The Project Gutenberg EBook of Les miserables Tome I, by Victor Hugo This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Les miserables Tome I Fantine Author: Victor Hugo Release Date: January 10, 2006 [EBook #17489] [Date last updated: July 28, 2010] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MISERABLES TOME I *** Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif Victor Hugo LES MISERABLES Tome I--FANTINE (1862) TABLE DES MATIERES Livre premier--Un juste Chapitre I Monsieur Myriel Chapitre II Monsieur Myriel devient monseigneur Bienvenu Chapitre III A bon eveque dur eveche Chapitre IV Les oeuvres semblables aux paroles Chapitre V Que monseigneur Bienvenu faisait durer trop longtemps ses soutanes Chapitre VI Par qui il faisait garder sa maison Chapitre VII Cravatte Chapitre VIII Philosophie apres boire Chapitre IX Le frere raconte par la soeur Chapitre X L'eveque en presence d'une lumiere inconnue Chapitre XI Une restriction Chapitre XII Solitude de monseigneur Bienvenu Chapitre XIII Ce qu'il croyait Chapitre XIV Ce qu'il pensait Livre deuxieme--La chute Chapitre I Le soir d'un jour de marche Chapitre II La prudence conseillee a la sagesse Chapitre III Heroisme de l'obeissance passive Chapitre IV Details sur les fromageries de Pontarlier Chapitre V Tranquillite Chapitre VI Jean Valjean Chapitre VII Le dedans du desespoir Chapitre VIII L'onde et l'ombre Chapitre IX Nouveaux griefs Chapitre X L'homme reveille Chapitre XI Ce qu'il fait Chapitre XII L'eveque travaille Chapitre XIII Petit-Gervais Livre troisieme--En l'annee 1817 Chapitre I L'annee 1817 Chapitre II Double quatuor Chapitre III Quatre a quatre Chapitre IV Tholomyes est si joyeux qu'il chante une chanson espagnole Chapitre V Chez Bombarda Chapitre VI Chapitre ou l'on s'adore Chapitre VII Sagesse de Tholomyes Chapitre VIII Mort d'un cheval Chapitre IX Fin joyeuse de la joie Livre quatrieme--Confier, c'est quelquefois livrer Chapitre I Une mere qui en rencontre une autre Chapitre II Premiere esquisse de deux figures louches Chapitre III L'Alouette Livre cinquieme--La descente Chapitre I Histoire d'un progres dans les verroteries noires Chapitre II M. Madeleine Chapitre III Sommes deposees chez Laffitte Chapitre IV M. Madeleine en deuil Chapitre V Vagues eclairs a l'horizon Chapitre VI Le pere Fauchelevent Chapitre VII Fauchelevent devient jardinier a Paris Chapitre VIII Madame Victurnien depense trente-cinq francs pour la morale Chapitre IX Succes de Madame Victurnien Chapitre X Suite du succes Chapitre XI _Christus nos liberavit_ Chapitre XII Le desoeuvrement de M. Bamatabois Chapitre XIII Solution de quelques questions de police municipale Livre sixieme--Javert Chapitre I Commencement du repos Chapitre II Comment Jean peut devenir Champ Livre septieme--L'affaire Champmathieu Chapitre I La soeur Simplice Chapitre II Perspicacite de maitre Scaufflaire Chapitre III Une tempete sous un crane Chapitre IV Formes que prend la souffrance pendant le sommeil Chapitre V Batons dans les roues Chapitre VI La soeur Simplice mise a l'epreuve Chapitre VII Le voyageur arrive prend ses precautions pour repartir Chapitre VIII Entree de faveur Chapitre IX Un lieu ou des convictions sont en train de se former Chapitre X Le systeme de denegations Chapitre XI Champmathieu de plus en plus etonne Livre huitieme--Contre-coup Chapitre I Dans quel miroir M. Madeleine regarde ses cheveux Chapitre II Fantine heureuse Chapitre III Javert content Chapitre IV L'autorite reprend ses droits Chapitre V Tombeau convenable Livre premier--Un juste Chapitre I Monsieur Myriel En 1815, M. Charles-Francois-Bienvenu Myriel etait eveque de Digne. C'etait un vieillard d'environ soixante-quinze ans; il occupait le siege de Digne depuis 1806. Quoique ce detail ne touche en aucune maniere au fond meme de ce que nous avons a raconter, il n'est peut-etre pas inutile, ne fut-ce que pour etre exact en tout, d'indiquer ici les bruits et les propos qui avaient couru sur son compte au moment ou il etait arrive dans le diocese. Vrai ou faux, ce qu'on dit des hommes tient souvent autant de place dans leur vie et surtout dans leur destinee que ce qu'ils font. M. Myriel etait fils d'un conseiller au parlement d'Aix; noblesse de robe. On contait de lui que son pere, le reservant pour heriter de sa charge, l'avait marie de fort bonne heure, a dix-huit ou vingt ans, suivant un usage assez repandu dans les familles parlementaires. Charles Myriel, nonobstant ce mariage, avait, disait-on, beaucoup fait parler de lui. Il etait bien fait de sa personne, quoique d'assez petite taille, elegant, gracieux, spirituel; toute la premiere partie de sa vie avait ete donnee au monde et aux galanteries. La revolution survint, les evenements se precipiterent, les familles parlementaires decimees, chassees, traquees, se disperserent. M. Charles Myriel, des les premiers jours de la revolution, emigra en Italie. Sa femme y mourut d'une maladie de poitrine dont elle etait atteinte depuis longtemps. Ils n'avaient point d'enfants. Que se passa-t-il ensuite dans la destinee de M. Myriel? L'ecroulement de l'ancienne societe francaise, la chute de sa propre famille, les tragiques spectacles de 93, plus effrayants encore peut-etre pour les emigres qui les voyaient de loin avec le grossissement de l'epouvante, firent-ils germer en lui des idees de renoncement et de solitude? Fut-il, au milieu d'une de ces distractions et de ces affections qui occupaient sa vie, subitement atteint d'un de ces coups mysterieux et terribles qui viennent quelquefois renverser, en le frappant au coeur, l'homme que les catastrophes publiques n'ebranleraient pas en le frappant dans son existence et dans sa fortune? Nul n'aurait pu le dire; tout ce qu'on savait, c'est que, lorsqu'il revint d'Italie, il etait pretre. En 1804, M. Myriel etait cure de Brignolles. Il etait deja vieux, et vivait dans une retraite profonde. Vers l'epoque du couronnement, une petite affaire de sa cure, on ne sait plus trop quoi, l'amena a Paris. Entre autres personnes puissantes, il alla solliciter pour ses paroissiens M. le cardinal Fesch. Un jour que l'empereur etait venu faire visite a son oncle, le digne cure, qui attendait dans l'antichambre, se trouva sur le passage de sa majeste. Napoleon, se voyant regarde avec une certaine curiosite par ce vieillard, se retourna, et dit brusquement: --Quel est ce bonhomme qui me regarde? --Sire, dit M. Myriel, vous regardez un bonhomme, et moi je regarde un grand homme. Chacun de nous peut profiter. L'empereur, le soir meme, demanda au cardinal le nom de ce cure, et quelque temps apres M. Myriel fut tout surpris d'apprendre qu'il etait nomme eveque de Digne. Qu'y avait-il de vrai, du reste, dans les recits qu'on faisait sur la premiere partie de la vie de M. Myriel? Personne ne le savait. Peu de familles avaient connu la famille Myriel avant la revolution. M. Myriel devait subir le sort de tout nouveau venu dans une petite ville ou il y a beaucoup de bouches qui parlent et fort peu de tetes qui pensent. Il devait le subir, quoiqu'il fut eveque et parce qu'il etait eveque. Mais, apres tout, les propos auxquels on melait son nom n'etaient peut-etre que des propos; du bruit, des mots, des paroles; moins que des paroles, des _palabres_, comme dit l'energique langue du midi. Quoi qu'il en fut, apres neuf ans d'episcopat et de residence a Digne, tous ces racontages, sujets de conversation qui occupent dans le premier moment les petites villes et les petites gens, etaient tombes dans un oubli profond. Personne n'eut ose en parler, personne n'eut meme ose s'en souvenir. M. Myriel etait arrive a Digne accompagne d'une vieille fille, mademoiselle Baptistine, qui etait sa soeur et qui avait dix ans de moins que lui. Ils avaient pour tout domestique une servante du meme age que mademoiselle Baptistine, et appelee madame Magloire, laquelle, apres avoir ete _la servante de M. le Cure_, prenait maintenant le double titre de femme de chambre de mademoiselle et femme de charge de monseigneur. Mademoiselle Baptistine etait une personne longue, pale, mince, douce; elle realisait l'ideal de ce qu'exprime le mot «respectable»; car il semble qu'il soit necessaire qu'une femme soit mere pour etre venerable. Elle n'avait jamais ete jolie; toute sa vie, qui n'avait ete qu'une suite de saintes oeuvres, avait fini par mettre sur elle une sorte de blancheur et de clarte; et, en vieillissant, elle avait gagne ce qu'on pourrait appeler la beaute de la bonte. Ce qui avait ete de la maigreur dans sa jeunesse etait devenu, dans sa maturite, de la transparence; et cette diaphaneite laissait voir l'ange. C'etait une ame plus encore que ce n'etait une vierge. Sa personne semblait faite d'ombre; a peine assez de corps pour qu'il y eut la un sexe; un peu de matiere contenant une lueur; de grands yeux toujours baisses; un pretexte pour qu'une ame reste sur la terre. Madame Magloire etait une petite vieille, blanche, grasse, replete, affairee, toujours haletante, a cause de son activite d'abord, ensuite a cause d'un asthme. A son arrivee, on installa M. Myriel en son palais episcopal avec les honneurs voulus par les decrets imperiaux qui classent l'eveque immediatement apres le marechal de camp. Le maire et le president lui firent la premiere visite, et lui de son cote fit la premiere visite au general et au prefet. L'installation terminee, la ville attendit son eveque a l'oeuvre. Chapitre II Monsieur Myriel devient monseigneur Bienvenu Le palais episcopal de Digne etait attenant a l'hopital. Le palais episcopal etait un vaste et bel hotel bati en pierre au commencement du siecle dernier par monseigneur Henri Puget, docteur en theologie de la faculte de Paris, abbe de Simore, lequel etait eveque de Digne en 1712. Ce palais etait un vrai logis seigneurial. Tout y avait grand air, les appartements de l'eveque, les salons, les chambres, la cour d'honneur, fort large, avec promenoirs a arcades, selon l'ancienne mode florentine, les jardins plantes de magnifiques arbres. Dans la salle a manger, longue et superbe galerie qui etait au rez-de-chaussee et s'ouvrait sur les jardins, monseigneur Henri Puget avait donne a manger en ceremonie le 29 juillet 1714 a messeigneurs Charles Brulart de Genlis, archeveque-prince d'Embrun, Antoine de Mesgrigny, capucin, eveque de Grasse, Philippe de Vendome, grand prieur de France, abbe de Saint-Honore de Lerins, Francois de Berton de Grillon, eveque-baron de Vence, Cesar de Sabran de Forcalquier, eveque-seigneur de Glandeve, et Jean Soanen, pretre de l'oratoire, predicateur ordinaire du roi, eveque-seigneur de Senez. Les portraits de ces sept reverends personnages decoraient cette salle, et cette date memorable, 29 juillet 1714, y etait gravee en lettres d'or sur une table de marbre blanc. L'hopital etait une maison etroite et basse a un seul etage avec un petit jardin. Trois jours apres son arrivee, l'eveque visita l'hopital. La visite terminee, il fit prier le directeur de vouloir bien venir jusque chez lui. --Monsieur le directeur de l'hopital, lui dit-il, combien en ce moment avez-vous de malades? --Vingt-six, monseigneur. --C'est ce que j'avais compte, dit l'eveque. --Les lits, reprit le directeur, sont bien serres les uns contre les autres. --C'est ce que j'avais remarque. --Les salles ne sont que des chambres, et l'air s'y renouvelle difficilement. --C'est ce qui me semble. --Et puis, quand il y a un rayon de soleil, le jardin est bien petit pour les convalescents. --C'est ce que je me disais. --Dans les epidemies, nous avons eu cette annee le typhus, nous avons eu une suette militaire il y a deux ans, cent malades quelquefois; nous ne savons que faire. --C'est la pensee qui m'etait venue. --Que voulez-vous, monseigneur? dit le directeur, il faut se resigner. Cette conversation avait lieu dans la salle a manger-galerie du rez-de-chaussee. L'eveque garda un moment le silence, puis il se tourna brusquement vers le directeur de l'hopital: --Monsieur, dit-il, combien pensez-vous qu'il tiendrait de lits rien que dans cette salle? --La salle a manger de monseigneur! s'ecria le directeur stupefait. L'eveque parcourait la salle du regard et semblait y faire avec les yeux des mesures et des calculs. --Il y tiendrait bien vingt lits! dit-il, comme se parlant a lui-meme. Puis elevant la voix: --Tenez, monsieur le directeur de l'hopital, je vais vous dire. Il y a evidemment une erreur. Vous etes vingt-six personnes dans cinq ou six petites chambres. Nous sommes trois ici, et nous avons place pour soixante. Il y a erreur, je vous dis. Vous avez mon logis, et j'ai le votre. Rendez-moi ma maison. C'est ici chez vous. Le lendemain, les vingt-six pauvres etaient installes dans le palais de l'eveque et l'eveque etait a l'hopital. M. Myriel n'avait point de bien, sa famille ayant ete ruinee par la revolution. Sa soeur touchait une rente viagere de cinq cents francs qui, au presbytere, suffisait a sa depense personnelle. M. Myriel recevait de l'etat comme eveque un traitement de quinze mille francs. Le jour meme ou il vint se loger dans la maison de l'hopital, M. Myriel determina l'emploi de cette somme une fois pour toutes de la maniere suivante. Nous transcrivons ici une note ecrite de sa main. _Note pour regler les depenses de ma maison._ _Pour le petit seminaire: quinze cents livres_ _Congregation de la mission: cent livres_ _Pour les lazaristes de Montdidier: cent livres_ _Seminaire des missions etrangeres a Paris: deux cents livres_ _Congregation du Saint-Esprit: cent cinquante livres_ _Etablissements religieux de la Terre-Sainte: cent livres_ _Societes de charite maternelle: trois cents livres_ _En sus, pour celle d'Arles: cinquante livres_ _OEuvre pour l'amelioration des prisons: quatre cents livres_ _OEuvre pour le soulagement et la delivrance des prisonniers: cinq cents livres_ _Pour liberer des peres de famille prisonniers pour dettes: mille livres_ _Supplement au traitement des pauvres maitres d'ecole du diocese: deux mille livres_ _Grenier d'abondance des Hautes-Alpes: cent livres_ _Congregation des dames de Digne, de Manosque et de Sisteron, pour l'enseignement gratuit des filles indigentes: quinze cents livres_ _Pour les pauvres: six mille livres_ _Ma depense personnelle: mille livres_ Total: _quinze mille livres_ Pendant tout le temps qu'il occupa le siege de Digne, M. Myriel ne changea presque rien a cet arrangement. Il appelait cela, comme on voit, _avoir regle les depenses de sa maison_. Cet arrangement fut accepte avec une soumission absolue par mademoiselle Baptistine. Pour cette sainte fille, M. de Digne etait tout a la fois son frere et son eveque, son ami selon la nature et son superieur selon l'eglise. Elle l'aimait et elle le venerait tout simplement. Quand il parlait, elle s'inclinait; quand il agissait, elle adherait. La servante seule, madame Magloire, murmura un peu. M. l'eveque, on l'a pu remarquer, ne s'etait reserve que mille livres, ce qui, joint a la pension de mademoiselle Baptistine, faisait quinze cents francs par an. Avec ces quinze cents francs, ces deux vieilles femmes et ce vieillard vivaient. Et quand un cure de village venait a Digne, M. l'eveque trouvait encore moyen de le traiter, grace a la severe economie de madame Magloire et a l'intelligente administration de mademoiselle Baptistine. Un jour--il etait a Digne depuis environ trois mois--l'eveque dit: --Avec tout cela je suis bien gene! --Je le crois bien! s'ecria madame Magloire, Monseigneur n'a seulement pas reclame la rente que le departement lui doit pour ses frais de carrosse en ville et de tournees dans le diocese. Pour les eveques d'autrefois c'etait l'usage. --Tiens! dit l'eveque, vous avez raison, madame Magloire. Il fit sa reclamation. Quelque temps apres, le conseil general, prenant cette demande en consideration, lui vota une somme annuelle de trois mille francs, sous cette rubrique: _Allocation a M. l'eveque pour frais de carrosse, frais de poste et frais de tournees pastorales_. Cela fit beaucoup crier la bourgeoisie locale, et, a cette occasion, un senateur de l'empire, ancien membre du conseil des cinq-cents favorable au dix-huit brumaire et pourvu pres de la ville de Digne d'une senatorerie magnifique, ecrivit au ministre des cultes, M. Bigot de Preameneu, un petit billet irrite et confidentiel dont nous extrayons ces lignes authentiques: «--Des frais de carrosse? pourquoi faire dans une ville de moins de quatre mille habitants? Des frais de poste et de tournees? a quoi bon ces tournees d'abord? ensuite comment courir la poste dans un pays de montagnes? Il n'y a pas de routes. On ne va qu'a cheval. Le pont meme de la Durance a Chateau-Arnoux peut a peine porter des charrettes a boeufs. Ces pretres sont tous ainsi. Avides et avares. Celui-ci a fait le bon apotre en arrivant. Maintenant il fait comme les autres. Il lui faut carrosse et chaise de poste. Il lui faut du luxe comme aux anciens eveques. Oh! toute cette pretraille! Monsieur le comte, les choses n'iront bien que lorsque l'empereur nous aura delivres des calotins. A bas le pape! (les affaires se brouillaient avec Rome). Quant a moi, je suis pour Cesar tout seul. Etc., etc.» La chose, en revanche, rejouit fort madame Magloire. --Bon, dit-elle a mademoiselle Baptistine, Monseigneur a commence par les autres, mais il a bien fallu qu'il finit par lui-meme. Il a regle toutes ses charites. Voila trois mille livres pour nous. Enfin! Le soir meme, l'eveque ecrivit et remit a sa soeur une note ainsi concue: _Frais de carrosse et de tournees._ _Pour donner du bouillon de viande aux malades de l'hopital: quinze cents livres_ _Pour la societe de charite maternelle d'Aix: deux cent cinquante livres_ _Pour la societe de charite maternelle de Draguignan: deux cent cinquante livres_ _Pour les enfants trouves: cinq cents livres_ _Pour les orphelins: cinq cents livres_ Total: _trois mille livres_ Tel etait le budget de M. Myriel. Quant au casuel episcopal, rachats de bans, dispenses, ondoiements, predications, benedictions d'eglises ou de chapelles, mariages, etc., l'eveque le percevait sur les riches avec d'autant plus d'aprete qu'il le donnait aux pauvres. Au bout de peu de temps, les offrandes d'argent affluerent. Ceux qui ont et ceux qui manquent frappaient a la porte de M. Myriel, les uns venant chercher l'aumone que les autres venaient y deposer. L'eveque, en moins d'un an, devint le tresorier de tous les bienfaits et le caissier de toutes les detresses. Des sommes considerables passaient par ses mains; mais rien ne put faire qu'il changeat quelque chose a son genre de vie et qu'il ajoutat le moindre superflu a son necessaire. Loin de la. Comme il y a toujours encore plus de misere en bas que de fraternite en haut, tout etait donne, pour ainsi dire, avant d'etre recu; c'etait comme de l'eau sur une terre seche; il avait beau recevoir de l'argent, il n'en avait jamais. Alors il se depouillait. L'usage etant que les eveques enoncent leurs noms de bapteme en tete de leurs mandements et de leurs lettres pastorales, les pauvres gens du pays avaient choisi, avec une sorte d'instinct affectueux, dans les noms et prenoms de l'eveque, celui qui leur presentait un sens, et ils ne l'appelaient que monseigneur Bienvenu. Nous ferons comme eux, et nous le nommerons ainsi dans l'occasion. Du reste, cette appellation lui plaisait. --J'aime ce nom-la, disait-il. Bienvenu corrige monseigneur. Nous ne pretendons pas que le portrait que nous faisons ici soit vraisemblable; nous nous bornons a dire qu'il est ressemblant. Chapitre III A bon eveque dur eveche M. l'eveque, pour avoir converti son carrosse en aumones, n'en faisait pas moins ses tournees. C'est un diocese fatigant que celui de Digne. Il a fort peu de plaines, beaucoup de montagnes, presque pas de routes, on l'a vu tout a l'heure; trente-deux cures, quarante et un vicariats et deux cent quatre-vingt-cinq succursales. Visiter tout cela, c'est une affaire. M. l'eveque en venait a bout. Il allait a pied quand c'etait dans le voisinage, en carriole dans la plaine, en cacolet dans la montagne. Les deux vieilles femmes l'accompagnaient. Quand le trajet etait trop penible pour elles, il allait seul. Un jour, il arriva a Senez, qui est une ancienne ville episcopale, monte sur un ane. Sa bourse, fort a sec dans ce moment, ne lui avait pas permis d'autre equipage. Le maire de la ville vint le recevoir a la porte de l'eveche et le regardait descendre de son ane avec des yeux scandalises. Quelques bourgeois riaient autour de lui. --Monsieur le maire, dit l'eveque, et messieurs les bourgeois, je vois ce qui vous scandalise; vous trouvez que c'est bien de l'orgueil a un pauvre pretre de monter une monture qui a ete celle de Jesus-Christ. Je l'ai fait par necessite, je vous assure, non par vanite. Dans ses tournees, il etait indulgent et doux, et prechait moins qu'il ne causait. Il ne mettait aucune vertu sur un plateau inaccessible. Il n'allait jamais chercher bien loin ses raisonnements et ses modeles. Aux habitants d'un pays il citait l'exemple du pays voisin. Dans les cantons ou l'on etait dur pour les necessiteux, il disait: --Voyez les gens de Briancon. Ils ont donne aux indigents, aux veuves et aux orphelins le droit de faire faucher leurs prairies trois jours avant tous les autres. Ils leur rebatissent gratuitement leurs maisons quand elles sont en ruines. Aussi est-ce un pays beni de Dieu. Durant tout un siecle de cent ans, il n'y a pas eu un meurtrier. Dans les villages apres au gain et a la moisson, il disait: --Voyez ceux d'Embrun. Si un pere de famille, au temps de la recolte, a ses fils au service a l'armee et ses filles en service a la ville, et qu'il soit malade et empeche, le cure le recommande au prone; et le dimanche, apres la messe, tous les gens du village, hommes, femmes, enfants, vont dans le champ du pauvre homme lui faire sa moisson, et lui rapportent paille et grain dans son grenier. Aux familles divisees par des questions d'argent et d'heritage, il disait: --Voyez les montagnards de Devoluy, pays si sauvage qu'on n'y entend pas le rossignol une fois en cinquante ans. Eh bien, quand le pere meurt dans une famille, les garcons s'en vont chercher fortune, et laissent le bien aux filles, afin qu'elles puissent trouver des maris. Aux cantons qui ont le gout des proces et ou les fermiers se ruinent en papier timbre, il disait: --Voyez ces bons paysans de la vallee de Queyras. Ils sont la trois mille ames. Mon Dieu! c'est comme une petite republique. On n'y connait ni le juge, ni l'huissier. Le maire fait tout. Il repartit l'impot, taxe chacun en conscience, juge les querelles gratis, partage les patrimoines sans honoraires, rend des sentences sans frais; et on lui obeit, parce que c'est un homme juste parmi des hommes simples. Aux villages ou il ne trouvait pas de maitre d'ecole, il citait encore ceux de Queyras: --Savez-vous comment ils font? disait-il. Comme un petit pays de douze ou quinze feux ne peut pas toujours nourrir un magister, ils ont des maitres d'ecole payes par toute la vallee qui parcourent les villages, passant huit jours dans celui-ci, dix dans celui-la, et enseignant. Ces magisters vont aux foires, ou je les ai vus. On les reconnait a des plumes a ecrire qu'ils portent dans la ganse de leur chapeau. Ceux qui n'enseignent qu'a lire ont une plume, ceux qui enseignent la lecture et le calcul ont deux plumes; ceux qui enseignent la lecture, le calcul et le latin ont trois plumes. Ceux-la sont de grands savants. Mais quelle honte d'etre ignorants! Faites comme les gens de Queyras. Il parlait ainsi, gravement et paternellement, a defaut d'exemples inventant des paraboles, allant droit au but, avec peu de phrases et beaucoup d'images, ce qui etait l'eloquence meme de Jesus-Christ, convaincu et persuadant. Chapitre IV Les oeuvres semblables aux paroles Sa conversation etait affable et gaie. Il se mettait a la portee des deux vieilles femmes qui passaient leur vie pres de lui; quand il riait, c'etait le rire d'un ecolier. Madame Magloire l'appelait volontiers _Votre Grandeur_. Un jour, il se leva de son fauteuil et alla a sa bibliotheque chercher un livre. Ce livre etait sur un des rayons d'en haut. Comme l'eveque etait d'assez petite taille, il ne put y atteindre. --Madame Magloire, dit-il, apportez-moi une chaise. Ma grandeur ne va pas jusqu'a cette planche. Une de ses parentes eloignees, madame la comtesse de Lo, laissait rarement echapper une occasion d'enumerer en sa presence ce qu'elle appelait «les esperances» de ses trois fils. Elle avait plusieurs ascendants fort vieux et proches de la mort dont ses fils etaient naturellement les heritiers. Le plus jeune des trois avait a recueillir d'une grand'tante cent bonnes mille livres de rentes; le deuxieme etait substitue au titre de duc de son oncle; l'aine devait succeder a la pairie de son aieul. L'eveque ecoutait habituellement en silence ces innocents et pardonnables etalages maternels. Une fois pourtant, il paraissait plus reveur que de coutume, tandis que madame de Lo renouvelait le detail de toutes ces successions et de toutes ces «esperances». Elle s'interrompit avec quelque impatience: --Mon Dieu, mon cousin! mais a quoi songez-vous donc? --Je songe, dit l'eveque, a quelque chose de singulier qui est, je crois, dans saint Augustin: «Mettez votre esperance dans celui auquel on ne succede point.» Une autre fois, recevant une lettre de faire-part du deces d'un gentilhomme du pays, ou s'etalaient en une longue page, outre les dignites du defunt, toutes les qualifications feodales et nobiliaires de tous ses parents: --Quel bon dos a la mort! s'ecria-t-il. Quelle admirable charge de titres on lui fait allegrement porter, et comme il faut que les hommes aient de l'esprit pour employer ainsi la tombe a la vanite! Il avait dans l'occasion une raillerie douce qui contenait presque toujours un sens serieux. Pendant un careme, un jeune vicaire vint a Digne et precha dans la cathedrale. Il fut assez eloquent. Le sujet de son sermon etait la charite. Il invita les riches a donner aux indigents, afin d'eviter l'enfer qu'il peignit le plus effroyable qu'il put et de gagner le paradis qu'il fit desirable et charmant. Il y avait dans l'auditoire un riche marchand retire, un peu usurier, nomme M. Geborand, lequel avait gagne un demi-million a fabriquer de gros draps, des serges, des cadis et des gasquets. De sa vie M. Geborand n'avait fait l'aumone a un malheureux. A partir de ce sermon, on remarqua qu'il donnait tous les dimanches un sou aux vieilles mendiantes du portail de la cathedrale. Elles etaient six a se partager cela. Un jour, l'eveque le vit faisant sa charite et dit a sa soeur avec un sourire: --Voila monsieur Geborand qui achete pour un sou de paradis. Quand il s'agissait de charite, il ne se rebutait pas, meme devant un refus, et il trouvait alors des mots qui faisaient reflechir. Une fois, il quetait pour les pauvres dans un salon de la ville. Il y avait la le marquis de Champtercier, vieux, riche, avare, lequel trouvait moyen d'etre tout ensemble ultra-royaliste et ultra-voltairien. Cette variete a existe. L'eveque, arrive a lui, lui toucha le bras. --Monsieur le marquis, il faut que vous me donniez quelque chose. Le marquis se retourna et repondit sechement: --Monseigneur, j'ai mes pauvres. --Donnez-les-moi, dit l'eveque. Un jour, dans la cathedrale, il fit ce sermon. «Mes tres chers freres, mes bons amis, il y a en France treize cent vingt mille maisons de paysans qui n'ont que trois ouvertures, dix-huit cent dix-sept mille qui ont deux ouvertures, la porte et une fenetre, et enfin trois cent quarante-six mille cabanes qui n'ont qu'une ouverture, la porte. Et cela, a cause d'une chose qu'on appelle l'impot des portes et fenetres. Mettez-moi de pauvres familles, des vieilles femmes, des petits enfants, dans ces logis-la, et voyez les fievres et les maladies. Helas! Dieu donne l'air aux hommes, la loi le leur vend. Je n'accuse pas la loi, mais je benis Dieu. Dans l'Isere, dans le Var, dans les deux Alpes, les hautes et les basses, les paysans n'ont pas meme de brouettes, ils transportent les engrais a dos d'hommes; ils n'ont pas de chandelles, et ils brulent des batons resineux et des bouts de corde trempes dans la poix resine. C'est comme cela dans tout le pays haut du Dauphine. Ils font le pain pour six mois, ils le font cuire avec de la bouse de vache sechee. L'hiver, ils cassent ce pain a coups de hache et ils le font tremper dans l'eau vingt-quatre heures pour pouvoir le manger.