne plus manger; le medecin avait ordonne la diete.» L'abbe poussa une espece de gemissement. «Cette histoire vous interesse, n'est-ce pas, monsieur? dit Caderousse. --Oui, repondit l'abbe; elle est attendrissante. --Mercedes revint; elle le trouva si change, que, comme la premiere fois, elle voulut le faire transporter chez elle. C'etait aussi l'avis de M. Morrel, qui voulait operer le transport de force; mais le vieillard cria tant, qu'ils eurent peur. Mercedes resta au chevet de son lit. M. Morrel s'eloigna en faisant signe a la Catalane qu'il laissait une bourse sur la chemin. Mais, arme de l'ordonnance du medecin, le vieillard ne voulut rien prendre. Enfin, apres neuf jours de desespoir et d'abstinence, le vieillard expira en maudissant ceux qui avaient cause son malheur et disant a Mercedes: «--Si vous revoyez mon Edmond, dites-lui que je meurs en le benissant.» L'abbe se leva, fit deux tours dans la chambre en portant une main fremissante a sa gorge aride. «Et vous croyez qu'il est mort.... --De faim... monsieur, de faim, dit Caderousse; j'en reponds aussi vrai que nous sommes ici deux chretiens.» L'abbe, d'une main convulsive, saisit le verre d'eau encore a moitie plein, le vida d'un trait et se rassit les yeux rougis et les joues pales. «Avouez que voila un grand malheur! dit-il d'une voix rauque. --D'autant plus grand, monsieur, que Dieu n'y est pour rien, et que les hommes seuls en sont cause. --Passons donc a ces hommes, dit l'abbe; mais songez-y, continua-t-il d'un air presque menacant, vous vous etes engage a me tout dire: voyons, quels sont ces hommes qui ont fait mourir le fils de desespoir, et le pere de faim? --Deux hommes jaloux de lui, monsieur, l'un par amour, l'autre par ambition: Fernand et Danglars. --Et de quelle facon se manifesta cette jalousie, dites? --Ils denoncerent Edmond comme agent bonapartiste. --Mais lequel des deux le denonca, lequel des deux fut le vrai coupable. --Tous deux, monsieur, l'un ecrivit la lettre, l'autre la mit a la poste. --Et ou cette lettre fut-elle ecrite? --A la Reserve meme, la veille du mariage. --C'est bien cela, c'est bien cela, murmura l'abbe. O Faria! Faria! comme tu connaissais les hommes et les choses! --Vous dites, monsieur? demanda Caderousse. --Rien, reprit le pretre; continuez. --Ce fut Danglars qui ecrivit la denonciation de la main gauche pour que son ecriture ne fut pas reconnue, et Fernand qui l'envoya. --Mais, s'ecria tout a coup l'abbe, vous etiez la, vous! --Moi! dit Caderousse etonne; qui vous a dit que j'y etais?» L'abbe vit qu'il s'etait lance trop avant. «Personne, dit-il, mais pour etre si bien au fait de tous ces details, il faut que vous en ayez ete le temoin. --C'est vrai, dit Caderousse d'une voix etouffee, j'y etais. --Et vous ne vous etes pas oppose a cette infamie? dit l'abbe; alors vous etes leur complice. --Monsieur, dit Caderousse, ils m'avaient fait boire tous deux au point que j'en avais a peu pres perdu la raison. Je ne voyais plus qu'a travers un nuage. Je dis tout ce que peut dire un homme dans cet etat; mais ils me repondirent tous deux que c'etait une plaisanterie qu'ils avaient voulu faire, et que cette plaisanterie n'aurait pas de suite. --Le lendemain, monsieur, le lendemain, vous vites bien qu'elle en avait; cependant vous ne dites rien; vous etiez la cependant lorsqu'il fut arrete. --Oui, monsieur, j'etais la et je voulus parler, je voulus tout dire, mais Danglars me retint. --«Et s'il est coupable, par hasard, me dit-il, s'il a veritablement relache a l'ile d'Elbe, s'il est veritablement charge d'une lettre pour le comite bonapartiste de Paris, si on trouve cette lettre sur lui, ceux qui l'auront soutenu passeront pour ses complices.» «J'eus peur de la politique telle qu'elle se faisait alors, je l'avoue; je me tus, ce fut une lachete, j'en conviens, mais ce ne fut pas un crime. --Je comprends; vous laissates faire, voila tout. --Oui, monsieur, repondit Caderousse, et c'est mon remords de la nuit et du jour. J'en demande bien souvent pardon a Dieu, je vous le jure, d'autant plus que cette action, la seule que j'aie serieusement a me reprocher dans tout le cours de ma vie, est sans doute la cause de mes adversites. J'expie un instant d'egoisme; aussi, c'est ce que je dis toujours a la Carconte lorsqu'elle se plaint: «Tais-toi, femme, c'est Dieu qui le veut ainsi.» Et Caderousse baissa la tete avec tous les signes d'un vrai repentir. «Bien, monsieur, dit l'abbe, vous avez parle avec franchise; s'accuser ainsi, c'est meriter son pardon. --Malheureusement, dit Caderousse, Edmond est mort et ne m'a pas pardonne, lui! --Il ignorait, dit l'abbe.... --Mais il sait maintenant, peut-etre, reprit Caderousse; on dit que les morts savent tout.» Il se fit un instant de silence: l'abbe s'etait leve et se promenait pensif; il revint a sa place et se rassit. «Vous m'avez nomme deja deux ou trois fois un certain M. Morrel, dit-il. Qu'etait-ce que cet homme? --C'etait l'armateur du _Pharaon_, le patron de Dantes. --Et quel role a joue cet homme dans toute cette triste affaire? demanda l'abbe. --Le role d'un homme honnete, courageux et affectionne, monsieur. Vingt fois il interceda pour Edmond; quand l'empereur rentra, il ecrivit, pria, menaca, si bien qu'a la seconde Restauration il fut fort persecute comme bonapartiste. Dix fois, comme je vous l'ai dit, il etait venu chez le pere Dantes pour le retirer chez lui, et la veille ou la surveille de sa mort, je vous l'ai dit encore, il avait laisse sur la cheminee une bourse avec laquelle on paya les dettes du bonhomme et l'on subvint a son enterrement; de sorte que le pauvre vieillard put du moins mourir comme il avait vecu, sans faire de tort a personne. C'est encore moi qui ai la bourse, une grande bourse en filet rouge. --Et, demanda l'abbe, ce M. Morrel vit-il encore? --Oui, dit Caderousse. --En ce cas, reprit l'abbe, ce doit etre un homme beni de Dieu, il doit etre riche... heureux?...» Caderousse sourit amerement. «Oui, heureux, comme moi, dit-il. --M. Morrel serait malheureux! s'ecria l'abbe. --Il touche a la misere, monsieur, et bien plus, il touche au deshonneur. --Comment cela? --Oui, reprit Caderousse, c'est comme cela; apres vingt-cinq ans de travail, apres avoir acquis la plus honorable place dans le commerce de Marseille, M. Morrel est ruine de fond en comble. Il a perdu cinq vaisseaux en deux ans, a essuye trois banqueroutes effroyables, et n'a plus d'esperance que dans ce meme _Pharaon_ que commandait le pauvre Dantes, et qui doit revenir des Indes avec un chargement de cochenille et d'indigo. Si ce navire-la manque comme les autres, il est perdu. --Et, dit l'abbe, a-t-il une femme, des enfants, le malheureux? --Oui, il a une femme qui, dans tout cela, se conduit comme une sainte; il a une fille qui allait epouser un homme qu'elle aimait, et a qui sa famille ne veut plus laisser epouser une fille ruinee; il a un fils enfin, lieutenant dans l'armee; mais, vous le comprenez bien, tout cela double sa douleur au lieu de l'adoucir, a ce pauvre cher homme. S'il etait seul, il se brulerait la cervelle et tout serait dit. --C'est affreux! murmura le pretre. --Voila comme Dieu recompense la vertu, monsieur, dit Caderousse. Tenez, moi qui n'ai jamais fait une mauvaise action a part ce que je vous ai raconte, moi, je suis dans la misere; moi, apres avoir vu mourir ma pauvre femme de la fievre, sans pouvoir rien faire pour elle, je mourrai de faim comme est mort le pere Dantes, tandis que Fernand et Danglars roulent sur l'or. --Et comment cela? --Parce que tout leur a tourne a bien, tandis qu'aux honnetes gens tout tourne a mal. --Qu'est devenu Danglars? le plus coupable, n'est-ce pas, l'instigateur? --Ce qu'il est devenu? il a quitte Marseille; il est entre, sur la recommandation de M. Morrel, qui ignorait son crime comme commis d'ordre chez un banquier espagnol; a l'epoque de la guerre d'Espagne il s'est charge d'une part dans les fournitures de l'armee francaise et a fait fortune; alors, avec ce premier argent il a joue sur les fonds, et a triple, quadruple ses capitaux, et, veuf lui-meme de la fille de son banquier, il a epouse une veuve, Mme de Nargonne, fille de M. Servieux, chambellan du roi actuel, et qui jouit de la plus grande faveur. Il s'etait fait millionnaire, on l'a fait baron; de sorte qu'il est baron Danglars maintenant, qu'il a un hotel rue du Mont-Blanc, dix chevaux dans ses ecuries, six laquais dans son antichambre, et je ne sais combien de millions dans ses caisses. --Ah! fit l'abbe avec un singulier accent; et il est heureux? --Ah! heureux, qui peut dire cela? Le malheur ou le bonheur, c'est le secret des murailles; les murailles ont des oreilles, mais elles n'ont pas de langue; si l'on est heureux avec une grande fortune, Danglars est heureux. --Et Fernand? --Fernand, c'est bien autre chose encore. --Mais comment a pu faire fortune un pauvre pecheur catalan, sans ressources, sans education? Cela me passe, je vous l'avoue. --Et cela passe tout le monde aussi; il faut qu'il y ait dans sa vie quelque etrange secret que personne ne sait. --Mais enfin par quels echelons visibles a-t-il monte a cette haute fortune ou a cette haute position? --A toutes deux, monsieur, a toutes deux! lui a fortune et position tout ensemble. --C'est un conte que vous me faites la. --Le fait est que la chose en a bien l'air; mais ecoutez, et vous allez comprendre. «Fernand, quelques jours avant le retour, etait tombe a la conscription. Les Bourbons, le laisserent bien tranquille aux Catalans, mais Napoleon revint, une levee extraordinaire fut decretee, et Fernand fut force de partir. Moi aussi, je partis; mais comme j'etais plus vieux que Fernand et que je venais d'epouser ma pauvre femme, je fus envoye sur les cotes seulement. «Fernand, lui, fut enregimente dans les troupes actives, gagna la frontiere avec son regiment, et assista a la bataille de Ligny. «La nuit qui suivit la bataille, il etait de planton a la porte du general qui avait des relations secretes avec l'ennemi. Cette nuit meme le general devait rejoindre les Anglais. Il proposa a Fernand de l'accompagner; Fernand accepta, quitta son poste et suivit le general. «Ce qui eut fait passer Fernand a un conseil de guerre si Napoleon fut reste sur le trone lui servit de recommandation pres des Bourbons. Il rentra en France avec l'epaulette de sous-lieutenant; et comme la protection du general, qui est en haute faveur, ne l'abandonna point, il etait capitaine en 1823, lors de la guerre d'Espagne, c'est-a-dire au moment meme ou Danglars risquait ses premieres speculations. Fernand etait Espagnol, il fut envoye a Madrid pour y etudier l'esprit de ses compatriotes; il y retrouva Danglars, s'aboucha avec lui, promit a son general un appui parmi les royalistes de la capitale et des provinces, recut des promesses, prit de son cote des engagements, guida son regiment par les chemins connus de lui seul dans des gorges gardees par des royalistes, et enfin rendit dans cette courte campagne de tels services, qu'apres la prise du Trocadero il fut nomme colonel et recut la croix d'officier de la Legion d'honneur avec le titre de comte. --Destinee! destinee! murmura l'abbe. --Oui, mais ecoutez, ce n'est pas le tout. La guerre d'Espagne finie, la carriere de Fernand se trouvait compromise par la longue paix qui promettait de regner en Europe. La Grece seule etait soulevee contre la Turquie, et venait de commencer la guerre de son independance; tous les yeux etaient tournes vers Athenes: c'etait la mode de plaindre et de soutenir les Grecs. Le gouvernement francais, sans les proteger ouvertement, comme vous savez, tolerait les migrations partielles. Fernand sollicita et obtint la permission d'aller servir en Grece, en demeurant toujours porte neanmoins sur les controles de l'armee. «Quelque temps apres, on apprit que le comte de Morcerf, c'etait le nom qu'il portait, etait entre au service d'Ali-Pacha avec le grade de general instructeur. «Ali-Pacha fut tue, comme vous savez; mais avant de mourir il recompensa les services de Fernand en lui laissant une somme considerable avec laquelle Fernand revint en France, ou son grade de lieutenant general lui fut confirme. --De sorte qu'aujourd'hui?... demanda l'abbe. --De sorte qu'aujourd'hui, poursuivit Caderousse, il possede un hotel magnifique a Paris, rue du Helder, nº 27.» L'abbe ouvrit la bouche, demeura un instant comme un homme qui hesite, mais faisant un effort sur lui-meme: «Et Mercedes, dit-il, on m'a assure qu'elle avait disparu? --Disparu, dit Caderousse, oui, comme disparait le soleil pour se lever le lendemain plus eclatant. --A-t-elle donc fait fortune aussi? demanda l'abbe avec un sourire ironique. --Mercedes est a cette heure une des plus grandes dames de Paris, dit Caderousse. --Continuez, dit l'abbe, il me semble que j'ecoute le recit d'un reve. Mais j'ai vu moi-meme des choses si extraordinaires, que celles que vous me dites m'etonnent moins. --Mercedes fut d'abord desesperee du coup qui lui enlevait Edmond. Je vous ai dit ses instances pres de M. de Villefort et son devouement pour le pere de Dantes. Au milieu de son desespoir une nouvelle douleur vint l'atteindre, ce fut le depart de Fernand, de Fernand dont elle ignorait le crime, et qu'elle regardait comme son frere. «Fernand partit, Mercedes demeura seule. «Trois mois s'ecoulerent pour elle dans les larmes: pas de nouvelles d'Edmond, pas de nouvelles de Fernand; rien devant les yeux qu'un vieillard qui s'en allait mourant de desespoir. «Un soir, apres etre restee toute la journee assise, comme c'etait son habitude, a l'angle des deux chemins qui se rendent de Marseille aux Catalans, elle rentra chez elle plus abattue qu'elle ne l'avait encore ete: ni son amant ni son ami ne revenaient par l'un ou l'autre de ces deux chemins, et elle n'avait de nouvelles ni de l'un ni de l'autre. «Tout a coup il lui sembla entendre un pas connu; elle se retourna avec anxiete, la porte s'ouvrit, elle vit apparaitre Fernand avec son uniforme de sous-lieutenant. «Ce n'etait pas la moitie de ce qu'elle pleurait, mais c'etait une portion de sa vie passee qui revenait a elle. «Mercedes saisit les mains de Fernand avec un transport que celui-ci prit pour de l'amour, et qui n'etait que la joie de n'etre plus seule au monde et de revoir enfin un ami, apres de longues heures de la tristesse solitaire. Et puis, il faut le dire, Fernand n'avait jamais ete hai, il n'etait pas aime, voila tout; un autre tenait tout le coeur de Mercedes, cet autre etait absent... etait disparu... etait mort peut-etre. A cette derniere idee, Mercedes eclatait en sanglots et se tordait les bras de douleur; mais cette idee, qu'elle repoussait autrefois quand elle lui etait suggeree par un autre lui revenait maintenant tout seule a l'esprit; d'ailleurs, de son cote, le vieux Dantes ne cessait de lui dire: «Notre Edmond est mort, car s'il n'etait pas mort, il nous reviendrait.» «Le vieillard mourut, comme je vous l'ai dit: s'il eut vecu, peut-etre Mercedes ne fut-elle jamais devenue la femme d'un autre; car il eut ete la pour lui reprocher son infidelite. Fernand comprit cela. Quand il connut la mort du vieillard, il revint. Cette fois, il etait lieutenant. Au premier voyage, il n'avait pas dit a Mercedes un mot d'amour; au second, il lui rappela qu'il l'aimait. «Mercedes lui demanda six mois encore pour attendre et pleurer Edmond. --Au fait, dit l'abbe avec un sourire amer, cela faisait dix-huit mois en tout. Que peut demander davantage l'amant le plus adore?» Puis il murmura les paroles du poete anglais: _Frailty, thy name is woman!_ «Six mois apres, reprit Caderousse, le mariage eut lieu a l'eglise des Accoules. --C'etait la meme eglise ou elle devait epouser Edmond, murmura le pretre; il n'y avait que le fiance de change, voila tout. --Mercedes se maria donc, continua Caderousse; mais, quoique aux yeux de tous elle parut calme, elle ne manqua pas moins de s'evanouir en passant devant la Reserve, ou dix-huit mois auparavant avaient ete celebrees ses fiancailles avec celui qu'elle eut vu qu'elle aimait encore, si elle eut oser regarder au fond de son coeur. «Fernand, plus heureux, mais non pas plus tranquille, car je le vis a cette epoque, et il craignait sans cesse le retour d'Edmond, Fernand s'occupa aussitot de depayser sa femme et de s'exiler lui-meme; il y avait a la fois trop de dangers et de souvenirs a rester aux Catalans. Huit jours apres la noce, ils partirent. --Et revites-vous Mercedes? demanda le pretre. --Oui, au moment de la guerre d'Espagne, a Perpignan ou Fernand l'avait laissee; elle faisait alors l'education de son fils.» L'abbe tressaillit. «De son fils? dit-il. --Oui, repondit Caderousse, du petit Albert. --Mais pour instruire ce fils, continua l'abbe, elle avait donc recu de l'education elle-meme? Il me semblait avoir entendu dire a Edmond que c'etait la fille d'un simple pecheur, belle, mais inculte. --Oh! dit Caderousse, connaissait-il donc si mal sa propre fiancee! Mercedes eut pu devenir reine, monsieur, si la couronne se devait poser seulement sur les tetes les plus belles et les plus intelligentes. Sa fortune grandissait deja, et elle grandissait avec sa fortune. Elle apprenait le dessin, elle apprenait la musique, elle apprenait tout. D'ailleurs, je crois, entre nous, qu'elle ne faisait tout cela que pour se distraire, pour oublier, et qu'elle ne mettait tant de choses dans sa tete que pour combattre ce qu'elle avait dans le coeur. Mais maintenant tout doit etre dit, continua Caderousse: la fortune et les honneurs l'ont consolee sans doute. Elle est riche, elle est comtesse, et cependant...» Caderousse s'arreta. «Cependant quoi? demanda l'abbe. --Cependant, je suis sur qu'elle n'est pas heureuse, dit Caderousse. --Et qui vous le fait croire? --Eh bien, quand je me suis trouve trop malheureux moi-meme, j'ai pense que mes anciens amis m'aideraient en quelque chose. Je me suis presente chez Danglars, qui ne m'a pas meme recu. J'ai ete chez Fernand, qui m'a fait remettre cent francs par son valet de chambre. --Alors vous ne les vites ni l'un ni l'autre? --Non; mais Mme de Morcerf m'a vu, elle. --Comment cela? --Lorsque je suis sorti, une bourse est tombee a mes pieds, elle contenait vingt-cinq louis: j'ai leve vivement la tete et j'ai vu Mercedes qui refermait la persienne. --Et M. de Villefort? demanda l'abbe. --Oh! lui n'avait pas ete mon ami; je ne le connaissais pas; lui, je n'avais rien a lui demander. --Mais ne savez-vous point ce qu'il est devenu, et la part qu'il a prise au malheur d'Edmond? --Non, je sais seulement que, quelque temps apres l'avoir fait arreter, il a epouse Mlle de Saint-Meran, et bientot a quitte Marseille. Sans doute que le bonheur lui aura souri comme aux autres, sans doute qu'il est riche comme Danglars, considere comme Fernand; moi seul, vous le voyez, suis reste pauvre, miserable et oublie de Dieu. --Vous vous trompez, mon ami, dit l'abbe: Dieu peut paraitre oublier parfois, quand sa justice se repose; mais il vient toujours un moment ou il se souvient, et en voici la preuve.» A ces mots, l'abbe tira le diamant de sa poche, et le presentant a Caderousse: «Tenez, mon ami, lui dit-il, prenez ce diamant, car il est a vous. --Comment, a moi seul! s'ecria Caderousse! Ah! monsieur, ne raillez-vous pas? --Ce diamant devait