--Mes freres, ayez pitie! voyez comme on souffre autour de vous.» Ne provencal, il s'etait facilement familiarise avec tous les patois du midi. Il disait: «_Eh be! moussu, ses sage?_» comme dans le bas Languedoc. «_Onte anaras passa?_» comme dans les basses Alpes. «_Puerte un bouen moutou embe un bouen froumage grase_», comme dans le haut Dauphine. Ceci plaisait au peuple, et n'avait pas peu contribue a lui donner acces pres de tous les esprits. Il etait dans la chaumiere et dans la montagne comme chez lui. Il savait dire les choses les plus grandes dans les idiomes les plus vulgaires. Parlant toutes les langues, il entrait dans toutes les ames. Du reste, il etait le meme pour les gens du monde et pour les gens du peuple. Il ne condamnait rien hativement, et sans tenir compte des circonstances environnantes. Il disait: --Voyons le chemin par ou la faute a passe. Etant, comme il se qualifiait lui-meme en souriant, un _ex-pecheur_, il n'avait aucun des escarpements du rigorisme, et il professait assez haut, et sans le froncement de sourcil des vertueux feroces, une doctrine qu'on pourrait resumer a peu pres ainsi: «L'homme a sur lui la chair qui est tout a la fois son fardeau et sa tentation. Il la traine et lui cede. «Il doit la surveiller, la contenir, la reprimer, et ne lui obeir qu'a la derniere extremite. Dans cette obeissance-la, il peut encore y avoir de la faute; mais la faute, ainsi faite, est venielle. C'est une chute, mais une chute sur les genoux, qui peut s'achever en priere. «Etre un saint, c'est l'exception; etre un juste, c'est la regle. Errez, defaillez, pechez, mais soyez des justes. «Le moins de peche possible, c'est la loi de l'homme. Pas de peche du tout est le reve de l'ange. Tout ce qui est terrestre est soumis au peche. Le peche est une gravitation.» Quand il voyait tout le monde crier bien fort et s'indigner bien vite: --Oh! oh! disait-il en souriant, il y a apparence que ceci est un gros crime que tout le monde commet. Voila les hypocrisies effarees qui se depechent de protester et de se mettre a couvert. Il etait indulgent pour les femmes et les pauvres sur qui pese le poids de la societe humaine. Il disait: --Les fautes des femmes, des enfants, des serviteurs, des faibles, des indigents et des ignorants sont la faute des maris, des peres, des maitres, des forts, des riches et des savants. Il disait encore: --A ceux qui ignorent, enseignez-leur le plus de choses que vous pourrez; la societe est coupable de ne pas donner l'instruction gratis; elle repond de la nuit qu'elle produit. Cette ame est pleine d'ombre, le peche s'y commet. Le coupable n'est pas celui qui y fait le peche, mais celui qui y a fait l'ombre. Comme on voit, il avait une maniere etrange et a lui de juger les choses. Je soupconne qu'il avait pris cela dans l'evangile. Il entendit un jour conter dans un salon un proces criminel qu'on instruisait et qu'on allait juger. Un miserable homme, par amour pour une femme et pour l'enfant qu'il avait d'elle, a bout de ressources, avait fait de la fausse monnaie. La fausse monnaie etait encore punie de mort a cette epoque. La femme avait ete arretee emettant la premiere piece fausse fabriquee par l'homme. On la tenait, mais on n'avait de preuves que contre elle. Elle seule pouvait charger son amant et le perdre en avouant. Elle nia. On insista. Elle s'obstina a nier. Sur ce, le procureur du roi avait eu une idee. Il avait suppose une infidelite de l'amant, et etait parvenu, avec des fragments de lettres savamment presentes, a persuader a la malheureuse qu'elle avait une rivale et que cet homme la trompait. Alors, exasperee de jalousie, elle avait denonce son amant, tout avoue, tout prouve. L'homme etait perdu. Il allait etre prochainement juge a Aix avec sa complice. On racontait le fait, et chacun s'extasiait sur l'habilete du magistrat. En mettant la jalousie en jeu, il avait fait jaillir la verite par la colere, il avait fait sortir la justice de la vengeance. L'eveque ecoutait tout cela en silence. Quand ce fut fini, il demanda: --Ou jugera-t-on cet homme et cette femme? --A la cour d'assises. Il reprit: --Et ou jugera-t-on monsieur le procureur du roi? Il arriva a Digne une aventure tragique. Un homme fut condamne a mort pour meurtre. C'etait un malheureux pas tout a fait lettre, pas tout a fait ignorant, qui avait ete bateleur dans les foires et ecrivain public. Le proces occupa beaucoup la ville. La veille du jour fixe pour l'execution du condamne, l'aumonier de la prison tomba malade. Il fallait un pretre pour assister le patient a ses derniers moments. On alla chercher le cure. Il parait qu'il refusa en disant: Cela ne me regarde pas. Je n'ai que faire de cette corvee et de ce saltimbanque; moi aussi, je suis malade; d'ailleurs ce n'est pas la ma place. On rapporta cette reponse a l'eveque qui dit: --Monsieur le cure a raison. Ce n'est pas sa place, c'est la mienne. Il alla sur-le-champ a la prison, il descendit au cabanon du «saltimbanque», il l'appela par son nom, lui prit la main et lui parla. Il passa toute la journee et toute la nuit pres de lui, oubliant la nourriture et le sommeil, priant Dieu pour l'ame du condamne et priant le condamne pour la sienne propre. Il lui dit les meilleures verites qui sont les plus simples. Il fut pere, frere, ami; eveque pour benir seulement. Il lui enseigna tout, en le rassurant et en le consolant. Cet homme allait mourir desespere. La mort etait pour lui comme un abime. Debout et fremissant sur ce seuil lugubre, il reculait avec horreur. Il n'etait pas assez ignorant pour etre absolument indifferent. Sa condamnation, secousse profonde, avait en quelque sorte rompu ca et la autour de lui cette cloison qui nous separe du mystere des choses et que nous appelons la vie. Il regardait sans cesse au dehors de ce monde par ces breches fatales, et ne voyait que des tenebres. L'eveque lui fit voir une clarte. Le lendemain, quand on vint chercher le malheureux, l'eveque etait la. Il le suivit. Il se montra aux yeux de la foule en camail violet et avec sa croix episcopale au cou, cote a cote avec ce miserable lie de cordes. Il monta sur la charrette avec lui, il monta sur l'echafaud avec lui. Le patient, si morne et si accable la veille, etait rayonnant. Il sentait que son ame etait reconciliee et il esperait Dieu. L'eveque l'embrassa, et, au moment ou le couteau allait tomber, il lui dit: --Celui que l'homme tue, Dieu le ressuscite; celui que les freres chassent retrouve le Pere. Priez, croyez, entrez dans la vie! le Pere est la. Quand il redescendit de l'echafaud, il avait quelque chose dans son regard qui fit ranger le peuple. On ne savait ce qui etait le plus admirable de sa paleur ou de sa serenite. En rentrant a cet humble logis qu'il appelait en souriant son palais, il dit a sa soeur: --Je viens d'officier pontificalement. Comme les choses les plus sublimes sont souvent aussi les choses les moins comprises, il y eut dans la ville des gens qui dirent, en commentant cette conduite de l'eveque: «C'est de l'affectation.» Ceci ne fut du reste qu'un propos de salons. Le peuple, qui n'entend pas malice aux actions saintes, fut attendri et admira. Quant a l'eveque, avoir vu la guillotine fut pour lui un choc, et il fut longtemps a s'en remettre. L'echafaud, en effet, quand il est la, dresse et debout, a quelque chose qui hallucine. On peut avoir une certaine indifference sur la peine de mort, ne point se prononcer, dire oui et non, tant qu'on n'a pas vu de ses yeux une guillotine; mais si l'on en rencontre une, la secousse est violente, il faut se decider et prendre parti pour ou contre. Les uns admirent, comme de Maistre; les autres execrent, comme Beccaria. La guillotine est la concretion de la loi; elle se nomme _vindicte;_ elle n'est pas neutre, et ne vous permet pas de rester neutre. Qui l'apercoit frissonne du plus mysterieux des frissons. Toutes les questions sociales dressent autour de ce couperet leur point d'interrogation. L'echafaud est vision. L'echafaud n'est pas une charpente, l'echafaud n'est pas une machine, l'echafaud n'est pas une mecanique inerte faite de bois, de fer et de cordes. Il semble que ce soit une sorte d'etre qui a je ne sais quelle sombre initiative; on dirait que cette charpente voit, que cette machine entend, que cette mecanique comprend, que ce bois, ce fer et ces cordes veulent. Dans la reverie affreuse ou sa presence jette l'ame, l'echafaud apparait terrible et se melant de ce qu'il fait. L'echafaud est le complice du bourreau; il devore; il mange de la chair, il boit du sang. L'echafaud est une sorte de monstre fabrique par le juge et par le charpentier, un spectre qui semble vivre d'une espece de vie epouvantable faite de toute la mort qu'il a donnee. Aussi l'impression fut-elle horrible et profonde; le lendemain de l'execution et beaucoup de jours encore apres, l'eveque parut accable. La serenite presque violente du moment funebre avait disparu: le fantome de la justice sociale l'obsedait. Lui qui d'ordinaire revenait de toutes ses actions avec une satisfaction si rayonnante, il semblait qu'il se fit un reproche. Par moments, il se parlait a lui-meme, et begayait a demi-voix des monologues lugubres. En voici un que sa soeur entendit un soir et recueillit: --Je ne croyais pas que cela fut si monstrueux. C'est un tort de s'absorber dans la loi divine au point de ne plus s'apercevoir de la loi humaine. La mort n'appartient qu'a Dieu. De quel droit les hommes touchent-ils a cette chose inconnue? Avec le temps ces impressions s'attenuerent, et probablement s'effacerent. Cependant on remarqua que l'eveque evitait desormais de passer sur la place des executions. On pouvait appeler M. Myriel a toute heure au chevet des malades et des mourants. Il n'ignorait pas que la etait son plus grand devoir et son plus grand travail. Les familles veuves ou orphelines n'avaient pas besoin de le demander, il arrivait de lui-meme. Il savait s'asseoir et se taire de longues heures aupres de l'homme qui avait perdu la femme qu'il aimait, de la mere qui avait perdu son enfant. Comme il savait le moment de se taire, il savait aussi le moment de parler. O admirable consolateur! il ne cherchait pas a effacer la douleur par l'oubli, mais a l'agrandir et a la dignifier par l'esperance. Il disait: --Prenez garde a la facon dont vous vous tournez vers les morts. Ne songez pas a ce qui pourrit. Regardez fixement. Vous apercevrez la lueur vivante de votre mort bien-aime au fond du ciel. Il savait que la croyance est saine. Il cherchait a conseiller et a calmer l'homme desespere en lui indiquant du doigt l'homme resigne, et a transformer la douleur qui regarde une fosse en lui montrant la douleur qui regarde une etoile. Chapitre V Que monseigneur Bienvenu faisait durer trop longtemps ses soutanes La vie interieure de M. Myriel etait pleine des memes pensees que sa vie publique. Pour qui eut pu la voir de pres, c'eut ete un spectacle grave et charmant que cette pauvrete volontaire dans laquelle vivait M. l'eveque de Digne. Comme tous les vieillards et comme la plupart des penseurs, il dormait peu. Ce court sommeil etait profond. Le matin il se recueillait pendant une heure, puis il disait sa messe, soit a la cathedrale, soit dans son oratoire. Sa messe dite, il dejeunait d'un pain de seigle trempe dans le lait de ses vaches. Puis il travaillait. Un eveque est un homme fort occupe; il faut qu'il recoive tous les jours le secretaire de l'eveche, qui est d'ordinaire un chanoine, presque tous les jours ses grands vicaires. Il a des congregations a controler, des privileges a donner, toute une librairie ecclesiastique a examiner, paroissiens, catechismes diocesains, livres d'heures, etc., des mandements a ecrire, des predications a autoriser, des cures et des maires a mettre d'accord, une correspondance clericale, une correspondance administrative, d'un cote l'etat, de l'autre le Saint-Siege, mille affaires. Le temps que lui laissaient ces mille affaires, ses offices et son breviaire, il le donnait d'abord aux necessiteux, aux malades et aux affliges; le temps que les affliges, les malades et les necessiteux lui laissaient, il le donnait au travail. Tantot il bechait la terre dans son jardin, tantot il lisait et ecrivait. Il n'avait qu'un mot pour ces deux sortes de travail; il appelait cela _jardiner_. --L'esprit est un jardin, disait-il. A midi, il dinait. Le diner ressemblait au dejeuner. Vers deux heures, quand le temps etait beau, il sortait et se promenait a pied dans la campagne ou dans la ville, entrant souvent dans les masures. On le voyait cheminer seul, tout a ses pensees, l'oeil baisse, appuye sur sa longue canne, vetu de sa douillette violette ouatee et bien chaude, chausse de bas violets dans de gros souliers, et coiffe de son chapeau plat qui laissait passer par ses trois cornes trois glands d'or a graine d'epinards. C'etait une fete partout ou il paraissait. On eut dit que son passage avait quelque chose de rechauffant et de lumineux. Les enfants et les vieillards venaient sur le seuil des portes pour l'eveque comme pour le soleil. Il benissait et on le benissait. On montrait sa maison a quiconque avait besoin de quelque chose. Ca et la, il s'arretait, parlait aux petits garcons et aux petites filles et souriait aux meres. Il visitait les pauvres tant qu'il avait de l'argent; quand il n'en avait plus, il visitait les riches. Comme il faisait durer ses soutanes beaucoup de temps, et qu'il ne voulait pas qu'on s'en apercut, il ne sortait jamais dans la ville autrement qu'avec sa douillette violette. Cela le genait un peu en ete. Le soir a huit heures et demie il soupait avec sa soeur, madame Magloire debout derriere eux et les servant a table. Rien de plus frugal que ce repas. Si pourtant l'eveque avait un de ses cures a souper, madame Magloire en profitait pour servir a Monseigneur quelque excellent poisson des lacs ou quelque fin gibier de la montagne. Tout cure etait un pretexte a bon repas; l'eveque se laissait faire. Hors de la, son ordinaire ne se composait guere que de legumes cuits dans l'eau et de soupe a l'huile. Aussi disait-on dans la ville: --Quand l'eveque fait pas chere de cure, il fait chere de trappiste. Apres son souper, il causait pendant une demi-heure avec mademoiselle Baptistine et madame Magloire; puis il rentrait dans sa chambre et se remettait a ecrire, tantot sur des feuilles volantes, tantot sur la marge de quelque in-folio. Il etait lettre et quelque peu savant. Il a laisse cinq ou six manuscrits assez curieux; entre autres une dissertation sur le verset de la Genese: _Au commencement l'esprit de Dieu flottait sur les eaux_. Il confronte avec ce verset trois textes: la version arabe qui dit: _Les vents de Dieu soufflaient;_ Flavius Josephe qui dit: _Un vent d'en haut se precipitait sur la terre_, et enfin la paraphrase chaldaique d'Onkelos qui porte: _Un vent venant de Dieu soufflait sur la face des eaux_. Dans une autre dissertation, il examine les oeuvres theologiques de Hugo, eveque de Ptolemais, arriere-grand-oncle de celui qui ecrit ce livre, et il etablit qu'il faut attribuer a cet eveque les divers opuscules publies, au siecle dernier, sous le pseudonyme de Barleycourt. Parfois au milieu d'une lecture, quel que fut le livre qu'il eut entre les mains, il tombait tout a coup dans une meditation profonde, d'ou il ne sortait que pour ecrire quelques lignes sur les pages memes du volume. Ces lignes souvent n'ont aucun rapport avec le livre qui les contient. Nous avons sous les yeux une note ecrite par lui sur une des marges d'un in-quarto intitule: _Correspondance du lord Germain avec les generaux Clinton, Cornwallis et les amiraux de la station de l'Amerique. A Versailles, chez Poincot, libraire, et a Paris, chez Pissot, libraire, quai des Augustins_. Voici cette note: «O vous qui etes! «L'Ecclesiaste vous nomme Toute-Puissance, les Macchabees vous nomment Createur, l'Epitre aux Ephesiens vous nomme Liberte, Baruch vous nomme Immensite, les Psaumes vous nomment Sagesse et Verite, Jean vous nomme Lumiere, les Rois vous nomment Seigneur, l'Exode vous appelle Providence, le Levitique Saintete, Esdras Justice, la creation vous nomme Dieu, l'homme vous nomme Pere; mais Salomon vous nomme Misericorde, et c'est la le plus beau de tous vos noms.» Vers neuf heures du soir, les deux femmes se retiraient et montaient a leurs chambres au premier, le laissant jusqu'au matin seul au rez-de-chaussee. Ici il est necessaire que nous donnions une idee exacte du logis de M. l'eveque de Digne. Chapitre VI Par qui il faisait garder sa maison La maison qu'il habitait se composait, nous l'avons dit, d'un rez-de-chaussee et d'un seul etage: trois pieces au rez-de-chaussee, trois chambres au premier, au-dessus un grenier. Derriere la maison, un jardin d'un quart d'arpent. Les deux femmes occupaient le premier. L'eveque logeait en bas. La premiere piece, qui s'ouvrait sur la rue, lui servait de salle a manger, la deuxieme de chambre a coucher, et la troisieme d'oratoire. On ne pouvait sortir de cet oratoire sans passer par la chambre a coucher, et sortir de la chambre a coucher sans passer par la salle a manger. Dans l'oratoire, au fond, il y avait une alcove fermee, avec un lit pour les cas d'hospitalite. M. l'eveque offrait ce lit aux cures de campagne que des affaires ou les besoins de leur paroisse amenaient a Digne. La pharmacie de l'hopital, petit batiment ajoute a la maison et pris sur le jardin, avait ete transformee en cuisine et en cellier. Il y avait en outre dans le jardin une etable qui etait l'ancienne cuisine de l'hospice et ou l'eveque entretenait deux vaches. Quelle que fut la quantite de lait qu'elles lui donnassent, il en envoyait invariablement tous les matins la moitie aux malades de l'hopital.--Je paye ma dime, disait-il. Sa chambre etait assez grande et assez difficile a chauffer dans la mauvaise saison. Comme le bois est tres cher a Digne, il avait imagine de faire faire dans l'etable a vaches un compartiment ferme d'une cloison en planches. C'etait la qu'il passait ses soirees dans les grands froids. Il appelait cela son _salon d'hiver_. Il n'y avait dans ce salon d'hiver, comme dans la salle a manger, d'autres meubles qu'une table de bois blanc, carree, et quatre chaises de paille. La salle a manger etait ornee en outre d'un vieux buffet peint en rose a la detrempe. Du buffet pareil, convenablement habille de napperons blancs et de fausses dentelles, l'eveque avait fait l'autel qui decorait son oratoire. Ses penitentes riches et les saintes femmes de Digne s'etaient souvent cotisees pour faire les frais d'un bel autel neuf a l'oratoire de monseigneur; il avait chaque fois pris l'argent et l'avait donne aux pauvres. --Le plus beau des autels, disait-il, c'est l'ame d'un malheureux console qui remercie Dieu. Il avait dans son oratoire deux chaises prie-Dieu en paille, et un fauteuil a bras egalement en paille dans sa chambre a coucher. Quand par hasard il recevait sept ou huit personnes a la fois, le prefet, ou le general, ou l'etat-major du regiment en garnison, ou quelques eleves du petit seminaire, on etait oblige d'aller chercher dans l'etable les chaises du salon d'hiver, dans l'oratoire les prie-Dieu, et le fauteuil dans la chambre a coucher; de cette facon, on pouvait reunir jusqu'a onze sieges pour les visiteurs. A chaque nouvelle visite on demeublait une piece. Il arrivait parfois qu'on etait douze; alors l'eveque dissimulait l'embarras de la situation en se tenant debout devant la cheminee si c'etait l'hiver, ou en proposant un tour dans le jardin si c'etait l'ete. Il y avait bien encore dans l'alcove fermee une chaise, mais elle etait a demi depaillee et ne portait que sur trois pieds, ce qui faisait qu'elle ne pouvait servir qu'appuyee contre le mur. Mademoiselle Baptistine avait bien aussi dans sa chambre une tres grande bergere en bois jadis dore et revetue de pekin a fleurs, mais on avait ete oblige de monter cette bergere au premier par la fenetre, l'escalier etant trop etroit; elle ne pouvait donc pas compter parmi les en-cas du mobilier. L'ambition de mademoiselle Baptistine eut ete de pouvoir acheter un meuble de salon en velours d'Utrecht jaune a rosaces et en acajou a cou de cygne, avec canape. Mais cela eut coute au moins cinq cents francs, et, ayant vu qu'elle n'avait reussi a economiser pour cet objet que quarante-deux francs dix sous en cinq ans, elle avait fini par y renoncer. D'ailleurs qui est-ce qui atteint son ideal? Rien de plus simple a se figurer que la chambre a coucher de l'eveque. Une porte-fenetre donnant sur le jardin, vis-a-vis le lit; un lit d'hopital, en fer avec baldaquin de serge verte; dans l'ombre du lit, derriere un rideau, les ustensiles de toilette trahissant encore les anciennes habitudes elegantes de l'homme du monde; deux portes, l'une pres de la cheminee, donnant dans l'oratoire; l'autre, pres de la bibliotheque, donnant dans la salle a manger; la bibliotheque, grande armoire vitree pleine de livres; la cheminee, de bois peint en marbre, habituellement sans feu; dans la cheminee, une paire de chenets en fer ornes de deux vases a guirlandes et cannelures jadis argentes a l'argent hache, ce qui etait un genre de luxe episcopal; au-dessus, a l'endroit ou d'ordinaire on met la glace, un crucifix de cuivre desargente fixe sur un velours noir rape dans un cadre de bois dedore. Pres de la porte-fenetre, une grande table avec un encrier, chargee de papiers confus et de gros volumes. Devant la table, le fauteuil de paille. Devant le lit, un prie-Dieu, emprunte a l'oratoire. Deux portraits dans des cadres ovales etaient accroches au mur des deux cotes du lit. De petites inscriptions dorees sur le fond neutre de la toile a cote des figures indiquaient que les portraits representaient, l'un, l'abbe de Chaliot, eveque de Saint-Claude, l'autre, l'abbe Tourteau, vicaire general d'Agde, abbe de Grand-Champ, ordre de Citeaux, diocese de Chartres. L'eveque, en succedant dans cette chambre aux malades de l'hopital, y avait trouve ces portraits et les y avait laisses. C'etaient des pretres, probablement des donateurs: deux motifs pour qu'il les respectat. Tout ce qu'il savait de ces deux personnages, c'est qu'ils avaient ete nommes par le roi, l'un a son eveche, l'autre a son benefice, le meme jour, le 27 avril 1785. Madame Magloire ayant decroche les tableaux pour en secouer la poussiere, l'eveque avait trouve cette particularite ecrite d'une encre blanchatre sur un petit carre de papier jauni par le temps, colle avec quatre pains a cacheter derriere le portrait de l'abbe de Grand-Champ. Il avait a sa fenetre un antique rideau de grosse etoffe de laine qui finit par devenir tellement vieux que, pour eviter la depense d'un neuf, madame Magloire fut obligee de faire une grande couture au beau milieu. Cette couture dessinait une croix. L'eveque le faisait souvent remarquer. --Comme cela fait bien! disait-il. Toutes les chambres de la maison, au rez-de-chaussee ainsi qu'au premier, sans exception, etaient blanchies au lait de chaux, ce qui est une mode de caserne et d'hopital. Cependant, dans les dernieres annees, madame Magloire retrouva, comme on le verra plus loin, sous le papier badigeonne, des peintures qui ornaient l'appartement de mademoiselle Baptistine. Avant d'etre l'hopital, cette maison avait ete le parloir aux bourgeois. De la cette decoration. Les chambres etaient pavees de briques rouges qu'on lavait toutes les semaines, avec des nattes de paille tressee devant tous les lits. Du reste, ce logis, tenu par deux femmes, etait du haut en bas d'une proprete exquise. C'etait le seul luxe que l'eveque permit. Il disait: --Cela ne prend rien aux pauvres. Il faut convenir cependant qu'il lui restait de ce qu'il avait possede jadis six couverts d'argent et une grande cuiller a soupe que madame Magloire regardait tous les jours avec bonheur reluire splendidement sur la grosse nappe de toile blanche. Et comme nous peignons ici l'eveque de Digne tel qu'il etait, nous devons ajouter qu'il lui etait arrive plus d'une fois de dire: --Je renoncerais difficilement a manger dans de l'argenterie. Il faut ajouter a cette argenterie deux gros flambeaux d'argent massif qui lui venaient de l'heritage d'une grand'tante. Ces flambeaux portaient deux bougies de cire et figuraient habituellement sur la cheminee de l'eveque. Quand il avait quelqu'un a diner, madame Magloire allumait les deux bougies et mettait les deux flambeaux sur la table. Il y avait dans la chambre meme de l'eveque, a la tete de son lit, un petit placard dans lequel madame Magloire serrait chaque soir les six couverts d'argent et la grande cuiller. Il faut dire qu'on n'en otait jamais la clef. Le jardin, un peu gate par les constructions assez laides dont nous avons parle, se composait de quatre allees en croix rayonnant autour d'un puisard; une autre allee faisait tout le tour du jardin et cheminait le long du mur blanc dont il etait enclos. Ces allees laissaient entre elles quatre carres bordes de buis. Dans trois, madame Magloire cultivait des legumes; dans le quatrieme, l'eveque avait mis des fleurs. Il y avait ca et la quelques arbres fruitiers. Une fois madame Magloire lui avait dit avec une sorte de malice douce: --Monseigneur, vous qui tirez parti de tout, voila pourtant un carre inutile. Il vaudrait mieux avoir la des salades que des bouquets. --Madame Magloire, repondit l'eveque, vous vous trompez. Le beau est aussi utile que l'utile. Il ajouta apres un silence: --Plus peut-etre. Ce carre, compose de trois ou quatre plates-bandes, occupait M. l'eveque presque autant que ses livres. Il y passait volontiers une heure ou deux, coupant, sarclant, et piquant ca et la des trous en terre ou il mettait des graines. Il n'etait pas aussi hostile aux insectes qu'un jardinier l'eut voulu. Du reste, aucune pretention a la botanique; il ignorait les groupes et le solidisme; il ne cherchait pas le moins du monde a decider entre Tournefort et la methode naturelle; il ne prenait parti ni pour les utricules contre les cotyledons, ni pour Jussieu contre Linne. Il n'etudiait pas les plantes; il aimait les fleurs. Il respectait beaucoup les savants, il respectait encore plus les ignorants, et, sans jamais manquer a ces deux respects, il arrosait ses plates-bandes chaque soir d'ete avec un arrosoir de fer-blanc peint en vert. La maison n'avait pas une porte qui fermat a clef. La porte de la salle a manger qui, nous l'avons dit, donnait de plain-pied sur la place de la cathedrale, etait jadis armee de serrures et de verrous comme une porte de prison. L'eveque avait fait oter toutes ces ferrures, et cette porte, la nuit comme le jour, n'etait fermee qu'au loquet. Le premier passant venu, a quelque heure que ce fut, n'avait qu'a la pousser. Dans les commencements, les deux femmes avaient ete fort tourmentees de cette porte jamais close; mais M. de Digne leur avait dit: --Faites mettre des verrous a vos chambres, si cela vous plait. Elles avaient fini par partager sa confiance ou du moins par faire comme si elles la partageaient. Madame Magloire seule avait de temps en temps des frayeurs. Pour ce qui est de l'eveque, on peut trouver sa pensee expliquee ou du moins indiquee dans ces trois lignes ecrites par lui sur la marge d'une bible: «Voici la nuance: la porte du medecin ne doit jamais etre fermee; la porte du pretre doit toujours etre ouverte.» Sur un autre livre, intitule _Philosophie de la science medicale_, il avait ecrit cette autre note: «Est-ce que je ne suis pas medecin comme eux? Moi aussi j'ai mes malades; d'abord j'ai les leurs, qu'ils appellent les malades; et puis j'ai les miens, que j'appelle les malheureux.» Ailleurs encore il avait ecrit: «Ne demandez pas son nom a qui vous demande un gite. C'est surtout celui-la que son nom embarrasse qui a besoin d'asile.» Il advint qu'un digne cure, je ne sais plus si c'etait le cure de Couloubroux ou le cure de Pompierry, s'avisa de lui demander un jour, probablement a l'instigation de madame Magloire, si Monseigneur etait bien sur de ne pas commettre jusqu'a un certain point une imprudence en laissant jour et nuit sa porte ouverte a la disposition de qui voulait entrer, et s'il ne craignait pas enfin qu'il n'arrivat quelque malheur dans une maison si peu gardee. L'eveque lui toucha l'epaule avec une gravite douce et lui dit:--_Nisi Dominus custodierit domum, in vanum vigilant qui custodiunt eam_. Puis il parla d'autre chose. Il disait assez volontiers: --Il y a la bravoure du pretre comme il y a la bravoure du colonel de dragons. Seulement, ajoutait-il, la notre doit etre tranquille. Chapitre VII Cravatte Ici se place naturellement un fait que nous ne devons pas omettre, car il est de ceux qui font le mieux voir quel homme c'etait que M. l'eveque de Digne. Apres la destruction de la bande de Gaspard Bes qui avait infeste les gorges d'Ollioules, un de ses lieutenants, Cravatte, se refugia dans la montagne. Il se cacha quelque temps avec ses bandits, reste de la troupe de Gaspard Bes, dans le comte de Nice, puis gagna le Piemont, et tout a coup reparut en France, du cote de Barcelonnette. On le vit a Jauziers d'abord, puis aux Tuiles. Il se cacha dans les cavernes du Joug-de-l'Aigle, et de la il descendait vers les hameaux et les villages par les ravins de l'Ubaye et de l'Ubayette. Il osa meme pousser jusqu'a Embrun, penetra une nuit dans la cathedrale et devalisa la sacristie. Ses brigandages desolaient le pays. On mit la gendarmerie a ses trousses, mais en vain. Il echappait toujours; quelquefois il resistait de vive force. C'etait un hardi miserable. Au milieu de toute cette terreur, l'eveque arriva. Il faisait sa tournee. Au Chastelar, le maire vint le trouver et l'engagea a rebrousser chemin. Cravatte tenait la montagne jusqu'a l'Arche, et au-dela. Il y avait danger, meme avec une escorte. C'etait exposer inutilement trois ou quatre malheureux gendarmes. --Aussi, dit l'eveque, je compte aller sans escorte. --Y pensez-vous, monseigneur? s'ecria le maire. --J'y pense tellement, que je refuse absolument les gendarmes et que je vais partir dans une heure. --Partir? --Partir. --Seul? --Seul. --Monseigneur! vous ne ferez pas cela. --Il y a la, dans la montagne, reprit l'eveque, une humble petite commune grande comme ca, que je n'ai pas vue depuis trois ans. Ce sont mes bons amis. De doux et honnetes bergers. Ils possedent une chevre sur trente qu'ils gardent. Ils font de fort jolis cordons de laine de diverses couleurs, et ils jouent des airs de montagne sur de petites flutes a six trous. Ils ont besoin qu'on leur parle de temps en temps du bon Dieu. Que diraient-ils d'un eveque qui a peur? Que diraient-ils si je n'y allais pas? --Mais, monseigneur, les brigands! Si vous rencontrez les brigands! --Tiens, dit l'eveque, j'y songe. Vous avez raison. Je puis les rencontrer. Eux aussi doivent avoir besoin qu'on leur parle du bon Dieu. --Monseigneur! mais c'est une bande! c'est un troupeau de loups! --Monsieur le maire, c'est peut-etre precisement de ce troupeau que Jesus me fait le pasteur. Qui sait les voies de la Providence? --Monseigneur, ils vous devaliseront. --Je n'ai rien. --Ils vous tueront. --Un vieux bonhomme de pretre qui passe en marmottant ses momeries? Bah! a quoi bon? --Ah! mon Dieu! si vous alliez les rencontrer! --Je leur demanderai l'aumone pour mes pauvres. --Monseigneur, n'y allez pas, au nom du ciel! vous exposez votre vie. --Monsieur le maire, dit l'eveque, n'est-ce decidement que cela? Je ne suis pas en ce monde pour garder ma vie, mais pour garder les ames. Il fallut le laisser faire. Il partit, accompagne seulement d'un enfant qui s'offrit a lui servir de guide. Son obstination fit bruit dans le pays, et effraya tres fort. Il ne voulut emmener ni sa soeur ni madame Magloire. Il traversa la montagne a mulet, ne rencontra personne, et arriva sain et sauf chez ses «bons amis» les bergers. Il y resta quinze jours, prechant, administrant, enseignant, moralisant. Lorsqu'il fut proche de son depart, il resolut de chanter pontificalement un _Te Deum_. Il en parla au cure. Mais comment faire? pas d'ornements episcopaux. On ne pouvait mettre a sa disposition qu'une chetive sacristie de village avec quelques vieilles chasubles de damas use ornees de galons faux. --Bah! dit l'eveque. Monsieur le cure, annoncons toujours au prone notre _Te Deum_. Cela s'arrangera. On chercha dans les eglises d'alentour. Toutes les magnificences de ces humbles paroisses reunies n'auraient pas suffi a vetir convenablement un chantre de cathedrale. Comme on etait dans cet embarras, une grande caisse fut apportee et deposee au presbytere pour M. l'eveque par deux cavaliers inconnus qui repartirent sur-le-champ. On ouvrit la caisse; elle contenait une chape de drap d'or, une mitre ornee de diamants, une croix archiepiscopale, une crosse magnifique, tous les vetements pontificaux voles un mois auparavant au tresor de Notre-Dame d'Embrun. Dans la caisse, il y avait un papier sur lequel etaient ecrits ces mots: _Cravatte a monseigneur Bienvenu_. --Quand je disais que cela s'arrangerait! dit l'eveque. Puis il ajouta en souriant: --A qui se contente d'un surplis de cure, Dieu envoie une chape d'archeveque. --Monseigneur, murmura le cure en hochant la tete avec un sourire, Dieu, ou le diable. L'eveque regarda fixement le cure et reprit avec autorite: --Dieu! Quand il revint au Chastelar, et tout le long de la route, on venait le regarder par curiosite. Il retrouva au presbytere du Chastelar mademoiselle Baptistine et madame Magloire qui l'attendaient, et il dit a sa soeur: --Eh bien, avais-je raison? Le pauvre pretre est alle chez ces pauvres montagnards les mains vides, il en revient les mains pleines. J'etais parti n'emportant que ma confiance en Dieu; je rapporte le tresor d'une cathedrale. Le soir, avant de se coucher, il dit encore: --Ne craignons jamais les voleurs ni les meurtriers. Ce sont la les dangers du dehors, les petits dangers. Craignons-nous nous-memes. Les prejuges, voila les voleurs; les vices, voila les meurtriers. Les grands dangers sont au dedans de nous. Qu'importe ce qui menace notre tete ou notre bourse! Ne songeons qu'a ce qui menace notre ame. Puis se tournant vers sa soeur: --Ma soeur, de la part du pretre jamais de precaution contre le prochain. Ce que le prochain fait, Dieu le permet. Bornons-nous a prier Dieu quand nous croyons qu'un danger arrive sur nous. Prions-le, non pour nous, mais pour que notre frere ne tombe pas en faute a notre occasion. Du reste, les evenements etaient rares dans son existence. Nous racontons ceux que nous savons; mais d'ordinaire il passait sa vie a faire toujours les memes choses aux memes moments. Un mois de son annee ressemblait a une heure de sa journee. Quant a ce que devint «le tresor» de la cathedrale d'Embrun, on nous embarrasserait de nous interroger la-dessus. C'etaient la de bien belles choses, et bien tentantes, et bien bonnes a voler au profit des malheureux. Volees, elles l'etaient deja d'ailleurs. La moitie de l'aventure etait accomplie; il ne restait plus qu'a changer la direction du vol, et qu'a lui faire faire un petit bout de chemin du cote des pauvres. Nous n'affirmons rien du reste a ce sujet. Seulement on a trouve dans les papiers de l'eveque une note assez obscure qui se rapporte peut-etre a cette affaire, et qui est ainsi concue: _La question est de savoir si cela doit faire retour a la cathedrale ou a l'hopital_. Chapitre VIII Philosophie apres boire Le senateur dont il a ete parle plus haut etait un homme entendu qui avait fait son chemin avec une rectitude inattentive a toutes ces rencontres qui font obstacle et qu'on nomme conscience, foi juree, justice, devoir; il avait marche droit a son but et sans broncher une seule fois dans la ligne de son avancement et de son interet. C'etait un ancien procureur, attendri par le succes, pas mechant homme du tout, rendant tous les petits services qu'il pouvait a ses fils, a ses gendres, a ses parents, meme a des amis; ayant sagement pris de la vie les bons cotes, les bonnes occasions, les bonnes aubaines. Le reste lui semblait assez bete. Il etait spirituel, et juste assez lettre pour se croire un disciple d'Epicure en n'etant peut-etre qu'un produit de Pigault-Lebrun. Il riait volontiers, et agreablement, des choses infinies et eternelles, et des «billevesees du bonhomme eveque». Il en riait quelquefois, avec une aimable autorite, devant M. Myriel lui-meme, qui ecoutait. A je ne sais plus quelle ceremonie demi-officielle, le comte*** (ce senateur) et M. Myriel durent diner chez le prefet. Au dessert, le senateur, un peu egaye, quoique toujours digne, s'ecria: --Parbleu, monsieur l'eveque, causons. Un senateur et un eveque se regardent difficilement sans cligner de l'oeil. Nous sommes deux augures. Je vais vous faire un aveu. J'ai ma philosophie. --Et vous avez raison, repondit l'eveque. Comme on fait sa philosophie on se couche. Vous etes sur le lit de pourpre, monsieur le senateur. Le senateur, encourage, reprit: --Soyons bons enfants. --Bons diables meme, dit l'eveque. --Je vous declare, reprit le senateur, que le marquis d'Argens, Pyrrhon, Hobbes et M. Naigeon ne sont pas des maroufles. J'ai dans ma bibliotheque tous mes philosophes dores sur tranche. --Comme vous-meme, monsieur le comte, interrompit l'eveque. Le senateur poursuivit: --Je hais Diderot; c'est un ideologue, un declamateur et un revolutionnaire, au fond croyant en Dieu, et plus bigot que Voltaire. Voltaire s'est moque de Needham, et il a eu tort; car les anguilles de Needham prouvent que Dieu est inutile. Une goutte de vinaigre dans une cuilleree de pate de farine supplee le _fiat lux_. Supposez la goutte plus grosse et la cuilleree plus grande, vous avez le monde. L'homme, c'est l'anguille. Alors a quoi bon le Pere eternel? Monsieur l'eveque, l'hypothese Jehovah me fatigue. Elle n'est bonne qu'a produire des gens maigres qui songent creux. A bas ce grand Tout qui me tracasse! Vive Zero qui me laisse tranquille! De vous a moi, et pour vider mon sac, et pour me confesser a mon pasteur comme il convient, je vous avoue que j'ai du bon sens. Je ne suis pas fou de votre Jesus qui preche a tout bout de champ le renoncement et le sacrifice. Conseil d'avare a des gueux. Renoncement! pourquoi? Sacrifice! a quoi? Je ne vois pas qu'un loup s'immole au bonheur d'un autre loup. Restons donc dans la nature. Nous sommes au sommet; ayons la philosophie superieure. Que sert d'etre en haut, si l'on ne voit pas plus loin que le bout du nez des autres? Vivons gaiment. La vie, c'est tout. Que l'homme ait un autre avenir, ailleurs, la-haut, la-bas, quelque part, je n'en crois pas un traitre mot. Ah! l'on me recommande le sacrifice et le renoncement, je dois prendre garde a tout ce que je fais, il faut que je me casse la tete sur le bien et le mal, sur le juste et l'injuste, sur le _fas_ et le _nefas_. Pourquoi? parce que j'aurai a rendre compte de mes actions. Quand? apres ma mort. Quel bon reve! Apres ma mort, bien fin qui me pincera. Faites donc saisir une poignee de cendre par une main d'ombre. Disons le vrai, nous qui sommes des inities et qui avons leve la jupe d'Isis: il n'y a ni bien, ni mal; il y a de la vegetation. Cherchons le reel. Creusons tout a fait. Allons au fond, que diable! Il faut flairer la verite, fouiller sous terre, et la saisir. Alors elle vous donne des joies exquises. Alors vous devenez fort, et vous riez. Je suis carre par la base, moi. Monsieur l'eveque, l'immortalite de l'homme est un ecoute-s'il-pleut. Oh! la charmante promesse! Fiez-vous-y. Le bon billet qu'a Adam! On est ame, on sera ange, on aura des ailes bleues aux omoplates. Aidez-moi donc, n'est-ce pas Tertullien qui dit que les bienheureux iront d'un astre a l'autre? Soit. On sera les sauterelles des etoiles. Et puis, on verra Dieu. Ta ta ta. Fadaises que tous ces paradis. Dieu est une sonnette monstre. Je ne dirais point cela dans le _Moniteur_, parbleu! mais je le chuchote entre amis. _Inter pocula_. Sacrifier la terre au paradis, c'est lacher la proie pour l'ombre. Etre dupe de l'infini! pas si bete. Je suis neant. Je m'appelle monsieur le comte Neant, senateur. Etais-je avant ma naissance? Non. Serai-je apres ma mort? Non. Que suis-je? un peu de poussiere agregee par un organisme. Qu'ai-je a faire sur cette terre? J'ai le choix. Souffrir ou jouir. Ou me menera la souffrance? Au neant. Mais j'aurai souffert. Ou me menera la jouissance? Au neant. Mais j'aurai joui. Mon choix est fait. Il faut etre mangeant ou mange. Je mange. Mieux vaut etre la dent que l'herbe. Telle est ma sagesse. Apres quoi, va comme je te pousse, le fossoyeur est la, le Pantheon pour nous autres, tout tombe dans le grand trou. Fin. _Finis_. Liquidation totale. Ceci est l'endroit de l'evanouissement. La mort est morte, croyez-moi. Qu'il y ait la quelqu'un qui ait quelque chose a me dire, je ris d'y songer. Invention de nourrices. Croquemitaine pour les enfants, Jehovah pour les hommes. Non, notre lendemain est de la nuit. Derriere la tombe, il n'y a plus que des neants egaux. Vous avez ete Sardanapale, vous avez ete Vincent de Paul, cela fait le meme rien. Voila le vrai. Donc vivez, par-dessus tout. Usez de votre moi pendant que vous le tenez. En verite, je vous le dis, monsieur l'eveque, j'ai ma philosophie, et j'ai mes philosophes. Je ne me laisse pas enguirlander par des balivernes. Apres ca, il faut bien quelque chose a ceux qui sont en bas, aux va-nu-pieds, aux gagne-petit, aux miserables. On leur donne a gober les legendes, les chimeres, l'ame, l'immortalite, le paradis, les etoiles. Ils machent cela. Ils le mettent sur leur pain sec. Qui n'a rien a le bon Dieu. C'est bien le moins. Je n'y fais point obstacle, mais je garde pour moi monsieur Naigeon. Le bon Dieu est bon pour le peuple. L'eveque battit des mains. --Voila parler! s'ecria-t-il. L'excellente chose, et vraiment merveilleuse, que ce materialisme-la! Ne l'a pas qui veut. Ah! quand on l'a, on n'est plus dupe; on ne se laisse pas betement exiler comme Caton, ni lapider comme Etienne, ni bruler vif comme Jeanne d'Arc. Ceux qui ont reussi a se procurer ce materialisme admirable ont la joie de se sentir irresponsables, et de penser qu'ils peuvent devorer tout, sans inquietude, les places, les sinecures, les dignites, le pouvoir bien ou mal acquis, les palinodies lucratives, les trahisons utiles, les savoureuses capitulations de conscience, et qu'ils entreront dans la tombe, leur digestion faite. Comme c'est agreable! Je ne dis pas cela pour vous, monsieur le senateur. Cependant il m'est impossible de ne point vous feliciter. Vous autres grands seigneurs, vous avez, vous le dites, une philosophie a vous et pour vous, exquise, raffinee, accessible aux riches seuls, bonne a toutes les sauces, assaisonnant admirablement les voluptes de la vie. Cette philosophie est prise dans les profondeurs et deterree par des chercheurs speciaux. Mais vous etes bons princes, et vous ne trouvez pas mauvais que la croyance au bon Dieu soit la philosophie du peuple, a peu pres comme l'oie aux marrons est la dinde aux truffes du pauvre. Chapitre IX Le frere raconte par la soeur Pour donner une idee du menage interieur de M. l'eveque de Digne et de la facon dont ces deux saintes filles subordonnaient leurs actions, leurs pensees, meme leurs instincts de femmes aisement effrayees, aux habitudes et aux intentions de l'eveque, sans qu'il eut meme a prendre la peine de parler pour les exprimer, nous ne pouvons mieux faire que de transcrire ici une lettre de mademoiselle Baptistine a madame la vicomtesse de Boischevron, son amie d'enfance. Cette lettre est entre nos mains. «Digne, 16 decembre 18.... «Ma bonne madame, pas un jour ne se passe sans que nous parlions de vous. C'est assez notre habitude, mais il y a une raison de plus. Figurez-vous qu'en lavant et epoussetant les plafonds et les murs, madame Magloire a fait des decouvertes; maintenant nos deux chambres tapissees de vieux papier blanchi a la chaux ne depareraient pas un chateau dans le genre du votre. Madame Magloire a dechire tout le papier. Il y avait des choses dessous. Mon salon, ou il n'y a pas de meubles, et dont nous nous servons pour etendre le linge apres les lessives, a quinze pieds de haut, dix-huit de large carres, un plafond peint anciennement avec dorure, des solives comme chez vous. C'etait recouvert d'une toile, du temps que c'etait l'hopital. Enfin des boiseries du temps de nos grand'meres. Mais c'est ma chambre qu'il faut voir. Madame Magloire a decouvert, sous au moins dix papiers colles dessus, des peintures, sans etre bonnes, qui peuvent se supporter. C'est Telemaque recu chevalier par Minerve, c'est lui encore dans les jardins. Le nom m'echappe. Enfin ou les dames romaines se rendaient une seule nuit. Que vous dirai-je? j'ai des romains, des romaines (_ici un mot illisible_), et toute la suite. Madame Magloire a debarbouille tout cela, et cet ete elle va reparer quelques petites avaries, revenir le tout, et ma chambre sera un vrai musee. Elle a trouve aussi dans un coin du grenier deux consoles en bois, genre ancien. On demandait deux ecus de six livres pour les redorer, mais il vaut bien mieux donner cela aux pauvres; d'ailleurs c'est fort laid, et j'aimerais mieux une table ronde en acajou. «Je suis toujours bien heureuse. Mon frere est si bon. Il donne tout ce qu'il a aux indigents et aux malades. Nous sommes tres genes. Le pays est dur l'hiver, et il faut bien faire quelque chose pour ceux qui manquent. Nous sommes a peu pres chauffes et eclaires. Vous voyez que ce sont de grandes douceurs. «Mon frere a ses habitudes a lui. Quand il cause, il dit qu'un eveque doit etre ainsi. Figurez-vous que la porte de la maison n'est jamais fermee. Entre qui veut, et l'on est tout de suite chez mon frere. Il ne craint rien, meme la nuit. C'est la sa bravoure a lui, comme il dit. «Il ne veut pas que je craigne pour lui, ni que madame Magloire craigne. Il s'expose a tous les dangers, et il ne veut meme pas que nous ayons l'air de nous en apercevoir. Il faut savoir le comprendre. «Il sort par la pluie, il marche dans l'eau, il voyage en hiver. Il n'a pas peur de la nuit, des routes suspectes ni des rencontres. «L'an dernier, il est alle tout seul dans un pays de voleurs. Il n'a pas voulu nous emmener. Il est reste quinze jours absent. A son retour, il n'avait rien eu, on le croyait mort, et il se portait bien, et il a dit: "Voila comme on m'a vole!" Et il a ouvert une malle pleine de tous les bijoux de la cathedrale d'Embrun, que les voleurs lui avaient donnes. «Cette fois-la, en revenant, comme j'etais allee a sa rencontre a deux lieues avec d'autres de ses amis, je n'ai pu m'empecher de le gronder un peu, en ayant soin de ne parler que pendant que la voiture faisait du bruit, afin que personne autre ne put entendre. «Dans les premiers temps, je me disais: il n'y a pas de dangers qui l'arretent, il est terrible. A present j'ai fini par m'y accoutumer. Je fais signe a madame Magloire pour qu'elle ne le contrarie pas. Il se risque comme il veut. Moi j'emmene madame Magloire, je rentre dans ma chambre, je prie pour lui, et je m'endors. Je suis tranquille, parce que je sais bien que s'il lui arrivait malheur, ce serait ma fin. Je m'en irais au bon Dieu avec mon frere et mon eveque. Madame Magloire a eu plus de peine que moi a s'habituer a ce qu'elle appelait ses imprudences. Mais a present le pli est pris. Nous prions toutes les deux, nous avons peur ensemble, et nous nous endormons. Le diable entrerait dans la maison qu'on le laisserait faire. Apres tout, que craignons-nous dans cette maison? Il y a toujours quelqu'un avec nous, qui est le plus fort. Le diable peut y passer, mais le bon Dieu l'habite. «Voila qui me suffit. Mon frere n'a plus meme besoin de me dire un mot maintenant. Je le comprends sans qu'il parle, et nous nous abandonnons a la Providence. «Voila comme il faut etre avec un homme qui a du grand dans l'esprit. «J'ai questionne mon frere pour le renseignement que vous me demandez sur la famille de Faux. Vous savez comme il sait tout et comme il a des souvenirs, car il est toujours tres bon royaliste. C'est de vrai une tres ancienne famille normande de la generalite de Caen. Il y a cinq cents ans d'un Raoul de Faux, d'un Jean de Faux et d'un Thomas de Faux, qui etaient des gentilshommes, dont un seigneur de Rochefort. Le dernier etait Guy-Etienne-Alexandre, et etait maitre de camp, et quelque chose dans les chevaux-legers de Bretagne. Sa fille Marie-Louise a epouse Adrien-Charles de Gramont, fils du duc Louis de Gramont, pair de France, colonel des gardes francaises et lieutenant general des armees. On ecrit Faux, Fauq et Faoucq. «Bonne madame, recommandez-nous aux prieres de votre saint parent, M. le cardinal. Quant a votre chere Sylvanie, elle a bien fait de ne pas prendre les courts instants qu'elle passe pres de vous pour m'ecrire. Elle se porte bien, travaille selon vos desirs, m'aime toujours. C'est tout ce que je veux. Son souvenir par vous m'est arrive. Je m'en trouve heureuse. Ma sante n'est pas trop mauvaise, et cependant je maigris tous les jours davantage. Adieu, le papier me manque et me force de vous quitter. Mille bonnes choses. «Baptistine. «P. S. Madame votre belle-soeur est toujours ici avec sa jeune famille. Votre petit-neveu est charmant. Savez-vous qu'il a cinq ans bientot! Hier il a vu passer un cheval auquel on avait mis des genouilleres, et il disait: "Qu'est-ce qu'il a donc aux genoux?" Il est si gentil, cet enfant! Son petit frere traine un vieux balai dans l'appartement comme une voiture, et dit: "Hu!" »Comme on le voit par cette lettre, ces deux femmes savaient se plier aux facons d'etre de l'eveque avec ce genie particulier de la femme qui comprend l'homme mieux que l'homme ne se comprend. L'eveque de Digne, sous cet air doux et candide qui ne se dementait jamais, faisait parfois des choses grandes, hardies et magnifiques, sans paraitre meme s'en douter. Elles en tremblaient, mais elles le laissaient faire. Quelquefois madame Magloire essayait une remontrance avant; jamais pendant ni apres. Jamais on ne le troublait, ne fut-ce que par un signe, dans une action commencee. A de certains moments, sans qu'il eut besoin de le dire, lorsqu'il n'en avait peut-etre pas lui-meme conscience, tant sa simplicite etait parfaite, elles sentaient vaguement qu'il agissait comme eveque; alors elles n'etaient plus que deux ombres dans la maison. Elles le servaient passivement, et, si c'etait obeir que de disparaitre, elles disparaissaient. Elles savaient, avec une admirable delicatesse d'instinct, que certaines sollicitudes peuvent gener. Aussi, meme le croyant en peril, elles comprenaient, je ne dis pas sa pensee, mais sa nature, jusqu'au point de ne plus veiller sur lui. Elles le confiaient a Dieu. D'ailleurs Baptistine disait, comme on vient de le lire, que la fin de son frere serait la sienne. Madame Magloire ne le disait pas, mais elle le savait. Chapitre X L'eveque en presence d'une lumiere inconnue A une epoque un peu posterieure a la date de la lettre citee dans les pages precedentes, il fit une chose, a en croire toute la ville, plus risquee encore que sa promenade a travers les montagnes des bandits. Il y avait pres de Digne, dans la campagne, un homme qui vivait solitaire. Cet homme, disons tout de suite le gros mot, etait un ancien conventionnel. Il se nommait G. On parlait du conventionnel G. dans le petit monde de Digne avec une sorte d'horreur. Un conventionnel, vous figurez-vous cela? Cela existait du temps qu'on se tutoyait et qu'on disait: citoyen. Cet homme etait a peu pres un monstre. Il n'avait pas vote la mort du roi, mais presque. C'etait un quasi-regicide. Il avait ete terrible. Comment, au retour des princes legitimes, n'avait-on pas traduit cet homme-la devant une cour prevotale? On ne lui eut pas coupe la tete, si vous voulez, il faut de la clemence, soit; mais un bon bannissement a vie. Un exemple enfin! etc., etc. C'etait un athee d'ailleurs, comme tous ces gens-la.