etre partage entre ses amis: Edmond n'avait qu'un seul ami, le partage devient donc inutile. Prenez ce diamant et vendez-le; il vaut cinquante mille francs, je vous le repete, de cette somme, je l'espere, suffira pour vous tirer de la misere. --Oh! monsieur, dit Caderousse en avancant timidement une main et en essuyant de l'autre la sueur qui perlait sur son front; oh! monsieur, ne faites pas une plaisanterie du bonheur ou du desespoir d'un homme! --Je sais ce que c'est que le bonheur et ce que c'est que le desespoir, et je ne jouerai jamais a plaisir avec les sentiments. Prenez donc, mais en echange...» Caderousse qui touchait deja le diamant, retira sa main. L'abbe sourit. «En echange, continua-t-il, donnez-moi cette bourse de soie rouge que M. Morrel avait laissee sur la cheminee du vieux Dantes, et qui, me l'avez-vous dit, est encore entre vos mains.» Caderousse, de plus en plus etonne, alla vers une grande armoire de chene, l'ouvrit et donna a l'abbe une bourse longue, de soie rouge fletrie, et autour de laquelle glissaient deux anneaux de cuivre dores autrefois. L'abbe la prit, et en sa place donna le diamant a Caderousse. «Oh! vous etes un homme de Dieu, monsieur! s'ecria Caderousse, car en verite personne ne savait qu'Edmond vous avait donne ce diamant et vous auriez pu le garder. --Bien, se dit tout bas l'abbe, tu l'eusses fait, a ce qu'il parait, toi.» L'abbe se leva, prit son chapeau et ses gants. «Ah ca, dit-il, tout ce que vous m'avez dit est bien vrai, n'est-ce pas, et je puis y croire en tout point? --Tenez, monsieur l'abbe; dit Caderousse, voici dans le coin de ce mur un christ de bois benit; voici sur ce bahut le livre d'evangiles de ma femme: ouvrez ce livre, et je vais vous jurer dessus, la main etendue vers le christ, je vais vous jurer sur le salut de mon ame, sur ma foi de chretien, que je vous ai dit toutes choses comme elles s'etaient passees, et comme l'ange des hommes le dira a l'oreille de Dieu le jour du jugement dernier! --C'est bien, dit l'abbe, convaincu par cet accent que Caderousse disait la verite, c'est bien; que cet argent vous profite! Adieu, je retourne loin des hommes qui se font tant de mal les uns aux autres.» Et l'abbe, se delivrant a grand peine des enthousiastes elans de Caderousse, leva lui-meme la barre de la porte, sortit, remonta a cheval, salua une derniere fois l'aubergiste qui se confondait en adieux bruyants, et partit, suivant la meme direction qu'il avait deja suivie pour venir. Quand Caderousse se retourna, il vit derriere lui la Carconte plus pale et plus tremblante que jamais. «Est-ce bien vrai, ce que j'ai entendu? dit-elle. --Quoi? qu'il nous donnait le diamant pour nous tout seuls? dit Caderousse, presque fou de joie. --Oui. --Rien de plus vrai, car le voila.» La femme le regarda un instant; puis, d'une voix sourde: «Et s'il etait faux?» dit-elle. Caderousse palit et chancela. «Faux, murmura-t-il, faux... et pourquoi cet homme m'aurait-il donne un diamant faux? --Pour avoir ton secret sans le payer, imbecile!» Caderousse resta un instant etourdi sous le poids de cette supposition. «Oh! dit-il au bout d'un instant, et en prenant son chapeau qu'il posa sur le mouchoir rouge noue autour de sa tete, nous allons bien le savoir. --Et comment cela? --C'est la foire a Beaucaire; il y a des bijoutiers de Paris: je vais aller le leur montrer. Toi, garde la maison, femme; dans deux heures je serai de retour.» Et Caderousse s'elanca hors de la maison, et prit tout courant la route opposee a celle que venait de prendre l'inconnu. «Cinquante mille francs! murmura la Carconte, restee seule, c'est de l'argent... mais ce n'est pas une fortune.» XXVIII Les registres des prisons. Le lendemain du jour ou s'etait passee, sur la route de Bellegarde a Beaucaire, la scene que nous venons de raconter, un homme de trente a trente-deux ans, vetu d'un frac bleu barbeau, d'un pantalon de nankin et d'un gilet blanc, ayant a la fois la tournure et l'accent britanniques, se presenta chez le maire de Marseille. «Monsieur, lui dit-il, je suis le premier commis de la maison Thomson et French de Rome. Nous sommes depuis dix ans en relations avec la maison Morrel et fils de Marseille. Nous avons une centaine de mille francs a peu pres engages dans ces relations, et nous ne sommes pas sans inquietudes, attendu que l'on dit que la maison menace ruine: j'arrive donc tout expres de Rome pour vous demander des renseignements sur cette maison. --Monsieur, repondit le maire, je sais effectivement que depuis quatre ou cinq ans le malheur semble poursuivre M. Morrel: il a successivement perdu quatre ou cinq batiments, essuye trois ou quatre banqueroutes; mais il ne m'appartient pas, quoique son creancier moi-meme pour une dizaine de mille francs, de donner aucun renseignement sur l'etat de sa fortune. Demandez-moi comme maire ce que je pense de M. Morrel, et je vous repondrai que c'est un homme probe jusqu'a la rigidite, et qui jusqu'a present a rempli tous ses engagements avec une parfaite exactitude. Voila tout ce que je puis vous dire, monsieur; si vous voulez en savoir davantage, adressez-vous a M. de Boville, inspecteur des prisons, rue de Noailles, nº 15; il a, je crois, deux cent mille francs places dans la maison Morrel, et s'il y a reellement quelque chose a craindre, comme cette somme est plus considerable que la mienne, vous le trouverez probablement sur ce point mieux renseigne que moi.» L'Anglais parut apprecier cette supreme delicatesse, salua, sortit et s'achemina de ce pas particulier aux fils de la Grande-Bretagne vers la rue indiquee. M. de Boville etait dans son cabinet. En l'apercevant, l'Anglais fit un mouvement de surprise qui semblait indiquer que ce n'etait point la premiere fois qu'il se trouvait devant celui auquel il venait faire une visite. Quand a M. de Boville, il etait si desespere, qu'il etait evident que toutes les facultes de son esprit, absorbees dans la pensee qui l'occupait en ce moment, ne laissaient ni a sa memoire ni a son imagination le loisir de s'egarer dans le passe. L'Anglais, avec le flegme de sa nation, lui posa a peu pres dans les memes termes la meme question qu'il venait de poser au maire de Marseille. «Oh! monsieur, s'ecria M. de Boville, vos craintes sont malheureusement on ne peut plus fondees, et vous voyez un homme desespere. J'avais deux cent mille francs places dans la maison Morrel: ces deux cent mille francs etaient la dot de ma fille que je comptais marier dans quinze jours; ces deux cent mille francs etaient remboursables, cent mille le 15 de ce mois-ci, cent mille le 15 du mois prochain. J'avais donne avis a M. Morrel du desir que j'avais que ce remboursement fut fait exactement, et voila qu'il est venu ici, monsieur, il y a a peine une demi-heure, pour me dire que si son batiment le _Pharaon_ n'etait pas rentre d'ici au 15, il se trouverait dans l'impossibilite de me faire ce paiement. --Mais, dit l'Anglais, cela ressemble fort a un atermoiement. --Dites monsieur, que cela ressemble a une banqueroute!» s'ecria M. de Boville desespere. L'Anglais parut reflechir un instant, puis il dit: «Ainsi, monsieur, cette creance vous inspire des craintes? --C'est-a-dire que je la regarde comme perdue. --Eh bien, moi, je vous l'achete. --Vous? --Oui, moi. --Mais a un rabais enorme, sans doute? --Non, moyennant deux cent mille francs; notre maison, ajouta l'Anglais en riant, ne fait pas de ces sortes d'affaires. --Et vous payez? --Comptant.» Et l'Anglais tira de sa poche une liasse de billets de banque qui pouvait faire le double de la somme que M. de Boville craignait de perdre. Un eclair de joie passa sur le visage de M. de Boville; mais cependant il fit un effort sur lui-meme et dit: «Monsieur, je dois vous prevenir que, selon toute probabilite, vous n'aurez pas six du cent de cette somme. --Cela ne me regarde pas, repondit l'Anglais; cela regarde la maison Thomson et French, au nom de laquelle j'agis. Peut-etre a-t-elle interet a hater la ruine d'une maison rivale. Mais ce que je sais, monsieur, c'est que je suis pret a vous compter cette somme contre le transport que vous m'en ferez; seulement je demanderai un droit de courtage. --Comment, monsieur, c'est trop juste! s'ecria M. de Boville. La commission est ordinairement de un et demi: voulez-vous deux? voulez-vous trois? voulez-vous cinq? voulez-vous plus, enfin? Parlez? --Monsieur, reprit l'Anglais en riant, je suis comme ma maison, je ne fais pas de ces sortes d'affaires; non: mon droit de courtage est de tout autre nature. --Parlez donc, monsieur, je vous ecoute. --Vous etes inspecteur des prisons? --Depuis plus de quatorze ans. --Vous tenez des registres d'entree et de sortie? --Sans doute. --A ces registres doivent etre jointes des notes relatives aux prisonniers? --Chaque prisonnier a son dossier. --Eh bien, monsieur, j'ai ete eleve a Rome par un pauvre diable d'abbe qui a disparu tout a coup. J'ai appris, depuis, qu'il avait ete detenu au chateau d'If, et je voudrais avoir quelques details sur sa mort. --Comment le nommiez-vous? --L'abbe Faria. --Oh! je me le rappelle parfaitement! s'ecria M. de Boville, il etait fou. --On le disait. --Oh! il l'etait bien certainement. --C'est possible; et quel etait son genre de folie? --Il pretendait avoir la connaissance d'un tresor immense, et offrait des sommes folles au gouvernement si on voulait le mettre en liberte. --Pauvre diable! et il est mort? --Oui, monsieur, il y a cinq ou six mois a peu pres, en fevrier dernier. --Vous avez une heureuse memoire, monsieur, pour vous rappeler ainsi les dates. --Je me rappelle celle-ci, parce que la mort du pauvre diable fut accompagnee d'une circonstance singuliere. --Peut on connaitre cette circonstance? demanda l'Anglais avec une expression de curiosite qu'un profond observateur eut ete etonne de trouver sur son flegmatique visage. --Oh! mon Dieu! oui, monsieur: le cachot de l'abbe etait eloigne de quarante-cinq a cinquante pieds a peu pres de celui d'un ancien agent bonapartiste, un de ceux qui avaient le plus contribue au retour de l'usurpateur en 1815, homme tres resolu et tres dangereux. --Vraiment? dit l'Anglais. --Oui, repondit M. de Boville; j'ai eu l'occasion moi-meme de voir cet homme en 1816 ou 1817, et l'on ne descendait dans son cachot qu'avec un piquet de soldats: cet homme m'a fait une profonde impression, et je n'oublierai jamais son visage.» L'Anglais sourit imperceptiblement. «Et vous dites donc, monsieur, reprit-il, que les deux cachots.... --Etaient separes par une distance de cinquante pieds; mais il parait que cet Edmond Dantes.... --Cet homme dangereux s'appelait.... --Edmond Dantes. Oui, monsieur; il parait que cet Edmond Dantes s'etait procure des outils ou en avait fabrique, car on trouva un couloir a l'aide duquel les prisonniers communiquaient. --Ce couloir avait sans doute ete pratique dans un but d'evasion? --Justement; mais malheureusement pour les prisonniers, l'abbe Faria fut atteint d'une attaque de catalepsie et mourut. --Je comprends; cela dut arreter court les projets d'evasion. --Pour le mort, oui, repondit M. de Boville, mais pas pour le vivant; au contraire, ce Dantes y vit un moyen de hater sa fuite; il pensait sans doute que les prisonniers morts au chateau d'If etaient enterres dans un cimetiere ordinaire; il transporta le defunt dans sa chambre, prit sa place dans le sac ou on l'avait cousu et attendit le moment de l'enterrement. --C'etait un moyen hasardeux et qui indiquait quelque courage, reprit l'Anglais. --Oh! je vous ai dit, monsieur, que c'etait un homme fort dangereux; par bonheur il a debarrasse lui-meme le gouvernement des craintes qu'il avait a son sujet. --Comment cela? --Comment? vous ne comprenez pas? --Non. --Le chateau d'If n'a pas de cimetiere; on jette tout simplement les morts a la mer, apres leur avoir attache aux pieds un boulet de trente-six. --Eh bien? fit l'Anglais, comme s'il avait la conception difficile. --Eh bien, on lui attacha un boulet de trente-six aux pieds et on le jeta a la mer. --En verite? s'ecria l'Anglais. --Oui monsieur, continua l'inspecteur. Vous comprenez quel dut etre l'etonnement du fugitif lorsqu'il se sentit precipite du haut en bas des rochers. J'aurais voulu voir sa figure en ce moment-la. --C'eut ete difficile. --N'importe! dit M. de Boville, que la certitude de rentrer dans ses deux cent mille francs mettait de belle humeur, n'importe! je me la represente.» Et il eclata de rire. «Et moi aussi», dit l'Anglais. Et il se mit a rire de son cote, mais comme rient les Anglais, c'est-a-dire du bout des dents. «Ainsi, continua l'Anglais, qui reprit le premier son sang-froid, ainsi le fugitif fut noye? --Bel et bien. --De sorte que le gouverneur du chateau fut debarrasse a la fois du furieux et du fou? --Mais une espece d'acte a du etre dresse de cet evenement? demanda l'Anglais. --Oui, oui, acte mortuaire. Vous comprenez, les parents de Dantes, s'il en a, pouvaient avoir interet a s'assurer s'il etait mort ou vivant. --De sorte que maintenant ils peuvent etre tranquilles s'ils heritent de lui. Il est mort et bien mort? --Oh! mon Dieu, oui. Et on leur delivrera attestation quand ils voudront. --Ainsi soit-il, dit l'Anglais. Mais revenons aux registres. --C'est vrai. Cette histoire nous en avait eloignes. Pardon. --Pardon, de quoi? de l'histoire? Pas du tout, elle m'a paru curieuse. --Elle l'est en effet. Ainsi, vous desirez voir, monsieur, tout ce qui est relatif a votre pauvre abbe, qui etait bien la douceur meme, lui? --Cela me fera plaisir. --Passez dans mon cabinet et je vais vous montrer cela.» Et tous deux passerent dans le cabinet de M. de Boville. Tout y etait effectivement dans un ordre parfait: chaque registre etait a son numero, chaque dossier a sa case. L'inspecteur fit asseoir l'Anglais dans son fauteuil, et posa devant lui le registre et le dossier relatifs au chateau d'If, lui donnant tout le loisir de feuilleter, tandis que lui-meme, assis dans un coin, lisait son journal. L'Anglais trouva facilement le dossier relatif a l'abbe Faria; mais il parait que l'histoire que lui avait racontee M. de Boville l'avait vivement interesse, car apres avoir pris connaissance de ces premieres pieces, il continua de feuilleter jusqu'a ce qu'il fut arrive a la liasse d'Edmond Dantes. La, il retrouva chaque chose a sa place: denonciation, interrogatoire, petition de Morrel, apostille de M. de Villefort. Il plia tout doucement la denonciation, la mit dans sa poche, lut l'interrogatoire, et vit que le nom de Noirtier n'y etait pas prononce, parcourut la demande en date du 10 avril 1815, dans laquelle Morrel, d'apres le conseil du substitut, exagerait dans une excellente intention, puisque Napoleon regnait alors, les services que Dantes avait rendus a la cause imperiale, services que le certificat de Villefort rendait incontestables. Alors, il comprit tout. Cette demande a Napoleon, gardee par Villefort, etait devenue sous la seconde Restauration une arme terrible entre les mains du procureur du roi. Il ne s'etonna donc plus en feuilletant le registre, de cette note mise en accolade en regard de son nom: _Edmond Dantes: Bonapartiste enrage: a pris une part active au retour de l'ile d'Elbe_. _A tenir au plus grand secret et sous la plus stricte surveillance._ Au-dessous de ces lignes, etait ecrit d'une autre ecriture: «Vu la note ci-dessus, _rien a faire_.» Seulement, en comparant l'ecriture de l'accolade avec celle du certificat place au bas de la demande de Morrel, il acquit la certitude que la note de l'accolade etait de la meme ecriture que le certificat, c'est-a-dire tracee par la main de Villefort. Quant a la note qui accompagnait la note, l'Anglais comprit qu'elle avait du etre consignee par quelque inspecteur qui avait pris un interet passager a la situation de Dantes, mais que le renseignement que nous venons de citer avait mis dans l'impossibilite de donner suite a cet interet. Comme nous l'avons dit, l'inspecteur, par discretion et pour ne pas gener l'eleve de l'abbe Faria dans ses recherches, s'etait eloigne et lisait _Le Drapeau blanc_. Il ne vit donc pas l'Anglais plier et mettre dans sa poche la denonciation ecrite par Danglars sous la tonnelle de la Reserve, et portant le timbre de la poste de Marseille, 27 fevrier, levee de 6 heures du soir. Mais, il faut le dire, il l'eut vu, qu'il attachait trop peu d'importance a ce papier et trop d'importance a ses deux cent mille francs, pour s'opposer a ce que faisait l'Anglais, si incorrect que cela fut. «Merci dit celui-ci en refermant bruyamment le registre. J'ai ce qu'il me faut; maintenant, c'est a moi de tenir ma promesse: faites-moi un simple transport de votre creance; reconnaissez dans ce transport en avoir recu le montant, et je vais vous compter la somme.» Et il ceda sa place au bureau a M. de Boville, qui s'y assit sans facon et s'empressa de faire le transport demande, tandis que l'Anglais comptait les billets de banque sur le rebord du casier. XXIX La maison Morrel. Celui qui eut quitte Marseille quelques annees auparavant, connaissant l'interieur de la maison Morrel, et qui y fut entre a l'epoque ou nous sommes parvenus, y eut trouve un grand changement. Au lieu de cet air de vie, d'aisance et de bonheur qui s'exhale, pour ainsi dire, d'une maison en voie de prosperite; au lieu de ces figures joyeuses se montrant derriere les rideaux des fenetres, de ces commis affaires traversant les corridors, une plume fichee derriere l'oreille; au lieu de cette cour encombree de ballots, retentissant des cris et des rires des facteurs; il eut trouve, des la premiere vue, je ne sais quoi de triste et de mort. Dans ce corridor desert et dans cette cour vide, de nombreux employes qui autrefois peuplaient les bureaux, deux seuls etaient restes: l'un etait un jeune homme de vingt-trois ou vingt-quatre ans, nomme Emmanuel Raymond, lequel etait amoureux de la fille de M. Morrel, et etait reste dans la maison quoi qu'eussent pu faire ses parents pour l'en retirer; l'autre etait un vieux garcon de caisse, borgne, nomme Cocles, sobriquet que lui avaient donne les jeunes gens qui peuplaient autrefois cette grande ruche bourdonnante, aujourd'hui presque inhabitee, et qui avait si bien et si completement remplace son vrai nom, que, selon toute probabilite, il ne se serait pas meme retourne, si on l'eut appele aujourd'hui de ce nom. Cocles etait reste au service de M. Morrel, et il s'etait fait dans la situation du brave homme un singulier changement. Il etait a la fois monte au grade de caissier, et descendu au rang de domestique. Ce n'en etait pas moins le meme Cocles, bon, patient, devoue, mais inflexible a l'endroit de l'arithmetique, le seul point sur lequel il eut tenu tete au monde entier, meme a M. Morrel, et ne connaissant que sa table de Pythagore, qu'il savait sur le bout du doigt, de quelque facon qu'on la retournat et dans quelque erreur qu'on tentat de le faire tomber. Au milieu de la tristesse generale qui avait envahi la maison Morrel, Cocles etait d'ailleurs le seul qui fut reste impassible. Mais, qu'on ne s'y trompe point; cette impassibilite ne venait pas d'un defaut d'affection, mais au contraire d'une inebranlable conviction. Comme les rats, qui, dit-on, quittent peu a peu un batiment condamne d'avance par le destin a perir en mer, de maniere que ces hotes egoistes l'ont completement abandonne au moment ou il leve l'ancre, de meme, nous l'avons dit, toute cette foule de commis et d'employes qui tirait son existence de la maison de l'armateur avait peu a peu deserte bureau et magasin; or, Cocles les avait vus s'eloigner tous sans songer meme a se rendre compte de la cause de leur depart; tout, comme nous l'avons dit, se reduisait pour Cocles a une question de chiffres, et depuis vingt ans qu'il etait dans la maison Morrel, il avait toujours vu les paiements s'operer a bureaux ouverts avec une telle regularite, qu'il n'admettait pas plus que cette regularite put s'arreter et ces paiements se suspendre, qu'un meunier qui possede un moulin alimente par les eaux d'une riche riviere n'admet que cette riviere puisse cesser de couler. En effet, jusque-la rien n'etait encore venu porter atteinte a la conviction de Cocles. La derniere fin de mois s'etait effectuee avec une ponctualite rigoureuse. Cocles avait releve une erreur de soixante-dix centimes commise par M. Morrel a son prejudice, et le meme jour il avait rapporte les quatorze sous d'excedent a M. Morrel, qui, avec un sourire melancolique, les avait pris et laisses tomber dans un tiroir a peu pres vide, en disant: «Bien, Cocles, vous etes la perle des caissiers.» Et Cocles s'etait retire on ne peut plus satisfait; car un eloge de M. Morrel, cette perle des honnetes gens de Marseille, flattait plus Cocles qu'une gratification de cinquante ecus. Mais depuis cette fin de mois si victorieusement accomplie, M. Morrel avait passe de cruelles heures; pour faire face a cette fin de mois, il avait reuni toutes ses ressources, et lui-meme, craignant que le bruit de sa detresse ne se repandit dans Marseille, lorsqu'on le verrait recourir a de pareilles extremites, avait fait un voyage a la foire de Beaucaire pour vendre quelques bijoux appartenant a sa femme et a sa fille, et une partie de son argenterie. Moyennant ce sacrifice, tout s'etait encore cette fois passe au plus grand honneur de la maison Morrel; mais la caisse etait demeuree completement vide. Le credit, effraye par le bruit qui courait, s'etait retire avec son egoisme habituel; et pour faire face aux cent mille francs a rembourser le 15 du present mois a M. de Boville, et aux autres cent mille francs qui allaient echoir le 15 du mois suivant. M. Morrel n'avait en realite que l'esperance du retour du _Pharaon_, dont un batiment qui avait leve l'ancre en meme temps que lui, et qui etait arrive a bon port, avait appris le depart. Mais deja ce batiment, venant, comme le _Pharaon_ de Calcutta, etait arrive depuis quinze jours, tandis que du _Pharaon_ l'on n'avait aucune nouvelle. C'est dans cet etat de choses que, le lendemain du jour ou il avait termine avec M. de Boville l'importante affaire que nous avons dite, l'envoye de la maison Thomson et French de Rome se presenta chez M. Morrel. Emmanuel le recut. Le jeune homme, que chaque nouveau visage effrayait, car chaque nouveau visage annoncait un nouveau creancier, qui, dans son inquietude, venait questionner le chef de la maison, le jeune homme, disons-nous, voulut epargner a son patron l'ennui de cette visite: il questionna le nouveau venu; mais le nouveau venu declara qu'il n'avait rien a dire a M. Emmanuel, et que c'etait a M. Morrel en personne qu'il voulait parler. Emmanuel appela en soupirant Cocles. Cocles parut, et le jeune homme lui ordonna de conduire l'etranger a M. Morrel. Cocles marcha devant, et l'etranger le suivit. Sur l'escalier, on rencontra une belle jeune fille de seize a dix-sept ans, qui regarda l'etranger avec inquietude. Cocles ne remarqua point cette expression de visage qui cependant parut n'avoir point echappe a l'etranger. «M. Morrel est a son cabinet, n'est-ce pas, mademoiselle Julie? demanda le caissier. --Oui, du moins je le crois, dit la jeune fille en hesitant; voyez d'abord, Cocles, et si mon pere y est, annoncez monsieur. --M'annoncer serait inutile, mademoiselle, repondit l'Anglais, M. Morrel ne connait pas mon nom. Ce brave homme n'a qu'a dire seulement, que je suis le premier commis de MM. Thomson et French, de Rome, avec lesquels la maison de monsieur votre pere est en relations.» La jeune fille palit et continua de descendre, tandis que Cocles et l'etranger continuaient de monter. Elle entra dans le bureau ou se tenait Emmanuel, et Cocles, a l'aide d'une clef dont il etait possesseur, et qui annoncait ses grandes entrees pres du maitre, ouvrit une porte placee dans l'angle du palier du deuxieme etage, introduisit l'etranger dans une antichambre, ouvrit une seconde porte qu'il referma derriere lui, et, apres avoir laisse seul un instant l'envoye de la maison Thomson et French, reparut en lui faisant signe qu'il pouvait entrer. L'Anglais entra; il trouva M. Morrel assis devant une table, palissant devant les colonnes effrayantes du registre ou etait inscrit son passif. En voyant l'etranger, M. Morrel ferma le registre, se leva et avanca un siege; puis, lorsqu'il eut vu l'etranger s'asseoir, il s'assit lui-meme. Quatorze annees avaient bien change le digne negociant qui, age de trente-six ans au commencement de cette histoire, etait sur le point d'atteindre la cinquantaine: ses cheveux avaient blanchi, son front s'etait creuse sous des rides soucieuses; enfin son regard, autrefois si ferme et si arrete, etait devenu vague et irresolu, et semblait toujours craindre d'etre force de s'arreter ou sur une idee ou sur un homme. L'Anglais le regarda avec un sentiment de curiosite evidemment mele d'interet. «Monsieur, dit Morrel, dont cet examen semblait redoubler le malaise, vous avez desire me parler? --Oui, monsieur. Vous savez de quelle part je viens, n'est-ce pas? --De la part de la maison Thomson et French, a ce que m'a dit mon caissier du moins. --Il vous a dit la verite, monsieur. La maison Thomson et French avait dans le courant de ce mois et du mois prochain trois ou quatre cent mille francs a payer en France, et connaissant votre rigoureuse exactitude, elle a reuni tout le papier qu'elle a pu trouver portant cette signature, et m'a charge, au fur et a mesure que ces papiers echerraient, d'en toucher les fonds chez vous et de faire emploi de ces fonds.» Morrel poussa un profond soupir, et passa la main sur son front couvert de sueur. «Ainsi, monsieur, demanda Morrel, vous avez des traites signees par moi? --Oui, monsieur, pour une somme assez considerable. --Pour quelle somme? demanda Morrel d'une voix qu'il tachait de rendre assuree. --Mais voici d'abord, dit l'Anglais en tirant une liasse de sa poche, un transport de deux cent mille francs fait a notre maison par M. de Boville, l'inspecteur des prisons. Reconnaissez-vous devoir cette somme a M. de Boville? --Oui, monsieur, c'est un placement qu'il a fait chez moi, a quatre et demi du cent, voici bientot cinq ans. --Et que vous devez rembourser.... --Moitie le 15 de ce mois-ci, moitie le 15 du mois prochain. --C'est cela; puis voici trente-deux mille cinq cents francs, fin courant: ce sont des traites signees de vous et passees a notre ordre par des tiers porteurs. --Je le reconnais, dit Morrel, a qui le rouge de la honte montait a la figure, en songeant que pour la premiere fois de sa vie il ne pourrait peut-etre pas faire honneur a sa signature; est-ce tout? --Non, monsieur, j'ai encore pour la fin du mois prochain ces valeurs-ci, que nous ont passees la maison Pascal et la maison Wild et Turner de Marseille, cinquante-cinq mille francs a peu pres: en tout deux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs.» Ce que souffrait le malheureux Morrel pendant cette enumeration est impossible a decrire. «Deux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs, repeta-t-il machinalement. --Oui, monsieur, repondit l'Anglais. Or, continua-t-il apres un moment de silence, je ne vous cacherai pas, monsieur Morrel, que, tout en faisant la part de votre probite sans reproches jusqu'a present, le bruit public de Marseille est que vous n'etes pas en etat de faire face a vos affaires.» A cette ouverture presque brutale, Morrel palit affreusement. «Monsieur, dit-il, jusqu'a present, et il y a plus de vingt-quatre ans que j'ai recu la maison des mains de mon pere qui lui-meme l'avait geree trente-cinq ans, jusqu'a present pas un billet signe Morrel et fils n'a ete presente a la caisse sans etre paye. --Oui, je sais cela, repondit l'Anglais; mais d'homme d'honneur a homme d'honneur, parlez franchement. Monsieur, paierez-vous ceux-ci avec la meme exactitude?» Morrel tressaillit et regarda celui qui lui parlait ainsi avec plus d'assurance qu'il ne l'avait encore fait. «Aux questions posees avec cette franchise, dit-il, il faut faire une reponse franche. Oui, monsieur, je paierai si, comme je l'espere, mon batiment arrive a bon port, car son arrivee me rendra le credit que les accidents successifs dont j'ai ete la victime m'ont ote; mais si par malheur le _Pharaon_, cette derniere ressource sur laquelle je compte, me manquait...» Les larmes monterent aux yeux du pauvre armateur. «Eh bien, demanda son interlocuteur, si cette derniere ressource vous manquait?... --Eh bien, continua Morrel, monsieur, c'est cruel a dire... mais, deja habitue au malheur, il faut que je m'habitue a la honte, eh bien, je crois que je serais force de suspendre mes paiements. --N'avez-vous donc point d'amis qui puissent vous aider dans cette circonstance?» Morrel sourit tristement. «Dans les affaires, monsieur, dit-il, on n'a point d'amis, vous le savez bien, on n'a que des correspondants. --C'est vrai, murmura l'Anglais. Ainsi vous n'avez plus qu'une esperance? --Une seule. --La derniere? --La derniere. --De sorte que si cette esperance vous manque.... --Je suis perdu, monsieur, completement perdu. --Comme je venais chez vous, un navire entrait dans le port. --Je le sais, monsieur. Un jeune homme qui est reste fidele a ma mauvaise fortune passe une partie de son temps a un belvedere situe au haut de la maison, dans l'esperance de venir m'annoncer le premier une bonne nouvelle. J'ai su par lui l'entree de ce navire. --Et ce n'est pas le votre? --Non, c'est un navire bordelais, la _Gironde_; il vient de l'Inde aussi, mais ce n'est pas le mien. --Peut-etre a-t-il eu connaissance du _Pharaon_ et vous apporte-t-il quelque nouvelle. --Faut-il que je vous le dise, monsieur! je crains presque autant d'apprendre des nouvelles de mon trois-mats que de rester dans l'incertitude. L'incertitude, c'est encore l'esperance.» Puis, M. Morrel ajouta d'une voix sourde: «Ce retard n'est pas naturel; le _Pharaon_ est parti de Calcutta le 5 fevrier: depuis plus d'un mois il devrait etre ici. --Qu'est cela, dit l'Anglais en pretant l'oreille, et que veut dire ce bruit? --O mon Dieu! mon Dieu! s'ecria Morrel palissant, qu'y a-t-il encore?» En effet, il se faisait un grand bruit dans l'escalier; on allait et on venait, on entendit meme un cri de douleur. Morrel se leva pour aller ouvrir la porte, mais les forces lui manquerent et il retomba sur son fauteuil. Les deux hommes resterent en face l'un de l'autre, Morrel tremblant de tous ses membres, l'etranger le regardant avec une expression de profonde pitie. Le bruit avait cesse; mais cependant on eut dit que Morrel attendait quelque chose; ce bruit avait une cause et devait avoir une suite. Il sembla a l'etranger qu'on montait doucement l'escalier et que les pas, qui etaient ceux de plusieurs personnes, s'arretaient sur le palier. Une clef fut introduite dans la serrure de la premiere porte, et l'on entendit cette porte crier sur ses fonds. «Il n'y a que deux personnes qui aient la clef de cette porte, murmura Morrel: Cocles et Julie.» En meme temps, la seconde porte s'ouvrit et l'on vit apparaitre la jeune fille pale et les joues baignees de larmes. Morrel se leva tout tremblant, et s'appuya au bras de son fauteuil, car il n'aurait pu se tenir debout. Sa voix voulait interroger, mais il n'avait plus de voix. «O mon pere! dit la jeune fille en joignant les mains, pardonnez a votre enfant d'etre la messagere d'une mauvaise nouvelle!» Morrel palit affreusement; Julie vint se jeter dans ses bras. «O mon pere! mon pere! dit-elle, du courage! --Ainsi le _Pharaon_ a peri?» demanda Morrel d'une voix etranglee. La jeune fille ne repondit pas, mais elle fit un signe affirmatif avec sa tete, appuyee a la poitrine de son pere. «Et l'equipage? demanda Morrel. --Sauve, dit la jeune fille, sauve par le navire bordelais qui vient d'entrer dans le port.» Morrel leva les deux mains au ciel avec une expression de resignation et de reconnaissance sublime. «Merci, mon Dieu! dit Morrel; au moins vous ne frappez que moi seul.» Si flegmatique que fut l'Anglais, une larme humecta sa paupiere. «Entrez, dit Morrel, entrez, car je presume que vous etes tous a la porte.» En effet, a peine avait-il prononce ces mots, que Mme Morrel entra en sanglotant; Emmanuel la suivait; au fond, dans l'antichambre, on voyait les rudes figures de sept ou huit marins a moitie nus. A la vue de ces hommes, l'Anglais tressaillit; il fit un pas comme pour aller a eux, mais il se contint et s'effaca au contraire, dans l'angle le plus obscur et le plus eloigne du cabinet. Mme Morrel alla s'asseoir dans le fauteuil, prit une des mains de son mari dans les siennes, tandis que Julie demeurait appuyee a la poitrine de son pere. Emmanuel etait reste a mi-chemin de la chambre et semblait servir de lien entre le groupe de la famille Morrel et les marins qui se tenaient a la porte. «Comment cela est-il arrive? demanda Morrel. --Approchez, Penelon, dit le jeune homme, et racontez l'evenement.» Un vieux matelot, bronze par le soleil de l'equateur, s'avanca roulant entre ses mains les restes d'un chapeau. «Bonjour, monsieur Morrel, dit-il, comme s'il eut quitte Marseille la veille et qu'il arrivat d'Aix ou de Toulon. --Bonjour, mon ami, dit l'armateur, ne pouvant s'empecher de sourire dans ses larmes: mais ou est le capitaine? --Quant a ce qui est du capitaine, monsieur Morrel, il est reste malade a Palma; mais, s'il plait a Dieu, cela ne sera rien, et vous le verrez arriver dans quelques jours aussi bien portant que vous et moi. --C'est bien... maintenant parlez, Penelon», dit M. Morrel. Penelon fit passer sa chique de la joue droite a la joue gauche, mit la main devant la bouche, se detourna, lanca dans l'antichambre un long jet de salive noiratre, avanca le pied, et se balancant sur ses hanches: «Pour lors, monsieur Morrel, dit-il, nous etions quelque chose comme cela entre le cap Blanc et le cap Boyador marchant avec une jolie brise sud-sud-ouest, apres avoir bourlingue pendant huit jours de calme, quand le capitaine Gaumard s'approche de moi, il faut vous dire que j'etais au gouvernail, et me dit: «Pere Penelon, que pensez-vous de ces nuages qui s'elevent la-bas a l'horizon?» «Justement je les regardais a ce moment-la. «--Ce que j'en pense, capitaine! j'en pense qu'ils montent un peu plus vite qu'ils n'en ont le droit, et qu'ils sont plus noirs qu'il ne convient a des nuages qui n'auraient pas de mauvaises intentions. «--C'est mon avis aussi, dit le capitaine, et je m'en vais toujours prendre mes precautions. Nous avons trop de voiles pour le vent qu'il va faire tout a l'heure.... Hola! he! range a serrer les cacatois et a haler bas de clinfoc! «Il etait temps; l'ordre n'etait pas execute, que le vent etait a nos trousses et que le batiment donnait de la bande. «--Bon! dit le capitaine, nous avons encore trop de toile, range a carguer la grande voile! «Cinq minutes apres, la grande voile etait carguee, et nous marchions avec la misaine, les huniers et les perroquets. «--Eh bien, pere Penelon, me dit le capitaine, qu'avez-vous donc a secouer la tete? «--J'ai qu'a votre place, voyez-vous, je ne resterais pas en si beau chemin. «--Je crois que tu as raison, vieux, dit-il, nous allons avoir un coup de vent. «--Ah! par exemple, capitaine, que je lui reponds, celui qui acheterait ce qui se passe la-bas pour un coup de vent gagnerait quelque chose dessus; c'est une belle et bonne tempete, ou je ne m'y connais pas! «C'est-a-dire qu'on voyait venir le vent comme on voit venir la poussiere a Montredon; heureusement qu'il avait affaire a un homme qui le connaissait. «--Range a prendre deux ris dans les huniers! cria le capitaine; largue les boulines, brasse au vent, amene les huniers, pese les palanquins sur les vergues! --Ce n'etait pas assez dans ces parages-la, dit l'Anglais; j'aurais pris quatre ris et je me serais debarrasse de la misaine.» Cette voix ferme, sonore et inattendue, fit tressaillir tout monde. Penelon mit sa main sur ses yeux et regarda celui qui controlait avec tant d'aplomb la manoeuvre de son capitaine. «Nous fimes mieux que cela encore, monsieur, dit le vieux marin avec un certain respect, car nous carguames la brigantine et nous mimes la barre au vent pour courir devant la tempete. Dix minutes apres, nous carguions les huniers et nous nous en allions a sec de voiles. --Le batiment etait bien vieux pour risquer cela, dit l'Anglais. --Eh bien, justement! c'est ce qui nous perdit. Au bout de douze heures que nous etions ballottes que le diable en aurait pris les armes, il se declara une voie d'eau. «Penelon, me dit le capitaine, je crois que nous coulons, mon vieux; donne-moi donc la barre et descends a la cale.» «Je lui donne la barre, je descends; il y avait deja trois pieds d'eau. Je remonte en criant: «Aux pompes! aux pompes!» Ah! bien oui, il etait deja trop tard! On se mit a l'ouvrage; mais je crois que plus nous en tirions, plus il y en avait. «--Ah! ma foi, que je dis au bout de quatre heures de travail, puisque nous coulons, laissons-nous couler, on ne meurt qu'une fois! «--C'est comme cela que tu donnes l'exemple maitre Penelon? dit le capitaine; eh bien, attends, attends! «Il alla prendre une paire de pistolets dans sa cabine. «--Le premier qui quitte la pompe, dit-il, je lui brule la cervelle! --Bien, dit l'Anglais. --Il n'y a rien qui donne du courage comme les bonnes raisons, continua le marin, d'autant plus que pendant ce temps-la le temps s'etait eclairci et que le vent etait tombe; mais il n'en est pas moins vrai que l'eau montait toujours, pas de beaucoup, de deux pouces peut-etre par heure, mais enfin elle montait. Deux pouces par heure, voyez-vous, ca n'a l'air de rien; mais en douze heures ca ne fait pas moins de vingt-quatre pouces, et vingt-quatre pouces font deux pieds. Deux pieds et trois que nous avions deja, ca nous en fait cinq. Or, quand un batiment a cinq pieds d'eau dans le ventre, il peut passer pour hydropique. «--Allons dit le capitaine, c'est assez comme cela et M. Morrel n'aura rien a nous reprocher: nous avons fait ce que nous avons pu pour sauver le batiment; maintenant, il faut tacher de sauver les hommes. A la chaloupe, enfants, et plus vite que cela! «Ecoutez, monsieur Morrel, continua Penelon, nous aimions bien le _Pharaon_, mais si fort que le marin aime son navire, il aime encore mieux sa peau. Aussi nous ne nous le fimes pas dire a deux fois; avec cela, voyez-vous, que le batiment se plaignait et semblait nous dire: «Allez-vous-en donc, mais allez-vous-en donc!» Et il ne mentait pas, le pauvre _Pharaon_, nous le sentions litteralement s'enfoncer sous nos pieds. Tant il y a qu'en un tour de main la chaloupe etait a la mer, et que nous