--Commerages des oies sur le vautour. Etait-ce du reste un vautour que G.? Oui, si l'on en jugeait par ce qu'il y avait de farouche dans sa solitude. N'ayant pas vote la mort du roi, il n'avait pas ete compris dans les decrets d'exil et avait pu rester en France. Il habitait, a trois quarts d'heure de la ville, loin de tout hameau, loin de tout chemin, on ne sait quel repli perdu d'un vallon tres sauvage. Il avait la, disait-on, une espece de champ, un trou, un repaire. Pas de voisins; pas meme de passants. Depuis qu'il demeurait dans ce vallon, le sentier qui y conduisait avait disparu sous l'herbe. On parlait de cet endroit-la comme de la maison du bourreau. Pourtant l'eveque songeait, et de temps en temps regardait l'horizon a l'endroit ou un bouquet d'arbres marquait le vallon du vieux conventionnel, et il disait: --Il y a la une ame qui est seule. Et au fond de sa pensee il ajoutait: «Je lui dois ma visite.» Mais, avouons-le, cette idee, au premier abord naturelle, lui apparaissait, apres un moment de reflexion, comme etrange et impossible, et presque repoussante. Car, au fond, il partageait l'impression generale, et le conventionnel lui inspirait, sans qu'il s'en rendit clairement compte, ce sentiment qui est comme la frontiere de la haine et qu'exprime si bien le mot eloignement. Toutefois, la gale de la brebis doit-elle faire reculer le pasteur? Non. Mais quelle brebis! Le bon eveque etait perplexe. Quelquefois il allait de ce cote-la, puis il revenait. Un jour enfin le bruit se repandit dans la ville qu'une facon de jeune patre qui servait le conventionnel G. dans sa bauge etait venu chercher un medecin; que le vieux scelerat se mourait, que la paralysie le gagnait, et qu'il ne passerait pas la nuit. --Dieu merci! ajoutaient quelques-uns. L'eveque prit son baton, mit son pardessus a cause de sa soutane un peu trop usee, comme nous l'avons dit, et aussi a cause du vent du soir qui ne devait pas tarder a souffler, et partit. Le soleil declinait et touchait presque a l'horizon, quand l'eveque arriva a l'endroit excommunie. Il reconnut avec un certain battement de coeur qu'il etait pres de la taniere. Il enjamba un fosse, franchit une haie, leva un echalier, entra dans un courtil delabre, fit quelques pas assez hardiment, et tout a coup, au fond de la friche, derriere une haute broussaille, il apercut la caverne. C'etait une cabane toute basse, indigente, petite et propre, avec une treille clouee a la facade. Devant la porte, dans une vieille chaise a roulettes, fauteuil du paysan, il y avait un homme en cheveux blancs qui souriait au soleil. Pres du vieillard assis se tenait debout un jeune garcon, le petit patre. Il tendait au vieillard une jatte de lait. Pendant que l'eveque regardait, le vieillard eleva la voix: --Merci, dit-il, je n'ai plus besoin de rien. Et son sourire quitta le soleil pour s'arreter sur l'enfant. L'eveque s'avanca. Au bruit qu'il fit en marchant, le vieux homme assis tourna la tete, et son visage exprima toute la quantite de surprise qu'on peut avoir apres une longue vie. --Depuis que je suis ici, dit-il, voila la premiere fois qu'on entre chez moi. Qui etes-vous, monsieur? L'eveque repondit: --Je me nomme Bienvenu Myriel. --Bienvenu Myriel! j'ai entendu prononcer ce nom. Est-ce que c'est vous que le peuple appelle monseigneur Bienvenu? --C'est moi. Le vieillard reprit avec un demi-sourire: --En ce cas, vous etes mon eveque? --Un peu. --Entrez, monsieur. Le conventionnel tendit la main a l'eveque, mais l'eveque ne la prit pas. L'eveque se borna a dire: --Je suis satisfait de voir qu'on m'avait trompe. Vous ne me semblez, certes, pas malade. --Monsieur, repondit le vieillard, je vais guerir. Il fit une pause et dit: --Je mourrai dans trois heures. Puis il reprit: --Je suis un peu medecin; je sais de quelle facon la derniere heure vient. Hier, je n'avais que les pieds froids; aujourd'hui, le froid a gagne les genoux; maintenant je le sens qui monte jusqu'a la ceinture; quand il sera au coeur, je m'arreterai. Le soleil est beau, n'est-ce pas? je me suis fait rouler dehors pour jeter un dernier coup d'oeil sur les choses, vous pouvez me parler, cela ne me fatigue point. Vous faites bien de venir regarder un homme qui va mourir. Il est bon que ce moment-la ait des temoins. On a des manies; j'aurais voulu aller jusqu'a l'aube. Mais je sais que j'en ai a peine pour trois heures. Il fera nuit. Au fait, qu'importe! Finir est une affaire simple. On n'a pas besoin du matin pour cela. Soit. Je mourrai a la belle etoile. Le vieillard se tourna vers le patre. --Toi, va te coucher. Tu as veille l'autre nuit. Tu es fatigue. L'enfant rentra dans la cabane. Le vieillard le suivit des yeux et ajouta comme se parlant a lui-meme: --Pendant qu'il dormira, je mourrai. Les deux sommeils peuvent faire bon voisinage. L'eveque n'etait pas emu comme il semble qu'il aurait pu l'etre. Il ne croyait pas sentir Dieu dans cette facon de mourir. Disons tout, car les petites contradictions des grands coeurs veulent etre indiquees comme le reste, lui qui, dans l'occasion, riait si volontiers de Sa Grandeur, il etait quelque peu choque de ne pas etre appele monseigneur, et il etait presque tente de repliquer: citoyen. Il lui vint une velleite de familiarite bourrue, assez ordinaire aux medecins et aux pretres, mais qui ne lui etait pas habituelle, a lui. Cet homme, apres tout, ce conventionnel, ce representant du peuple, avait ete un puissant de la terre; pour la premiere fois de sa vie peut-etre, l'eveque se sentit en humeur de severite. Le conventionnel cependant le considerait avec une cordialite modeste, ou l'on eut pu demeler l'humilite qui sied quand on est si pres de sa mise en poussiere. L'eveque, de son cote, quoiqu'il se gardat ordinairement de la curiosite, laquelle, selon lui, etait contigue a l'offense, ne pouvait s'empecher d'examiner le conventionnel avec une attention qui, n'ayant pas sa source dans la sympathie, lui eut ete probablement reprochee par sa conscience vis-a-vis de tout autre homme. Un conventionnel lui faisait un peu l'effet d'etre hors la loi, meme hors la loi de charite. G., calme, le buste presque droit, la voix vibrante, etait un de ces grands octogenaires qui font l'etonnement du physiologiste. La revolution a eu beaucoup de ces hommes proportionnes a l'epoque. On sentait dans ce vieillard l'homme a l'epreuve. Si pres de sa fin, il avait conserve tous les gestes de la sante. Il y avait dans son coup d'oeil clair, dans son accent ferme, dans son robuste mouvement d'epaules, de quoi deconcerter la mort. Azrael, l'ange mahometan du sepulcre, eut rebrousse chemin et eut cru se tromper de porte. G. semblait mourir parce qu'il le voulait bien. Il y avait de la liberte dans son agonie. Les jambes seulement etaient immobiles. Les tenebres le tenaient par la. Les pieds etaient morts et froids, et la tete vivait de toute la puissance de la vie et paraissait en pleine lumiere. G., en ce grave moment, ressemblait a ce roi du conte oriental, chair par en haut, marbre par en bas. Une pierre etait la. L'eveque s'y assit. L'exorde fut _ex abrupto_. --Je vous felicite, dit-il du ton dont on reprimande. Vous n'avez toujours pas vote la mort du roi. Le conventionnel ne parut pas remarquer le sous-entendu amer cache dans ce mot: toujours. Il repondit. Tout sourire avait disparu de sa face. --Ne me felicitez pas trop, monsieur; j'ai vote la fin du tyran. C'etait l'accent austere en presence de l'accent severe. --Que voulez-vous dire? reprit l'eveque. --Je veux dire que l'homme a un tyran, l'ignorance. J'ai vote la fin de ce tyran-la. Ce tyran-la a engendre la royaute qui est l'autorite prise dans le faux, tandis que la science est l'autorite prise dans le vrai. L'homme ne doit etre gouverne que par la science. --Et la conscience, ajouta l'eveque. --C'est la meme chose. La conscience, c'est la quantite de science innee que nous avons en nous. Monseigneur Bienvenu ecoutait, un peu etonne, ce langage tres nouveau pour lui. Le conventionnel poursuivit: --Quant a Louis XVI, j'ai dit non. Je ne me crois pas le droit de tuer un homme; mais je me sens le devoir d'exterminer le mal. J'ai vote la fin du tyran. C'est-a-dire la fin de la prostitution pour la femme, la fin de l'esclavage pour l'homme, la fin de la nuit pour l'enfant. En votant la republique, j'ai vote cela. J'ai vote la fraternite, la concorde, l'aurore! J'ai aide a la chute des prejuges et des erreurs. Les ecroulements des erreurs et des prejuges font de la lumiere. Nous avons fait tomber le vieux monde, nous autres, et le vieux monde, vase des miseres, en se renversant sur le genre humain, est devenu une urne de joie. --Joie melee, dit l'eveque. --Vous pourriez dire joie troublee, et aujourd'hui, apres ce fatal retour du passe qu'on nomme 1814, joie disparue. Helas, l'oeuvre a ete incomplete, j'en conviens; nous avons demoli l'ancien regime dans les faits, nous n'avons pu entierement le supprimer dans les idees. Detruire les abus, cela ne suffit pas; il faut modifier les moeurs. Le moulin n'y est plus, le vent y est encore. --Vous avez demoli. Demolir peut etre utile; mais je me defie d'une demolition compliquee de colere. --Le droit a sa colere, monsieur l'eveque, et la colere du droit est un element du progres. N'importe, et quoi qu'on en dise, la revolution francaise est le plus puissant pas du genre humain depuis l'avenement du Christ. Incomplete, soit; mais sublime. Elle a degage toutes les inconnues sociales. Elle a adouci les esprits; elle a calme, apaise, eclaire; elle a fait couler sur la terre des flots de civilisation. Elle a ete bonne. La revolution francaise, c'est le sacre de l'humanite. L'eveque ne put s'empecher de murmurer: --Oui? 93! Le conventionnel se dressa sur sa chaise avec une solennite presque lugubre, et, autant qu'un mourant peut s'ecrier, il s'ecria: --Ah! vous y voila! 93! J'attendais ce mot-la. Un nuage s'est forme pendant quinze cents ans. Au bout de quinze siecles, il a creve. Vous faites le proces au coup de tonnerre. L'eveque sentit, sans se l'avouer peut-etre, que quelque chose en lui etait atteint. Pourtant il fit bonne contenance. Il repondit: --Le juge parle au nom de la justice; le pretre parle au nom de la pitie, qui n'est autre chose qu'une justice plus elevee. Un coup de tonnerre ne doit pas se tromper. Et il ajouta en regardant fixement le conventionnel. --Louis XVII? Le conventionnel etendit la main et saisit le bras de l'eveque: --Louis XVII! Voyons, sur qui pleurez-vous? Est-ce sur l'enfant innocent? alors, soit. Je pleure avec vous. Est-ce sur l'enfant royal? je demande a reflechir. Pour moi, le frere de Cartouche, enfant innocent, pendu sous les aisselles en place de Greve jusqu'a ce que mort s'ensuive, pour le seul crime d'avoir ete le frere de Cartouche, n'est pas moins douloureux que le petit-fils de Louis XV, enfant innocent, martyrise dans la tour du Temple pour le seul crime d'avoir ete le petit-fils de Louis XV. --Monsieur, dit l'eveque, je n'aime pas ces rapprochements de noms. --Cartouche? Louis XV? pour lequel des deux reclamez-vous? Il y eut un moment de silence. L'eveque regrettait presque d'etre venu, et pourtant il se sentait vaguement et etrangement ebranle. Le conventionnel reprit: --Ah! monsieur le pretre, vous n'aimez pas les crudites du vrai. Christ les aimait, lui. Il prenait une verge et il epoussetait le temple. Son fouet plein d'eclairs etait un rude diseur de verites. Quand il s'ecriait: _Sinite parvulos_..., il ne distinguait pas entre les petits enfants. Il ne se fut pas gene de rapprocher le dauphin de Barabbas du dauphin d'Herode. Monsieur, l'innocence est sa couronne a elle-meme. L'innocence n'a que faire d'etre altesse. Elle est aussi auguste deguenillee que fleurdelysee. --C'est vrai, dit l'eveque a voix basse. --J'insiste, continua le conventionnel G. Vous m'avez nomme Louis XVII. Entendons-nous. Pleurons-nous sur tous les innocents, sur tous les martyrs, sur tous les enfants, sur ceux d'en bas comme sur ceux d'en haut? J'en suis. Mais alors, je vous l'ai dit, il faut remonter plus haut que 93, et c'est avant Louis XVII qu'il faut commencer nos larmes. Je pleurerai sur les enfants des rois avec vous, pourvu que vous pleuriez avec moi sur les petits du peuple. --Je pleure sur tous, dit l'eveque. --Egalement! s'ecria G., et si la balance doit pencher, que ce soit du cote du peuple. Il y a plus longtemps qu'il souffre. Il y eut encore un silence. Ce fut le conventionnel qui le rompit. Il se souleva sur un coude, prit entre son pouce et son index replie un peu de sa joue, comme on fait machinalement lorsqu'on interroge et qu'on juge, et interpella l'eveque avec un regard plein de toutes les energies de l'agonie. Ce fut presque une explosion. --Oui, monsieur, il y a longtemps que le peuple souffre. Et puis, tenez, ce n'est pas tout cela, que venez-vous me questionner et me parler de Louis XVII? Je ne vous connais pas, moi. Depuis que je suis dans ce pays, j'ai vecu dans cet enclos, seul, ne mettant pas les pieds dehors, ne vient personne que cet enfant qui m'aide. Votre nom est, il est vrai, arrive confusement jusqu'a moi, et, je dois le dire, pas tres mal prononce; mais cela ne signifie rien; les gens habiles ont tant de manieres d'en faire accroire a ce brave bonhomme de peuple. A propos, je n'ai pas entendu le bruit de votre voiture, vous l'aurez sans doute laissee derriere le taillis, la-bas, a l'embranchement de la route. Je ne vous connais pas, vous dis-je. Vous m'avez dit que vous etiez l'eveque, mais cela ne me renseigne point sur votre personne morale. En somme, je vous repete ma question. Qui etes-vous? Vous etes un eveque, c'est-a-dire un prince de l'eglise, un de ces hommes dores, armories, rentes, qui ont de grosses prebendes--l'eveche de Digne, quinze mille francs de fixe, dix mille francs de casuel, total, vingt-cinq mille francs--, qui ont des cuisines, qui ont des livrees, qui font bonne chere, qui mangent des poules d'eau le vendredi, qui se pavanent, laquais devant, laquais derriere, en berline de gala, et qui ont des palais, et qui roulent carrosse au nom de Jesus-Christ qui allait pieds nus! Vous etes un prelat; rentes, palais, chevaux, valets, bonne table, toutes les sensualites de la vie, vous avez cela comme les autres, et comme les autres vous en jouissez, c'est bien, mais cela en dit trop ou pas assez; cela ne m'eclaire pas sur votre valeur intrinseque et essentielle, a vous qui venez avec la pretention probable de m'apporter de la sagesse. A qui est-ce que je parle? Qui etes-vous? L'eveque baissa la tete et repondit: --_Vermis sum_. --Un ver de terre en carrosse! grommela le conventionnel. C'etait le tour du conventionnel d'etre hautain, et de l'eveque d'etre humble. L'eveque reprit avec douceur. --Monsieur, soit. Mais expliquez-moi en quoi mon carrosse, qui est la a deux pas derriere les arbres, en quoi ma bonne table et les poules d'eau que je mange le vendredi, en quoi mes vingt-cinq mille livres de rentes, en quoi mon palais et mes laquais prouvent que la pitie n'est pas une vertu, que la clemence n'est pas un devoir, et que 93 n'a pas ete inexorable. Le conventionnel passa la main sur son front comme pour en ecarter un nuage. --Avant de vous repondre, dit-il, je vous prie de me pardonner. Je viens d'avoir un tort, monsieur. Vous etes chez moi, vous etes mon hote. Je vous dois courtoisie. Vous discutez mes idees, il sied que je me borne a combattre vos raisonnements. Vos richesses et vos jouissances sont des avantages que j'ai contre vous dans le debat, mais il est de bon gout de ne pas m'en servir. Je vous promets de ne plus en user. --Je vous remercie, dit l'eveque. G. reprit: --Revenons a l'explication que vous me demandiez. Ou en etions-nous? Que me disiez-vous? que 93 a ete inexorable? --Inexorable, oui, dit l'eveque. Que pensez-vous de Marat battant des mains a la guillotine? --Que pensez-vous de Bossuet chantant le _Te Deum_ sur les dragonnades? La reponse etait dure, mais elle allait au but avec la rigidite d'une pointe d'acier. L'eveque en tressaillit; il ne lui vint aucune riposte, mais il etait froisse de cette facon de nommer Bossuet. Les meilleurs esprits ont leurs fetiches, et parfois se sentent vaguement meurtris des manques de respect de la logique. Le conventionnel commencait a haleter; l'asthme de l'agonie, qui se mele aux derniers souffles, lui entrecoupait la voix; cependant il avait encore une parfaite lucidite d'ame dans les yeux. Il continua: --Disons encore quelques mots ca et la, je veux bien. En dehors de la revolution qui, prise dans son ensemble, est une immense affirmation humaine, 93, helas! est une replique. Vous le trouvez inexorable, mais toute la monarchie, monsieur? Carrier est un bandit; mais quel nom donnez-vous a Montrevel? Fouquier-Tinville est un gueux, mais quel est votre avis sur Lamoignon-Baville? Maillard est affreux, mais Saulx-Tavannes, s'il vous plait? Le pere Duchene est feroce, mais quelle epithete m'accorderez-vous pour le pere Letellier? Jourdan-Coupe-Tete est un monstre, mais moindre que M. le marquis de Louvois. Monsieur, monsieur, je plains Marie-Antoinette, archiduchesse et reine, mais je plains aussi cette pauvre femme huguenote qui, en 1685, sous Louis le Grand, monsieur, allaitant son enfant, fut liee, nue jusqu'a la ceinture, a un poteau, l'enfant tenu a distance; le sein se gonflait de lait et le coeur d'angoisse. Le petit, affame et pale, voyait ce sein, agonisait et criait, et le bourreau disait a la femme, mere et nourrice: «Abjure!» lui donnant a choisir entre la mort de son enfant et la mort de sa conscience. Que dites-vous de ce supplice de Tantale accommode a une mere? Monsieur, retenez bien ceci: la revolution francaise a eu ses raisons. Sa colere sera absoute par l'avenir. Son resultat, c'est le monde meilleur. De ses coups les plus terribles, il sort une caresse pour le genre humain. J'abrege. Je m'arrete, j'ai trop beau jeu. D'ailleurs je me meurs. Et, cessant de regarder l'eveque, le conventionnel acheva sa pensee en ces quelques mots tranquilles: --Oui, les brutalites du progres s'appellent revolutions. Quand elles sont finies, on reconnait ceci: que le genre humain a ete rudoye, mais qu'il a marche. Le conventionnel ne se doutait pas qu'il venait d'emporter successivement l'un apres l'autre tous les retranchements interieurs de l'eveque. Il en restait un pourtant, et de ce retranchement, supreme ressource de la resistance de monseigneur Bienvenu, sortit cette parole ou reparut presque toute la rudesse du commencement: --Le progres doit croire en Dieu. Le bien ne peut pas avoir de serviteur impie. C'est un mauvais conducteur du genre humain que celui qui est athee. Le vieux representant du peuple ne repondit pas. Il eut un tremblement. Il regarda le ciel, et une larme germa lentement dans ce regard. Quand la paupiere fut pleine, la larme coula le long de sa joue livide, et il dit presque en begayant, bas et se parlant a lui-meme, l'oeil perdu dans les profondeurs: --O toi! o ideal! toi seul existes! L'eveque eut une sorte d'inexprimable commotion. Apres un silence, le vieillard leva un doigt vers le ciel, et dit: --L'infini est. Il est la. Si l'infini n'avait pas de moi, le moi serait sa borne; il ne serait pas infini; en d'autres termes, il ne serait pas. Or il est. Donc il a un moi. Ce moi de l'infini, c'est Dieu. Le mourant avait prononce ces dernieres paroles d'une voix haute et avec le fremissement de l'extase, comme s'il voyait quelqu'un. Quand il eut parle, ses yeux se fermerent. L'effort l'avait epuise. Il etait evident qu'il venait de vivre en une minute les quelques heures qui lui restaient. Ce qu'il venait de dire l'avait approche de celui qui est dans la mort. L'instant supreme arrivait. L'eveque le comprit, le moment pressait, c'etait comme pretre qu'il etait venu; de l'extreme froideur, il etait passe par degres a l'emotion extreme; il regarda ces yeux fermes, il prit cette vieille main ridee et glacee, et se pencha vers le moribond: --Cette heure est celle de Dieu. Ne trouvez-vous pas qu'il serait regrettable que nous nous fussions rencontres en vain? Le conventionnel rouvrit les yeux. Une gravite ou il y avait de l'ombre s'empreignit sur son visage. --Monsieur l'eveque, dit-il, avec une lenteur qui venait peut-etre plus encore de la dignite de l'ame que de la defaillance des forces, j'ai passe ma vie dans la meditation, l'etude et la contemplation. J'avais soixante ans quand mon pays m'a appele, et m'a ordonne de me meler de ses affaires. J'ai obei. Il y avait des abus, je les ai combattus; il y avait des tyrannies, je les ai detruites; il y avait des droits et des principes, je les ai proclames et confesses. Le territoire etait envahi, je l'ai defendu; la France etait menacee, j'ai offert ma poitrine. Je n'etais pas riche; je suis pauvre. J'ai ete l'un des maitres de l'Etat, les caves du Tresor etaient encombrees d'especes au point qu'on etait force d'etanconner les murs, prets a se fendre sous le poids de l'or et de l'argent, je dinais rue de l'Arbre-Sec a vingt-deux sous par tete. J'ai secouru les opprimes, j'ai soulage les souffrants. J'ai dechire la nappe de l'autel, c'est vrai; mais c'etait pour panser les blessures de la patrie. J'ai toujours soutenu la marche en avant du genre humain vers la lumiere, et j'ai resiste quelquefois au progres sans pitie. J'ai, dans l'occasion, protege mes propres adversaires, vous autres. Et il y a a Peteghem en Flandre, a l'endroit meme ou les rois merovingiens avaient leur palais d'ete, un couvent d'urbanistes, l'abbaye de Sainte-Claire en Beaulieu, que j'ai sauve en 1793. J'ai fait mon devoir selon mes forces, et le bien que j'ai pu. Apres quoi j'ai ete chasse, traque, poursuivi, persecute, noirci, raille, conspue, maudit, proscrit. Depuis bien des annees deja, avec mes cheveux blancs, je sens que beaucoup de gens se croient sur moi le droit de mepris, j'ai pour la pauvre foule ignorante visage de damne, et j'accepte, ne haissant personne, l'isolement de la haine. Maintenant, j'ai quatre-vingt-six ans; je vais mourir. Qu'est-ce que vous venez me demander? --Votre benediction, dit l'eveque. Et il s'agenouilla. Quand l'eveque releva la tete, la face du conventionnel etait devenue auguste. Il venait d'expirer. L'eveque rentra chez lui profondement absorbe dans on ne sait quelles pensees. Il passa toute la nuit en priere. Le lendemain, quelques braves curieux essayerent de lui parler du conventionnel G.; il se borna a montrer le ciel. A partir de ce moment, il redoubla de tendresse et de fraternite pour les petits et les souffrants. Toute allusion a ce «vieux scelerat de G.» le faisait tomber dans une preoccupation singuliere. Personne ne pourrait dire que le passage de cet esprit devant le sien et le reflet de cette grande conscience sur la sienne ne fut pas pour quelque chose dans son approche de la perfection. Cette «visite pastorale» fut naturellement une occasion de bourdonnement pour les petites coteries locales: --Etait-ce la place d'un eveque que le chevet d'un tel mourant? Il n'y avait evidemment pas de conversion a attendre. Tous ces revolutionnaires sont relaps. Alors pourquoi y aller? Qu'a-t-il ete regarder la? Il fallait donc qu'il fut bien curieux d'un emportement d'ame par le diable. Un jour, une douairiere, de la variete impertinente qui se croit spirituelle, lui adressa cette saillie: --Monseigneur, on demande quand Votre Grandeur aura le bonnet rouge. --Oh! oh! voila une grosse couleur, repondit l'eveque. Heureusement que ceux qui la meprisent dans un bonnet la venerent dans un chapeau. Chapitre XI Une restriction On risquerait fort de se tromper si l'on concluait de la que monseigneur Bienvenu fut «un eveque philosophe» ou «un cure patriote». Sa rencontre, ce qu'on pourrait presque appeler sa conjonction avec le conventionnel G., lui laissa une sorte d'etonnement qui le rendit plus doux encore. Voila tout. Quoique monseigneur Bienvenu n'ait ete rien moins qu'un homme politique, c'est peut-etre ici le lieu d'indiquer, tres brievement, quelle fut son attitude dans les evenements d'alors, en supposant que monseigneur Bienvenu ait jamais songe a avoir une attitude. Remontons donc en arriere de quelques annees. Quelque temps apres l'elevation de M. Myriel a l'episcopat, l'empereur l'avait fait baron de l'empire, en meme temps que plusieurs autres eveques. L'arrestation du pape eut lieu, comme on sait, dans la nuit du 5 au 6 juillet 1809; a cette occasion, M. Myriel fut appele par Napoleon au synode des eveques de France et d'Italie convoque a Paris. Ce synode se tint a Notre-Dame et s'assembla pour la premiere fois le 15 juin 1811 sous la presidence de M. le cardinal Fesch. M. Myriel fut du nombre des quatre-vingt-quinze eveques qui s'y rendirent. Mais il n'assista qu'a une seance et a trois ou quatre conferences particulieres. Eveque d'un diocese montagnard, vivant si pres de la nature, dans la rusticite et le denuement, il parait qu'il apportait parmi ces personnages eminents des idees qui changeaient la temperature de l'assemblee. Il revint bien vite a Digne. On le questionna sur ce prompt retour, il repondit: --Je les genais. L'air du dehors leur venait par moi. Je leur faisais l'effet d'une porte ouverte. Une autre fois il dit: --Que voulez-vous? ces messeigneurs-la sont des princes. Moi, je ne suis qu'un pauvre eveque paysan. Le fait est qu'il avait deplu. Entre autres choses etranges, il lui serait echappe de dire, un soir qu'il se trouvait chez un de ses collegues les plus qualifies: --Les belles pendules! les beaux tapis! les belles livrees! Ce doit etre bien importun! Oh! que je ne voudrais pas avoir tout ce superflu-la a me crier sans cesse aux oreilles: Il y a des gens qui ont faim! il y a des gens qui ont froid! il y a des pauvres! il y a des pauvres! Disons-le en passant, ce ne serait pas une haine intelligente que la haine du luxe. Cette haine impliquerait la haine des arts. Cependant, chez les gens d'eglise, en dehors de la representation et des ceremonies, le luxe est un tort. Il semble reveler des habitudes peu reellement charitables. Un pretre opulent est un contre-sens. Le pretre doit se tenir pres des pauvres. Or peut-on toucher sans cesse, et nuit et jour, a toutes les detresses, a toutes les infortunes, a toutes les indigences, sans avoir soi-meme sur soi un peu de cette sainte misere, comme la poussiere du travail? Se figure-t-on un homme qui est pres d'un brasier, et qui n'a pas chaud? Se figure-t-on un ouvrier qui travaille sans cesse a une fournaise, et qui n'a ni un cheveu brule, ni un ongle noirci, ni une goutte de sueur, ni un grain de cendre au visage? La premiere preuve de la charite chez le pretre, chez l'eveque surtout, c'est la pauvrete. C'etait la sans doute ce que pensait M. l'eveque de Digne. Il ne faudrait pas croire d'ailleurs qu'il partageait sur certains points delicats ce que nous appellerions «les idees du siecle». Il se melait peu aux querelles theologiques du moment et se taisait sur les questions ou sont compromis l'Eglise et l'Etat; mais si on l'eut beaucoup presse, il parait qu'on l'eut trouve plutot ultramontain que gallican. Comme nous faisons un portrait et que nous ne voulons rien cacher, nous sommes force d'ajouter qu'il fut glacial pour Napoleon declinant. A partir de 1813, il adhera ou il applaudit a toutes les manifestations hostiles. Il refusa de le voir a son passage au retour de l'ile d'Elbe, et s'abstint d'ordonner dans son diocese les prieres publiques pour l'empereur pendant les Cent-Jours. Outre sa soeur, mademoiselle Baptistine, il avait deux freres: l'un general, l'autre prefet. Il ecrivait assez souvent a tous les deux. Il tint quelque temps rigueur au premier, parce qu'ayant un commandement en Provence, a l'epoque du debarquement de Cannes, le general s'etait mis a la tete de douze cents hommes et avait poursuivi l'empereur comme quelqu'un qui veut le laisser echapper. Sa correspondance resta plus affectueuse pour l'autre frere, l'ancien prefet, brave et digne homme qui vivait retire a Paris, rue Cassette. Monseigneur Bienvenu eut donc, aussi lui, son heure d'esprit de parti, son heure d'amertume, son nuage. L'ombre des passions du moment traversa ce doux et grand esprit occupe des choses eternelles. Certes, un pareil homme eut merite de n'avoir pas d'opinions politiques. Qu'on ne se meprenne pas sur notre pensee, nous ne confondons point ce qu'on appelle «opinions politiques» avec la grande aspiration au progres, avec la sublime foi patriotique, democratique et humaine, qui, de nos jours, doit etre le fond meme de toute intelligence genereuse. Sans approfondir des questions qui ne touchent qu'indirectement au sujet de ce livre, nous disons simplement ceci: Il eut ete beau que monseigneur Bienvenu n'eut pas ete royaliste et que son regard ne se fut pas detourne un seul instant de cette contemplation sereine ou l'on voit rayonner distinctement, au-dessus du va-et-vient orageux des choses humaines, ces trois pures lumieres, la Verite, la Justice, la Charite. Tout en convenant que ce n'etait point pour une fonction politique que Dieu avait cree monseigneur Bienvenu, nous eussions compris et admire la protestation au nom du droit et de la liberte, l'opposition fiere, la resistance perilleuse et juste a Napoleon tout-puissant. Mais ce qui nous plait vis-a-vis de ceux qui montent nous plait moins vis-a-vis de ceux qui tombent. Nous n'aimons le combat que tant qu'il y a danger; et, dans tous les cas, les combattants de la premiere heure ont seuls le droit d'etre les exterminateurs de la derniere. Qui n'a pas ete accusateur opiniatre pendant la prosperite doit se taire devant l'ecroulement. Le denonciateur du succes est le seul legitime justicier de la chute. Quant a nous, lorsque la Providence s'en mele et frappe, nous la laissons faire. 1812 commence a nous desarmer. En 1813, la lache rupture de silence de ce corps legislatif taciturne enhardi par les catastrophes n'avait que de quoi indigner, et c'etait un tort d'applaudir; en 1814, devant ces marechaux trahissant, devant ce senat passant d'une fange a l'autre, insultant apres avoir divinise, devant cette idolatrie lachant pied et crachant sur l'idole, c'etait un devoir de detourner la tete; en 1815, comme les supremes desastres etaient dans l'air, comme la France avait le frisson de leur approche sinistre, comme on pouvait vaguement distinguer Waterloo ouvert devant Napoleon, la douloureuse acclamation de l'armee et du peuple au condamne du destin n'avait rien de risible, et, toute reserve faite sur le despote, un coeur comme l'eveque de Digne n'eut peut-etre pas du meconnaitre ce qu'avait d'auguste et de touchant, au bord de l'abime, l'etroit embrassement d'une grande nation et d'un grand homme. A cela pres, il etait et il fut, en toute chose, juste, vrai, equitable, intelligent, humble et digne; bienfaisant, et bienveillant, ce qui est une autre bienfaisance. C'etait un pretre, un sage, et un homme. Meme, il faut le dire, dans cette opinion politique que nous venons de lui reprocher et que nous sommes dispose a juger presque severement, il etait tolerant et facile, peut-etre plus que nous qui parlons ici.--Le portier de la maison de ville avait ete place la par l'empereur. C'etait un vieux sous-officier de la vieille garde, legionnaire d'Austerlitz, bonapartiste comme l'aigle. Il echappait dans l'occasion a ce pauvre diable de ces paroles peu reflechies que la loi d'alors qualifiait _propos seditieux_. Depuis que le profil imperial avait disparu de la legion d'honneur, il ne s'habillait jamais _dans l'ordonnance_, comme il disait, afin de ne pas etre force de porter sa croix. Il avait ote lui-meme devotement l'effigie imperiale de la croix que Napoleon lui avait donnee, cela faisait un trou, et il n'avait rien voulu mettre a la place. «Plutot mourir, disait-il, que de porter sur mon coeur les trois crapauds!» Il raillait volontiers tout haut Louis XVIII. «Vieux goutteux a guetres d'anglais!» disait-il, «qu'il s'en aille en Prusse avec son salsifis!» Heureux de reunir dans la meme imprecation les deux choses qu'il detestait le plus, la Prusse et l'Angleterre. Il en fit tant qu'il perdit sa place. Le voila sans pain sur le pave avec femme et enfants. L'eveque le fit venir, le gronda doucement, et le nomma suisse de la cathedrale. M. Myriel etait dans le diocese le vrai pasteur, l'ami de tous. En neuf ans, a force de saintes actions et de douces manieres, monseigneur Bienvenu avait rempli la ville de Digne d'une sorte de veneration tendre et filiale. Sa conduite meme envers Napoleon avait ete acceptee et comme tacitement pardonnee par le peuple, bon troupeau faible, qui adorait son empereur, mais qui aimait son eveque. Chapitre XII Solitude de monseigneur Bienvenu Il y a presque toujours autour d'un eveque une escouade de petits abbes comme autour d'un general une volee de jeunes officiers. C'est la ce que ce charmant saint Francois de Sales appelle quelque part «les pretres blancs-becs». Toute carriere a ses aspirants qui font cortege aux arrives. Pas une puissance qui n'ait son entourage; pas une fortune qui n'ait sa cour. Les chercheurs d'avenir tourbillonnent autour du present splendide. Toute metropole a son etat-major. Tout eveque un peu influent a pres de lui sa patrouille de cherubins seminaristes, qui fait la ronde et maintient le bon ordre dans le palais episcopal, et qui monte la garde autour du sourire de monseigneur. Agreer a un eveque, c'est le pied a l'etrier pour un sous-diacre. Il faut bien faire son chemin; l'apostolat ne dedaigne pas le canonicat. De meme qu'il y a ailleurs les gros bonnets, il y a dans l'eglise les grosses mitres. Ce sont les eveques bien en cour, riches, rentes, habiles, acceptes du monde, sachant prier, sans doute, mais sachant aussi solliciter, peu scrupuleux de faire faire antichambre en leur personne a tout un diocese, traits d'union entre la sacristie et la diplomatie, plutot abbes que pretres, plutot prelats qu'eveques. Heureux qui les approche! Gens en credit qu'ils sont, ils font pleuvoir autour d'eux, sur les empresses et les favorises, et sur toute cette jeunesse qui sait plaire, les grasses paroisses, les prebendes, les archidiaconats, les aumoneries et les fonctions cathedrales, en attendant les dignites episcopales. En avancant eux-memes, ils font progresser leurs satellites; c'est tout un systeme solaire en marche. Leur rayonnement empourpre leur suite. Leur prosperite s'emiette sur la cantonade en bonnes petites promotions. Plus grand diocese au patron, plus grosse cure au favori. Et puis Rome est la. Un eveque qui sait devenir archeveque, un archeveque qui sait devenir cardinal, vous emmene comme conclaviste, vous entrez dans la rote, vous avez le pallium, vous voila auditeur, vous voila camerier, vous voila monsignor, et de la Grandeur a Imminence il n'y a qu'un pas, et entre Imminence et la Saintete il n'y a que la fumee d'un scrutin. Toute calotte peut rever la tiare. Le pretre est de nos jours le seul homme qui puisse regulierement devenir roi; et quel roi! le roi supreme. Aussi quelle pepiniere d'aspirations qu'un seminaire! Que d'enfants de choeur rougissants, que de jeunes abbes ont sur la tete le pot au lait de Perrette! Comme l'ambition s'intitule aisement vocation, qui sait? de bonne foi peut-etre et se trompant elle-meme, beate qu'elle est! Monseigneur Bienvenu, humble, pauvre, particulier, n'etait pas compte parmi les grosses mitres. Cela etait visible a l'absence complete de jeunes pretres autour de lui. On a vu qu'a Paris «il n'avait pas pris». Pas un avenir ne songeait a se greffer sur ce vieillard solitaire. Pas une ambition en herbe ne faisait la folie de verdir a son ombre. Ses chanoines et ses grands vicaires etaient de bons vieux hommes, un peu peuple comme lui, mures comme lui dans ce diocese sans issue sur le cardinafat, et qui ressemblaient a leur eveque, avec cette difference qu'eux etaient finis, et que lui etait acheve. On sentait si bien l'impossibilite de croitre pres de monseigneur Bienvenu qu'a peine sortis du seminaire, les jeunes gens ordonnes par lui se faisaient recommander aux archeveques d'Aix ou d'Auch, et s'en allaient bien vite. Car enfin, nous le repetons, on veut etre pousse. Un saint qui vit dans un exces d'abnegation est un voisinage dangereux; il pourrait bien vous communiquer par contagion une pauvrete incurable, l'ankylose des articulations utiles a l'avancement, et, en somme, plus de renoncement que vous n'en voulez; et l'on fuit cette vertu galeuse. De la l'isolement de monseigneur Bienvenu. Nous vivons dans une societe sombre. Reussir, voila l'enseignement qui tombe goutte a goutte de la corruption en surplomb. Soit dit en passant, c'est une chose assez hideuse que le succes. Sa fausse ressemblance avec le merite trompe les hommes. Pour la foule, la reussite a presque le meme profil que la suprematie. Le succes, ce menechme du talent, a une dupe: l'histoire. Juvenal et Tacite seuls en bougonnent. De nos jours, une philosophie a peu pres officielle est entree en domesticite chez lui, porte la livree du succes, et fait le service de son antichambre. Reussissez: theorie. Prosperite suppose Capacite. Gagnez a la loterie, vous voila un habile homme. Qui triomphe est venere. Naissez coiffe, tout est la. Ayez de la chance, vous aurez le reste; soyez heureux, on vous croira grand. En dehors des cinq ou six exceptions immenses qui font l'eclat d'un siecle, l'admiration contemporaine n'est guere que myopie. Dorure est or. Etre le premier venu, cela ne gate rien, pourvu qu'on soit le parvenu. Le vulgaire est un vieux Narcisse qui s'adore lui-meme et qui applaudit le vulgaire. Cette faculte enorme par laquelle on est Moise, Eschyle, Dante, Michel-Ange ou Napoleon, la multitude la decerne d'emblee et par acclamation a quiconque atteint son but dans quoi que ce soit. Qu'un notaire se transfigure en depute, qu'un faux Corneille fasse _Tiridate_, qu'un eunuque parvienne a posseder un harem, qu'un Prud'homme militaire gagne par accident la bataille decisive d'une epoque, qu'un apothicaire invente les semelles de carton pour l'armee de Sambre-et-Meuse et se construise, avec ce carton vendu pour du cuir, quatre cent mille livres de rente, qu'un porte-balle epouse l'usure et la fasse accoucher de sept ou huit millions dont il est le pere et dont elle est la mere, qu'un predicateur devienne eveque par le nasillement, qu'un intendant de bonne maison soit si riche en sortant de service qu'on le fasse ministre des finances, les hommes appellent cela Genie, de meme qu'ils appellent Beaute la figure de Mousqueton et Majeste l'encolure de Claude. Ils confondent avec les constellations de l'abime les etoiles que font dans la vase molle du bourbier les pattes des canards. Chapitre XIII Ce qu'il croyait Au point de vue de l'orthodoxie, nous n'avons point a sonder M. l'eveque de Digne. Devant une telle ame, nous ne nous sentons en humeur que de respect. La conscience du juste doit etre crue sur parole. D'ailleurs, de certaines natures etant donnees, nous admettons le developpement possible de toutes les beautes de la vertu humaine dans une croyance differente de la notre. Que pensait-il de ce dogme-ci ou de ce mystere-la? Ces secrets du for interieur ne sont connus que de la tombe ou les ames entrent nues. Ce dont nous sommes certain, c'est que jamais les difficultes de foi ne se resolvaient pour lui en hypocrisie. Aucune pourriture n'est possible au diamant. Il croyait le plus qu'il pouvait. _Credo in Patrem_, s'ecriait-il souvent. Puisant d'ailleurs dans les bonnes oeuvres cette quantite de satisfaction qui suffit a la conscience, et qui vous dit tout bas: «Tu es avec Dieu.» Ce que nous croyons devoir noter, c'est que, en dehors, pour ainsi dire, et au-dela de sa foi, l'eveque avait un exces d'amour. C'est par la, _quia multum amavit_, qu'il etait juge vulnerable par les «hommes serieux», les «personnes graves» et les «gens raisonnables»; locutions favorites de notre triste monde ou l'egoisme recoit le mot d'ordre du pedantisme. Qu'etait-ce que cet exces d'amour? C'etait une bienveillance sereine, debordant les hommes, comme nous l'avons indique deja, et, dans l'occasion, s'etendant jusqu'aux choses. Il vivait sans dedain. Il etait indulgent pour la creation de Dieu. Tout homme, meme le meilleur, a en lui une durete irreflechie qu'il tient en reserve pour l'animal. L'eveque de Digne n'avait point cette durete-la, particuliere a beaucoup de pretres pourtant. Il n'allait pas jusqu'au bramine, mais il semblait avoir medite cette parole de l'Ecclesiaste: «Sait-on ou va l'ame des animaux?» Les laideurs de l'aspect, les difformites de l'instinct, ne le troublaient pas et ne l'indignaient pas. Il en etait emu, presque attendri. Il semblait que, pensif, il en allat chercher, au-dela de la vie apparente, la cause, l'explication ou l'excuse. Il semblait par moments demander a Dieu des commutations. Il examinait sans colere, et avec l'oeil du linguiste qui dechiffre un palimpseste, la quantite de chaos qui est encore dans la nature. Cette reverie faisait parfois sortir de lui des mots etranges. Un matin, il etait dans son jardin; il se croyait seul, mais sa soeur marchait derriere lui sans qu'il la vit; tout a coup, il s'arreta, et il regarda quelque chose a terre; c'etait une grosse araignee, noire, velue, horrible. Sa soeur l'entendit qui disait: --Pauvre bete! ce n'est pas sa faute. Pourquoi ne pas dire ces enfantillages presque divins de la bonte? Puerilites, soit; mais ces puerilites sublimes ont ete celles de saint Francois d'Assise et de Marc-Aurele. Un jour il se donna une entorse pour n'avoir pas voulu ecraser une fourmi. Ainsi vivait cet homme juste. Quelquefois, il s'endormait dans son jardin, et alors il n'etait rien de plus venerable. Monseigneur Bienvenu avait ete jadis, a en croire les recits sur sa jeunesse et meme sur sa virilite, un homme passionne, peut-etre violent. Sa mansuetude universelle etait moins un instinct de nature que le resultat d'une grande conviction filtree dans son coeur a travers la vie et lentement tombee en lui, pensee a pensee; car, dans un caractere comme dans un rocher, il peut y avoir des trous de gouttes d'eau. Ces creusements-la sont ineffacables; ces formations-la sont indestructibles. En 1815, nous croyons l'avoir dit, il atteignit soixante-quinze ans, mais il n'en paraissait pas avoir plus de soixante. Il n'etait pas grand; il avait quelque embonpoint, et, pour le combattre, il faisait volontiers de longues marches a pied, il avait le pas ferme et n'etait que fort peu courbe, detail d'ou nous ne pretendons rien conclure; Gregoire XVI, a quatre-vingts ans, se tenait droit et souriant, ce qui ne l'empechait pas d'etre un mauvais eveque. Monseigneur Bienvenu avait ce que le peuple appelle «une belle tete», mais si aimable qu'on oubliait qu'elle etait belle. Quand il causait avec cette sante enfantine qui etait une de ses graces, et dont nous avons deja parle, on se sentait a l'aise pres de lui, il semblait que de toute sa personne il sortit de la joie. Son teint colore et frais, toutes ses dents bien blanches qu'il avait conservees et que son rire faisait voir, lui donnaient cet air ouvert et facile qui fait dire d'un homme: «C'est un bon enfant», et d'un vieillard: «C'est un bonhomme». C'etait, on s'en souvient, l'effet qu'il avait fait a Napoleon. Au premier abord, et pour qui le voyait pour la premiere fois, ce n'etait guere qu'un bonhomme en effet. Mais si l'on restait quelques heures pres de lui, et pour peu qu'on le vit pensif, le bonhomme se transfigurait peu a peu et prenait je ne sais quoi d'imposant; son front large et serieux, auguste par les cheveux blancs, devenait auguste aussi par la meditation; la majeste se degageait de cette bonte, sans que la bonte cessat de rayonner; on eprouvait quelque chose de l'emotion qu'on aurait si l'on voyait un ange souriant ouvrir lentement ses ailes sans cesser de sourire. Le respect, un respect inexprimable, vous penetrait par degres et vous montait au coeur, et l'on sentait qu'on avait devant soi une de ces ames fortes, eprouvees et indulgentes, ou la pensee est si grande qu'elle ne peut plus etre que douce. Comme on l'a vu, la priere, la celebration des offices religieux, l'aumone, la consolation aux affliges, la culture d'un coin de terre, la fraternite, la frugalite, l'hospitalite, le renoncement, la confiance, l'etude, le travail remplissaient chacune des journees de sa vie. _Remplissaient_ est bien le mot, et certes cette journee de l'eveque etait bien pleine jusqu'aux bords de bonnes pensees, de bonnes paroles et de bonnes actions. Cependant elle n'etait pas complete si le temps froid ou pluvieux l'empechait d'aller passer, le soir, quand les deux femmes s'etaient retirees, une heure ou deux dans son jardin avant de s'endormir. Il semblait que ce fut une sorte de rite pour lui de se preparer au sommeil par la meditation en presence des grands spectacles du ciel nocturne. Quelquefois, a une heure meme assez avancee de la nuit, si les deux vieilles filles ne dormaient pas, elles l'entendaient marcher lentement dans les allees. Il etait la, seul avec lui-meme, recueilli, paisible, adorant, comparant la serenite de son coeur a la serenite de l'ether, emu dans les tenebres par les splendeurs visibles des constellations et les splendeurs invisibles de Dieu, ouvrant son ame aux pensees qui tombent de l'inconnu. Dans ces moments-la, offrant son coeur a l'heure ou les fleurs nocturnes offrent leur parfum, allume comme une lampe au centre de la nuit etoilee, se repandant en extase au milieu du rayonnement universel de la creation, il n'eut pu peut-etre dire lui-meme ce qui se passait dans son esprit, il sentait quelque chose s'envoler hors de lui et quelque chose descendre en lui. Mysterieux echanges des gouffres de l'ame avec les gouffres de l'univers! Il songeait a la grandeur et a la presence de Dieu; a l'eternite future, etrange mystere; a l'eternite passee, mystere plus etrange encore; a tous les infinis qui s'enfoncaient sous ses yeux dans tous les sens; et, sans chercher a comprendre l'incomprehensible, il le regardait. Il n'etudiait pas Dieu, il s'en eblouissait. Il considerait ces magnifiques rencontres des atomes qui donnent des aspects a la matiere, revelent les forces en les constatant, creent les individualites dans l'unite, les proportions dans l'etendue, l'innombrable dans l'infini, et par la lumiere produisent la beaute. Ces rencontres se nouent et se denouent sans cesse; de la la vie et la mort. Il s'asseyait sur un banc de bois adosse a une treille decrepite, et il regardait les astres a travers les silhouettes chetives et rachitiques de ses arbres fruitiers. Ce quart d'arpent, si pauvrement plante, si encombre de masures et de hangars, lui etait cher et lui suffisait. Que fallait-il de plus a ce vieillard, qui partageait le loisir de sa vie, ou il y avait si peu de loisir, entre le jardinage le jour et la contemplation la nuit? Cet etroit enclos, ayant les cieux pour plafond, n'etait-ce pas assez pour pouvoir adorer Dieu tour a tour dans ses oeuvres les plus charmantes et dans ses oeuvres les plus sublimes? N'est-ce pas la tout, en effet, et que desirer au-dela? Un petit jardin pour se promener, et l'immensite pour rever. A ses pieds ce qu'on peut cultiver et cueillir; sur sa tete ce qu'on peut etudier et mediter; quelques fleurs sur la terre et toutes les etoiles dans le ciel. Chapitre XIV Ce qu'il pensait Un dernier mot. Comme cette nature de details pourrait, particulierement au moment ou nous sommes, et pour nous servir d'une expression actuellement a la mode, donner a l'eveque de Digne une certaine physionomie «pantheiste», et faire croire, soit a son blame, soit a sa louange, qu'il y avait en lui une de ces philosophies personnelles, propres a notre siecle, qui germent quelquefois dans les esprits solitaires et s'y construisent et y grandissent jusqu'a y remplacer les religions, nous insistons sur ceci que pas un de ceux qui ont connu monseigneur Bienvenu ne se fut cru autorise a penser rien de pareil. Ce qui eclairait cet homme, c'etait le coeur. Sa sagesse etait faite de la lumiere qui vient de la. Point de systemes, beaucoup d'oeuvres. Les speculations abstruses contiennent du vertige; rien n'indique qu'il hasardat son esprit dans les apocalypses. L'apotre peut etre hardi, mais l'eveque doit etre timide. Il se fut probablement fait scrupule de sonder trop avant de certains problemes reserves en quelque sorte aux grands esprits terribles. Il y a de l'horreur sacree sous les porches de l'enigme; ces ouvertures sombres sont la beantes, mais quelque chose vous dit, a vous passant de la vie, qu'on n'entre pas. Malheur a qui y penetre! Les genies, dans les profondeurs inouies de l'abstraction et de la speculation pure, situes pour ainsi dire au-dessus des dogmes, proposent leurs idees a Dieu. Leur priere offre audacieusement la discussion. Leur adoration interroge. Ceci est la religion directe, pleine d'anxiete et de responsabilite pour qui en tente les escarpements. La meditation humaine n'a point de limite. A ses risques et perils, elle analyse et creuse son propre eblouissement. On pourrait presque dire que, par une sorte de reaction splendide, elle en eblouit la nature; le mysterieux monde qui nous entoure rend ce qu'il recoit, il est probable que les contemplateurs sont contemples. Quoi qu'il en soit, il y a sur la terre des hommes--sont-ce des hommes?--qui apercoivent distinctement au fond des horizons du reve les hauteurs de l'absolu, et qui ont la vision terrible de la montagne infinie. Monseigneur Bienvenu n'etait point de ces hommes-la, monseigneur Bienvenu n'etait pas un genie. Il eut redoute ces sublimites d'ou quelques-uns, tres grands meme, comme Swedenborg et Pascal, ont glisse dans la demence. Certes, ces puissantes reveries ont leur utilite morale, et par ces routes ardues on s'approche de la perfection ideale. Lui, il prenait le sentier qui abrege: l'evangile. Il n'essayait point de faire faire a sa chasuble les plis du manteau d'Elie, il ne projetait aucun rayon d'avenir sur le roulis tenebreux des evenements, il ne cherchait pas a condenser en flamme la lueur des choses, il n'avait rien du prophete et rien du mage. Cette ame simple aimait, voila tout. Qu'il dilatat la priere jusqu'a une aspiration surhumaine, cela est probable; mais on ne peut pas plus prier trop qu'aimer trop; et, si c'etait une heresie de prier au-dela des textes, sainte Therese et saint Jerome seraient des heretiques. Il se penchait sur ce qui gemit et sur ce qui expie. L'univers lui apparaissait comme une immense maladie; il sentait partout de la fievre, il auscultait partout de la souffrance, et, sans chercher a deviner l'enigme, il tachait de panser la plaie. Le redoutable spectacle des choses creees developpait en lui l'attendrissement; il n'etait occupe qu'a trouver pour lui-meme et a inspirer aux autres la meilleure maniere de plaindre et de soulager. Ce qui existe etait pour ce bon et rare pretre un sujet permanent de tristesse cherchant a consoler. Il y a des hommes qui travaillent a l'extraction de l'or; lui, il travaillait a l'extraction de la pitie. L'universelle misere etait sa mine. La douleur partout n'etait qu'une occasion de bonte toujours. _Aimez-vous les uns les autres;_ il declarait cela complet, ne souhaitait rien de plus, et c'etait la toute sa doctrine. Un jour, cet homme qui se croyait «philosophe», ce senateur, deja nomme, dit a l'eveque: --Mais voyez donc le spectacle du monde; guerre de tous contre tous; le plus fort a le plus d'esprit. Votre _aimez-vous les uns les autres_ est une betise. --Eh bien, repondit monseigneur Bienvenu sans disputer, si c'est une betise, l'ame doit s'y enfermer comme la perle dans l'huitre. Il s'y enfermait donc, il y vivait, il s'en satisfaisait absolument, laissant de cote les questions prodigieuses qui attirent et qui epouvantent, les perspectives insondables de l'abstraction, les precipices de la metaphysique, toutes ces profondeurs convergentes, pour l'apotre a Dieu, pour l'athee au neant: la destinee, le bien et le mal, la guerre de l'etre contre l'etre, la conscience de l'homme, le somnambulisme pensif de l'animal, la transformation par la mort, la recapitulation d'existences que contient le tombeau, la greffe incomprehensible des amours successifs sur le moi persistant, l'essence, la substance, le Nil et l'Ens, l'ame, la nature, la liberte, la necessite; problemes a pic, epaisseurs sinistres, ou se penchent les gigantesques archanges de l'esprit humain; formidables abimes que Lucrece, Manou, saint Paul et Dante contemplent avec cet oeil fulgurant qui semble, en regardant fixement l'infini, y faire eclore des etoiles. Monseigneur Bienvenu etait simplement un homme qui constatait du dehors les questions mysterieuses sans les scruter, sans les agiter, et sans en troubler son propre esprit, et qui avait dans l'ame le grave respect de l'ombre. Livre deuxieme--La chute Chapitre I Le soir d'un jour de marche Dans les premiers jours du mois d'octobre 1815, une heure environ avant le coucher du soleil, un homme qui voyageait a pied entrait dans la petite ville de Digne. Les rares habitants qui se trouvaient en ce moment a leurs fenetres ou sur le seuil de leurs maisons regardaient ce voyageur avec une sorte d'inquietude. Il etait difficile de rencontrer un passant d'un aspect plus miserable. C'etait un homme de moyenne taille, trapu et robuste, dans la force de l'age. Il pouvait avoir quarante-six ou quarante-huit ans. Une casquette a visiere de cuir rabattue cachait en partie son visage, brule par le soleil et le hale, et ruisselant de sueur. Sa chemise de grosse toile jaune, rattachee au col par une petite ancre d'argent, laissait voir sa poitrine velue; il avait une cravate tordue en corde, un pantalon de coutil bleu, use et rape, blanc a un genou, troue a l'autre, une vieille blouse grise en haillons, rapiecee a l'un des coudes d'un morceau de drap vert cousu avec de la ficelle, sur le dos un sac de soldat fort plein, bien boucle et tout neuf, a la main un enorme baton noueux, les pieds sans bas dans des souliers ferres, la tete tondue et la barbe longue. La sueur, la chaleur, le voyage a pied, la poussiere, ajoutaient je ne sais quoi de sordide a cet ensemble delabre. Les cheveux etaient ras, et pourtant herisses; car ils commencaient a pousser un peu, et semblaient n'avoir pas ete coupes depuis quelque temps. Personne ne le connaissait. Ce n'etait evidemment qu'un passant. D'ou venait-il? Du midi. Des bords de la mer peut-etre. Car il faisait son entree dans Digne par la meme rue qui, sept mois auparavant, avait vu passer l'empereur Napoleon allant de Cannes a Paris. Cet homme avait du marcher tout le jour. Il paraissait tres fatigue. Des femmes de l'ancien bourg qui est au bas de la ville l'avaient vu s'arreter sous les arbres du boulevard Gassendi et boire a la fontaine qui est a l'extremite de la promenade. Il fallait qu'il eut bien soif, car des enfants qui le suivaient le virent encore s'arreter, et boire, deux cents pas plus loin, a la fontaine de la place du marche. Arrive au coin de la rue Poichevert, il tourna a gauche et se dirigea vers la mairie. Il y entra, puis sortit un quart d'heure apres. Un gendarme etait assis pres de la porte sur le banc de pierre ou le general Drouot monta le 4 mars pour lire a la foule effaree des habitants de Digne la proclamation du golfe Juan. L'homme ota sa casquette et salua humblement le gendarme. Le gendarme, sans repondre a son salut, le regarda avec attention, le suivit quelque temps des yeux, puis entra dans la maison de ville. Il y avait alors a Digne une belle auberge a l'enseigne de _la Croix-de-Colbas_. Cette auberge avait pour hotelier un nomme Jacquin Labarre, homme considere dans la ville pour sa parente avec un autre Labarre, qui tenait a Grenoble l'auberge des _Trois-Dauphins_ et qui avait servi dans les guides. Lors du debarquement de l'empereur, beaucoup de bruits avaient couru dans le pays sur cette auberge des _Trois-Dauphins_. On contait que le general Bertrand, deguise en charretier, y avait fait de frequents voyages au mois de janvier, et qu'il y avait distribue des croix d'honneur a des soldats et des poignees de napoleons a des bourgeois. La realite est que l'empereur, entre dans Grenoble, avait refuse de s'installer a l'hotel de la prefecture; il avait remercie le maire en disant: _Je vais chez un brave homme que je connais_, et il etait alle aux _Trois-Dauphins_. Cette gloire du Labarre des _Trois-Dauphins_ se refletait a vingt-cinq lieues de distance jusque sur le Labarre de la _Croix-de-Colbas_. On disait de lui dans la ville: _C'est le cousin de celui de Grenoble_. L'homme se dirigea vers cette auberge, qui etait la meilleure du pays. Il entra dans la cuisine, laquelle s'ouvrait de plain-pied sur la rue. Tous les fourneaux etaient allumes; un grand feu flambait gaiment dans la cheminee. L'hote, qui etait en meme temps le chef, allait de l'atre aux casseroles, fort occupe et surveillant un excellent diner destine a des rouliers qu'on entendait rire et parler a grand bruit dans une salle voisine. Quiconque a voyage sait que personne ne fait meilleure chere que les rouliers. Une marmotte grasse, flanquee de perdrix blanches et de coqs de bruyere, tournait sur une longue broche devant le feu; sur les fourneaux cuisaient deux grosses carpes du lac de Lauzet et une truite du lac d'Alloz. L'hote, entendant la porte s'ouvrir et entrer un nouveau venu, dit sans lever les yeux de ses fourneaux: --Que veut monsieur? --Manger et coucher, dit l'homme. --Rien de plus facile, reprit l'hote. En ce moment il tourna la tete, embrassa d'un coup d'oeil tout l'ensemble du voyageur, et ajouta: --... en payant. L'homme tira une grosse bourse de cuir de la poche de sa blouse et repondit: --J'ai de l'argent. --En ce cas on est a vous, dit l'hote. L'homme remit sa bourse en poche, se dechargea de son sac, le posa a terre pres de la porte, garda son baton a la main, et alla s'asseoir sur une escabelle basse pres du feu. Digne est dans la montagne. Les soirees d'octobre y sont froides. Cependant, tout en allant et venant, l'homme considerait le voyageur. --Dine-t-on bientot? dit l'homme. --Tout a l'heure, dit l'hote. Pendant que le nouveau venu se chauffait, le dos tourne, le digne aubergiste Jacquin Labarre tira un crayon de sa poche, puis il dechira le coin d'un vieux journal qui trainait sur une petite table pres de la fenetre. Sur la marge blanche il ecrivit une ligne ou deux, plia sans cacheter et remit ce chiffon de papier a un enfant qui paraissait lui servir tout a la fois de marmiton et de laquais. L'aubergiste dit un mot a l'oreille du marmiton, et l'enfant partit en courant dans la direction de la mairie. Le voyageur n'avait rien vu de tout cela. Il demanda encore une fois: --Dine-t-on bientot? --Tout a l'heure, dit l'hote. L'enfant revint. Il rapportait le papier. L'hote le deplia avec empressement, comme quelqu'un qui attend une reponse. Il parut lire attentivement, puis hocha la tete, et resta un moment pensif. Enfin il fit un pas vers le voyageur qui semblait plonge dans des reflexions peu sereines. --Monsieur, dit-il, je ne puis vous recevoir. L'homme se dressa a demi sur son seant. --Comment! Avez-vous peur que je ne paye pas? Voulez-vous que je paye d'avance? J'ai de l'argent, vous dis-je. --Ce n'est pas cela. --Quoi donc? --Vous avez de l'argent.... --Oui, dit l'homme. --Et moi, dit l'hote, je n'ai pas de chambre. L'homme reprit tranquillement: --Mettez-moi a l'ecurie. --Je ne puis. --Pourquoi? --Les chevaux