etions tous les huit dedans. «Le capitaine descendit le dernier, ou plutot, non il ne descendit pas, car il ne voulait pas quitter le navire, c'est moi qui le pris a bras-le-corps et le jetai aux camarades, apres quoi je sautai a mon tour. Il etait temps. Comme je venais de sauter le pont creva avec un bruit qu'on aurait dit la bordee d'un vaisseau de quarante-huit. «Dix minutes apres, il plongea de l'avant, puis de l'arriere, puis il se mit a tourner sur lui-meme comme un chien qui court apres sa queue; et puis, bonsoir la compagnie, brrou!... tout a ete dit, plus de _Pharaon_! «Quant a nous, nous sommes restes trois jours sans boire ni manger; si bien que nous parlions de tirer au sort pour savoir celui qui alimenterait les autres, quand nous apercumes la _Gironde_: nous lui fimes des signaux, elle nous vit, mit le cap sur nous, nous envoya sa chaloupe et nous recueillit. Voila comme ca s'est passe, monsieur Morrel, parole d'honneur! foi de marin! N'est-ce pas, les autres?» Un murmure general d'approbation indiqua que le narrateur avait reuni tous les suffrages par la verite du fonds et le pittoresque des details. «Bien, mes amis, dit M. Morrel, vous etes de braves gens, et je savais d'avance que dans le malheur qui m'arrivait il n'y avait pas d'autre coupable que ma destinee. C'est la volonte de Dieu et non la faute des hommes. Adorons la volonte de Dieu. Maintenant combien vous est-il du de solde? --Oh! bah! ne parlons pas de cela, monsieur Morrel. --Au contraire, parlons-en, dit l'armateur avec un sourire triste. --Eh bien, on nous doit trois mois... dit Penelon. --Cocles, payez deux cents francs a chacun de ces braves gens. Dans une autre epoque, mes amis, continua Morrel, j'eusse ajoute: «Donnez-leur a chacun deux cents francs de gratification»; mais les temps sont malheureux, mes amis, et le peu d'argent qui me reste ne m'appartient plus. Excusez-moi donc, et ne m'en aimez pas moins pour cela.» Penelon fit une grimace d'attendrissement, se retourna vers ses compagnons, echangea quelques mots avec eux et revint. «Pour ce qui est de cela, monsieur Morrel, dit-il en passant sa chique de l'autre cote de sa bouche et en lancant dans l'antichambre un second jet de salive qui alla faire le pendant au premier, pour ce qui est de cela.... --De quoi? --De l'argent.... --Eh bien? --Eh bien, monsieur Morrel, les camarades disent que pour le moment ils auront assez avec cinquante francs chacun et qu'ils attendront pour le reste. --Merci, mes amis, merci! s'ecria M. Morrel, touche jusqu'au coeur: vous etes tous de braves coeurs; mais prenez, prenez, et si vous trouvez un bon service, entrez-y, vous etes libres.» Cette derniere partie de la phrase produisit un effet prodigieux sur les dignes marins. Ils se regarderent les uns les autres d'un air effare. Penelon, a qui la respiration manqua, faillit en avaler sa chique; heureusement, il porta a temps la main a son gosier. «Comment, monsieur Morrel, dit-il d'une voix etranglee, comment, vous nous renvoyez! vous etes donc mecontent de nous? --Non, mes enfants, dit l'armateur; non, je ne suis pas mecontent de vous, tout au contraire. Non, je ne vous renvoie pas. Mais, que voulez-vous? je n'ai plus de batiments, je n'ai plus besoin de marins. --Comment vous n'avez plus de batiments! dit Penelon. Eh bien, vous en ferez construire d'autres, nous attendrons. Dieu merci, nous savons ce que c'est que de bourlinguer. --Je n'ai plus d'argent pour faire construire des batiments, Penelon, dit l'armateur avec un triste sourire, je ne puis donc pas accepter votre offre, toute obligeante qu'elle est. --Eh bien, si vous n'avez pas d'argent il ne faut pas nous payer; alors, nous ferons comme a fait ce pauvre _Pharaon_, nous courrons a sec, voila tout! --Assez, assez, mes amis, dit Morrel etouffant d'emotion; allez, je vous en prie. Nous nous retrouverons dans un temps meilleur. Emmanuel, ajouta l'armateur, accompagnez-les, et veillez a ce que mes desirs soient accomplis. --Au moins c'est au revoir, n'est-ce pas, monsieur Morrel? dit Penelon. --Oui, mes amis, je l'espere, au moins; allez.» Et il fit un signe a Cocles, qui marcha devant. Les marins suivirent le caissier, et Emmanuel suivit les marins. «Maintenant, dit l'armateur a sa femme et a sa fille, laissez-moi seul un instant; j'ai a causer avec monsieur.» Et il indiqua des yeux le mandataire de la maison Thomson et French, qui etait reste debout et immobile dans son coin pendant toute cette scene, a laquelle il n'avait pris part que par les quelques mots que nous avons rapportes. Les deux femmes leverent les yeux sur l'etranger qu'elles avaient completement oublie, et se retirerent; mais, en se retirant, la jeune fille lanca a cet homme un coup d'oeil sublime de supplication, auquel il repondit par un sourire qu'un froid observateur eut ete etonne de voir eclore sur ce visage de glace. Les deux hommes resterent seuls. «Eh bien, monsieur, dit Morrel en se laissant retomber sur son fauteuil, vous avez tout vu, tout entendu, et je n'ai plus rien a vous apprendre. --J'ai vu, monsieur, dit l'Anglais, qu'il vous etait arrive un nouveau malheur immerite comme les autres, et cela m'a confirme dans le desir que j'ai de vous etre agreable. --O monsieur! dit Morrel. --Voyons, continua l'etranger. Je suis un de vos principaux creanciers, n'est-ce pas? --Vous etes du moins celui qui possede des valeurs a plus courte echeance. --Vous desirez un delai pour me payer? --Un delai pourrait me sauver l'honneur, et par consequent la vie. --Combien demandez-vous?» Morrel hesita. «Deux mois, dit-il. --Bien, dit l'etranger, je vous en donne trois. --Mais croyez-vous que la maison Thomson et French.... --Soyez tranquille, monsieur, je prends tout sur moi. Nous sommes aujourd'hui le 5 juin. --Oui. --Eh bien, renouvelez-moi tous ces billets au 5 septembre; et le 5 septembre, a onze heures du matin (la pendule marquait onze heures juste en ce moment), je me presenterai chez vous. --Je vous attendrai, monsieur, dit Morrel, et vous serez paye ou je serai mort.» Ces derniers mots furent prononces si bas, que l'etranger ne put les entendre. Les billets furent renouveles, on dechira les anciens, et le pauvre armateur se trouva au moins avoir trois mois devant lui pour reunir ses dernieres ressources. L'Anglais recut ses remerciements avec le flegme particulier a sa nation, et prit conge de Morrel, qui le reconduisit en le benissant jusqu'a la porte. Sur l'escalier, il rencontra Julie. La jeune fille faisait semblant de descendre, mais en realite elle l'attendait. «O monsieur! dit-elle en joignant les mains. --Mademoiselle, dit l'etranger, vous recevrez un jour une lettre signee.... Simbad le marin.... Faites de point en point ce que vous dira cette lettre, si etrange que vous paraisse la recommandation. --Oui, monsieur, repondit Julie. --Me promettez-vous de le faire? --Je vous le jure. --Bien! Adieu, mademoiselle. Demeurez toujours une bonne et sainte fille comme vous etes, et j'ai bon espoir que Dieu vous recompensera en vous donnant Emmanuel pour mari.» Julie poussa un petit cri, devint rouge comme une cerise et se retint a la rampe pour ne pas tomber. L'etranger continua son chemin en lui faisant un geste d'adieu. Dans la cour, il rencontra Penelon, qui tenait un rouleau de cent francs de chaque main, et semblait ne pouvoir se decider a les emporter. «Venez, mon ami, lui dit-il, j'ai a vous parler.» XXX Le cinq septembre. Ce delai accorde par le mandataire de la maison Thomson et French, au moment ou Morrel s'y attendait le moins, parut au pauvre armateur un de ces retours de bonheur qui annoncent a l'homme que le sort s'est enfin lasse de s'acharner sur lui. Le meme jour, il raconta ce qui lui etait arrive a sa fille, a sa femme et a Emmanuel, et un peu d'esperance, sinon de tranquillite, rentra dans la famille. Mais malheureusement, Morrel n'avait pas seulement affaire a la maison Thomson et French, qui s'etait montree envers lui de si bonne composition. Comme il l'avait dit, dans le commerce on a des correspondants et pas d'amis. Lorsqu'il songeait profondement, il ne comprenait meme pas cette conduite genereuse de MM. Thomson et French envers lui; il ne se l'expliquait que par cette reflexion intelligemment egoiste que cette maison aurait faite: Mieux vaut soutenir un homme qui nous doit pres de trois cent mille francs, et avoir ces trois cent mille francs au bout de trois mois, que de hater sa ruine et avoir six ou huit pour cent du capital. Malheureusement, soit haine, soit aveuglement, tous les correspondants de Morrel ne firent pas la meme reflexion, et quelques-uns meme firent la reflexion contraire. Les traites souscrites par Morrel furent donc presentees a la caisse avec une scrupuleuse rigueur, et, grace au delai accorde par l'Anglais, furent payees par Cocles a bureau ouvert. Cocles continua donc de demeurer dans sa tranquillite fatidique. M. Morrel seul vit avec terreur que s'il avait eu a rembourser, le 15 les cinquante mille francs de de Boville, et, le 30, les trente-deux mille cinq cents francs de traites pour lesquelles, ainsi que pour la creance de l'inspecteur des prisons, il avait un delai, il etait des ce mois-la un homme perdu. L'opinion de tout le commerce de Marseille etait que, sous les revers successifs qui l'accablaient, Morrel ne pouvait tenir. L'etonnement fut donc grand lorsqu'on vit sa fin de mois remplie avec son exactitude ordinaire. Cependant, la confiance ne rentra point pour cela dans les esprits, et l'on remit d'une voix unanime a la fin du mois prochain la deposition du bilan du malheureux armateur. Tout le mois se passa dans des efforts inouis de la part de Morrel pour reunir toutes ses ressources. Autrefois son papier, a quelque date que ce fut, etait pris avec confiance, et meme demande. Morrel essaya de negocier du papier a quatre-vingt-dix jours, et trouva les banques fermees. Heureusement, Morrel avait lui-meme quelques rentrees sur lesquelles il pouvait compter; ces rentrees s'opererent: Morrel se trouva donc encore en mesure de faire face a ses engagements lorsque arriva la fin de juillet. Au reste, on n'avait pas revu a Marseille le mandataire de la maison Thomson et French; le lendemain ou le surlendemain de sa visite a M. Morrel il avait disparu: or, comme il n'avait eu a Marseille de relations qu'avec le maire, l'inspecteur des prisons et M. Morrel, son passage n'avait laisse d'autre trace que le souvenir different qu'avaient garde de lui ces trois personnes. Quant aux matelots du _Pharaon_, il parait qu'ils avaient trouve quelque engagement, car ils avaient disparu aussi. Le capitaine Gaumard, remis de l'indisposition qui l'avait retenu a Palma, revint a son tour. Il hesitait a se presenter chez M. Morrel: mais celui-ci apprit son arrivee, et l'alla trouver lui-meme. Le digne armateur savait d'avance, par le recit de Penelon, la conduite courageuse qu'avait tenue le capitaine pendant tout ce sinistre, et ce fut lui qui essaya de le consoler. Il lui apportait le montant de sa solde, que le capitaine Gaumard n'eut point ose aller toucher. Comme il descendait l'escalier, M. Morrel rencontra Penelon qui le montait. Penelon avait, a ce qu'il paraissait, fait bon emploi de son argent, car il etait tout vetu de neuf. En apercevant son armateur, le digne timonier parut fort embarrasse; il se rangea dans l'angle le plus eloigne du palier, passa alternativement sa chique de gauche a droite et de droite a gauche, en roulant de gros yeux effares, et ne repondit que par une pression timide a la poignee de main que lui offrit avec sa cordialite ordinaire M. Morrel. M. Morrel attribua l'embarras de Penelon a l'elegance de sa toilette: il etait evident que le brave homme n'avait pas donne a son compte dans un pareil luxe; il etait donc deja engage sans doute a bord de quelque autre batiment, et sa honte lui venait de ce qu'il n'avait pas, si l'on peut s'exprimer ainsi, porte plus longtemps le deuil du _Pharaon_. Peut-etre meme venait-il pour faire part au capitaine Gaumard de sa bonne fortune et pour lui faire part des offres de son nouveau maitre. «Braves gens, dit Morrel en s'eloignant, puisse votre nouveau maitre vous aimer comme je vous aimais, et etre plus heureux que je ne le suis!» Aout s'ecoula dans des tentatives sans cesse renouvelees par Morrel de relever son ancien credit ou de s'en ouvrir un nouveau. Le 20 aout, on sut a Marseille qu'il avait pris une place a la malle-poste, et l'on se dit alors que c'etait pour la fin du mois courant que le bilan devait etre depose, et que Morrel etait parti d'avance pour ne pas assister a cet acte cruel, delegue sans doute a son premier commis Emmanuel et a son caissier Cocles. Mais, contre toutes les previsions lorsque le 31 aout arriva, la caisse s'ouvrit comme d'habitude. Cocles apparut derriere le grillage, calme comme le juste d'Horace, examina avec la meme attention le papier qu'on lui presentait, et, depuis la premiere jusqu'a la derniere, paya les traites avec la meme exactitude. Il vint meme deux remboursements qu'avait prevus M. Morrel, et que Cocles paya avec la meme ponctualite que les traites qui etaient personnelles a l'armateur. On n'y comprenait plus rien, et l'on remettait, avec la tenacite particuliere aux prophetes de mauvaises nouvelles, la faillite a la fin de septembre. Le 1er, Morrel arriva: il etait attendu par toute sa famille avec une grande anxiete; de ce voyage a Paris devait surgir sa derniere voie de salut. Morrel avait pense a Danglars, aujourd'hui millionnaire et autrefois son oblige, puisque c'etait a la recommandation de Morrel que Danglars etait entre au service du banquier espagnol chez lequel avait commence son immense fortune. Aujourd'hui Danglars, disait-on, avait six ou huit millions a lui, un credit illimite. Danglars, sans tirer un ecu de sa poche, pouvait sauver Morrel: il n'avait qu'a garantir un emprunt, et Morrel etait sauve. Morrel avait depuis longtemps pense a Danglars; mais il y a de ces repulsions instinctives dont on n'est pas maitre, et Morrel avait tarde autant qu'il lui avait ete possible de recourir a ce supreme moyen. Il avait eu raison, car il etait revenu brise sous l'humiliation d'un refus. Aussi a son retour, Morrel n'avait-il exhale aucune plainte, profere aucune recrimination; il avait embrasse en pleurant sa femme et sa fille, avait tendu une main amicale a Emmanuel, s'etait enferme dans son cabinet du second, et avait demande Cocles. «Pour cette fois, avaient dit les deux femmes a Emmanuel, nous sommes perdus.» Puis, dans un court conciliabule tenu entre elles, il avait ete convenu que Julie ecrirait a son frere, en garnison a Nimes, d'arriver a l'instant meme. Les pauvres femmes sentaient instinctivement qu'elles avaient besoin de toutes leurs forces pour soutenir le coup qui les menacait. D'ailleurs, Maximilien Morrel, quoique age de vingt-deux ans a peine, avait deja une grande influence sur son pere. C'etait un jeune homme ferme et droit. Au moment ou il s'etait agi d'embrasser une carriere, son pere n'avait point voulu lui imposer d'avance un avenir et avait consulte les gouts du jeune Maximilien. Celui-ci avait alors declare qu'il voulait suivre la carriere militaire; il avait fait, en consequence, d'excellentes etudes, etait entre par le concours a l'Ecole polytechnique, et en etait sorti sous-lieutenant au 53eme de ligne. Depuis un an, il occupait ce grade, et avait promesse d'etre nomme lieutenant a la premiere occasion. Dans le regiment, Maximilien Morrel etait cite comme le rigide observateur, non seulement de toutes les obligations imposees au soldat, mais encore de tous les devoirs proposes a l'homme, et on ne l'appelait que le stoicien. Il va sans dire que beaucoup de ceux qui lui donnaient cette epithete la repetaient pour l'avoir entendue, et ne savaient pas meme ce qu'elle voulait dire. C'etait ce jeune homme que sa mere et sa soeur appelaient a leur aide pour les soutenir dans la circonstance grave ou elles sentaient qu'elles allaient se trouver. Elles ne s'etaient pas trompees sur la gravite de cette circonstance, car, un instant apres que M. Morrel fut entre dans son cabinet avec Cocles, Julie en vit sortir ce dernier, pale, tremblant, et le visage tout bouleverse. Elle voulut l'interroger comme il passait pres d'elle; mais le brave homme, continuant de descendre l'escalier avec une precipitation qui ne lui etait pas habituelle, se contenta de s'ecrier en levant les bras au ciel: «O mademoiselle! mademoiselle! quel affreux malheur! et qui jamais aurait cru cela!» Un instant apres, Julie le vit remonter portant deux ou trois gros registres, un portefeuille et un sac d'argent. Morrel consulta les registres, ouvrit le portefeuille, compta l'argent. Toutes ses ressources montaient a six ou huit mille francs, ses rentrees jusqu'au 5 a quatre ou cinq mille; ce qui faisait, en cotant au plus haut, un actif de quatorze mille francs pour faire face a une traite de deux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs. Il n'y avait pas meme moyen d'offrir un pareil acompte. Cependant, lorsque Morrel descendit pour diner, il paraissait assez calme. Ce calme effraya plus les deux femmes que n'aurait pu le faire le plus profond abattement. Apres le diner, Morrel avait l'habitude de sortir; il allait prendre son cafe au cercle des Phoceens et lire le _Semaphore_: ce jour-la il ne sortit point et remonta dans son bureau. Quant a Cocles, il paraissait completement hebete. Pendant une partie de la journee il s'etait tenu dans la cour, assis sur une pierre, la tete nue, par un soleil de trente degres. Emmanuel essayait de rassurer les femmes, mais il etait mal eloquent. Le jeune homme etait trop au courant des affaires de la maison pour ne pas sentir qu'une grande catastrophe pesait sur la famille Morrel. La nuit vint: les deux femmes avaient veille, esperant qu'en descendant de son cabinet Morrel entrerait chez elles; mais elles l'entendirent passer devant leur porte, allegeant son pas dans la crainte sans doute d'etre appele. Elles preterent l'oreille, il rentra dans sa chambre et ferma sa porte en dedans. Mme Morrel envoya coucher sa fille; puis, une demi-heure apres que Julie se fut retiree, elle se leva, ota ses souliers et se glissa dans le corridor, pour voir par la serrure ce que faisait son mari. Dans le corridor, elle apercut une ombre qui se retirait: c'etait Julie, qui, inquiete elle-meme, avait precede sa mere. La jeune fille alla a Mme Morrel. «Il ecrit», dit-elle. Les deux femmes s'etaient devinees sans se parler. Mme Morrel s'inclina au niveau de la serrure. En effet, Morrel ecrivait; mais, ce que n'avait pas remarque sa fille, Mme Morrel le remarqua, elle, c'est que son mari ecrivait sur du papier marque. Cette idee terrible lui vint, qu'il faisait son testament; elle frissonna de tous ses membres, et cependant elle eut la force de ne rien dire. Le lendemain, M. Morrel paraissait tout a fait calme; il se tint dans son bureau comme a l'ordinaire, descendit pour dejeuner comme d'habitude, seulement apres son diner il fit asseoir sa fille pres de lui, prit la tete de l'enfant dans ses bras et la tint longtemps contre sa poitrine. Le soir, Julie dit a sa mere que, quoique calme en apparence, elle avait remarque que le coeur de son pere battait violemment. Les deux autres jours s'ecoulerent a peu pres pareils. Le 4 septembre au soir, M. Morrel redemanda a sa fille la clef de son cabinet. Julie tressaillit a cette demande, qui lui sembla sinistre. Pourquoi son pere lui redemandait-il cette clef qu'elle avait toujours eue, et qu'on ne lui reprenait dans son enfance que pour la punir! La jeune fille regarda M. Morrel. «Qu'ai-je donc fait de mal, mon pere, dit-elle, pour que vous me repreniez cette clef? --Rien, mon enfant, repondit le malheureux Morrel, a qui cette demande si simple fit jaillir les larmes des yeux; rien, seulement j'en ai besoin.» Julie fit semblant de chercher la clef. «Je l'aurai laissee chez moi», dit-elle. Et elle sortit; mais, au lieu d'aller chez elle, elle descendit et courut consulter Emmanuel. «Ne rendez pas cette clef a votre pere, dit celui-ci, et demain matin, s'il est possible, ne le quittez pas.» Elle essaya de questionner Emmanuel; mais celui-ci ne savait rien autre chose, ou ne voulait pas dire autre chose. Pendant toute la nuit du 4 au 5 septembre, Mme Morrel resta l'oreille collee contre la boiserie. Jusqu'a trois heures du matin, elle entendit son mari marcher avec agitation dans sa chambre. A trois heures seulement, il se jeta sur son lit. Les deux femmes passerent la nuit ensemble. Depuis la veille au soir, elles attendaient Maximilien. A huit heures, M. Morrel entra dans leur chambre. Il etait calme, mais l'agitation de la nuit se lisait sur son visage pale et defait. Les femmes n'oserent lui demander s'il avait bien dormi. Morrel fut meilleur pour sa femme, et plus paternel pour sa fille qu'il n'avait jamais ete; il ne pouvait se rassasier de regarder et d'embrasser la pauvre enfant. Julie se rappela la recommandation d'Emmanuel et voulut suivre son pere lorsqu'il sortit; mais celui-ci la repoussant avec douceur: «Reste pres de ta mere», lui dit-il. Julie voulut insister. «Je le veux!» dit Morrel. C'etait la premiere fois que Morrel disait a sa fille: Je le veux! mais il le disait avec un accent empreint d'une si paternelle douceur, que Julie n'osa faire un pas en avant. Elle resta a la meme place, debout, muette et immobile. Un instant apres, la porte se rouvrit, elle sentit deux bras qui l'entouraient et une bouche qui se collait a son front. Elle leva les yeux et poussa une exclamation de joie. «Maximilien mon frere!» s'ecria-t-elle. A ce cri Mme Morrel accourut et se jeta dans les bras de son fils. «Ma mere, dit le jeune homme, en regardant alternativement Mme Morrel et sa fille; qu'y a-t-il donc et que se passe-t-il? Votre lettre m'a epouvante et j'accours. --Julie, dit Mme Morrel en faisant signe au jeune homme, va dire a ton pere que Maximilien vient d'arriver.» La jeune fille s'elanca hors de l'appartement, mais, sur la premiere marche de l'escalier, elle trouva un homme tenant une lettre a la main. «N'etes-vous pas mademoiselle Julie Morrel? dit cet homme avec un accent italien des plus prononces. --Oui monsieur, repondit Julie toute balbutiante; mais que me voulez-vous? je ne vous connais pas. --Lisez cette lettre», dit l'homme en lui tendant un billet. Julie hesitait. «Il y va du salut de votre pere», dit le messager. La jeune fille lui arracha le billet des mains. Puis elle l'ouvrit vivement et lut: _»Rendez vous a l'instant meme aux Allees de Meilhan, entrez dans la maison nº 15, demandez a la concierge la clef de la chambre du cinquieme, entrez dans cette chambre, prenez sur le coin de la cheminee une bourse en filet de soie rouge, et apportez cette bourse a votre pere._ _»Il est important qu'il l'ait avant onze heures._ _»Vous avez promis de m'obeir aveuglement, je vous rappelle votre promesse._ «SIMBAD LE MARIN.» La jeune fille poussa un cri de joie, leva les yeux, chercha, pour l'interroger, l'homme qui lui avait remis ce billet mais il avait disparu. Elle reporta alors les yeux sur le billet pour le lire une seconde fois et s'apercut qu'il avait un _post-scriptum_. Elle lut: «Il est important que vous remplissiez cette mission en personne et seule; si vous veniez accompagnee ou qu'une autre que vous se presentat, le concierge repondrait qu'il ne sait ce que l'on veut dire.» Ce _post-scriptum_ fut une puissante correction a la joie de la jeune fille. N'avait-elle rien a craindre, n'etait-ce pas quelque piege qu'on lui tendait? Son innocence lui laissait ignorer quels etaient les dangers que pouvait courir une jeune fille de son age, mais on n'a pas besoin de connaitre le danger pour craindre; il y a meme une chose a remarquer, c'est que ce sont justement les dangers inconnus qui inspirent les plus grandes terreurs. Julie hesitait, elle resolut de demander conseil. Mais, par un sentiment etrange, ce ne fut ni a sa mere ni a son frere qu'elle eut recours, ce fut a Emmanuel. Elle descendit, lui raconta ce qui lui etait arrive le jour ou le mandataire de la maison Thomson et French etait venu chez son pere; elle lui dit la scene de l'escalier, lui repeta la promesse qu'elle avait faite et lui montra la lettre. «Il faut y aller, mademoiselle, dit Emmanuel. --Y aller? murmura Julie. --Oui, je vous y accompagnerai. --Mais vous n'avez pas vu que je dois etre seule? dit Julie. --Vous serez seule aussi, repondit le jeune homme; moi, je vous attendrai au coin de la rue du Musee; et si vous tardez de facon a me donner quelque inquietude, alors j'irai vous rejoindre, et, je vous en reponds, malheur a ceux dont vous me diriez que vous auriez eu a vous plaindre! --Ainsi, Emmanuel, reprit en hesitant la jeune fille, votre avis est donc que je me rende a cette invitation? --Oui; le messager ne vous a-t-il pas dit qu'il y allait du salut de votre pere? --Mais enfin, Emmanuel, quel danger court-il donc?» demanda la jeune fille. Emmanuel hesita un instant, mais le desir de decider la jeune fille d'un seul coup et sans retard l'emporta. «Ecoutez, lui dit-il, c'est aujourd'hui le 5 septembre, n'est-ce pas? --Oui. --Aujourd'hui, a onze heures, votre pere a pres de trois cent mille francs a payer. --Oui, nous le savons. --Eh bien, dit Emmanuel, il n'en a pas quinze mille en caisse. --Alors que va-t-il donc arriver? --Il va arriver que si aujourd'hui, avant onze heures, votre pere n'a pas trouve quelqu'un qui lui vienne en aide, a midi votre pere sera oblige de se declarer en banqueroute. --Oh! venez! venez!» s'ecria la jeune fille en entrainant le jeune homme avec elle. Pendant ce temps, Mme Morrel avait tout dit a son fils. Le jeune homme savait bien qu'a la suite des malheurs successifs qui etaient arrives a son pere, de grandes reformes avaient ete faites dans les depenses de la maison; mais il ignorait que les choses en fussent arrivees a ce point. Il demeura aneanti. Puis tout a coup, il s'elanca hors de l'appartement, monta rapidement l'escalier, car il croyait son pere a son cabinet, mais il frappa vainement. Comme il etait a la porte de ce cabinet, il entendit celle de l'appartement s'ouvrir, il se retourna et vit son pere. Au lieu de remonter droit a son cabinet, M. Morrel etait rentre dans sa chambre et en sortait seulement maintenant. M. Morrel poussa un cri de surprise en apercevant Maximilien; il ignorait l'arrivee du jeune homme. Il demeura immobile a la meme place, serrant avec son bras gauche un objet qu'il tenait cache sous sa redingote. Maximilien descendit vivement l'escalier et se jeta au cou de son pere; mais tout a coup il se recula, laissant sa main droite seulement appuyee sur la poitrine de son pere. «Mon pere, dit-il en devenant pale comme la mort, pourquoi avez-vous donc une paire de pistolets sous votre redingote? --Oh! voila ce que je craignais! dit Morrel. --Mon pere! mon pere! au nom du Ciel! s'ecria le jeune homme, pourquoi ces armes? --Maximilien, repondit Morrel en regardant fixement son fils, tu es un homme, et un homme d'honneur; viens, je vais te le dire.» Et Morrel monta d'un pas assure a son cabinet tandis que Maximilien le suivait en chancelant. Morrel ouvrit la porte et la referma derriere son fils; puis il traversa l'antichambre, s'approcha du bureau deposa ses pistolets sur le coin de la table, et montra du bout du doigt a son fils un registre ouvert. Sur ce registre etait consigne l'etat exact de la situation. Morrel avait a payer dans une demi-heure deux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs. Il possedait en tout quinze mille deux cent cinquante-sept francs. «Lis», dit Morrel. Le jeune homme lut et resta un moment comme ecrase. Morrel ne disait pas une parole: qu'aurait-il pu dire qui ajoutat a l'inexorable arret des chiffres? «Et vous avez tout fait, mon pere, dit au bout d'un instant le jeune homme, pour aller au-devant de ce malheur? --Oui, repondit Morrel. --Vous ne comptez sur aucune rentree? --Sur aucune. --Vous avez epuise toutes vos ressources? --Toutes. --Et dans une demi-heure, dit Maximilien d'une voix sombre, notre nom est deshonore. Le sang lave le deshonneur, dit Morrel. --Vous avez raison, mon pere, et je vous comprends.» Puis, etendant la main vers les pistolets: «Il y en a un pour vous et un pour moi, dit-il; merci!» Morrel lui arreta la main. «Et ta mere... et ta soeur..., qui les nourrira?» Un frisson courut par tout le corps du jeune homme. «Mon pere, dit-il, songez-vous que vous me dites de vivre? --Oui, je te le dis, reprit Morrel, car c'est ton devoir; tu as l'esprit calme, fort, Maximilien.... Maximilien, tu n'es pas un homme ordinaire; je ne te commande rien, je ne t'ordonne rien, seulement je te dis: Examine ta situation comme si tu y etais etranger, et juge-la toi-meme.» Le jeune homme reflechit un instant, puis une expression de resignation sublime passa dans ses yeux; seulement il ota, d'un mouvement lent et triste, son epaulette et sa contre-epaulette, insignes de son grade. «C'est bien, dit-il en tendant la main a Morrel, mourez en paix, mon pere! je vivrai.» Morrel fit un mouvement pour se jeter aux genoux de son fils. Maximilien l'attira a lui, et ces deux nobles coeurs battirent un instant l'un contre l'autre. «Tu sais qu'il n'y a pas de ma faute?» dit Morrel. Maximilien sourit. «Je sais, mon pere, que vous etes le plus honnete homme que j'aie jamais connu. --C'est bien, tout est dit: maintenant retourne pres de ta mere et de ta soeur. --Mon pere, dit le jeune homme en flechissant le genou, benissez-moi!» Morrel saisit la tete de son fils entre ses deux mains, l'approcha de lui, et, y imprimant plusieurs fois ses levres: «Oh! oui, oui, dit-il, je te benis en mon nom et au nom de trois generations d'hommes irreprochables; ecoute donc ce qu'ils disent par ma voix: l'edifice que le malheur a detruit, la Providence peut le rebatir. En me voyant mort d'une pareille mort, les plus inexorables auront pitie de toi; a toi peut-etre on donnera le temps qu'on m'aurait refuse; alors tache que le mot infame ne soit pas prononce; mets-toi a l'oeuvre, travaille, jeune homme, lutte ardemment et courageusement: vis, toi, ta mere et ta soeur, du strict necessaire afin que, jour par jour le bien de ceux a qui je dois s'augmente et fructifie entre tes mains. Songe que ce sera un beau jour, un grand jour, un jour solennel que celui de la rehabilitation, le jour ou, dans ce meme bureau, tu diras: Mon pere est mort parce qu'il ne pouvait pas faire ce que je fais aujourd'hui; mais il est mort tranquille et calme, parce qu'il savait en mourant que je le ferais. --Oh! mon pere, mon pere, s'ecria le jeune homme, si cependant vous pouviez vivre! --Si je vis, tout change; si je vis, l'interet se change en doute, la pitie en acharnement; si je vis, je ne suis plus qu'un homme qui a manque a sa parole, qui a failli a ses engagements, je ne suis plus qu'un banqueroutier enfin. Si je meurs, au contraire, songes-y, Maximilien, mon cadavre n'est plus que celui d'un honnete homme malheureux. Vivant, mes meilleurs amis evitent ma maison; mort, Marseille tout entier me suit en pleurant jusqu'a ma derniere demeure; vivant, tu as honte de mon nom; mort, tu leves la tete et tu dis: «--Je suis le fils de celui qui s'est tue, parce que, pour la premiere fois, il a ete force de manquer a sa parole.» Le jeune homme poussa un gemissement, mais il parut resigne. C'etait la seconde fois que la conviction rentrait non pas dans son coeur, mais dans son esprit. «Et maintenant, dit Morrel, laisse-moi seul et tache d'eloigner les femmes. --Ne voulez-vous pas revoir ma soeur?» demanda Maximilien. Un dernier et sourd espoir etait cache pour le jeune homme dans cette entrevue, voila pourquoi il la proposait. M. Morrel secoua la tete. «Je l'ai vue ce matin, dit-il, et je lui ai dit adieu. --N'avez-vous pas quelque recommandation particuliere a me faire, mon pere? demanda Maximilien d'une voix alteree. --Si fait, mon fils, une recommandation sacree. --Dites, mon pere. --La maison Thomson et French est la seule qui, par humanite, par egoisme peut-etre, mais ce n'est pas a moi a lire dans le coeur des hommes, a eu pitie de moi. Son mandataire, celui qui, dans dix minutes, se presentera pour toucher le montant d'une traite de deux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs, je ne dirai pas m'a accorde, mais m'a offert trois mois. Que cette maison soit remboursee la premiere, mon fils, que cet homme te soit sacre. --Oui, mon pere, dit Maximilien. --Et maintenant encore une fois adieu, dit Morrel, va, va, j'ai besoin d'etre seul; tu trouveras mon testament dans le secretaire de ma chambre a coucher.» Le jeune homme resta debout, inerte, n'ayant qu'une force de volonte, mais pas d'execution. «Ecoute, Maximilien, dit son pere, suppose que je sois soldat comme toi, que j'aie recu l'ordre d'emporter une redoute, et que tu saches que je doive etre tue en l'emportant, ne me dirais-tu pas ce que tu me disais tout a l'heure: «Allez, mon pere, car vous vous deshonorez en restant, et mieux vaut la mort que la «honte!» --Oui, oui, dit le jeune homme, oui.» Et, serrant convulsivement Morrel dans ses bras: «Allez, mon pere», dit-il. Et il s'elanca hors du cabinet. Quand son fils fut sorti, Morrel resta un instant debout et les yeux fixes sur la porte; puis il allongea la main, trouva le cordon d'une sonnette et sonna. Au bout d'un instant, Cocles parut. Ce n'etait plus le meme homme; ces trois jours de conviction l'avaient brise. Cette pensee: la maison Morrel va cesser ses paiements, le courbait vers la terre plus que ne l'eussent fait vingt autres annees sur sa tete. «Mon bon Cocles, dit Morrel avec un accent dont il serait impossible de rendre l'expression, tu vas rester dans l'antichambre. Quand ce monsieur qui est deja venu il y a trois mois, tu le sais, le mandataire de la maison Thomson et French, va venir, tu l'annonceras.» Cocles ne repondit point; il fit un signe de tete, alla s'asseoir dans l'antichambre et attendit. Morrel retomba sur sa chaise; ses yeux se porterent vers la pendule: il lui restait sept minutes, voila tout; l'aiguille marchait avec une rapidite incroyable; il lui semblait qu'il la voyait aller. Ce qui se passa alors, et dans ce moment supreme dans l'esprit de cet homme qui, jeune encore, a la suite d'un raisonnement faux peut-etre, mais specieux du moins, allait se separer de tout ce qu'il aimait au monde et quitter la vie, qui avait pour lui toutes les douceurs de la famille, est impossible a exprimer: il eut fallu voir, pour en prendre une idee, son front couvert de sueur, et cependant resigne, ses yeux mouilles de larmes, et cependant leves au ciel. L'aiguille marchait toujours, les pistolets etaient tout charges; il allongea la main, en prit un, et murmura le nom de sa fille. Puis il posa l'arme mortelle, prit la plume et ecrivit quelques mots. Il lui semblait alors qu'il n'avait pas assez dit adieu a son enfant cherie. Puis il se retourna vers la pendule; il ne comptait plus par minute mais par seconde. Il reprit l'arme, la bouche entrouverte et les yeux fixes sur l'aiguille; puis il tressaillit au bruit qu'il faisait lui-meme en armant le chien. En ce moment, une sueur plus froide lui passa sur le front, une angoisse plus mortelle lui serra le coeur. Il entendit la porte de l'escalier crier sur ses gonds. Puis s'ouvrit celle de son cabinet. La pendule allait sonner onze heures. Morrel ne se retourna point, il attendait ces mots de Cocles: «Le mandataire de la maison Thomson et French.» Et il approchait l'arme de sa bouche.... Tout a coup, il entendit un cri: c'etait la voix de sa fille. Il se retourna et apercut Julie; le pistolet lui echappa des mains. «Mon pere! s'ecria la jeune fille hors d'haleine et presque mourante de joie, sauve! vous etes sauve!» Et elle se jeta dans ses bras en elevant a la main une bourse en filet de soie rouge. «Sauve! mon enfant! dit Morrel; que veux-tu dire? --Oui, sauve! voyez, voyez!» dit la jeune fille. Morrel prit la bourse et tressaillit, car un vague souvenir lui rappela cet objet pour lui avoir appartenu. D'un cote etait la traite de deux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs. La traite etait acquittee. De l'autre, etait un diamant de la grosseur d'une noisette, avec ces trois mots ecrits sur un petit morceau de parchemin: «Dot de Julie.» Morrel passa sa main sur son front. Il croyait rever. En ce moment, la pendule sonna onze heures. Le timbre vibra pour lui comme si chaque coup de marteau d'acier vibrait sur son propre coeur. «Voyons, mon enfant, dit-il, explique-toi. Ou as-tu trouve cette bourse? --Dans une maison des Allees de Meilhan, au nº 15, sur le coin de la cheminee d'une pauvre petite chambre au cinquieme etage. --Mais, s'ecria Morrel, cette bourse n'est pas a toi.» Julie tendit a son pere la lettre qu'elle avait recue le matin. «Et tu as ete seule dans cette maison? dit Morrel apres avoir lu. --Emmanuel m'accompagnait, mon pere. Il devait m'attendre au coin de la rue du Musee; mais chose etrange, a mon retour, il n'y etait plus. --Monsieur Morrel! s'ecria une voix dans l'escalier, Monsieur Morrel! --C'est sa voix», dit Julie. En meme temps, Emmanuel entra, le visage bouleverse de joie et d'emotion. «Le _Pharaon_! s'ecria-t-il; le _Pharaon_! --Eh bien, quoi? le _Pharaon_! etes-vous fou, Emmanuel? Vous savez bien qu'il est perdu. --Le _Pharaon_! monsieur, on signale le _Pharaon_; le _Pharaon_ entre dans le port.» Morrel retomba sur sa chaise, les forces lui manquaient, son intelligence se refusait a classer cette suite d'evenements incroyables, inouis, fabuleux. Mais son fils entra a son tour. «Mon pere, s'ecria Maximilien, que disiez-vous donc que le _Pharaon_ etait perdu? La vigie l'a signale, et il entre dans le port. --Mes amis, dit Morrel si cela etait, il faudrait croire a un miracle de Dieu! Impossible! impossible!» Mais ce qui etait reel et non moins incroyable, c'etait cette bourse qu'il tenait dans ses mains, c'etait cette lettre de change acquittee, c'etait ce magnifique diamant. «Ah! monsieur, dit Cocles a son tour, qu'est-ce que cela veut dire, le _Pharaon_? --Allons, mes enfants, dit Morrel en se soulevant, allons voir, et que Dieu ait pitie de nous, si c'est une fausse nouvelle.» Ils descendirent; au milieu de l'escalier attendait Mme Morrel: la pauvre femme n'avait pas ose monter. En un instant ils furent a la Canebiere. Il y avait foule sur le port. Toute cette foule s'ouvrit devant Morrel. «Le _Pharaon_! le _Pharaon_!» disaient toutes ces voix. En effet, chose merveilleuse, inouie, en face de la tour Saint-Jean un batiment, portant sur sa poupe ces mots ecrits en lettres blanches, le _Pharaon_ (Morrel et fils de Marseille), absolument de la contenance de l'autre _Pharaon_, et charge comme l'autre de cochenille et d'indigo, jetait l'ancre et carguait ses voiles; sur le pont, le capitaine Gaumard donnait ses ordres, et maitre Penelon faisait des signes a M. Morrel. Il n'y avait plus a en douter: le temoignage des sens etait la, et dix mille personnes venaient en aide a ce temoignage. Comme Morrel et son fils s'embrassaient sur la jetee, aux applaudissements de toute la ville temoin de ce prodige, un homme, dont le visage etait a moitie couvert par une barbe noire, et qui, cache derriere la guerite d'un factionnaire, contemplait cette scene avec attendrissement, murmura ces mots: «Sois heureux, noble coeur; sois beni pour tout le bien que tu as fait et que tu feras encore; et que ma reconnaissance reste dans l'ombre comme ton bienfait.» Et, avec un sourire ou la joie et le bonheur se revelaient, il quitta l'abri ou il etait cache, et sans que personne fit attention a lui, tant chacun etait preoccupe de l'evenement du jour, il descendit un de ces petits escaliers qui servent de debarcadere et hela trois fois: «Jacopo! Jacopo! Jacopo!» Alors, une chaloupe vint a lui, le recut a bord, et le conduisit a un yacht richement gree, sur le pont duquel il s'elanca avec la legerete d'un marin; de la il regarda encore une fois Morrel qui, pleurant de joie, distribuait de cordiales poignees de main a toute cette foule, et remerciait d'un vague regard ce bienfaiteur inconnu qu'il semblait chercher au ciel. «Et maintenant, dit l'homme inconnu, adieu bonte, humanite reconnaissance.... Adieu a tous les sentiments qui epanouissent le coeur!... Je me suis substitue a la Providence pour recompenser les bons... que le Dieu vengeur me cede sa place pour punir les mechants!» A ces mots, il fit un signal, et, comme s'il n'eut attendu que ce signal pour partir, le yacht prit aussitot la mer. XXXI Italie.