prennent toute la place. --Eh bien, repartit l'homme, un coin dans le grenier. Une botte de paille. Nous verrons cela apres diner. --Je ne puis vous donner a diner. Cette declaration, faite d'un ton mesure, mais ferme, parut grave a l'etranger. Il se leva. --Ah bah! mais je meurs de faim, moi. J'ai marche des le soleil leve. J'ai fait douze lieues. Je paye. Je veux manger. --Je n'ai rien, dit l'hote. L'homme eclata de rire et se tourna vers la cheminee et les fourneaux. --Rien! et tout cela? --Tout cela m'est retenu. --Par qui? --Par ces messieurs les rouliers. --Combien sont-ils? --Douze. --Il y a la a manger pour vingt. --Ils ont tout retenu et tout paye d'avance. L'homme se rassit et dit sans hausser la voix: --Je suis a l'auberge, j'ai faim, et je reste. L'hote alors se pencha a son oreille, et lui dit d'un accent qui le fit tressaillir: --Allez-vous en. Le voyageur etait courbe en cet instant et poussait quelques braises dans le feu avec le bout ferre de son baton, il se retourna vivement, et, comme il ouvrait la bouche pour repliquer, l'hote le regarda fixement et ajouta toujours a voix basse: --Tenez, assez de paroles comme cela. Voulez-vous que je vous dise votre nom? Vous vous appelez Jean Valjean. Maintenant voulez-vous que je vous dise qui vous etes? En vous voyant entrer, je me suis doute de quelque chose, j'ai envoye a la mairie, et voici ce qu'on m'a repondu. Savez-vous lire? En parlant ainsi il tendait a l'etranger, tout deplie, le papier qui venait de voyager de l'auberge a la mairie, et de la mairie a l'auberge. L'homme y jeta un regard. L'aubergiste reprit apres un silence: --J'ai l'habitude d'etre poli avec tout le monde. Allez-vous-en. L'homme baissa la tete, ramassa le sac qu'il avait depose a terre, et s'en alla. Il prit la grande rue. Il marchait devant lui au hasard, rasant de pres les maisons, comme un homme humilie et triste. Il ne se retourna pas une seule fois. S'il s'etait retourne, il aurait vu l'aubergiste de la _Croix-de-Colbas_ sur le seuil de sa porte, entoure de tous les voyageurs de son auberge et de tous les passants de la rue, parlant vivement et le designant du doigt, et, aux regards de defiance et d'effroi du groupe, il aurait devine qu'avant peu son arrivee serait l'evenement de toute la ville. Il ne vit rien de tout cela. Les gens accables ne regardent pas derriere eux. Ils ne savent que trop que le mauvais sort les suit. Il chemina ainsi quelque temps, marchant toujours, allant a l'aventure par des rues qu'il ne connaissait pas, oubliant la fatigue, comme cela arrive dans la tristesse. Tout a coup il sentit vivement la faim. La nuit approchait. Il regarda autour de lui pour voir s'il ne decouvrirait pas quelque gite. La belle hotellerie s'etait fermee pour lui; il cherchait quelque cabaret bien humble, quelque bouge bien pauvre. Precisement une lumiere s'allumait au bout de la rue; une branche de pin, pendue a une potence en fer, se dessinait sur le ciel blanc du crepuscule. Il y alla. C'etait en effet un cabaret. Le cabaret qui est dans la rue de Chaffaut. Le voyageur s'arreta un moment, et regarda par la vitre l'interieur de la salle basse du cabaret, eclairee par une petite lampe sur une table et par un grand feu dans la cheminee. Quelques hommes y buvaient. L'hote se chauffait. La flamme faisait bruire une marmite de fer accrochee a la cremaillere. On entre dans ce cabaret, qui est aussi une espece d'auberge, par deux portes. L'une donne sur la rue, l'autre s'ouvre sur une petite cour pleine de fumier. Le voyageur n'osa pas entrer par la porte de la rue. Il se glissa dans la cour, s'arreta encore, puis leva timidement le loquet et poussa la porte. --Qui va la? dit le maitre. --Quelqu'un qui voudrait souper et coucher. --C'est bon. Ici on soupe et on couche. Il entra. Tous les gens qui buvaient se retournerent. La lampe l'eclairait d'un cote, le feu de l'autre. On l'examina quelque temps pendant qu'il defaisait son sac. L'hote lui dit: --Voila du feu. Le souper cuit dans la marmite. Venez vous chauffer, camarade. Il alla s'asseoir pres de l'atre. Il allongea devant le feu ses pieds meurtris par la fatigue; une bonne odeur sortait de la marmite. Tout ce qu'on pouvait distinguer de son visage sous sa casquette baissee prit une vague apparence de bien-etre melee a cet autre aspect si poignant que donne l'habitude de la souffrance. C'etait d'ailleurs un profil ferme, energique et triste. Cette physionomie etait etrangement composee; elle commencait par paraitre humble et finissait par sembler severe. L'oeil luisait sous les sourcils comme un feu sous une broussaille. Cependant un des hommes attables etait un poissonnier qui, avant d'entrer au cabaret de la rue de Chaffaut, etait alle mettre son cheval a l'ecurie chez Labarre. Le hasard faisait que le matin meme il avait rencontre cet etranger de mauvaise mine, cheminant entre Bras dasse et... j'ai oublie le nom. (Je crois que c'est Escoublon). Or, en le rencontrant, l'homme, qui paraissait deja tres fatigue, lui avait demande de le prendre en croupe; a quoi le poissonnier n'avait repondu qu'en doublant le pas. Ce poissonnier faisait partie, une demi-heure auparavant, du groupe qui entourait Jacquin Labarre, et lui-meme avait raconte sa desagreable rencontre du matin aux gens de _la Croix-de-Colbas_. Il fit de sa place au cabaretier un signe imperceptible. Le cabaretier vint a lui. Ils echangerent quelques paroles a voix basse. L'homme etait retombe dans ses reflexions. Le cabaretier revint a la cheminee, posa brusquement sa main sur l'epaule de l'homme, et lui dit: --Tu vas t'en aller d'ici. L'etranger se retourna et repondit avec douceur. --Ah! vous savez? --Oui. --On m'a renvoye de l'autre auberge. --Et l'on te chasse de celle-ci. --Ou voulez-vous que j'aille? --Ailleurs. L'homme prit son baton et son sac, et s'en alla. Comme il sortait, quelques enfants, qui l'avaient suivi depuis _la Croix-de-Colbas_ et qui semblaient l'attendre, lui jeterent des pierres. Il revint sur ses pas avec colere et les menaca de son baton; les enfants se disperserent comme une volee d'oiseaux. Il passa devant la prison. A la porte pendait une chaine de fer attachee a une cloche. Il sonna. Un guichet s'ouvrit. --Monsieur le guichetier, dit-il en otant respectueusement sa casquette, voudriez-vous bien m'ouvrir et me loger pour cette nuit? Une voix repondit: --Une prison n'est pas une auberge. Faites-vous arreter. On vous ouvrira. Le guichet se referma. Il entra dans une petite rue ou il y a beaucoup de jardins. Quelques-uns ne sont enclos que de haies, ce qui egaye la rue. Parmi ces jardins et ces haies, il vit une petite maison d'un seul etage dont la fenetre etait eclairee. Il regarda par cette vitre comme il avait fait pour le cabaret. C'etait une grande chambre blanchie a la chaux, avec un lit drape d'indienne imprimee, et un berceau dans un coin, quelques chaises de bois et un fusil a deux coups accroche au mur. Une table etait servie au milieu de la chambre. Une lampe de cuivre eclairait la nappe de grosse toile blanche, le broc d'etain luisant comme l'argent et plein de vin et la soupiere brune qui fumait. A cette table etait assis un homme d'une quarantaine d'annees, a la figure joyeuse et ouverte, qui faisait sauter un petit enfant sur ses genoux. Pres de lui, une femme toute jeune allaitait un autre enfant. Le pere riait, l'enfant riait, la mere souriait. L'etranger resta un moment reveur devant ce spectacle doux et calmant. Que se passait-il en lui? Lui seul eut pu le dire. Il est probable qu'il pensa que cette maison joyeuse serait hospitaliere, et que la ou il voyait tant de bonheur il trouverait peut-etre un peu de pitie. Il frappa au carreau un petit coup tres faible. On n'entendit pas. Il frappa un second coup. Il entendit la femme qui disait: --Mon homme, il me semble qu'on frappe. --Non, repondit le mari. Il frappa un troisieme coup. Le mari se leva, prit la lampe, et alla a la porte qu'il ouvrit. C'etait un homme de haute taille, demi-paysan, demi-artisan. Il portait un vaste tablier de cuir qui montait jusqu'a son epaule gauche, et dans lequel faisaient ventre un marteau, un mouchoir rouge, une poire a poudre, toutes sortes d'objets que la ceinture retenait comme dans une poche. Il renversait la tete en arriere; sa chemise largement ouverte et rabattue montrait son cou de taureau, blanc et nu. Il avait d'epais sourcils, d'enormes favoris noirs, les yeux a fleur de tete, le bas du visage en museau, et sur tout cela cet air d'etre chez soi qui est une chose inexprimable. --Monsieur, dit le voyageur, pardon. En payant, pourriez-vous me donner une assiettee de soupe et un coin pour dormir dans ce hangar qui est la dans ce jardin? Dites, pourriez-vous? En payant? --Qui etes-vous? demanda le maitre du logis. L'homme repondit: --J'arrive de Puy-Moisson. J'ai marche toute la journee. J'ai fait douze lieues. Pourriez-vous? En payant? --Je ne refuserais pas, dit le paysan, de loger quelqu'un de bien qui payerait. Mais pourquoi n'allez-vous pas a l'auberge. --Il n'y a pas de place. --Bah! pas possible. Ce n'est pas jour de foire ni de marche. Etes-vous alle chez Labarre? --Oui. --Eh bien? Le voyageur repondit avec embarras: --Je ne sais pas, il ne m'a pas recu. --Etes-vous alle chez chose, de la rue de Chaffaut? L'embarras de l'etranger croissait. Il balbutia: --Il ne m'a pas recu non plus. Le visage du paysan prit une expression de defiance, il regarda le nouveau venu de la tete aux pieds, et tout a coup il s'ecria avec une sorte de fremissement: --Est-ce que vous seriez l'homme?... Il jeta un nouveau coup d'oeil sur l'etranger, fit trois pas en arriere, posa la lampe sur la table et decrocha son fusil du mur. Cependant aux paroles du paysan: _Est-ce que vous seriez l'homme?..._ la femme s'etait levee, avait pris ses deux enfants dans ses bras et s'etait refugiee precipitamment derriere son mari, regardant l'etranger avec epouvante, la gorge nue, les yeux effares, en murmurant tout bas:_ Tso-maraude_. Tout cela se fit en moins de temps qu'il ne faut pour se le figurer. Apres avoir examine quelques instants l'homme comme on examine une vipere, le maitre du logis revint a la porte et dit: --Va-t'en. --Par grace, reprit l'homme, un verre d'eau. --Un coup de fusil! dit le paysan. Puis il referma la porte violemment, et l'homme l'entendit tirer deux gros verrous. Un moment apres, la fenetre se ferma au volet, et un bruit de barre de fer qu'on posait parvint au dehors. La nuit continuait de tomber. Le vent froid des Alpes soufflait. A la lueur du jour expirant, l'etranger apercut dans un des jardins qui bordent la rue une sorte de hutte qui lui parut maconnee en mottes de gazon. Il franchit resolument une barriere de bois et se trouva dans le jardin. Il s'approcha de la hutte; elle avait pour porte une etroite ouverture tres basse et elle ressemblait a ces constructions que les cantonniers se batissent au bord des routes. Il pensa sans doute que c'etait en effet le logis d'un cantonnier; il souffrait du froid et de la faim; il s'etait resigne a la faim, mais c'etait du moins la un abri contre le froid. Ces sortes de logis ne sont habituellement pas occupes la nuit. Il se coucha a plat ventre et se glissa dans la hutte. Il y faisait chaud, et il y trouva un assez bon lit de paille. Il resta un moment etendu sur ce lit, sans pouvoir faire un mouvement tant il etait fatigue. Puis, comme son sac sur son dos le genait et que c'etait d'ailleurs un oreiller tout trouve, il se mit a deboucler une des courroies. En ce moment un grondement farouche se fit entendre. Il leva les yeux. La tete d'un dogue enorme se dessinait dans l'ombre a l'ouverture de la hutte. C'etait la niche d'un chien. Il etait lui-meme vigoureux et redoutable; il s'arma de son baton, il se fit de son sac un bouclier, et sortit de la niche comme il put, non sans elargir les dechirures de ses haillons. Il sortit egalement du jardin, mais a reculons, oblige, pour tenir le dogue en respect, d'avoir recours a cette manoeuvre du baton que les maitres en ce genre d'escrime appellent _la rose couverte_. Quand il eut, non sans peine, repasse la barriere et qu'il se retrouva dans la rue, seul, sans gite, sans toit, sans abri, chasse meme de ce lit de paille et de cette niche miserable, il se laissa tomber plutot qu'il ne s'assit sur une pierre, et il parait qu'un passant qui traversait l'entendit s'ecrier: --Je ne suis pas meme un chien! Bientot il se releva et se remit a marcher. Il sortit de la ville, esperant trouver quelque arbre ou quelque meule dans les champs, et s'y abriter. Il chemina ainsi quelque temps, la tete toujours baissee. Quand il se sentit loin de toute habitation humaine, il leva les yeux et chercha autour de lui. Il etait dans un champ; il avait devant lui une de ces collines basses couvertes de chaume coupe ras, qui apres la moisson ressemblent a des tetes tondues. L'horizon etait tout noir; ce n'etait pas seulement le sombre de la nuit; c'etaient des nuages tres bas qui semblaient s'appuyer sur la colline meme et qui montaient, emplissant tout le ciel. Cependant, comme la lune allait se lever et qu'il flottait encore au zenith un reste de clarte crepusculaire, ces nuages formaient au haut du ciel une sorte de voute blanchatre d'ou tombait sur la terre une lueur. La terre etait donc plus eclairee que le ciel, ce qui est un effet particulierement sinistre, et la colline, d'un pauvre et chetif contour, se dessinait vague et blafarde sur l'horizon tenebreux. Tout cet ensemble etait hideux, petit, lugubre et borne. Rien dans le champ ni sur la colline qu'un arbre difforme qui se tordait en frissonnant a quelques pas du voyageur. Cet homme etait evidemment tres loin d'avoir de ces delicates habitudes d'intelligence et d'esprit qui font qu'on est sensible aux aspects mysterieux des choses; cependant il y avait dans ce ciel, dans cette colline, dans cette plaine et dans cet arbre, quelque chose de si profondement desole qu'apres un moment d'immobilite et de reverie, il rebroussa chemin brusquement. Il y a des instants ou la nature semble hostile. Il revint sur ses pas. Les portes de Digne etaient fermees. Digne, qui a soutenu des sieges dans les guerres de religion, etait encore entouree en 1815 de vieilles murailles flanquees de tours carrees qu'on a demolies depuis. Il passa par une breche et rentra dans la ville. Il pouvait etre huit heures du soir. Comme il ne connaissait pas les rues, il recommenca sa promenade a l'aventure. Il parvint ainsi a la prefecture, puis au seminaire. En passant sur la place de la cathedrale, il montra le poing a l'eglise. Il y a au coin de cette place une imprimerie. C'est la que furent imprimees pour la premiere fois les proclamations de l'empereur et de la garde imperiale a l'armee, apportees de l'ile d'Elbe et dictees par Napoleon lui-meme. Epuise de fatigue et n'esperant plus rien, il se coucha sur le banc de pierre qui est a la porte de cette imprimerie. Une vieille femme sortait de l'eglise en ce moment. Elle vit cet homme etendu dans l'ombre. --Que faites-vous la, mon ami? dit-elle. Il repondit durement et avec colere: --Vous le voyez, bonne femme, je me couche. La bonne femme, bien digne de ce nom en effet, etait madame la marquise de R. --Sur ce banc? reprit-elle. --J'ai eu pendant dix-neuf ans un matelas de bois, dit l'homme, j'ai aujourd'hui un matelas de pierre. --Vous avez ete soldat? --Oui, bonne femme. Soldat. --Pourquoi n'allez-vous pas a l'auberge? --Parce que je n'ai pas d'argent. --Helas, dit madame de R., je n'ai dans ma bourse que quatre sous. --Donnez toujours. L'homme prit les quatre sous. Madame de R. continua: --Vous ne pouvez vous loger avec si peu dans une auberge. Avez-vous essaye pourtant? Il est impossible que vous passiez ainsi la nuit. Vous avez sans doute froid et faim. On aurait pu vous loger par charite. --J'ai frappe a toutes les portes. --Eh bien? --Partout on m'a chasse. La «bonne femme» toucha le bras de l'homme et lui montra de l'autre cote de la place une petite maison basse a cote de l'eveche. --Vous avez, reprit-elle, frappe a toutes les portes? --Oui. --Avez-vous frappe a celle-la? --Non. --Frappez-y. Chapitre II La prudence conseillee a la sagesse Ce soir-la, M. l'eveque de Digne, apres sa promenade en ville, etait reste assez tard enferme dans sa chambre. Il s'occupait d'un grand travail sur les _Devoirs_, lequel est malheureusement demeure inacheve. Il depouillait soigneusement tout ce que les Peres et les Docteurs ont dit sur cette grave matiere. Son livre etait divise en deux parties; premierement les devoirs de tous, deuxiemement les devoirs de chacun, selon la classe a laquelle il appartient. Les devoirs de tous sont les grands devoirs. Il y en a quatre. Saint Matthieu les indique: devoirs envers Dieu (Matth., VI), devoirs envers soi-meme (Matth., V, 29, 30), devoirs envers le prochain (Matth., VII, 12), devoirs envers les creatures (Matth., VI, 20, 25). Pour les autres devoirs, l'eveque les avait trouves indiques et prescrits ailleurs; aux souverains et aux sujets, dans l'Epitre aux Romains; aux magistrats, aux epouses, aux meres et aux jeunes hommes, par saint Pierre; aux maris, aux peres, aux enfants et aux serviteurs, dans l'Epitre aux Ephesiens; aux fideles, dans l'Epitre aux Hebreux; aux vierges, dans l'Epitre aux Corinthiens. Il faisait laborieusement de toutes ces prescriptions un ensemble harmonieux qu'il voulait presenter aux ames. Il travaillait encore a huit heures, ecrivant assez incommodement sur de petits carres de papier avec un gros livre ouvert sur ses genoux, quand madame Magloire entra, selon son habitude, pour prendre l'argenterie dans le placard pres du lit. Un moment apres, l'eveque, sentant que le couvert etait mis et que sa soeur l'attendait peut-etre, ferma son livre, se leva de sa table et entra dans la salle a manger. La salle a manger etait une piece oblongue a cheminee, avec porte sur la rue (nous l'avons dit), et fenetre sur le jardin. Madame Magloire achevait en effet de mettre le couvert. Tout en vaquant au service, elle causait avec mademoiselle Baptistine. Une lampe etait sur la table; la table etait pres de la cheminee. Un assez bon feu etait allume. On peut se figurer facilement ces deux femmes qui avaient toutes deux passe soixante ans: madame Magloire petite, grasse, vive; mademoiselle Baptistine, douce, mince, frele, un peu plus grande que son frere, vetue d'une robe de soie puce, couleur a la mode en 1806, qu'elle avait achetee alors a Paris et qui lui durait encore. Pour emprunter des locutions vulgaires qui ont le merite de dire avec un seul mot une idee qu'une page suffirait a peine a exprimer, madame Magloire avait l'air d'une _paysanne_ et mademoiselle Baptistine d'une _dame_. Madame Magloire avait un bonnet blanc a tuyaux, au cou une jeannette d'or, le seul bijou de femme qu'il y eut dans la maison, un fichu tres blanc sortant de la robe de bure noire a manches larges et courtes, un tablier de toile de coton a carreaux rouges et verts, noue a la ceinture d'un ruban vert, avec piece d'estomac pareille rattachee par deux epingles aux deux coins d'en haut, aux pieds de gros souliers et des bas jaunes comme les femmes de Marseille. La robe de mademoiselle Baptistine etait coupee sur les patrons de 1806, taille courte, fourreau etroit, manches a epaulettes, avec pattes et boutons. Elle cachait ses cheveux gris sous une perruque frisee dite a _l'enfant_. Madame Magloire avait l'air intelligent, vif et bon; les deux angles de sa bouche inegalement releves et la levre superieure plus grosse que la levre inferieure lui donnaient quelque chose de bourru et d'imperieux. Tant que monseigneur se taisait, elle lui parlait resolument avec un melange de respect et de liberte; mais des que monseigneur parlait, on a vu cela, elle obeissait passivement comme mademoiselle. Mademoiselle Baptistine ne parlait meme pas. Elle se bornait a obeir et a complaire. Meme quand elle etait jeune, elle n'etait pas jolie, elle avait de gros yeux bleus a fleur de tete et le nez long et busque; mais tout son visage, toute sa personne, nous l'avons dit en commencant, respiraient une ineffable bonte. Elle avait toujours ete predestinee a la mansuetude; mais la foi, la charite, l'esperance, ces trois vertus qui chauffent doucement l'ame, avaient eleve peu a peu cette mansuetude jusqu'a la saintete. La nature n'en avait fait qu'une brebis, la religion en avait fait un ange. Pauvre sainte fille! doux souvenir disparu! Mademoiselle Baptistine a depuis raconte tant de fois ce qui s'etait passe a l'eveche cette soiree-la, que plusieurs personnes qui vivent encore s'en rappellent les moindres details. Au moment ou M. l'eveque entra, madame Magloire parlait avec quelque vivacite. Elle entretenait _mademoiselle_ d'un sujet qui lui etait familier et auquel l'eveque etait accoutume. Il s'agissait du loquet de la porte d'entree. Il parait que, tout en allant faire quelques provisions pour le souper, madame Magloire avait entendu dire des choses en divers lieux. On parlait d'un rodeur de mauvaise mine; qu'un vagabond suspect serait arrive, qu'il devait etre quelque part dans la ville, et qu'il se pourrait qu'il y eut de mechantes rencontres pour ceux qui s'aviseraient de rentrer tard chez eux cette nuit-la. Que la police etait bien mal faite du reste, attendu que M. le prefet et M. le maire ne s'aimaient pas, et cherchaient a se nuire en faisant arriver des evenements. Que c'etait donc aux gens sages a faire la police eux-memes et a se bien garder, et qu'il faudrait avoir soin de dument clore, verrouiller et barricader sa maison, _et de bien fermer ses portes_. Madame Magloire appuya sur ce dernier mot; mais l'eveque venait de sa chambre ou il avait eu assez froid, il s'etait assis devant la cheminee et se chauffait, et puis il pensait a autre chose. Il ne releva pas le mot a effet que madame Magloire venait de laisser tomber. Elle le repeta. Alors, mademoiselle Baptistine, voulant satisfaire madame Magloire sans deplaire a son frere, se hasarda a dire timidement: --Mon frere, entendez-vous ce que dit madame Magloire? --J'en ai entendu vaguement quelque chose, repondit l'eveque. Puis tournant a demi sa chaise, mettant ses deux mains sur ses genoux, et levant vers la vieille servante son visage cordial et facilement joyeux, que le feu eclairait d'en bas: --Voyons. Qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? Nous sommes donc dans quelque gros danger? Alors madame Magloire recommenca toute l'histoire, en l'exagerant quelque peu, sans s'en douter. Il paraitrait qu'un bohemien, un va-nu-pieds, une espece de mendiant dangereux serait en ce moment dans la ville. Il s'etait presente pour loger chez Jacquin Labarre qui n'avait pas voulu le recevoir. On l'avait vu arriver par le boulevard Gassendi et roder dans les rues a la brume. Un homme de sac et de corde avec une figure terrible. --Vraiment? dit l'eveque. Ce consentement a l'interroger encouragea madame Magloire; cela lui semblait indiquer que l'eveque n'etait pas loin de s'alarmer; elle poursuivit triomphante: --Oui, monseigneur. C'est comme cela. Il y aura quelque malheur cette nuit dans la ville. Tout le monde le dit. Avec cela que la police est si mal faite (repetition inutile). Vivre dans un pays de montagnes, et n'avoir pas meme de lanternes la nuit dans les rues! On sort. Des fours, quoi! Et je dis, monseigneur, et mademoiselle que voila dit comme moi.... --Moi, interrompit la soeur, je ne dis rien. Ce que mon frere fait est bien fait. Madame Magloire continua comme s'il n'y avait pas eu de protestation: --Nous disons que cette maison-ci n'est pas sure du tout; que, si monseigneur le permet, je vais aller dire a Paulin Musebois, le serrurier, qu'il vienne remettre les anciens verrous de la porte; on les a la, c'est une minute; et je dis qu'il faut des verrous, monseigneur, ne serait-ce que pour cette nuit; car je dis qu'une porte qui s'ouvre du dehors avec un loquet, par le premier passant venu, rien n'est plus terrible; avec cela que monseigneur a l'habitude de toujours dire d'entrer, et que d'ailleurs, meme au milieu de la nuit, o mon Dieu! on n'a pas besoin d'en demander la permission.... En ce moment, on frappa a la porte un coup assez violent. --Entrez, dit l'eveque. Chapitre III Heroisme de l'obeissance passive La porte s'ouvrit. Elle s'ouvrit vivement, toute grande, comme si quelqu'un la poussait avec energie et resolution. Un homme entra. Cet homme, nous le connaissons deja. C'est le voyageur que nous avons vu tout a l'heure errer cherchant un gite. Il entra, fit un pas, et s'arreta, laissant la porte ouverte derriere lui. Il avait son sac sur l'epaule, son baton a la main, une expression rude, hardie, fatiguee et violente dans les yeux. Le feu de la cheminee l'eclairait. Il etait hideux. C'etait une sinistre apparition. Madame Magloire n'eut pas meme la force de jeter un cri. Elle tressaillit, et resta beante. Mademoiselle Baptistine se retourna, apercut l'homme qui entrait et se dressa a demi d'effarement, puis, ramenant peu a peu sa tete vers la cheminee, elle se mit a regarder son frere et son visage redevint profondement calme et serein. L'eveque fixait sur l'homme un oeil tranquille. Comme il ouvrait la bouche, sans doute pour demander au nouveau venu ce qu'il desirait, l'homme appuya ses deux mains a la fois sur son baton, promena ses yeux tour a tour sur le vieillard et les femmes, et, sans attendre que l'eveque parlat, dit d'une voix haute: --Voici. Je m'appelle Jean Valjean. Je suis un galerien. J'ai passe dix-neuf ans au bagne. Je suis libere depuis quatre jours et en route pour Pontarlier qui est ma destination. Quatre jours et que je marche depuis Toulon. Aujourd'hui, j'ai fait douze lieues a pied. Ce soir, en arrivant dans ce pays, j'ai ete dans une auberge, on m'a renvoye a cause de mon passeport jaune que j'avais montre a la mairie. Il avait fallu. J'ai ete a une autre auberge. On m'a dit: Va-t-en! Chez l'un, chez l'autre. Personne n'a voulu de moi. J'ai ete a la prison, le guichetier n'a pas ouvert. J'ai ete dans la niche d'un chien. Ce chien m'a mordu et m'a chasse, comme s'il avait ete un homme. On aurait dit qu'il savait qui j'etais. Je m'en suis alle dans les champs pour coucher a la belle etoile. Il n'y avait pas d'etoile. J'ai pense qu'il pleuvrait, et qu'il n'y avait pas de bon Dieu pour empecher de pleuvoir, et je suis rentre dans la ville pour y trouver le renfoncement d'une porte. La, dans la place, j'allais me coucher sur une pierre. Une bonne femme m'a montre votre maison et m'a dit: «Frappe la». J'ai frappe. Qu'est-ce que c'est ici? Etes-vous une auberge? J'ai de l'argent. Ma masse. Cent neuf francs quinze sous que j'ai gagnes au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je payerai. Qu'est-ce que cela me fait? J'ai de l'argent. Je suis tres fatigue, douze lieues a pied, j'ai bien faim. Voulez-vous que je reste? --Madame Magloire, dit l'eveque, vous mettrez un couvert de plus. L'homme fit trois pas et s'approcha de la lampe qui etait sur la table. --Tenez, reprit-il, comme s'il n'avait pas bien compris, ce n'est pas ca. Avez-vous entendu? Je suis un galerien. Un forcat. Je viens des galeres. Il tira de sa poche une grande feuille de papier jaune qu'il deplia. --Voila mon passeport. Jaune, comme vous voyez. Cela sert a me faire chasser de partout ou je suis. Voulez-vous lire? Je sais lire, moi. J'ai appris au bagne. Il y a une ecole pour ceux qui veulent. Tenez, voila ce qu'on a mis sur le passeport: «Jean Valjean, forcat libere, natif de...--cela vous est egal...--Est reste dix-neuf ans au bagne. Cinq ans pour vol avec effraction. Quatorze ans pour avoir tente de s'evader quatre fois. Cet homme est tres dangereux.»--Voila! Tout le monde m'a jete dehors. Voulez-vous me recevoir, vous? Est-ce une auberge? Voulez-vous me donner a manger et a coucher? Avez-vous une ecurie? --Madame Magloire, dit l'eveque, vous mettrez des draps blancs au lit de l'alcove. Nous avons deja explique de quelle nature etait l'obeissance des deux femmes. Madame Magloire sortit pour executer ces ordres. L'eveque se tourna vers l'homme. --Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous allons souper dans un instant, et l'on fera votre lit pendant que vous souperez. Ici l'homme comprit tout a fait. L'expression de son visage, jusqu'alors sombre et dure, s'empreignit de stupefaction, de doute, de joie, et devint extraordinaire. Il se mit a balbutier comme un homme fou: --Vrai? quoi? vous me gardez? vous ne me chassez pas! un forcat! Vous m'appelez monsieur! vous ne me tutoyez pas! Va-t-en, chien! qu'on me dit toujours. Je croyais bien que vous me chasseriez. Aussi j'avais dit tout de suite qui je suis. Oh! la brave femme qui m'a enseigne ici! Je vais souper! un lit! Un lit avec des matelas et des draps! comme tout le monde! il y a dix-neuf ans que je n'ai couche dans un lit! Vous voulez bien que je ne m'en aille pas! Vous etes de dignes gens! D'ailleurs j'ai de l'argent. Je payerai bien. Pardon, monsieur l'aubergiste, comment vous appelez-vous? Je payerai tout ce qu'on voudra. Vous etes un brave homme. Vous etes aubergiste, n'est-ce pas? --Je suis, dit l'eveque, un pretre qui demeure ici. --Un pretre! reprit l'homme. Oh! un brave homme de pretre! Alors vous ne me demandez pas d'argent? Le cure, n'est-ce pas? le cure de cette grande eglise? Tiens! c'est vrai, que je suis bete! je n'avais pas vu votre calotte! Tout en parlant, il avait depose son sac et son baton dans un coin, puis remis son passeport dans sa poche, et il s'etait assis. Mademoiselle Baptistine le considerait avec douceur. Il continua: --Vous etes humain, monsieur le cure. Vous n'avez pas de mepris. C'est bien bon un bon pretre. Alors vous n'avez pas besoin que je paye? --Non, dit l'eveque, gardez votre argent. Combien avez-vous? ne m'avez-vous pas dit cent neuf francs? --Quinze sous, ajouta l'homme. --Cent neuf francs quinze sous. Et combien de temps avez-vous mis a gagner cela? --Dix-neuf ans. --Dix-neuf ans! L'eveque soupira profondement. L'homme poursuivit: --J'ai encore tout mon argent. Depuis quatre jours je n'ai depense que vingt-cinq sous que j'ai gagnes en aidant a decharger des voitures a Grasse. Puisque vous etes abbe, je vais vous dire, nous avions un aumonier au bagne. Et puis un jour j'ai vu un eveque. Monseigneur, qu'on appelle. C'etait l'eveque de la Majore, a Marseille. C'est le cure qui est sur les cures. Vous savez, pardon, je dis mal cela, mais pour moi, c'est si loin!--Vous comprenez, nous autres! Il a dit la messe au milieu du bagne, sur un autel, il avait une chose pointue, en or, sur la tete. Au grand jour de midi, cela brillait. Nous etions en rang. Des trois cotes. Avec les canons, meche allumee, en face de nous. Nous ne voyions pas bien. Il a parle, mais il etait trop au fond, nous n'entendions pas. Voila ce que c'est qu'un eveque. Pendant qu'il parlait, l'eveque etait alle pousser la porte qui etait restee toute grande ouverte. Madame Magloire rentra. Elle apportait un couvert qu'elle mit sur la table. --Madame Magloire, dit l'eveque, mettez ce couvert le plus pres possible du feu. Et se tournant vers son hote: --Le vent de nuit est dur dans les Alpes. Vous devez avoir froid, monsieur? Chaque fois qu'il disait ce mot monsieur, avec sa voix doucement grave et de si bonne compagnie, le visage de l'homme s'illuminait. Monsieur a un forcat, c'est un verre d'eau a un naufrage de la Meduse. L'ignominie a soif de consideration. --Voici, reprit l'eveque, une lampe qui eclaire bien mal. Madame Magloire comprit, et elle alla chercher sur la cheminee de la chambre a coucher de monseigneur les deux chandeliers d'argent qu'elle posa sur la table tout allumes. --Monsieur le cure, dit l'homme, vous etes bon. Vous ne me meprisez pas. Vous me recevez chez vous. Vous allumez vos cierges pour moi. Je ne vous ai pourtant pas cache d'ou je viens et que je suis un homme malheureux. L'eveque, assis pres de lui, lui toucha doucement la main. --Vous pouviez ne pas me dire qui vous etiez. Ce n'est pas ici ma maison, c'est la maison de Jesus-Christ. Cette porte ne demande pas a celui qui entre s'il a un nom, mais s'il a une douleur. Vous souffrez; vous avez faim et soif; soyez le bienvenu. Et ne me remerciez pas, ne me dites pas que je vous recois chez moi. Personne n'est ici chez soi, excepte celui qui a besoin d'un asile. Je vous le dis a vous qui passez, vous etes ici chez vous plus que moi-meme. Tout ce qui est ici est a vous. Qu'ai-je besoin de savoir votre nom? D'ailleurs, avant que vous me le disiez, vous en avez un que je savais. L'homme ouvrit des yeux etonnes. --Vrai? vous saviez comment je m'appelle? --Oui, repondit l'eveque, vous vous appelez mon frere. --Tenez, monsieur le cure! s'ecria l'homme, j'avais bien faim en entrant ici; mais vous etes si bon qu'a present je ne sais plus ce que j'ai; cela m'a passe. L'eveque le regarda et lui dit: --Vous avez bien souffert? --Oh! la casaque rouge, le boulet au pied, une planche pour dormir, le chaud, le froid, le travail, la chiourme, les coups de baton! La double chaine pour rien. Le cachot pour un mot. Meme malade au lit, la chaine. Les chiens, les chiens sont plus heureux! Dix-neuf ans! J'en ai quarante-six. A present, le passeport jaune! Voila. --Oui, reprit l'eveque, vous sortez d'un lieu de tristesse. Ecoutez. Il y aura plus de joie au ciel pour le visage en larmes d'un pecheur repentant que pour la robe blanche de cent justes. Si vous sortez de ce lieu douloureux avec des pensees de haine et de colere contre les hommes, vous etes digne de pitie; si vous en sortez avec des pensees de bienveillance, de douceur et de paix, vous valez mieux qu'aucun de nous. Cependant madame Magloire avait servi le souper. Une soupe faite avec de l'eau, de l'huile, du pain et du sel, un peu de lard, un morceau de viande de mouton, des figues, un fromage frais, et un gros pain de seigle. Elle avait d'elle-meme ajoute a l'ordinaire de M. l'eveque une bouteille de vieux vin de Mauves. Le visage de l'eveque prit tout a coup cette expression de gaite propre aux natures hospitalieres: --A table! dit-il vivement. Comme il en avait coutume lorsque quelque etranger soupait avec lui, il fit asseoir l'homme a sa droite. Mademoiselle Baptistine, parfaitement paisible et naturelle, prit place a sa gauche. L'eveque dit le benedicite, puis servit lui-meme la soupe, selon son habitude. L'homme se mit a manger avidement. Tout a coup l'eveque dit: --Mais il me semble qu'il manque quelque chose sur cette table. Madame Magloire en effet n'avait mis que les trois couverts absolument necessaires. Or c'etait l'usage de la maison, quand l'eveque avait quelqu'un a souper, de disposer sur la nappe les six couverts d'argent, etalage innocent. Ce gracieux semblant de luxe etait une sorte d'enfantillage plein de charme dans cette maison douce et severe qui elevait la pauvrete jusqu'a la dignite. Madame Magloire comprit l'observation, sortit sans dire un mot, et un moment apres les trois couverts reclames par l'eveque brillaient sur la nappe, symetriquement arranges devant chacun des trois convives. Chapitre IV Details sur les fromageries de Pontarlier Maintenant, pour donner une idee de ce qui se passa a cette table, nous ne saurions mieux faire que de transcrire ici un passage d'une lettre de mademoiselle Baptistine a madame de Boischevron, ou la conversation du forcat et de l'eveque est racontee avec une minutie naive: * * * * * «...Cet homme ne faisait aucune attention a personne. Il mangeait avec une voracite d'affame. Cependant, apres la soupe, il a dit: «--Monsieur le cure du bon Dieu, tout ceci est encore bien trop bon pour moi, mais je dois dire que les rouliers qui n'ont pas voulu me laisser manger avec eux font meilleure chere que vous. «Entre nous, l'observation m'a un peu choquee. Mon frere a repondu: «--Ils ont plus de fatigue que moi. «--Non, a repris cet homme, ils ont plus d'argent. Vous etes pauvre. Je vois bien. Vous n'etes peut-etre pas meme cure. Etes-vous cure seulement? Ah! par exemple, si le bon Dieu etait juste, vous devriez bien etre cure. «--Le bon Dieu est plus que juste, a dit mon frere. «Un moment apres il a ajoute: «--Monsieur Jean Valjean, c'est a Pontarlier que vous allez? «--Avec itineraire oblige. «Je crois bien que c'est comme cela que l'homme a dit. Puis il a continue: «--Il faut que je sois en route demain a la pointe du jour. Il fait dur voyager. Si les nuits sont froides, les journees sont chaudes. «--Vous allez la, a repris mon frere, dans un bon pays. A la revolution, ma famille a ete ruinee, je me suis refugie en Franche-Comte d'abord, et j'y ai vecu quelque temps du travail de mes bras. J'avais de la bonne volonte. J'ai trouve a m'y occuper. On n'a qu'a choisir. Il y a des papeteries, des tanneries, des distilleries, des huileries, des fabriques d'horlogerie en grand, des fabriques d'acier, des fabriques de cuivre, au moins vingt usines de fer, dont quatre a Lods, a Chatillon, a Audincourt et a Beure qui sont tres considerables.... «Je crois ne pas me tromper et que ce sont bien la les noms que mon frere a cites, puis il s'est interrompu et m'a adresse la parole: «--Chere soeur, n'avons-nous pas des parents dans ce pays-la? «J'ai repondu: «--Nous en avions, entre autres M. de Lucenet qui etait capitaine des portes a Pontarlier dans l'ancien regime. «--Oui, a repris mon frere, mais en 93 on n'avait plus de parents, on n'avait que ses bras. J'ai travaille. Ils ont dans le pays de Pontarlier, ou vous allez, monsieur Valjean, une industrie toute patriarcale et toute charmante, ma soeur. Ce sont leurs fromageries qu'ils appellent fruitieres. «Alors mon frere, tout en faisant manger cet homme, lui a explique tres en detail ce que c'etaient que les fruitieres de Pontarlier;--qu'on en distinguait deux sortes:--les _grosses granges_, qui sont aux riches, et ou il y a quarante ou cinquante vaches, lesquelles produisent sept a huit milliers de fromages par ete; les _fruitieres d'association_, qui sont aux pauvres; ce sont les paysans de la moyenne montagne qui mettent leurs vaches en commun et partagent les produits.--Ils prennent a leurs gages un fromager qu'ils appellent le grurin;--le grurin recoit le lait des associes trois fois par jour et marque les quantites sur une taille double;--c'est vers la fin d'avril que le travail des fromageries commence; c'est vers la mi-juin que les fromagers conduisent leurs vaches dans la montagne. «L'homme se ranimait tout en mangeant. Mon frere lui faisait boire de ce bon vin de Mauves dont il ne boit pas lui-meme parce qu'il dit que c'est du vin cher. Mon frere lui disait tous ces details avec cette gaite aisee que vous lui connaissez, entremelant ses paroles de facons gracieuses pour moi. Il est beaucoup revenu sur ce bon etat de grurin, comme s'il eut souhaite que cet homme comprit, sans le lui conseiller directement et durement, que ce serait un asile pour lui. Une chose m'a frappee. Cet homme etait ce que je vous ai dit. Eh bien! mon frere, pendant tout le souper, ni de toute la soiree, a l'exception de quelques paroles sur Jesus quand il est entre, n'a pas dit un mot qui put rappeler a cet homme qui il etait ni apprendre a cet homme qui etait mon frere. C'etait bien une occasion en apparence de faire un peu de sermon et d'appuyer l'eveque sur le galerien pour laisser la marque du passage. Il eut paru peut-etre a un autre que c'etait le cas, ayant ce malheureux sous la main, de lui nourrir l'ame en meme temps que le corps et de lui faire quelque reproche assaisonne de morale et de conseil, ou bien un peu de commiseration avec exhortation de se mieux conduire a l'avenir. Mon frere ne lui a meme pas demande de quel pays il etait, ni son histoire. Car dans son histoire il y a sa faute, et mon frere semblait eviter tout ce qui pouvait l'en faire souvenir. C'est au point qu'a un certain moment, comme mon frere parlait des montagnards de Pontarlier, qui ont _un doux travail pres du ciel et qui_, ajoutait-il, _sont heureux parce qu'ils sont innocents_, il s'est arrete court, craignant qu'il n'y eut dans ce mot qui lui echappait quelque chose qui put froisser l'homme. A force d'y reflechir, je crois avoir compris ce qui se passait dans le coeur de mon frere. Il pensait sans doute que cet homme, qui s'appelle Jean Valjean, n'avait que trop sa misere presente a l'esprit, que le mieux etait de l'en distraire, et de lui faire croire, ne fut-ce qu'un moment, qu'il etait une personne comme une autre, en etant pour lui tout ordinaire. N'est-ce pas la en effet bien entendre la charite? N'y a-t-il pas, bonne madame, quelque chose de vraiment evangelique dans cette delicatesse qui s'abstient de sermon, de morale et d'allusion, et la meilleure pitie, quand un homme a un point douloureux, n'est-ce pas de n'y point toucher du tout? Il m'a semble que ce pouvait etre la la pensee interieure de mon frere. Dans tous les cas, ce que je puis dire, c'est que, s'il a eu toutes ces idees, il n'en a rien marque, meme pour moi; il a ete d'un bout a l'autre le meme homme que tous les soirs, et il a soupe avec ce Jean Valjean du meme air et de la meme facon qu'il aurait soupe avec M. Gedeon Le Prevost ou avec M. le cure de la paroisse. «Vers la fin, comme nous etions aux figues, on a cogne a la porte. C'etait la mere Gerbaud avec son petit dans ses bras. Mon frere a baise l'enfant au front, et m'a emprunte quinze sous que j'avais sur moi pour les donner a la mere Gerbaud. L'homme pendant ce temps-la ne faisait pas grande attention. Il ne parlait plus et paraissait tres fatigue. La pauvre vieille Gerbaud partie, mon frere a dit les graces, puis il s'est tourne vers cet homme, et il lui a dit: Vous devez avoir bien besoin de votre lit. Madame Magloire a enleve le couvert bien vite. J'ai compris qu'il fallait nous retirer pour laisser dormir ce voyageur, et nous sommes montees toutes les deux. J'ai cependant envoye madame Magloire un instant apres porter sur le lit de cet homme une peau de chevreuil de la Foret-Noire qui est dans ma chambre. Les nuits sont glaciales, et cela tient chaud. C'est dommage que cette peau soit vieille; tout le poil s'en va. Mon frere l'a achetee du temps qu'il etait en Allemagne, a Tottlingen, pres des sources du Danube, ainsi que le petit couteau a manche d'ivoire dont je me sers a table. «Madame Magloire est remontee presque tout de suite, nous nous sommes mises a prier Dieu dans le salon ou l'on etend le linge, et puis nous sommes rentrees chacune dans notre chambre sans nous rien dire.» Chapitre V Tranquillite Apres avoir donne le bonsoir a sa soeur, monseigneur Bienvenu prit sur la table un des deux flambeaux d'argent, remit l'autre a son hote, et lui dit: --Monsieur, je vais vous conduire a votre chambre. L'homme le suivit. Comme on a pu le remarquer dans ce qui a ete dit plus haut, le logis etait distribue de telle sorte que, pour passer dans l'oratoire ou etait l'alcove ou pour en sortir, il fallait traverser la chambre a coucher de l'eveque. Au moment ou ils traversaient cette chambre, madame Magloire serrait l'argenterie dans le placard qui etait au chevet du lit. C'etait le dernier soin qu'elle prenait chaque soir avant de s'aller coucher. L'eveque installa son hote dans l'alcove. Un lit blanc et frais y etait dresse. L'homme posa le flambeau sur une petite table. --Allons, dit l'eveque, faites une bonne nuit. Demain matin, avant de partir, vous boirez une tasse de lait de nos vaches tout chaud. --Merci, monsieur l'abbe, dit l'homme. A peine eut-il prononce ces paroles pleines de paix que, tout a coup et sans transition, il eut un mouvement etrange et qui eut glace d'epouvante les deux saintes filles si elles en eussent ete temoins. Aujourd'hui meme il nous est difficile de nous rendre compte de ce qui le poussait en ce moment. Voulait-il donner un avertissement ou jeter une menace? Obeissait-il simplement a une sorte d'impulsion instinctive et obscure pour lui-meme? Il se tourna brusquement vers le vieillard, croisa les bras, et, fixant sur son hote un regard sauvage, il s'ecria d'une voix rauque: --Ah ca! decidement! vous me logez chez vous pres de vous comme cela! Il s'interrompit et ajouta avec un rire ou il y avait quelque chose de monstrueux: --Avez-vous bien fait toutes vos reflexions? Qui est-ce qui vous dit que je n'ai pas assassine? L'eveque leva les yeux vers le plafond et repondit: --Cela regarde le bon Dieu. Puis, gravement et remuant les levres comme quelqu'un qui prie ou qui se parle a lui-meme, il dressa les deux doigts de sa main droite et benit l'homme qui ne se courba pas, et, sans tourner la tete et sans regarder derriere lui, il rentra dans sa chambre. Quand l'alcove etait habitee, un grand rideau de serge tire de part en part dans l'oratoire cachait l'autel. L'eveque s'agenouilla en passant devant ce rideau et fit une courte priere. Un moment apres, il etait dans son jardin, marchant, revant, contemplant, l'ame et la pensee tout entieres a ces grandes choses mysterieuses que Dieu montre la nuit aux yeux qui restent ouverts. Quant a l'homme, il etait vraiment si fatigue qu'il n'avait meme pas profite de ces bons draps blancs. Il avait souffle sa bougie avec sa narine a la maniere des forcats et s'etait laisse tomber tout habille sur le lit, ou il s'etait tout de suite profondement endormi. Minuit sonnait comme l'eveque rentrait de son jardin dans son appartement. Quelques minutes apres, tout dormait dans la petite maison. Chapitre VI Jean Valjean Vers le milieu de la nuit, Jean Valjean se reveilla. Jean Valjean etait d'une pauvre famille de paysans de la Brie. Dans son enfance, il n'avait pas appris a lire. Quand il eut l'age d'homme, il etait emondeur a Faverolles. Sa mere s'appelait Jeanne Mathieu; son pere s'appelait Jean Valjean, ou Vlajean, sobriquet probablement, et contraction de _Voila Jean_. Jean Valjean etait d'un caractere pensif sans etre triste, ce qui est le propre des natures affectueuses. Somme toute, pourtant, c'etait quelque chose d'assez endormi et d'assez insignifiant, en apparence du moins, que Jean Valjean. Il avait perdu en tres bas age son pere et sa mere. Sa mere etait morte d'une fievre de lait mal soignee. Son pere, emondeur comme lui, s'etait tue en tombant d'un arbre. Il n'etait reste a Jean Valjean qu'une soeur plus agee que lui, veuve, avec sept enfants, filles et garcons. Cette soeur avait eleve Jean Valjean, et tant qu'elle eut son mari elle logea et nourrit son jeune frere. Le mari mourut. L'aine des sept enfants avait huit ans, le dernier un an. Jean Valjean venait d'atteindre, lui, sa vingt-cinquieme annee. Il remplaca le pere, et soutint a son tour sa soeur qui l'avait eleve. Cela se fit simplement, comme un devoir, meme avec quelque chose de bourru de la part de Jean Valjean. Sa jeunesse se depensait ainsi dans un travail rude et mal paye. On ne lui avait jamais connu de «bonne amie» dans le pays. Il n'avait pas eu le temps d'etre amoureux. Le soir il rentrait fatigue et mangeait sa soupe sans dire un mot. Sa soeur, mere Jeanne, pendant qu'il mangeait, lui prenait souvent dans son ecuelle le meilleur de son repas, le morceau de viande, la tranche de lard le coeur de chou, pour le donner a quelqu'un de ses enfants; lui, mangeant toujours, penche sur la table, presque la tete dans sa soupe, ses longs cheveux tombant autour de son ecuelle et cachant ses yeux, avait l'air de ne rien voir et laissait faire. Il y avait a Faverolles, pas loin de la chaumiere Valjean, de l'autre cote de la ruelle, une fermiere appelee Marie-Claude; les enfants Valjean, habituellement affames, allaient quelquefois emprunter au nom de leur mere une pinte de lait a Marie-Claude, qu'ils buvaient derriere une haie ou dans quelque coin d'allee, s'arrachant le pot, et si hativement que les petites filles s'en repandaient sur leur tablier et dans leur goulotte. La mere, si elle eut su cette maraude, eut severement corrige les delinquants. Jean Valjean, brusque et bougon, payait en arriere de la mere la pinte de lait a Marie-Claude, et les enfants n'etaient pas punis. Il gagnait dans la saison de l'emondage vingt-quatre sous par jour, puis il se louait comme moissonneur, comme manoeuvre, comme garcon de ferme bouvier, comme homme de peine. Il faisait ce qu'il pouvait. Sa soeur travaillait de son cote, mais que faire avec sept petits enfants? C'etait un triste groupe que la misere enveloppa et etreignit peu a peu. Il arriva qu'un hiver fut rude. Jean n'eut pas d'ouvrage. La famille n'eut pas de pain. Pas de pain. A la lettre. Sept enfants! Un dimanche soir, Maubert Isabeau, boulanger sur la place de l'Eglise, a Faverolles, se disposait a se coucher, lorsqu'il entendit un coup violent dans la devanture grillee et vitree de sa boutique. Il arriva a temps pour voir un bras passe a travers un trou fait d'un coup de poing dans la grille et dans la vitre. Le bras saisit un pain et l'emporta. Isabeau sortit en hate; le voleur s'enfuyait a toutes jambes; Isabeau courut apres lui et l'arreta. Le voleur avait jete le pain, mais il avait encore le bras ensanglante. C'etait Jean Valjean. Ceci se passait en 1795. Jean Valjean fut traduit devant les tribunaux du temps «pour vol avec effraction la nuit dans une maison habitee». Il avait un fusil dont il se servait mieux que tireur au monde, il etait quelque peu braconnier; ce qui lui nuisit. Il y a contre les braconniers un prejuge legitime. Le braconnier, de meme que le contrebandier, cotoie de fort pres le brigand. Pourtant, disons-le en passant, il y a encore un abime entre ces races d'hommes et le hideux assassin des villes. Le braconnier vit dans la foret; le contrebandier vit dans la montagne ou sur la mer. Les villes font des hommes feroces parce qu'elles font des hommes corrompus. La montagne, la mer, la foret, font des hommes sauvages. Elles developpent le cote farouche, mais souvent sans detruire le cote humain. Jean Valjean fut declare coupable. Les termes du code etaient formels. Il y a dans notre civilisation des heures redoutables; ce sont les moments ou la penalite prononce un naufrage. Quelle minute funebre que celle ou la societe s'eloigne et consomme l'irreparable abandon d'un etre pensant! Jean Valjean fut condamne a cinq ans de galeres. Le 22 avril 1796, on cria dans Paris la victoire de Montenotte remportee par le general en chef de l'annee d'Italie, que le message du Directoire aux Cinq-Cents, du 2 floreal an IV, appelle Buona-Parte; ce meme jour une grande chaine fut ferree a Bicetre. Jean Valjean fit partie de cette chaine. Un ancien guichetier de la prison, qui a pres de quatre-vingt-dix ans aujourd'hui, se souvient encore parfaitement de ce malheureux qui fut ferre a l'extremite du quatrieme cordon dans l'angle nord de la cour. Il etait assis a terre comme tous les autres. Il paraissait ne rien comprendre a sa position, sinon qu'elle etait horrible. Il est probable qu'il y demelait aussi, a travers les vagues idees d'un pauvre homme ignorant de tout, quelque chose d'excessif. Pendant qu'on rivait a grands coups de marteau derriere sa tete le boulon de son carcan, il pleurait, les larmes l'etouffaient, elles l'empechaient de parler, il parvenait seulement a dire de temps en temps: _J'etais emondeur a Faverolles_. Puis, tout en sanglotant, il elevait sa main droite et l'abaissait graduellement sept fois comme s'il touchait successivement sept tetes inegales, et par ce geste on devinait que la chose quelconque qu'il avait faite, il l'avait faite pour vetir et nourrir sept petits enfants. Il partit pour Toulon. Il y arriva apres un voyage de vingt-sept jours, sur une charrette, la chaine au cou. A Toulon, il fut revetu de la casaque rouge. Tout s'effaca de ce qui avait ete sa vie, jusqu'a son nom; il ne fut meme plus Jean Valjean; il fut le numero 24601. Que devint la soeur? que devinrent les sept enfants? Qui est-ce qui s'occupe de cela? Que devient la poignee de feuilles du jeune arbre scie par le pied? C'est toujours la meme histoire. Ces pauvres etres vivants, ces creatures de Dieu, sans appui desormais, sans guide, sans asile, s'en allerent au hasard, qui sait meme? chacun de leur cote peut-etre, et s'enfoncerent peu a peu dans cette froide brume ou s'engloutissent les destinees solitaires, moines tenebres ou disparaissent successivement tant de tetes infortunees dans la sombre marche du genre humain. Ils quitterent le pays. Le clocher de ce qui avait ete leur village les oublia; la borne de ce qui avait ete leur champ les oublia; apres quelques annees de sejour au bagne, Jean Valjean lui-meme les oublia. Dans ce coeur ou il y avait eu une plaie, il y eut une cicatrice. Voila tout. A peine, pendant tout le temps qu'il passa a Toulon, entendit-il parler une seule fois de sa soeur. C'etait, je crois, vers la fin de la quatrieme annee de sa captivite. Je ne sais plus par quelle voie ce renseignement lui parvint. Quelqu'un, qui les avait connus au pays, avait vu sa soeur. Elle etait a Paris. Elle habitait une pauvre rue pres de Saint-Sulpice, la rue du Geindre. Elle n'avait plus avec elle qu'un enfant, un petit garcon, le dernier. Ou etaient les six autres? Elle ne le savait peut-etre pas elle-meme. Tous les matins elle allait a une imprimerie rue du Sabot, n° 3, ou elle etait plieuse et brocheuse. Il fallait etre la a six heures du matin, bien avant le jour l'hiver. Dans la maison de l'imprimerie il y avait une ecole, elle menait a cette ecole son petit garcon qui avait sept ans. Seulement, comme elle entrait a l'imprimerie a six heures et que l'ecole n'ouvrait qu'a sept, il fallait que l'enfant attendit, dans la cour, que l'ecole ouvrit, une heure; l'hiver, une heure de nuit, en plein air. On ne voulait pas que l'enfant entrat dans l'imprimerie, parce qu'il genait, disait-on. Les ouvriers voyaient le matin en passant ce pauvre petit etre assis sur le pave, tombant de sommeil, et souvent endormi dans l'ombre, accroupi et plie sur son panier. Quand il pleuvait, une vieille femme, la portiere, en avait pitie; elle le recueillait dans son bouge ou il n'y avait qu'un grabat, un rouet et deux chaises de bois, et le petit dormait la dans un coin, se serrant contre le chat pour avoir moins froid. A sept heures, l'ecole ouvrait et il y entrait. Voila ce qu'on dit a Jean Valjean. On l'en entretint un jour, ce fut un moment, un eclair, comme une fenetre brusquement ouverte sur la destinee de ces etres qu'il avait aimes, puis tout se referma; il n'en entendit plus parler, et ce fut pour jamais. Plus rien n'arriva d'eux a lui; jamais il ne les revit, jamais il ne les rencontra, et, dans la suite de cette douloureuse histoire, on ne les retrouvera plus. Vers la fin de cette quatrieme annee, le tour d'evasion de Jean Valjean arriva. Ses camarades l'aiderent comme cela se fait dans ce triste lieu. Il s'evada. Il erra deux jours en liberte dans les champs; si c'est etre libre que d'etre traque; de tourner la tete a chaque instant; de tressaillir au moindre bruit; d'avoir peur de tout, du toit qui fume, de l'homme qui passe, du chien qui aboie, du cheval qui galope, de l'heure qui sonne, du jour parce qu'on voit, de la nuit parce qu'on ne voit pas, de la route, du sentier, du buisson, du sommeil. Le soir du second jour, il fut repris. Il n'avait ni mange ni dormi depuis trente-six heures. Le tribunal maritime le condamna pour ce delit a une prolongation de trois ans, ce qui lui fit huit ans. La sixieme annee, ce fut encore son tour de s'evader; il en usa, mais il ne put consommer sa fuite. Il avait manque a l'appel. On tira le coup de canon, et a la nuit les gens de ronde le trouverent cache sous la quille d'un vaisseau en construction; il resista aux gardes-chiourme qui le saisirent. Evasion et rebellion. Ce fait prevu par le code special fut puni d'une aggravation de cinq ans, dont deux ans de double chaine. Treize ans. La dixieme annee, son tour revint, il en profita encore. Il ne reussit pas mieux. Trois ans pour cette nouvelle tentative. Seize ans. Enfin, ce fut, je crois, pendant la treizieme annee qu'il essaya une derniere fois et ne reussit qu'a se faire reprendre apres quatre heures