--Simbad le marin. Vers le commencement de l'annee 1838, se trouvaient a Florence deux jeunes gens appartenant a la plus elegante societe de Paris, l'un, le vicomte Albert de Morcerf, l'autre, le baron Franz d'Epinay. Il avait ete convenu entre eux qu'ils iraient passer le carnaval de la meme annee a Rome, ou Franz, qui depuis pres de quatre ans habitait l'Italie, servirait de cicerone a Albert. Or, comme ce n'est pas une petite affaire que d'aller passer le carnaval a Rome, surtout quand on tient a ne pas coucher place du Peuple ou dans le Campo-Vaccino, ils ecrivirent a maitre Pastrini, proprietaire de l'hotel de Londres, place d'Espagne, pour le prier de leur retenir un appartement confortable. Maitre Pastrini repondit qu'il n'avait plus a leur disposition que deux chambres et un cabinet situes _al secondo piano_, et qu'il offrait moyennant la modique retribution d'un louis par jour. Les deux jeunes gens accepterent; puis, voulant mettre a profit le temps qui lui restait, Albert partit pour Naples. Quant a Franz, il resta a Florence. Quand il eut joui quelque temps de la vie que donne la ville des Medicis, quand il se fut bien promene dans cet Eden qu'on nomme les Casines, quand il eut ete recu chez ces hotes magnifiques qui font les honneurs de Florence, il lui prit fantaisie, ayant deja vu la Corse, ce berceau de Bonaparte, d'aller voir l'ile d'Elbe, ce grand relais de Napoleon. Un soir donc il detacha une barchetta de l'anneau de fer qui la scellait au port de Livourne, se coucha au fond dans son manteau, en disant aux mariniers ces seules paroles: «A l'ile d'Elbe!» La barque quitta le port comme l'oiseau de mer quitte son nid, et le lendemain elle debarquait Franz a Porto-Ferrajo. Franz traversa l'ile imperiale, apres avoir suivi toutes les traces que les pas du geant y a laissees, et alla s'embarquer a Marciana. Deux heures apres avoir quitte la terre, il la reprit pour descendre a la Pianosa, ou l'attendaient, assurait-on, des vols infinis de perdrix rouges. La chasse fut mauvaise. Franz tua a grand-peine quelques perdrix maigres, et, comme tout chasseur qui s'est fatigue pour rien, il remonta dans sa barque d'assez mauvaise humeur. «Ah! si Votre Excellence voulait, lui dit le patron, elle ferait une belle chasse! --Et ou cela? --Voyez-vous cette ile? continua le patron, en etendant le doigt vers le midi et en montrant une masse conique qui sortait du milieu de la mer teintee du plus bel indigo. --Eh bien, qu'est-ce que cette ile? demanda Franz. --L'ile de Monte-Cristo, repondit le Livournais. --Mais je n'ai pas de permission pour chasser dans cette ile. --Votre Excellence n'en a pas besoin, l'ile est deserte. --Ah! pardieu, dit le jeune homme, une ile deserte au milieu de la Mediterranee, c'est chose curieuse. --Et chose naturelle, Excellence. Cette ile est un banc de rochers, et, dans toute son etendue, il n'y a peut-etre pas un arpent de terre labourable. --Et a qui appartient cette ile? --A la Toscane. --Quel gibier y trouverai-je? --Des milliers de chevres sauvages. --Qui vivent en lechant les pierres, dit Franz avec un sourire d'incredulite. --Non, mais en broutant les bruyeres, les myrtes, les lentisques qui poussent dans leurs intervalles. --Mais ou coucherai-je? --A terre dans les grottes, ou a bord dans votre manteau. D'ailleurs, si Son Excellence veut, nous pourrons partir aussitot apres la chasse; elle sait que nous faisons aussi bien voile la nuit que le jour, et qu'a defaut de la voile nous avons les rames.» Comme il restait encore assez de temps a Franz pour rejoindre son compagnon, et qu'il n'avait plus a s'inquieter de son logement a Rome, il accepta cette proposition de se dedommager de sa premiere chasse. Sur sa reponse affirmative, les matelots echangerent entre eux quelques paroles a voix basse. «Eh bien, demanda-t-il, qu'avons-nous de nouveau? serait-il survenu quelque impossibilite? --Non, reprit le patron; mais nous devons prevenir Votre Excellence que l'ile est en contumace. --Qu'est-ce que cela veut dire? --Cela veut dire que, comme Monte-Cristo est inhabitee, et sert parfois de relache a des contrebandiers et des pirates qui viennent de Corse, de Sardaigne ou d'Afrique, si un signe quelconque denonce notre sejour dans l'ile, nous serons forces, a notre retour a Livourne, de faire une quarantaine de six jours. --Diable! voila qui change la these! six jours! Juste autant qu'il en a fallu a Dieu pour creer le monde. C'est un peu long, mes enfants. --Mais qui dira que Son Excellence a ete a Monte-Cristo? --Oh! ce n'est pas moi, s'ecria Franz. --Ni nous non plus, firent les matelots. --En ce cas, va pour Monte-Cristo.» Le patron commanda la manoeuvre; on mit le cap sur l'ile, et la barque commenca de voguer dans sa direction. Franz laissa l'operation s'achever, et quand on eut pris la nouvelle route, quand la voile se fut gonflee par la brise, et que les quatre mariniers eurent repris leurs places, trois a l'avant, un au gouvernail, il renoua la conversation. «Mon cher Gaetano, dit-il au patron, vous venez de me dire, je crois, que l'ile de Monte-Cristo servait de refuge a des pirates, ce qui me parait un bien autre gibier que des chevres. --Oui, Excellence, et c'est la verite. --Je savais bien l'existence des contrebandiers, mais je pensais que, depuis la prise d'Alger et la destruction de la Regence, les pirates n'existaient plus que dans les romans de Cooper et du capitaine Marryat. --Eh bien, Votre Excellence se trompait: il en est des pirates comme des bandits, qui sont censes extermines par le pape Leon XII, et qui cependant arretent tous les jours les voyageurs jusqu'aux portes de Rome. N'avez-vous pas entendu dire qu'il y a six mois a peine le charge d'affaires de France pres le Saint-Siege avait ete devalise a cinq cents pas de Velletri? --Si fait. --Eh bien, si comme nous Votre Excellence habitait Livourne, elle entendrait dire de temps en temps qu'un petit batiment charge de marchandises ou qu'un joli yacht anglais, qu'on attendait a Bastia, a Porto-Ferrajo ou a Civita-Vecchia, n'est point arrive, qu'on ne sait ce qu'il est devenu, et que sans doute il se sera brise contre quelque rocher. Eh bien, ce rocher qu'il a rencontre, c'est une barque basse et etroite, montee de six ou huit hommes, qui l'ont surpris ou pille par une nuit sombre et orageuse au detour de quelque ilot sauvage et inhabite, comme des bandits arretent et pillent une chaise de poste au coin d'un bois. --Mais enfin, reprit Franz toujours etendu dans sa barque, comment ceux a qui pareil accident arrive ne se plaignent-ils pas, comment n'appellent-ils pas sur ces pirates la vengeance du gouvernement francais, sarde ou toscan? --Pourquoi? dit Gaetano avec un sourire. --Oui, pourquoi? --Parce que d'abord on transporte du batiment ou un yacht sur la barque tout ce qui est bon a prendre; puis on lie les pieds et les mains a l'equipage, on attache au cou de chaque homme un boulet de 24, on fait un trou de la grandeur d'une barrique dans la quille du batiment capture, on remonte sur le pont, on ferme les ecoutilles et l'on passe sur la barque. Au bout de dix minutes, le batiment commence a se plaindre et a gemir, peu a peu il s'enfonce. D'abord un des cotes plonge, puis l'autre; puis il se releve, puis il plonge encore, s'enfoncant toujours davantage. Tout a coup, un bruit pareil a un coup de canon retentit: c'est l'air qui brise le pont. Alors le batiment s'agite comme un noye qui se debat, s'alourdissant a chaque mouvement. Bientot l'eau, trop pressee dans les cavites, s'elance des ouvertures, pareille aux colonnes liquides que jetterait par ses events quelque cachalot gigantesque. Enfin il pousse un dernier rale, fait un dernier tour sur lui-meme, et s'engouffre en creusant dans l'abime un vaste entonnoir qui tournoie un instant, se comble peu a peu et finit par s'effacer tout a fait; si bien qu'au bout de cinq minutes il faut l'oeil de Dieu lui-meme pour aller chercher au fond de cette mer calme le batiment disparu. «Comprenez-vous maintenant, ajouta le patron en souriant, comment le batiment ne rentre pas dans le port, et pourquoi l'equipage ne porte pas plainte?» Si Gaetano eut raconte la chose avant de proposer l'expedition, il est probable que Franz eut regarde a deux fois avant de l'entreprendre; mais ils etaient partis, et il lui sembla qu'il y aurait lachete a reculer. C'etait un de ces hommes qui ne courent pas a une occasion perilleuse, mais qui, si cette occasion vient au-devant d'eux, restent d'un sang-froid inalterable pour la combattre: c'etait un de ces hommes a la volonte calme, qui ne regardent un danger dans la vie que comme un adversaire dans un duel, qui calculent ses mouvements, qui etudient sa force, qui rompent assez pour reprendre haleine, pas assez pour paraitre laches, qui, comprenant d'un seul regard tous leurs avantages, tuent d'un seul coup. «Bah! reprit-il, j'ai traverse la Sicile et la Calabre, j'ai navigue deux mois dans l'archipel, et je n'ai jamais vu l'ombre d'un bandit ni d'un forban. --Aussi n'ai-je pas dit cela a Son Excellence, fit Gaetano, pour la faire renoncer a son projet; elle m'a interroge et je lui ai repondu, voila tout. --Oui, mon cher Gaetano, et votre conversation est des plus interessantes; aussi comme je veux en jouir le plus longtemps possible, va pour Monte-Cristo.» Cependant, on approchait rapidement du terme du voyage; il ventait bon frais, et la barque faisait six a sept milles a l'heure. A mesure qu'on approchait, l'ile semblait sortir grandissante du sein de la mer; et, a travers l'atmosphere limpide des derniers rayons du jour, on distinguait, comme les boulets dans un arsenal, cet amoncellement de rochers empiles les uns sur les autres, et dans les interstices desquels on voyait rougir des bruyeres et verdir les arbres. Quant aux matelots, quoiqu'ils parussent parfaitement tranquilles, il etait evident que leur vigilance etait eveillee, et que leur regard interrogeait le vaste miroir sur lequel ils glissaient, et dont quelques barques de pecheurs, avec leurs voiles blanches, peuplaient seules l'horizon, se balancant comme des mouettes au bout des flots. Ils n'etaient plus guere qu'a une quinzaine de milles de Monte-Cristo lorsque le soleil commenca a se coucher derriere la Corse, dont les montagnes apparaissaient a droite, decoupant sur le ciel leur sombre dentelure; cette masse de pierres, pareille au geant Adamastor, se dressait menacante devant la barque a laquelle elle derobait le soleil dont la partie superieure se dorait; peu a peu l'ombre monta de la mer et sembla chasser devant elle ce dernier reflet du jour qui allait s'eteindre, enfin le rayon lumineux fut repousse jusqu'a la cime du cone, ou il s'arreta un instant comme le panache enflamme d'un volcan: enfin l'ombre, toujours ascendante, envahit progressivement le sommet, comme elle avait envahi la base, et l'ile n'apparut plus que comme une montagne grise qui allait toujours se rembrunissant. Une demi-heure apres, il faisait nuit noire. Heureusement que les mariniers etaient dans leurs parages habituels et qu'ils connaissaient jusqu'au moindre rocher de l'archipel toscan; car, au milieu de l'obscurite profonde qui enveloppait la barque, Franz n'eut pas ete tout a fait sans inquietude. La Corse avait entierement disparu, l'ile de Monte-Cristo etait elle-meme devenue invisible, mais les matelots semblaient avoir, comme le lynx, la faculte de voir dans les tenebres, et le pilote, qui se tenait au gouvernail, ne marquait pas la moindre hesitation. Une heure a peu pres s'etait ecoulee depuis le coucher du soleil, lorsque Franz crut apercevoir, a un quart de mille a la gauche, une masse sombre, mais il etait si impossible de distinguer ce que c'etait, que, craignant d'exciter l'hilarite de ses matelots, en prenant quelques nuages flottants pour la terre ferme, il garda le silence. Mais tout a coup une grande lueur apparut sur la rive; la terre pouvait ressembler a un nuage, mais le feu n'etait pas un meteore. «Qu'est-ce que cette lumiere? demanda-t-il. --Chut! dit le patron, c'est un feu. --Mais vous disiez que l'ile etait inhabitee! --Je disais qu'elle n'avait pas de population fixe, mais j'ai dit aussi qu'elle est un lieu de relache pour les contrebandiers. --Et pour les pirates! --Et pour les pirates, dit Gaetano repetant les paroles de Franz; c'est pour cela que j'ai donne l'ordre de passer l'ile, car, ainsi que vous le voyez, le feu est derriere nous. --Mais ce feu, continua Franz, me semble plutot un motif de securite que d'inquietude, des gens qui craindraient d'etre vus n'auraient pas allume ce feu. --Oh! cela ne veut rien dire, dit Gaetano, si vous pouviez juger, au milieu de l'obscurite, de la position de l'ile, vous verriez que, place comme il l'est, ce feu ne peut etre apercu ni de la cote, ni de la Pianosa, mais seulement de la pleine mer. --Ainsi vous craignez que ce feu ne nous annonce mauvaise compagnie? --C'est ce dont il faudra s'assurer, reprit Gaetano, les yeux toujours fixes sur cette etoile terrestre. --Et comment s'en assurer? --Vous allez voir.» A ces mots Gaetano tint conseil avec ses compagnons, et au bout de cinq minutes de discussion, on executa en silence une manoeuvre, a l'aide de laquelle, en un instant, on eut vire de bord; alors on reprit la route qu'on venait de faire, et quelques secondes apres ce changement de direction, le feu disparut, cache par quelque mouvement de terrain. Alors le pilote imprima par le gouvernail une nouvelle direction au petit batiment, qui se rapprocha visiblement de l'ile et qui bientot ne s'en trouva plus eloigne que d'une cinquantaine de pas. Gaetano abattit la voile, et la barque resta stationnaire. Tout cela avait ete fait dans le plus grand silence, et d'ailleurs, depuis le changement de route, pas une parole n'avait ete prononcee a bord. Gaetano, qui avait propose l'expedition, en avait pris toute la responsabilite sur lui. Les quatre matelots ne le quittaient pas des yeux, tout en preparant les avirons et en se tenant evidemment prets a faire force de rames, ce qui, grace a l'obscurite, n'etait pas difficile. Quant a Franz, il visitait ses armes avec ce sang-froid que nous lui connaissons; il avait deux fusils a deux coups et une carabine, il les chargea, s'assura des batteries, et attendit. Pendant ce temps, le patron avait jete bas son caban et sa chemise, assure son pantalon autour de ses reins, et, comme il etait pieds nus, il n'avait eu ni souliers ni bas a defaire. Une fois dans ce costume, ou plutot hors de son costume, il mit un doigt sur ses levres pour faire signe de garder le plus profond silence, et, se laissant couler dans la mer, il nagea vers le rivage avec tant de precaution qu'il etait impossible d'entendre le moindre bruit. Seulement, au sillon phosphorescent que degageaient ses mouvements, on pouvait suivre sa trace. Bientot, ce sillon meme disparut: il etait evident que Gaetano avait touche terre. Tout le monde sur le petit batiment resta immobile pendant une demi-heure, au bout de laquelle on vit reparaitre pres du rivage et s'approcher de la barque le meme sillon lumineux. Au bout d'un instant, et en deux brassees, Gaetano avait atteint la barque. «Eh bien? firent ensemble Franz et les quatre matelots. --Eh bien, dit-il, ce sont des contrebandiers espagnols; ils ont seulement avec eux deux bandits corses. --Et que font ces deux bandits corses avec des contrebandiers espagnols? --Eh! mon Dieu! Excellence, reprit Gaetano d'un ton de profonde charite chretienne, il faut bien s'aider les uns les autres. Souvent les bandits se trouvent un peu presses sur terre par les gendarmes ou les carabiniers, eh bien, ils trouvent la une barque, et dans cette barque de bons garcons comme nous. Ils viennent nous demander l'hospitalite dans notre maison flottante. Le moyen de refuser secours a un pauvre diable qu'on poursuit! Nous le recevons, et, pour plus grande securite, nous gagnons le large. Cela ne nous coute rien et sauve la vie ou, tout au moins, la liberte a un de nos semblables qui, dans l'occasion, reconnait le service que nous lui avons rendu en nous indiquant un bon endroit ou nous puissions debarquer nos marchandises sans etre deranges par les curieux. --Ah ca! dit Franz, vous etes donc un peu contrebandier vous-meme, mon cher Gaetano? --Eh! que voulez-vous, Excellence! dit-il avec un sourire impossible a decrire, on fait un peu de tout; il faut bien vivre. --Alors vous etes en pays de connaissance avec les gens qui habitent Monte-Cristo a cette heure? --A peu pres. Nous autres mariniers, nous sommes comme les francs-macons, nous nous reconnaissons a certains signes. --Et vous croyez que nous n'aurions rien a craindre en debarquant a notre tour? --Absolument rien, les contrebandiers ne sont pas des voleurs. --Mais ces deux bandits corses... reprit Franz, calculant d'avance toutes les chances de danger. --Eh mon Dieu! dit Gaetano, ce n'est pas leur faute s'ils sont bandits, c'est celle de l'autorite. --Comment cela? --Sans doute! on les poursuit pour avoir fait une _peau_, pas autre chose; comme s'il n'etait pas dans la nature du Corse de se venger! --Qu'entendez-vous par avoir fait une _peau_? Avoir assassine un homme? dit Franz, continuant ses investigations. --J'entends avoir tue un ennemi, reprit le patron, ce qui est bien different. --Eh bien, fit le jeune homme, allons demander l'hospitalite aux contrebandiers et aux bandits. Croyez-vous qu'ils nous l'accordent? --Sans aucun doute. --Combien sont-ils? --Quatre, Excellence, et les deux bandits ca fait six. --Eh bien, c'est juste notre chiffre; nous sommes meme, dans le cas ou ces messieurs montreraient de mauvaises dispositions, en force egale, et par consequent en mesure de les contenir. Ainsi, une derniere fois, va pour Monte-Cristo. --Oui, Excellence; mais vous nous permettrez bien encore de prendre quelques precautions? --Comment donc, mon cher! soyez sage comme Nestor, et prudent comme Ulysse. Je fais plus que de vous le permettre, je vous y exhorte. --Eh bien alors, silence!» fit Gaetano. Tout le monde se tut. Pour un homme envisageant, comme Franz, toute chose sous son veritable point de vue, la situation, sans etre dangereuse, ne manquait pas d'une certaine gravite. Il se trouvait dans l'obscurite la plus profonde, isole, au milieu de la mer, avec des mariniers qui ne le connaissaient pas et qui n'avaient aucun motif de lui etre devoues; qui savaient qu'il avait dans sa ceinture quelques milliers de francs, et qui avaient dix fois, sinon avec envie, du moins avec curiosite, examine ses armes, qui etaient fort belles. D'un autre cote, il allait aborder, sans autre escorte que ces hommes, dans une ile qui portait un nom fort religieux, mais qui ne semblait pas promettre a Franz une autre hospitalite que celle du Calvaire au Christ, grace a ses contrebandiers et a ses bandits. Puis cette histoire de batiments coules a fond, qu'il avait crue exageree le jour, lui semblait plus vraisemblable la nuit. Aussi, place qu'il etait entre ce double danger peut-etre imaginaire, il ne quittait pas ces hommes des yeux et son fusil de la main. Cependant les mariniers avaient de nouveau hisse leurs voiles et avaient repris leur sillon deja creuse en allant et en revenant. A travers l'obscurite Franz, deja un peu habitue aux tenebres, distinguait le geant de granit que la barque cotoyait; puis enfin, en depassant de nouveau l'angle d'un rocher, il apercut le feu qui brillait, plus eclatant que jamais, et autour de ce feu, cinq ou six personnes assises. La reverberation du foyer s'etendait d'une centaine de pas en mer. Gaetano cotoya la lumiere, en faisant toutefois rester la barque dans la partie non eclairee; puis, lorsqu'elle fut tout a fait en face du foyer, il mit le cap sur lui et entra bravement dans le cercle lumineux, en entonnant une chanson de pecheurs dont il soutenait le chant a lui seul, et dont ses compagnons reprenaient le refrain en choeur. Au premier mot de la chanson, les hommes assis autour du foyer s'etaient leves et s'etaient approches du debarcadere, les yeux fixes sur la barque, dont ils s'efforcaient visiblement de juger la force et de deviner les intentions. Bientot, ils parurent avoir fait un examen suffisant et allerent, a l'exception d'un seul qui resta debout sur le rivage, se rasseoir autour du feu, devant lequel rotissait un chevreau tout entier. Lorsque le bateau fut arrive a une vingtaine de pas de la terre, l'homme qui etait sur le rivage fit machinalement, avec sa carabine, le geste d'une sentinelle qui attend une patrouille, et cria _Qui vive_! en patois sarde. Franz arma froidement ses deux coups. Gaetano echangea alors avec cet homme quelques paroles auxquelles le voyageur ne comprit rien, mais qui le concernaient evidemment. «Son Excellence, demanda le patron, veut-elle se nommer ou garder l'incognito? --Mon nom doit etre parfaitement inconnu; dites-leur donc simplement, reprit Franz, que je suis un Francais voyageant pour ses plaisirs.» Lorsque Gaetano eut transmis cette reponse, la sentinelle donna un ordre a l'un des hommes assis devant le feu, lequel se leva aussitot, et disparut dans les rochers. Il se fit un silence. Chacun semblait preoccupe de ses affaires: Franz de son debarquement, les matelots de leurs voiles, les contrebandiers de leur chevreau, mais, au milieu de cette insouciance apparente, on s'observait mutuellement. L'homme qui s'etait eloigne reparut tout a coup, du cote oppose de celui par lequel il avait disparu. Il fit un signe de la tete a la sentinelle, qui se retourna de leur cote et se contenta de prononcer ces seules paroles: _S'accommodi_. Le _s'accommodi_ italien est intraduisible; il veut dire a la fois, venez, entrez, soyez le bienvenu, faites comme chez vous, vous etes le maitre. C'est comme cette phrase turque de Moliere, qui etonnait si fort le bourgeois gentilhomme par la quantite de choses qu'elle contenait. Les matelots ne se le firent pas dire deux fois: en quatre coups de rames, la barque toucha la terre. Gaetano sauta sur la greve, echangea encore quelques mots a voix basse avec la sentinelle, ses compagnons descendirent l'un apres l'autre; puis vint enfin le tour de Franz. Il avait un de ses fusils en bandouliere, Gaetano avait l'autre, un des matelots tenait sa carabine. Son costume tenait a la fois de l'artiste et du dandy, ce qui n'inspira aux hotes aucun soupcon, et par consequent aucune inquietude. On amarra la barque au rivage, on fit quelques pas pour chercher un bivouac commode; mais sans doute le point vers lequel on s'acheminait n'etait pas de la convenance du contrebandier qui remplissait le poste de surveillant, car il cria a Gaetano: «Non, point par la, s'il vous plait.» Gaetano balbutia une excuse, et, sans insister davantage, s'avanca du cote oppose, tandis que deux matelots, pour eclairer la route, allaient allumer des torches au foyer. On fit trente pas a peu pres et l'on s'arreta sur une petite esplanade tout entouree de rochers dans lesquels on avait creuse des especes de sieges, a peu pres pareils a de petites guerites ou l'on monterait la garde assis. Alentour poussaient, dans des veines de terre vegetale quelques chenes nains et des touffes epaisses de myrtes. Franz abaissa une torche et reconnut, a un amas de cendres, qu'il n'etait pas le premier a s'apercevoir du confortable de cette localite, et que ce devait etre une des stations habituelles des visiteurs nomades de l'ile de Monte-Cristo. Quant a son attente d'evenement, elle avait cesse; une fois le pied sur la terre ferme, une fois qu'il eut vu les dispositions, sinon amicales, du moins indifferentes de ses hotes, toute sa preoccupation avait disparu, et, a l'odeur du chevreau qui rotissait au bivouac voisin, la preoccupation s'etait changee en appetit. Il toucha deux mots de ce nouvel incident a Gaetano, qui lui repondit qu'il n'y avait rien de plus simple qu'un souper quand on avait, comme eux dans leur barque, du pain, du vin, six perdrix et un bon feu pour les faire rotir. «D'ailleurs, ajouta-t-il, si Votre Excellence trouve si tentante l'odeur de ce chevreau, je puis aller offrir a nos voisins deux de nos oiseaux pour une tranche de leur quadrupede. --Faites, Gaetano, faites, dit Franz; vous etes veritablement ne avec le genie de la negociation.» Pendant ce temps, les matelots avaient arrache des brassees de bruyeres, fait des fagots de myrtes et de chenes verts, auxquels ils avaient mis le feu, ce qui presentait un foyer assez respectable. Franz attendait donc avec impatience, humant toujours l'odeur du chevreau, le retour du patron, lorsque celui-ci reparut et vint a lui d'un air fort preoccupe. «Eh bien, demanda-t-il, quoi de nouveau? on repousse notre offre? --Au contraire, fit Gaetano. Le chef, a qui l'on a dit que vous etiez un jeune homme francais, vous invite a souper avec lui. --Eh bien, mais, dit Franz, c'est un homme fort civilise que ce chef, et je ne vois pas pourquoi je refuserais; d'autant plus que j'apporte ma part du souper. --Oh! ce n'est pas cela: il a de quoi souper, et au-dela, mais c'est qu'il met a votre presentation chez lui une singuliere condition. --Chez lui! reprit le jeune homme; il a donc fait batir une maison? --Non; mais il n'en a pas moins un chez lui fort confortable, a ce qu'on assure du moins. --Vous connaissez donc ce chef? --J'en ai entendu parler. --En bien ou en mal? --Des deux facons. --Diable! Et quelle est cette condition? --C'est de vous laisser bander les yeux et de n'oter votre bandeau que lorsqu'il vous y invitera lui-meme.» Franz sonda autant que possible le regard de Gaetano pour savoir ce que cachait cette proposition. «Ah dame! reprit celui-ci, repondant a la pensee de Franz, je le sais bien, la chose merite reflexion. --Que feriez-vous a ma place? fit le jeune homme. --Moi, qui n'ai rien a perdre, j'irais. --Vous accepteriez? --Oui, ne fut-ce que par curiosite. --Il y a donc quelque chose de curieux a voir chez ce chef? --Ecoutez, dit Gaetano en baissant la voix, je ne sais pas si ce qu'on dit est vrai...» Il s'arreta en regardant si aucun etranger ne l'ecoutait. «Et que dit-on? --On dit que ce chef habite un souterrain aupres duquel le palais Pitti est bien peu de chose. --Quel reve! dit Franz en se rasseyant. --Oh! ce n'est pas un reve, continua le patron, c'est une realite! Cama, le pilote du _Saint-Ferdinand_, y est entre un jour, et il en est sorti tout emerveille, en disant qu'il n'y a de pareils tresors que dans les contes de fees. --Ah ca! mais, savez-vous, dit Franz, qu'avec de pareilles paroles vous me feriez descendre dans la caverne d'Ali-Baba? --Je vous dis ce qu'on m'a dit, Excellence. --Alors, vous me conseillez d'accepter? --Oh! je ne dis pas cela! Votre Excellence fera selon son bon plaisir. Je ne voudrais pas lui donner un conseil dans une semblable occasion.» Franz reflechit quelques instants, comprit que cet homme si riche ne pouvait lui en vouloir, a lui qui portait seulement quelques mille francs; et, comme il n'entrevoyait dans tout cela qu'un excellent souper, il accepta. Gaetano alla porter sa reponse. Cependant nous l'avons dit, Franz etait prudent; aussi voulut-il avoir le plus de details possible sur son hote etrange et mysterieux. Il se retourna donc du cote du matelot qui, pendant ce dialogue, avait plume les perdrix avec la gravite d'un homme fier de ses fonctions, et lui demanda dans quoi ses hommes avaient pu aborder, puisqu'on ne voyait ni barques, ni speronares, ni tartanes. «Je ne suis pas inquiet de cela, dit le matelot, et je connais le batiment qu'ils montent. --Est-ce un joli batiment? --J'en souhaite un pareil a Votre Excellence pour faire le tour du monde. --De quelle force est-il? --Mais de cent tonneaux a peu pres. C'est, du reste un batiment de fantaisie, un yacht, comme disent les Anglais, mais confectionne, voyez-vous, de facon a tenir la mer par tous les temps. --Et ou a-t-il ete construit? --Je l'ignore. Cependant je le crois genois. --Et comment un chef de contrebandiers, continua Franz, ose-t-il faire construire un yacht destine a son commerce dans le port de Genes? --Je n'ai pas dit, fit le matelot, que le proprietaire de ce yacht fut un contrebandier. --Non; mais Gaetano l'a dit, ce me semble. --Gaetano avait vu l'equipage de loin, mais il n'avait encore parle a personne. --Mais si cet homme n'est pas un chef de contrebandiers, quel est-il donc? --Un riche seigneur qui voyage pour son plaisir.» «Allons, pensa Franz, le personnage n'en est que plus mysterieux, puisque les versions sont differentes.» «Et comment s'appelle-t-il? --Lorsqu'on le lui demande, il repond qu'il se nomme Simbad le marin. Mais je doute que ce soit son veritable nom. --Simbad le marin? --Oui. --Et ou habite ce seigneur? --Sur la mer. --De quel pays est-il? --Je ne sais pas. --L'avez-vous vu? --Quelquefois. --Quel homme est-ce? --Votre Excellence en jugera elle-meme. --Et ou va-t-il me recevoir? --Sans doute dans ce palais souterrain dont vous a parle Gaetano. --Et vous n'avez jamais eu la curiosite, quand vous avez relache ici et que vous avez trouve l'ile deserte, de chercher a penetrer dans ce palais enchante? --Oh! si fait, Excellence, reprit le matelot, et plus d'une fois meme; mais toujours nos recherches ont ete inutiles. Nous avons fouille la grotte de tous cotes et nous n'avons pas trouve le plus petit passage. Au reste, on dit que la porte ne s'ouvre pas avec une clef, mais avec un mot magique. --Allons, decidement, murmura Franz, me voila embarque dans un conte des _Mille et une Nuits_. --Son Excellence vous attend», dit derriere lui une voix qu'il reconnut pour celle de la sentinelle. Le nouveau venu etait accompagne de deux hommes de l'equipage du yacht. Pour toute reponse, Franz tira son mouchoir et le presenta a celui qui lui avait adresse la parole. Sans dire une seule parole, on lui banda les yeux avec un soin qui indiquait la crainte qu'il ne commit quelque indiscretion; apres quoi on lui fit jurer qu'il n'essayerait en aucune facon d'oter son bandeau. Il jura. Alors les deux hommes le prirent chacun par un bras, et il marcha guide par eux et precede de la sentinelle. Apres une trentaine de pas, il sentit, a l'odeur de plus en plus appetissante du chevreau, qu'il repassait devant le bivouac; puis on lui fit continuer sa route pendant une cinquantaine de pas encore, en avancant evidemment du cote ou l'on n'avait pas voulu laisser penetrer Gaetano: defense qui s'expliquait maintenant. Bientot, au changement d'atmosphere, il comprit qu'il entrait dans un souterrain; au bout de quelques secondes de marche, il entendit un craquement, et il lui sembla que l'atmosphere changeait encore de nature et devenait tiede et parfumee; enfin, il sentit que ses pieds posaient sur un tapis epais et moelleux; ses guides l'abandonnerent. Il se fit un instant de silence, et une voix dit en bon francais, quoique avec un accent etranger: «Vous etes le bienvenu chez moi, monsieur, et vous pouvez oter votre mouchoir.» Comme on le pense bien, Franz ne se fit pas repeter deux fois cette invitation; il leva son mouchoir, et se trouva en face d'un homme de trente-huit a quarante ans, portant un costume tunisien, c'est-a-dire une calotte rouge avec un long gland de soie bleue, une veste de drap noir toute brodee d'or, des pantalons sang de boeuf larges et bouffants des guetres de meme couleur brodees d'or comme la veste, et des babouches jaunes; un magnifique cachemire lui serrait la taille, et un petit cangiar aigu et recourbe etait passe dans cette ceinture. Quoique d'une paleur presque livide, cet homme avait une figure remarquablement belle; ses yeux etaient vifs et percants; son nez droit, et presque de niveau avec le front, indiquait le type grec dans toute sa purete, et ses dents, blanches comme des perles, ressortaient admirablement sous la moustache noire qui les encadrait. Seulement cette paleur etait etrange; on eut dit un homme enferme depuis longtemps dans un tombeau, et qui n'eut pas pu reprendre la carnation des vivants. Sans etre d'une grande taille, il etait bien fait du reste, et, comme les hommes du Midi, avait les mains et les pieds petits. Mais ce qui etonna Franz, qui avait traite de reve le recit de Gaetano, ce fut la somptuosite de l'ameublement. Toute la chambre etait tendue d'etoffes turques de couleur cramoisie et brochees de fleurs d'or. Dans un enfoncement etait une espece de divan surmonte d'un trophee d'armes arabes a fourreaux de vermeil et a poignees resplendissantes de pierreries; au plafond, pendait une lampe en verre de Venise, d'une forme et d'une couleur charmantes, et les pieds reposaient sur un tapis de Turquie dans lequel ils enfoncaient jusqu'a la cheville: des portieres pendaient devant la porte par laquelle Franz etait entre, et devant une autre porte donnant passage dans une seconde chambre qui paraissait splendidement eclairee. L'hote laissa un instant Franz tout a sa surprise, et d'ailleurs il lui rendait examen pour examen, et ne le quittait pas des yeux. «Monsieur, lui dit-il enfin, mille fois pardon des precautions que l'on a exigees de vous pour vous introduire chez moi: mais, comme la plupart du temps cette ile est deserte, si le secret de cette demeure etait connu, je trouverais sans doute, en revenant, mon pied-a-terre en assez mauvais etat, ce qui me serait fort desagreable, non pas pour la perte que cela me causerait, mais parce que je n'aurais pas la certitude de pouvoir, quand je le veux, me separer du reste de la terre. Maintenant, je vais tacher de vous faire oublier ce petit desagrement, en vous offrant ce que vous n'esperiez certes pas trouver ici, c'est-a-dire un souper passable et d'assez bons lits. --Ma foi, mon cher hote, repondit Franz, il ne faut pas vous excuser pour cela. J'ai toujours vu que l'on bandait les yeux aux gens qui penetraient dans les palais enchantes: voyez plutot Raoul dans les _Huguenots_ et veritablement je n'ai pas a me plaindre, car ce que vous me montrez fait suite aux merveilles des _Mille et une Nuits_. --Helas! je vous dirai comme Lucullus: Si j'avais su avoir l'honneur de votre visite, je m'y serais prepare. Mais enfin, tel qu'est mon ermitage, je le mets a votre disposition; tel qu'il est, mon souper vous est offert. Ali, sommes-nous servis?» Presque au meme instant, la portiere se souleva, et un Negre nubien, noir comme l'ebene et vetu d'une simple tunique blanche, fit signe a son maitre qu'il pouvait passer dans la salle a manger. «Maintenant, dit l'inconnu a Franz, je ne sais si vous etes de mon avis, mais je trouve que rien n'est genant comme de rester deux ou trois heures en tete-a-tete sans savoir de quel nom ou de quel titre s'appeler. Remarquez que je respecte trop les lois de l'hospitalite pour vous demander ou votre nom ou votre titre; je vous prie seulement de me designer une appellation quelconque, a l'aide de laquelle je puisse vous adresser la parole. Quant a moi, pour vous mettre a votre aise je vous dirai que l'on a l'habitude de m'appeler Simbad le marin. --Et moi, reprit Franz, je vous dirai que, comme il ne me manque, pour etre dans la situation d'Aladin, que la fameuse lampe merveilleuse, je ne vois aucune difficulte a ce que, pour le moment, vous m'appeliez Aladin. Cela ne nous sortira pas de l'Orient, ou je suis tente de croire que j'ai ete transporte par la puissance de quelque bon genie. --Eh bien, seigneur Aladin, fit l'etrange amphitryon, vous avez entendu que nous etions servis, n'est-ce pas? veuillez donc prendre la peine d'entrer dans la salle a manger; votre tres humble serviteur passe devant vous pour vous montrer le chemin.» Et a ces mots, soulevant la portiere, Simbad passa effectivement devant Franz. Franz marchait d'enchantements en enchantements; la table etait splendidement servie. Une fois convaincu de ce point important, il porta les yeux autour de lui. La salle a manger etait non moins splendide que le boudoir qu'il venait de quitter; elle etait tout en marbre, avec des bas reliefs antiques du plus grand prix, et aux deux extremites de cette salle, qui etait oblongue, deux magnifiques statues portaient des corbeilles sur leurs tetes. Ces corbeilles contenaient deux pyramides de fruits magnifiques; c'etaient des ananas de Sicile, des grenades de Malaga, des oranges des iles Baleares, des peches de France et des dattes de Tunis. Quant au souper, il se composait d'un faisan roti entoure de merles de Corse, d'un jambon de sanglier a la gelee, d'un quartier de chevreau a la tartare, d'un turbot magnifique et d'une gigantesque langouste. Les intervalles des grands plats etaient remplis par de petits plats contenant les entremets. Les plats etaient en argent, les assiettes en porcelaine du Japon. Franz se frotta les yeux pour s'assurer qu'il ne revait pas. Ali seul etait admis a faire le service et s'en acquittait fort bien. Le convive en fit compliment a son hote. «Oui, reprit celui-ci, tout en faisant les honneurs de son souper avec la plus grande aisance; oui, c'est un pauvre diable qui m'est fort devoue et qui fait de son mieux. Il se souvient que je lui ai sauve la vie, et comme il tenait a sa tete, a ce qu'il parait, il m'a garde quelque reconnaissance de la lui avoir conservee.» Ali s'approcha de son maitre, lui prit la main et la baisa. «Et serait-ce trop indiscret, seigneur Simbad, dit Franz, de vous demander en quelle circonstance vous avez fait cette belle action? --Oh! mon Dieu, c'est bien simple, repondit l'hote. Il parait que le drole avait rode plus pres du serail du bey de Tunis qu'il n'etait convenable de le faire a un gaillard de sa couleur; de sorte qu'il avait ete condamne par le bey a avoir la langue, la main et la tete tranchees: la langue le premier jour, la main le second, et la tete le troisieme. J'avais toujours eu envie d'avoir un muet a mon service; j'attendis qu'il eut la langue coupee, et j'allai proposer au bey de me le donner pour un magnifique fusil a deux coups qui, la veille, m'avait paru eveiller les desirs de Sa Hautesse. Il balanca un instant, tant il tenait a en finir avec ce pauvre diable. Mais j'ajoutai a ce fusil un couteau de chasse anglais avec lequel j'avais hache le yatagan de Sa Hautesse; de sorte que le bey se decida a lui faire grace de la main et de la tete, mais a condition qu'il ne remettrait jamais le pied a Tunis. La recommandation etait inutile. Du plus loin que le mecreant apercoit les cotes d'Afrique, il se sauve a fond de cale, et l'on ne peut le faire sortir de la que lorsqu'on est hors de vue de la troisieme partie du monde.» Franz resta un moment muet et pensif, cherchant ce qu'il devait penser de la bonhomie cruelle avec laquelle son hote venait de lui faire ce recit. «Et, comme l'honorable marin dont vous avez pris le nom, dit-il en changeant de conversation, vous passez votre vie a voyager? --Oui; c'est un voeu que j'ai fait dans un temps ou je ne pensais guere pouvoir l'accomplir, dit l'inconnu en souriant. J'en ai fait quelques-uns comme cela, et qui, je l'espere, s'accompliront tous a leur tour.» Quoique Simbad eut prononce ces mots avec le plus grand sang-froid, ses yeux avaient lance un regard de ferocite etrange. «Vous avez beaucoup souffert monsieur?» lui dit Franz. Simbad tressaillit et le regarda fixement. «A quoi voyez-vous cela? demanda-t-il. --A tout, reprit Franz: a votre voix, a votre regard, a votre paleur, et a la vie meme que vous menez. --Moi! je mene la vie la plus heureuse que je connaisse, une veritable vie de pacha; je suis le roi de la creation: je me plais dans un endroit, j'y reste; je m'ennuie, je pars; je suis libre comme l'oiseau, j'ai des ailes comme lui; les gens qui m'entourent m'obeissent sur un signe. De temps en temps, je m'amuse a railler la justice humaine en lui enlevant un bandit qu'elle cherche, un criminel qu'elle poursuit. Puis j'ai ma justice a moi, basse et haute, sans sursis et sans appel, qui condamne ou qui absout, et a laquelle personne n'a rien a voir. Ah! si vous aviez goute de ma vie, vous n'en voudriez plus d'autre, et vous ne rentreriez jamais dans le monde, a moins que vous n'eussiez quelque grand projet a y accomplir. --Une vengeance! par exemple», dit Franz. L'inconnu fixa sur le jeune homme un de ces regards qui plongent au plus profond du coeur et de la pensee. «Et pourquoi une vengeance? demanda-t-il. --Parce que, reprit Franz, vous m'avez tout l'air d'un homme qui, persecute par la societe, a un compte terrible a regler avec elle. --Eh bien, fit Simbad en riant de son rire etrange, qui montrait ses dents blanches et aigues, vous n'y etes pas; tel que vous me voyez, je suis une espece de philanthrope, et peut-etre un jour irai-je a Paris pour faire concurrence a M. Appert et a l'homme au Petit Manteau Bleu. --Et ce sera la premiere fois que vous ferez ce voyage? --Oh! mon Dieu, oui. J'ai l'air d'etre bien peu curieux, n'est-ce pas? mais je vous assure qu'il n'y a pas de ma faute si j'ai tant tarde, cela viendra un jour ou l'autre! --Et comptez-vous faire bientot ce voyage? --Je ne sais encore, il depend de circonstances soumises a des combinaisons incertaines. --Je voudrais y etre a l'epoque ou vous y viendrez, je tacherais de vous rendre, en tant qu'il serait en mon pouvoir, l'hospitalite que vous me donnez si largement a Monte-Cristo. --J'accepterais votre offre avec un grand plaisir, reprit l'hote; mais malheureusement, si j'y vais, ce sera peut-etre incognito.» Cependant, le souper s'avancait et paraissait avoir ete servi a la seule intention de Franz, car a peine si l'inconnu avait touche du bout des dents a un ou deux plats du splendide festin qu'il lui avait offert, et auquel son convive inattendu avait fait si largement honneur. Enfin, Ali apporta le dessert, ou plutot prit les corbeilles des mains des statues et les posa sur la table. Entre les deux corbeilles, il placa une petite coupe de vermeil fermee par un couvercle de meme metal. Le respect avec lequel Ali avait apporte cette coupe piqua la curiosite de Franz. Il leva le couvercle et vit une espece de pate verdatre qui ressemblait a des confitures d'angelique, mais qui lui etait parfaitement inconnue. Il replaca le couvercle, aussi ignorant de ce que la coupe contenait apres avoir remis le couvercle qu'avant de l'avoir leve, et, en reportant les yeux sur son hote, il le vit sourire de son desappointement. «Vous ne pouvez pas deviner, lui dit celui-ci, quelle espece de comestible contient ce petit vase, et cela vous intrigue, n'est-ce pas? --Je l'avoue. --Eh bien, cette sorte de confiture verte n'est ni plus ni moins que l'ambroisie qu'Hebe servait a la table de Jupiter. --Mais cette ambroisie, dit Franz, a sans doute, en passant par la main des hommes, perdu son nom celeste pour prendre un nom humain; en langue vulgaire, comment cet ingredient, pour lequel, au reste, je ne me sens pas une grande sympathie, s'appelle-t-il? --Eh! voila justement ce qui revele notre origine materielle, s'ecria Simbad; souvent nous passons ainsi aupres du bonheur sans le voir, sans le regarder, ou, si nous l'avons vu et regarde, sans le reconnaitre. Etes-vous un homme positif et l'or est-il votre dieu, goutez a ceci, et les mines du Perou, de Guzarate et de Golconde vous seront ouvertes. Etes-vous un homme d'imagination, etes-vous poete, goutez encore a ceci, et les barrieres du possible disparaitront; les champs de l'infini vont s'ouvrir, vous vous promenerez, libre de coeur, libre d'esprit, dans le domaine sans bornes de la reverie. Etes-vous ambitieux courez-vous apres les grandeurs de la terre, goutez de ceci toujours, et dans une heure vous serez roi, non pas roi d'un petit royaume cache dans un coin de l'Europe, comme la France, l'Espagne ou l'Angleterre mais roi du monde, roi de l'univers, roi de la creation. Votre trone sera dresse sur la montagne ou Satan emporta Jesus; et, sans avoir besoin de lui faire hommage, sans etre force de lui baiser la griffe, vous serez le souverain maitre de tous les royaumes de la terre. N'est-ce pas tentant, ce que je vous offre la dites, et n'est-ce pas une chose bien facile puisqu'il n'y a que cela a faire? Regardez.» A ces mots, il decouvrit a son tour la petite coupe de vermeil qui contenait la substance tant louee, prit une cuilleree a cafe des confitures magiques, la porta a sa bouche et la savoura lentement, les yeux a moitie fermes, et la tete renversee en arriere. Franz lui laissa tout le temps d'absorber son mets favori, puis, lorsqu'il le vit un peu revenu a lui: «Mais enfin, dit-il, qu'est-ce que ce mets si precieux? --Avez-vous entendu parler du Vieux de la Montagne, lui demanda son hote, le meme qui voulut faire assassiner Philippe Auguste? --Sans doute. --Eh bien, vous savez qu'il regnait sur une riche vallee qui dominait la montagne d'ou il avait pris son nom pittoresque. Dans cette vallee etaient de magnifiques jardins plantes par Hassen-ben-Sabah, et, dans ces jardins, des pavillons isoles. C'est dans ces pavillons qu'il faisait entrer ses elus, et la il leur faisait manger, dit Marco-Polo, une certaine herbe qui les transportait dans le paradis, au milieu de plantes toujours fleuries, de fruits toujours murs, de femmes toujours vierges. Or, ce que ces jeunes gens bienheureux prenaient pour la realite, c'etait un reve; mais un reve si doux, si enivrant, si voluptueux, qu'ils se vendaient corps et ame a celui qui le leur avait donne, et qu'obeissant a ses ordres comme a ceux de Dieu, ils allaient frapper au bout du monde la victime indiquee, mourant dans les tortures sans se plaindre a la seule idee que la mort qu'ils subissaient n'etait qu'une transition a cette vie de delices dont cette herbe sainte, servie devant vous, leur avait donne un avant-gout. --Alors, s'ecria Franz, c'est du hachisch! Oui, je connais cela, de nom du moins. --Justement, vous avez dit le mot, seigneur Aladin, c'est du hachisch, tout ce qui se fait de meilleur et de plus pur en hachisch a Alexandrie, du hachisch d'Abougor, le grand faiseur, l'homme unique, l'homme a qui l'on devrait batir un palais avec cette inscription: _Au marchand du bonheur, le monde reconnaissant._ --Savez-vous, lui dit Franz, que j'ai bien envie de juger par moi-meme de la verite ou de l'exageration de vos eloges? --Jugez par vous-meme, mon hote, jugez; mais ne vous en tenez pas a une premiere experience: comme en toute chose, il faut habituer les sens a une impression nouvelle, douce ou violente, triste ou joyeuse. Il y a une lutte de la nature contre cette divine substance, de la nature qui n'est pas faite pour la joie et qui se cramponne a la douleur. Il faut que la nature vaincue succombe dans le combat, il faut que la realite succede au reve; et alors le reve regne en maitre, alors c'est le reve qui devient la vie et la vie qui devient le reve: mais quelle difference dans cette transfiguration! c'est-a-dire qu'en comparant les douleurs de l'existence reelle aux jouissances de l'existence factice, vous ne voudrez plus vivre jamais, et que vous voudrez rever toujours. Quand vous quitterez votre monde a vous pour le monde des autres, il vous semblera passer d'un printemps napolitain a un hiver lapon, il vous semblera quitter le paradis pour la terre, le ciel pour l'enfer. Goutez du hachisch, mon hote! goutez-en!» Pour toute reponse, Franz prit une cuilleree de cette pate merveilleuse, mesuree sur celle qu'avait prise son amphitryon, et la porta a sa bouche. «Diable! fit-il apres avoir avale ces confitures divines, je ne sais pas encore si le resultat sera aussi agreable que vous le dites, mais la chose ne me parait pas aussi succulente que vous l'affirmez. --Parce que les houppes de votre palais ne sont pas encore faites a la sublimite de la substance qu'elles degustent. Dites-moi: est-ce que des la premiere fois vous avez aime les huitres, le the, le porter, les truffes, toutes choses que vous avez adorees par la suite? Est-ce que vous comprenez les Romains, qui assaisonnaient les faisans avec de l'assafoetida, et les Chinois, qui mangent des nids d'hirondelles? Eh! mon Dieu, non. Eh bien, il en est de meme du hachisch: mangez-en huit jours de suite seulement, nulle nourriture au monde ne vous paraitra atteindre a la finesse de ce gout qui vous parait peut-etre aujourd'hui fade et nauseabond. D'ailleurs, passons dans la chambre a cote, c'est-a-dire dans votre chambre, et Ali va nous servir le cafe et nous donner des pipes.» Tous deux se leverent, et, pendant que celui qui s'etait donne le nom de Simbad, et que nous avons ainsi nomme de temps en temps, de facon a pouvoir, comme son convive, lui donner une denomination quelconque, donnait quelques ordres a son domestique, Franz entra dans la chambre attenante. Celle-ci etait d'un ameublement plus simple quoique non moins riche. Elle etait de forme ronde, et un grand divan en faisait tout le tour. Mais divan, murailles, plafonds et parquet etaient tout tendus de peaux magnifiques, douces et moelleuses comme les plus moelleux tapis; c'etaient des peaux de lions de l'Atlas aux puissantes crinieres; c'etaient des peaux de tigres du Bengale aux chaudes rayures, des peaux de pantheres du Cap tachetees joyeusement comme celle qui apparait a Dante, enfin des peaux d'ours de Siberie, de renards de Norvege, et toutes ces peaux etaient jetees en profusion les unes sur les autres, de facon qu'on eut cru marcher sur le gazon le plus epais et reposer sur le lit le plus soyeux. Tous deux se coucherent sur le divan, des chibouques aux tuyaux de jasmin et aux bouquins d'ambre etaient a la portee de la main, et toutes preparees pour qu'on n'eut pas besoin de fumer deux fois dans la meme. Ils en prirent chacun une. Ali les alluma, et sortit pour aller chercher le cafe. Il y eut un moment de silence, pendant lequel Simbad se laissa aller aux pensees qui semblaient l'occuper sans cesse, meme au milieu de sa conversation, et Franz s'abandonna a cette reverie muette dans laquelle on tombe presque toujours en fumant d'excellent tabac, qui semble emporter avec la fumee toutes les peines de l'esprit et rendre en echange au fumeur tous les reves de l'ame. Ali apporta le cafe. «Comment le prendrez-vous? dit l'inconnu: a la francaise ou a la turque, fort ou leger, sucre ou non sucre, passe ou bouilli? a votre choix: il y en a de prepare de toutes les facons. --Je le prendrai a la turque, repondit Franz. --Et vous avez raison, s'ecria son hote, cela prouve que vous avez des dispositions pour la vie orientale. Ah! les Orientaux, voyez-vous, ce sont les seuls hommes qui sachent vivre! Quant a moi ajouta-t-il avec un de ces singuliers sourires qui n'echappaient pas au jeune homme, quand j'aurai fini mes affaires a Paris, j'irai mourir en Orient et si vous voulez me retrouver alors, il faudra venir me chercher au Caire, a Bagdad, ou a Ispahan. --Ma foi, dit Franz, ce sera la chose du monde la plus facile, car je crois qu'il me pousse des ailes d'aigles, et, avec ces ailes je ferais le tour du monde en vingt-quatre heures. --Ah! ah! c'est le hachisch qui opere, eh bien ouvrez vos ailes et envolez-vous dans les regions surhumaines; ne craignez rien, on veille sur vous, et si, comme celles d'Icare, vos ailes fondent au soleil nous sommes la pour vous recevoir. Alors il dit quelques mots arabes a Ali, qui fit un geste d'obeissance et se retira, mais sans s'eloigner. Quant a Franz, une etrange transformation s'operait en lui. Toute la fatigue physique de la journee, toute la preoccupation d'esprit qu'avaient fait naitre les evenements du soir disparaissaient comme dans ce premier moment de repos ou l'on vit encore assez pour sentir venir le sommeil. Son corps semblait acquerir une legerete immaterielle, son esprit s'eclaircissait d'une facon inouie, ses sens semblaient doubler leurs facultes; l'horizon allait toujours s'elargissant, mais non plus cet horizon sombre sur lequel planait une vague terreur et qu'il avait vu avant son sommeil, mais un horizon bleu, transparent, vaste, avec tout ce que la mer a d'azur, avec tout ce que le soleil a de paillettes, avec tout ce que la brise a de parfums; puis, au milieu des chants de ses matelots, chants si limpides et si clairs qu'on en eut fait une harmonie divine si on eut pu les noter, il voyait apparaitre l'ile de Monte-Cristo, non plus comme un ecueil menacant sur les vagues, mais comme une oasis perdue dans le desert; puis a mesure que la barque approchait, les chants devenaient plus nombreux, car une harmonie enchanteresse et mysterieuse montait de cette ile a Dieu, comme si quelque fee, comme Lorelay, ou quelque enchanteur comme Amphion, eut voulu y attirer une ame ou y batir une ville. Enfin la barque toucha la rive, mais sans effort, sans secousse comme les levres touchent les levres, et il rentra dans la grotte sans que cette musique charmante cessat. Il descendit ou plutot il lui sembla descendre quelques marches, respirant cet air frais et embaume comme celui qui devait regner autour de la grotte de Circe, fait de tels parfums qu'ils font rever l'esprit, de telles ardeurs qu'elles font bruler les sens, et il revit tout ce qu'il avait vu avant son sommeil, depuis Simbad, l'hote fantastique, jusqu'a Ali, le serviteur muet; puis tout sembla s'effacer et se confondre sous ses yeux, comme les dernieres ombres d'une lanterne magique qu'on eteint, et il se retrouva dans la chambre aux statues, eclairee seulement d'une de ces lampes antiques et pales qui veillent au milieu de la nuit sur le sommeil ou la volupte. C'etaient bien les memes statues riches de forme, de luxure et de poesie, aux yeux magnetiques, aux sourires lascifs, aux chevelures opulentes. C'etait Phryne, Cleopatre, Messaline, ces trois grandes courtisanes: puis au milieu de ces ombres impudiques se glissait, comme un rayon pur, comme un ange chretien au milieu de l'Olympe, une de ces figures chastes, une de ces ombres calmes, une de ces visions douces qui semblait voiler son front virginal sous toutes ces impuretes de marbre. Alors il lui parut que ces trois statues avaient reuni leurs trois amours pour un seul homme, et que cet homme c'etait lui, qu'elles s'approchaient du lit ou il revait un second sommeil, les pieds perdus dans leurs longues tuniques blanches, la gorge nue, les cheveux se deroulant comme une onde, avec une de ces poses auxquelles succombaient les dieux, mais auxquelles resistaient les saints, avec un de ces regards inflexibles et ardents comme celui du serpent sur l'oiseau, et qu'il s'abandonnait a ces regards douloureux comme une etreinte, voluptueux comme un baiser. Il sembla a Franz qu'il fermait les yeux, et qu'a travers le dernier regard qu'il jetait autour de lui il entrevoyait la statue pudique qui se voilait entierement; puis ses yeux fermes aux choses reelles, ses sens s'ouvrirent aux impressions impossibles. Alors ce fut une volupte sans treve, un amour sans repos, comme celui que promettait le Prophete a ses elus. Alors toutes ces bouches de pierre se firent vivantes, toutes ces poitrines se firent chaudes, au point que pour Franz, subissant pour la premiere fois l'empire du hachisch, cet amour etait presque une douleur, cette volupte presque une torture, lorsqu'il sentait passer sur sa bouche alteree les levres de ces statues, souples et froides comme les anneaux d'une couleuvre; mais plus ses bras tentaient de repousser cet amour inconnu, plus ses sens subissaient le charme de ce songe mysterieux, si bien qu'apres une lutte pour laquelle on eut donne son ame, il s'abandonna sans reserve et finit par retomber haletant, brule de fatigue, epuise de volupte, sous les baisers de ces maitresses de marbre et sous les enchantements de ce reve inoui. FIN DU TOME PREMIER End of the Project Gutenberg EBook of Le comte de Monte-Cristo, Tome I, by Alexandre Dumas *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE COMTE DE MONTE-CRISTO, TOME I *** ***** This file should be named 17989-8.txt or 17989-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/1/7/9/8/17989/ Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. *** END: FULL LICENSE ***