d'absence. Trois ans pour ces quatre heures. Dix-neuf ans. En octobre 1815 il fut libere; il etait entre la en 1796 pour avoir casse un carreau et pris un pain. Place pour une courte parenthese. C'est la seconde fois que, dans ses etudes sur la question penale et sur la damnation par la loi, l'auteur de ce livre rencontre le vol d'un pain, comme point de depart du desastre d'une destinee. Claude Gueux avait vole un pain; Jean Valjean avait vole un pain. Une statistique anglaise constate qu'a Londres quatre vols sur cinq ont pour cause immediate la faim. Jean Valjean etait entre au bagne sanglotant et fremissant; il en sortit impassible. Il y etait entre desespere; il en sortit sombre. Que s'etait-il passe dans cette ame? Chapitre VII Le dedans du desespoir Essayons de le dire. Il faut bien que la societe regarde ces choses puisque c'est elle qui les fait. C'etait, nous l'avons dit, un ignorant; mais ce n'etait pas un imbecile. La lumiere naturelle etait allumee en lui. Le malheur, qui a aussi sa clarte, augmenta le peu de jour qu'il y avait dans cet esprit. Sous le baton, sous la chaine, au cachot, a la fatigue, sous l'ardent soleil du bagne, sur le lit de planches des forcats, il se replia en sa conscience et reflechit. Il se constitua tribunal. Il commenca par se juger lui-meme. Il reconnut qu'il n'etait pas un innocent injustement puni. Il s'avoua qu'il avait commis une action extreme et blamable; qu'on ne lui eut peut-etre pas refuse ce pain s'il l'avait demande; que dans tous les cas il eut mieux valu l'attendre, soit de la pitie, soit du travail; que ce n'est pas tout a fait une raison sans replique de dire: peut-on attendre quand on a faim? que d'abord il est tres rare qu'on meure litteralement de faim; ensuite que, malheureusement ou heureusement, l'homme est ainsi fait qu'il peut souffrir longtemps et beaucoup, moralement et physiquement, sans mourir; qu'il fallait donc de la patience; que cela eut mieux valu meme pour ces pauvres petits enfants; que c'etait un acte de folie, a lui, malheureux homme chetif, de prendre violemment au collet la societe tout entiere et de se figurer qu'on sort de la misere par le vol; que c'etait, dans tous les cas, une mauvaise porte pour sortir de la misere que celle par ou l'on entre dans l'infamie; enfin qu'il avait eu tort. Puis il se demanda: S'il etait le seul qui avait eu tort dans sa fatale histoire? Si d'abord ce n'etait pas une chose grave qu'il eut, lui travailleur, manque de travail, lui laborieux, manque de pain. Si, ensuite, la faute commise et avouee, le chatiment n'avait pas ete feroce et outre. S'il n'y avait pas plus d'abus de la part de la loi dans la peine qu'il n'y avait eu d'abus de la part du coupable dans la faute. S'il n'y avait pas exces de poids dans un des plateaux de la balance, celui ou est l'expiation. Si la surcharge de la peine n'etait point l'effacement du delit, et n'arrivait pas a ce resultat: de retourner la situation, de remplacer la faute du delinquant par la faute de la repression, de faire du coupable la victime et du debiteur le creancier, et de mettre definitivement le droit du cote de celui-la meme qui l'avait viole. Si cette peine, compliquee des aggravations successives pour les tentatives d'evasion, ne finissait pas par etre une sorte d'attentat du plus fort sur le plus faible, un crime de la societe sur l'individu, un crime qui recommencait tous les jours, un crime qui durait dix-neuf ans. Il se demanda si la societe humaine pouvait avoir le droit de faire egalement subir a ses membres, dans un cas son imprevoyance deraisonnable, et dans l'autre cas sa prevoyance impitoyable, et de saisir a jamais un pauvre homme entre un defaut et un exces, defaut de travail, exces de chatiment. S'il n'etait pas exorbitant que la societe traitat ainsi precisement ses membres les plus mal dotes dans la repartition de biens que fait le hasard, et par consequent les plus dignes de menagements. Ces questions faites et resolues, il jugea la societe et la condamna. Il la condamna sans haine. Il la fit responsable du sort qu'il subissait, et se dit qu'il n'hesiterait peut-etre pas a lui en demander compte un jour. Il se declara a lui-meme qu'il n'y avait pas equilibre entre le dommage qu'il avait cause et le dommage qu'on lui causait; il conclut enfin que son chatiment n'etait pas, a la verite, une injustice, mais qu'a coup sur c'etait une iniquite. La colere peut etre folle et absurde; on peut etre irrite a tort; on n'est indigne que lorsqu'on a raison au fond par quelque cote. Jean Valjean se sentait indigne. Et puis, la societe humaine ne lui avait fait que du mal. Jamais il n'avait vu d'elle que ce visage courrouce qu'elle appelle sa justice et qu'elle montre a ceux qu'elle frappe. Les hommes ne l'avaient touche que pour le meurtrir. Tout contact avec eux lui avait ete un coup. Jamais, depuis son enfance, depuis sa mere, depuis sa soeur, jamais il n'avait rencontre une parole amie et un regard bienveillant. De souffrance en souffrance il arriva peu a peu a cette conviction que la vie etait une guerre; et que dans cette guerre il etait le vaincu. Il n'avait d'autre arme que sa haine. Il resolut de l'aiguiser au bagne et de l'emporter en s'en allant. Il y avait a Toulon une ecole pour la chiourme tenue par des freres ignorantins ou l'on enseignait le plus necessaire a ceux de ces malheureux qui avaient de la bonne volonte. Il fut du nombre des hommes de bonne volonte. Il alla a l'ecole a quarante ans, et apprit a lire, a ecrire, a compter. Il sentit que fortifier son intelligence, c'etait fortifier sa haine. Dans certains cas, l'instruction et la lumiere peuvent servir de rallonge au mal. Cela est triste a dire, apres avoir juge la societe qui avait fait son malheur, il jugea la providence qui avait fait la societe. Il la condamna aussi. Ainsi, pendant ces dix-neuf ans de torture et d'esclavage, cette ame monta et tomba en meme temps. Il y entra de la lumiere d'un cote et des tenebres de l'autre. Jean Valjean n'etait pas, on l'a vu, d'une nature mauvaise. Il etait encore bon lorsqu'il arriva au bagne. Il y condamna la societe et sentit qu'il devenait mechant, il y condamna la providence et sentit qu'il devenait impie. Ici il est difficile de ne pas mediter un instant. La nature humaine se transforme-t-elle ainsi de fond en comble et tout a fait? L'homme cree bon par Dieu peut-il etre fait mechant par l'homme? L'ame peut-elle etre refaite tout d'une piece par la destinee, et devenir mauvaise, la destinee etant mauvaise? Le coeur peut-il devenir difforme et contracter des laideurs et des infirmites incurables sous la pression d'un malheur disproportionne, comme la colonne vertebrale sous une voute trop basse? N'y a-t-il pas dans toute ame humaine, n'y avait-il pas dans l'ame de Jean Valjean en particulier, une premiere etincelle, un element divin, incorruptible dans ce monde, immortel dans l'autre, que le bien peut developper, attiser, allumer, enflammer et faire rayonner splendidement, et que le mal ne peut jamais entierement eteindre? Questions graves et obscures, a la derniere desquelles tout physiologiste eut probablement repondu non, et sans hesiter, s'il eut vu a Toulon, aux heures de repos qui etaient pour Jean Valjean des heures de reverie, assis, les bras croises, sur la barre de quelque cabestan, le bout de sa chaine enfonce dans sa poche pour l'empecher de trainer, ce galerien morne, serieux, silencieux et pensif, paria des lois qui regardait l'homme avec colere, damne de la civilisation qui regardait le ciel avec severite. Certes, et nous ne voulons pas le dissimuler, le physiologiste observateur eut vu la une misere irremediable, il eut plaint peut-etre ce malade du fait de la loi, mais il n'eut pas meme essaye de traitement; il eut detourne le regard des cavernes qu'il aurait entrevues dans cette ame; et, comme Dante de la porte de l'enfer, il eut efface de cette existence le mot que le doigt de Dieu ecrit pourtant sur le front de tout homme: _Esperance_! Cet etat de son ame que nous avons tente d'analyser etait-il aussi parfaitement clair pour Jean Valjean que nous avons essaye de le rendre pour ceux qui nous lisent? Jean Valjean voyait-il distinctement, apres leur formation, et avait-il vu distinctement, a mesure qu'ils se formaient, tous les elements dont se composait sa misere morale? Cet homme rude et illettre s'etait-il bien nettement rendu compte de la succession d'idees par laquelle il etait, degre a degre, monte et descendu jusqu'aux lugubres aspects qui etaient depuis tant d'annees deja l'horizon interieur de son esprit? Avait-il bien conscience de tout ce qui s'etait passe en lui et de tout ce qui s'y remuait? C'est ce que nous n'oserions dire; c'est meme ce que nous ne croyons pas. Il y avait trop d'ignorance dans Jean Valjean pour que, meme apres tant de malheur, il n'y restat pas beaucoup de vague. Par moments il ne savait pas meme bien au juste ce qu'il eprouvait. Jean Valjean etait dans les tenebres; il souffrait dans les tenebres; il haissait dans les tenebres; on eut pu dire qu'il haissait devant lui. Il vivait habituellement dans cette ombre, tatonnant comme un aveugle et comme un reveur. Seulement, par intervalles, il lui venait tout a coup, de lui-meme ou du dehors, une secousse de colere, un surcroit de souffrance, un pale et rapide eclair qui illuminait toute son ame, et faisait brusquement apparaitre partout autour de lui, en avant et en arriere, aux lueurs d'une lumiere affreuse, les hideux precipices et les sombres perspectives de sa destinee. L'eclair passe, la nuit retombait, et ou etait-il? il ne le savait plus. Le propre des peines de cette nature, dans lesquelles domine ce qui est impitoyable, c'est-a-dire ce qui est abrutissant, c'est de transformer peu a peu, par une sorte de transfiguration stupide, un homme en une bete fauve. Quelquefois en une bete feroce. Les tentatives d'evasion de Jean Valjean, successives et obstinees, suffiraient a prouver cet etrange travail fait par la loi sur l'ame humaine. Jean Valjean eut renouvele ces tentatives, si parfaitement inutiles et folles, autant de fois que l'occasion s'en fut presentee, sans songer un instant au resultat, ni aux experiences deja faites. Il s'echappait impetueusement comme le loup qui trouve la cage ouverte. L'instinct lui disait: sauve-toi! Le raisonnement lui eut dit: reste! Mais, devant une tentation si violente, le raisonnement avait disparu; il n'y avait plus que l'instinct. La bete seule agissait. Quand il etait repris, les nouvelles severites qu'on lui infligeait ne servaient qu'a l'effarer davantage. Un detail que nous ne devons pas omettre, c'est qu'il etait d'une force physique dont n'approchait pas un des habitants du bagne. A la fatigue, pour filer un cable, pour virer un cabestan, Jean Valjean valait quatre hommes. Il soulevait et soutenait parfois d'enormes poids sur son dos, et remplacait dans l'occasion cet instrument qu'on appelle cric et qu'on appelait jadis orgueil, d'ou a pris nom, soit dit en passant, la rue Montorgueil pres des halles de Paris. Ses camarades l'avaient surnomme Jean-le-Cric. Une fois, comme on reparait le balcon de l'hotel de ville de Toulon, une des admirables cariatides de Puget qui soutiennent ce balcon se descella et faillit tomber. Jean Valjean, qui se trouvait la, soutint de l'epaule la cariatide et donna le temps aux ouvriers d'arriver. Sa souplesse depassait encore sa vigueur. Certains forcats, reveurs perpetuels d'evasions, finissent par faire de la force et de l'adresse combinees une veritable science. C'est la science des muscles. Toute une statique mysterieuse est quotidiennement pratiquee par les prisonniers, ces eternels envieux des mouches et des oiseaux. Gravir une verticale, et trouver des points d'appui la ou l'on voit a peine une saillie, etait un jeu pour Jean Valjean. Etant donne un angle de mur, avec la tension de son dos et de ses jarrets, avec ses coudes et ses talons emboites dans les asperites de la pierre, il se hissait comme magiquement a un troisieme etage. Quelquefois il montait ainsi jusqu'au toit du bagne. Il parlait peu. Il ne riait pas. Il fallait quelque emotion extreme pour lui arracher, une ou deux fois l'an, ce lugubre rire du forcat qui est comme un echo du rire du demon. A le voir, il semblait occupe a regarder continuellement quelque chose de terrible. Il etait absorbe en effet. A travers les perceptions maladives d'une nature incomplete et d'une intelligence accablee, il sentait confusement qu'une chose monstrueuse etait sur lui. Dans cette penombre obscure et blafarde ou il rampait, chaque fois qu'il tournait le cou et qu'il essayait d'elever son regard, il voyait, avec une terreur melee de rage, s'echafauder, s'etager et monter a perte de vue au-dessus de lui, avec des escarpements horribles, une sorte d'entassement effrayant de choses, de lois, de prejuges, d'hommes et de faits, dont les contours lui echappaient, dont la masse l'epouvantait, et qui n'etait autre chose que cette prodigieuse pyramide que nous appelons la civilisation. Il distinguait ca et la dans cet ensemble fourmillant et difforme, tantot pres de lui, tantot loin et sur des plateaux inaccessibles, quelque groupe, quelque detail vivement eclaire, ici l'argousin et son baton, ici le gendarme et son sabre, la-bas l'archeveque mitre, tout en haut, dans une sorte de soleil, l'empereur couronne et eblouissant. Il lui semblait que ces splendeurs lointaines, loin de dissiper sa nuit, la rendaient plus funebre et plus noire. Tout cela, lois, prejuges, faits, hommes, choses, allait et venait au-dessus de lui, selon le mouvement complique et mysterieux que Dieu imprime a la civilisation, marchant sur lui et l'ecrasant avec je ne sais quoi de paisible dans la cruaute et d'inexorable dans l'indifference. Ames tombees au fond de l'infortune possible, malheureux hommes perdus au plus bas de ces limbes ou l'on ne regarde plus, les reprouves de la loi sentent peser de tout son poids sur leur tete cette societe humaine, si formidable pour qui est dehors, si effroyable pour qui est dessous. Dans cette situation, Jean Valjean songeait, et quelle pouvait etre la nature de sa reverie? Si le grain de mil sous la meule avait des pensees, il penserait sans doute ce que pensait Jean Valjean. Toutes ces choses, realites pleines de spectres, fantasmagories pleines de realites, avaient fini par lui creer une sorte d'etat interieur presque inexprimable. Par moments, au milieu de son travail du bagne, il s'arretait. Il se mettait a penser. Sa raison, a la fois plus mure et plus troublee qu'autrefois, se revoltait. Tout ce qui lui etait arrive lui paraissait absurde; tout ce qui l'entourait lui paraissait impossible. Il se disait: c'est un reve. Il regardait l'argousin debout a quelques pas de lui; l'argousin lui semblait un fantome; tout a coup le fantome lui donnait un coup de baton. La nature visible existait a peine pour lui. Il serait presque vrai de dire qu'il n'y avait point pour Jean Valjean de soleil, ni de beaux jours d'ete, ni de ciel rayonnant, ni de fraiches aubes d'avril. Je ne sais quel jour de soupirail eclairait habituellement son ame. Pour resumer, en terminant, ce qui peut etre resume et traduit en resultats positifs dans tout ce que nous venons d'indiquer, nous nous bornerons a constater qu'en dix-neuf ans, Jean Valjean, l'inoffensif emondeur de Faverolles, le redoutable galerien de Toulon, etait devenu capable, grace a la maniere dont le bagne l'avait faconne, de deux especes de mauvaises actions: premierement, d'une mauvaise action rapide, irreflechie, pleine d'etourdissement, toute d'instinct, sorte de represaille pour le mal souffert; deuxiemement, d'une mauvaise action grave, serieuse, debattue en conscience et meditee avec les idees fausses que peut donner un pareil malheur. Ses premeditations passaient par les trois phases successives que les natures d'une certaine trempe peuvent seules parcourir, raisonnement, volonte, obstination. Il avait pour mobiles l'indignation habituelle, l'amertume de l'ame, le profond sentiment des iniquites subies, la reaction, meme contre les bons, les innocents et les justes, s'il y en a. Le point de depart comme le point d'arrivee de toutes ses pensees etait la haine de la loi humaine; cette haine qui, si elle n'est arretee dans son developpement par quelque incident providentiel, devient, dans un temps donne, la haine de la societe, puis la haine du genre humain, puis la haine de la creation, et se traduit par un vague et incessant et brutal desir de nuire, n'importe a qui, a un etre vivant quelconque. Comme on voit, ce n'etait pas sans raison que le passeport qualifiait Jean Valjean d'_homme tres dangereux_. D'annee en annee, cette ame s'etait dessechee de plus en plus, lentement, mais fatalement. A coeur sec, oeil sec. A sa sortie du bagne, il y avait dix-neuf ans qu'il n'avait verse une larme. Chapitre VIII L'onde et l'ombre Un homme a la mer! Qu'importe! le navire ne s'arrete pas. Le vent souffle, ce sombre navire-la a une route qu'il est force de continuer. Il passe. L'homme disparait, puis reparait, il plonge et remonte a la surface, il appelle, il tend les bras, on ne l'entend pas; le navire, frissonnant sous l'ouragan, est tout a sa manoeuvre, les matelots et les passagers ne voient meme plus l'homme submerge; sa miserable tete n'est qu'un point dans l'enormite des vagues. Il jette des cris desesperes dans les profondeurs. Quel spectre que cette voile qui s'en va! Il la regarde, il la regarde frenetiquement. Elle s'eloigne, elle blemit, elle decroit. Il etait la tout a l'heure, il etait de l'equipage, il allait et venait sur le pont avec les autres, il avait sa part de respiration et de soleil, il etait un vivant. Maintenant, que s'est-il donc passe? Il a glisse, il est tombe, c'est fini. Il est dans l'eau monstrueuse. Il n'a plus sous les pieds que de la fuite et de l'ecroulement. Les flots dechires et dechiquetes par le vent l'environnent hideusement, les roulis de l'abime l'emportent, tous les haillons de l'eau s'agitent autour de sa tete, une populace de vagues crache sur lui, de confuses ouvertures le devorent a demi; chaque fois qu'il enfonce, il entrevoit des precipices pleins de nuit; d'affreuses vegetations inconnues le saisissent, lui nouent les pieds, le tirent a elles; il sent qu'il devient abime, il fait partie de l'ecume, les flots se le jettent de l'un a l'autre, il boit l'amertume, l'ocean lache s'acharne a le noyer, l'enormite joue avec son agonie. Il semble que toute cette eau soit de la haine. Il lutte pourtant, il essaie de se defendre, il essaie de se soutenir, il fait effort, il nage. Lui, cette pauvre force tout de suite epuisee, il combat l'inepuisable. Ou donc est le navire? La-bas. A peine visible dans les pales tenebres de l'horizon. Les rafales soufflent; toutes les ecumes l'accablent. Il leve les yeux et ne voit que les lividites des nuages. Il assiste, agonisant, a l'immense demence de la mer. Il est supplicie par cette folie. Il entend des bruits etrangers a l'homme qui semblent venir d'au dela de la terre et d'on ne sait quel dehors effrayant. Il y a des oiseaux dans les nuees, de meme qu'il y a des anges au-dessus des detresses humaines, mais que peuvent-ils pour lui? Cela vole, chante et plane, et lui, il rale. Il se sent enseveli a la fois par ces deux infinis, l'ocean et le ciel; l'un est une tombe, l'autre est un linceul. La nuit descend, voila des heures qu'il nage, ses forces sont a bout; ce navire, cette chose lointaine ou il y avait des hommes, s'est efface; il est seul dans le formidable gouffre crepusculaire, il enfonce, il se roidit, il se tord, il sent au-dessous de lui les vagues monstres de l'invisible; il appelle. Il n'y a plus d'hommes. Ou est Dieu? Il appelle. Quelqu'un! quelqu'un! Il appelle toujours. Rien a l'horizon. Rien au ciel. Il implore l'etendue, la vague, l'algue, l'ecueil; cela est sourd. Il supplie la tempete; la tempete imperturbable n'obeit qu'a l'infini. Autour de lui, l'obscurite, la brume, la solitude, le tumulte orageux et inconscient, le plissement indefini des eaux farouches. En lui l'horreur et la fatigue. Sous lui la chute. Pas de point d'appui. Il songe aux aventures tenebreuses du cadavre dans l'ombre illimitee. Le froid sans fond le paralyse. Ses mains se crispent et se ferment et prennent du neant. Vents, nuees, tourbillons, souffles, etoiles inutiles! Que faire? Le desespere s'abandonne, qui est las prend le parti de mourir, il se laisse faire, il se laisse aller, il lache prise, et le voila qui roule a jamais dans les profondeurs lugubres de l'engloutissement. O marche implacable des societes humaines! Pertes d'hommes et d'ames chemin faisant! Ocean ou tombe tout ce que laisse tomber la loi! Disparition sinistre du secours! o mort morale! La mer, c'est l'inexorable nuit sociale ou la penalite jette ses damnes. La mer, c'est l'immense misere. L'ame, a vau-l'eau dans ce gouffre, peut devenir un cadavre. Qui la ressuscitera? Chapitre IX Nouveaux griefs Quand vint l'heure de la sortie du bagne, quand Jean Valjean entendit a son oreille ce mot etrange: _tu es libre_! le moment fut invraisemblable et inoui, un rayon de vive lumiere, un rayon de la vraie lumiere des vivants penetra subitement en lui. Mais ce rayon ne tarda point a palir. Jean Valjean avait ete ebloui de l'idee de la liberte. Il avait cru a une vie nouvelle. Il vit bien vite ce que c'etait qu'une liberte a laquelle on donne un passeport jaune. Et autour de cela bien des amertumes. Il avait calcule que sa masse, pendant son sejour au bagne, aurait du s'elever a cent soixante et onze francs. Il est juste d'ajouter qu'il avait oublie de faire entrer dans ses calculs le repos force des dimanches et fetes qui, pour dix-neuf ans, entrainait une diminution de vingt-quatre francs environ. Quoi qu'il en fut, cette masse avait ete reduite, par diverses retenues locales, a la somme de cent neuf francs quinze sous, qui lui avait ete comptee a sa sortie. Il n'y avait rien compris, et se croyait lese. Disons le mot, vole. Le lendemain de sa liberation, a Grasse, il vit devant la porte d'une distillerie de fleurs d'oranger des hommes qui dechargeaient des ballots. Il offrit ses services. La besogne pressait, on les accepta. Il se mit a l'ouvrage. Il etait intelligent, robuste et adroit; il faisait de son mieux; le maitre paraissait content. Pendant qu'il travaillait, un gendarme passa, le remarqua, et lui demanda ses papiers. Il fallut montrer le passeport jaune. Cela fait, Jean Valjean reprit son travail. Un peu auparavant, il avait questionne l'un des ouvriers sur ce qu'ils gagnaient a cette besogne par jour; on lui avait repondu: _trente sous_. Le soir venu, comme il etait force de repartir le lendemain matin, il se presenta devant le maitre de la distillerie et le pria de le payer. Le maitre ne profera pas une parole, et lui remit vingt-cinq sous. Il reclama. On lui repondit: cela est assez bon pour toi. Il insista. Le maitre le regarda entre les deux yeux et lui dit: _Gare le bloc_. La encore il se considera comme vole. La societe, l'etat, en lui diminuant sa masse, l'avait vole en grand. Maintenant, c'etait le tour de l'individu qui le volait en petit. Liberation n'est pas delivrance. On sort du bagne, mais non de la condamnation. Voila ce qui lui etait arrive a Grasse. On a vu de quelle facon il avait ete accueilli a Digne. Chapitre X L'homme reveille Donc, comme deux heures du matin sonnaient a l'horloge de la cathedrale, Jean Valjean se reveilla. Ce qui le reveilla, c'est que le lit etait trop bon. Il y avait vingt ans bientot qu'il n'avait couche dans un lit, et quoiqu'il ne se fut pas deshabille, la sensation etait trop nouvelle pour ne pas troubler son sommeil. Il avait dormi plus de quatre heures. Sa fatigue etait passee. Il etait accoutume a ne pas donner beaucoup d'heures au repos. Il ouvrit les yeux et regarda un moment dans l'obscurite autour de lui, puis il les referma pour se rendormir. Quand beaucoup de sensations diverses ont agite la journee, quand des choses preoccupent l'esprit, on s'endort, mais on ne se rendort pas. Le sommeil vient plus aisement qu'il ne revient. C'est ce qui arriva a Jean Valjean. Il ne put se rendormir, et il se mit a penser. Il etait dans un de ces moments ou les idees qu'on a dans l'esprit sont troubles. Il avait une sorte de va-et-vient obscur dans le cerveau. Ses souvenirs anciens et ses souvenirs immediats y flottaient pele-mele et s'y croisaient confusement, perdant leurs formes, se grossissant demesurement, puis disparaissant tout a coup comme dans une eau fangeuse et agitee. Beaucoup de pensees lui venaient, mais il y en avait une qui se representait continuellement et qui chassait toutes les autres. Cette pensee, nous allons la dire tout de suite:--Il avait remarque les six couverts d'argent et la grande cuiller que madame Magloire avait poses sur la table. Ces six couverts d'argent l'obsedaient.--Ils etaient la.--A quelques pas.--A l'instant ou il avait traverse la chambre d'a cote pour venir dans celle ou il etait, la vieille servante les mettait dans un petit placard a la tete du lit.--Il avait bien remarque ce placard.--A droite, en entrant par la salle a manger.--Ils etaient massifs.--Et de vieille argenterie.--Avec la grande cuiller, on en tirerait au moins deux cents francs.--Le double de ce qu'il avait gagne en dix-neuf ans.--Il est vrai qu'il eut gagne davantage si l'_administration_ ne l'avait pas _vole_. Son esprit oscilla toute une grande heure dans des fluctuations auxquelles se melait bien quelque lutte. Trois heures sonnerent. Il rouvrit les yeux, se dressa brusquement sur son seant, etendit le bras et tata son havresac qu'il avait jete dans le coin de l'alcove, puis il laissa pendre ses jambes et poser ses pieds a terre, et se trouva, presque sans savoir comment, assis sur son lit. Il resta un certain temps reveur dans cette attitude qui eut eu quelque chose de sinistre pour quelqu'un qui l'eut apercu ainsi dans cette ombre, seul eveille dans la maison endormie. Tout a coup il se baissa, ota ses souliers et les posa doucement sur la natte pres du lit, puis il reprit sa posture de reverie et redevint immobile. Au milieu de cette meditation hideuse, les idees que nous venons d'indiquer remuaient sans relache son cerveau, entraient, sortaient, rentraient, faisaient sur lui une sorte de pesee; et puis il songeait aussi, sans savoir pourquoi, et avec cette obstination machinale de la reverie, a un forcat nomme Brevet qu'il avait connu au bagne, et dont le pantalon n'etait retenu que par une seule bretelle de coton tricote. Le dessin en damier de cette bretelle lui revenait sans cesse a l'esprit. Il demeurait dans cette situation, et y fut peut-etre reste indefiniment jusqu'au lever du jour, si l'horloge n'eut sonne un coup--le quart ou la demie. Il sembla que ce coup lui eut dit: allons! Il se leva debout, hesita encore un moment, et ecouta; tout se taisait dans la maison; alors il marcha droit et a petits pas vers la fenetre qu'il entrevoyait. La nuit n'etait pas tres obscure; c'etait une pleine lune sur laquelle couraient de larges nuees chassees par le vent. Cela faisait au dehors des alternatives d'ombre et de clarte, des eclipses, puis des eclaircies, et au dedans une sorte de crepuscule. Ce crepuscule, suffisant pour qu'on put se guider, intermittent a cause des nuages, ressemblait a l'espece de lividite qui tombe d'un soupirail de cave devant lequel vont et viennent des passants. Arrive a la fenetre, Jean Valjean l'examina. Elle etait sans barreaux, donnait sur le jardin et n'etait fermee, selon la mode du pays, que d'une petite clavette. Il l'ouvrit, mais, comme un air froid et vif entra brusquement dans la chambre, il la referma tout de suite. Il regarda le jardin de ce regard attentif qui etudie plus encore qu'il ne regarde. Le jardin etait enclos d'un mur blanc assez bas, facile a escalader. Au fond, au-dela, il distingua des tetes d'arbres egalement espacees, ce qui indiquait que ce mur separait le jardin d'une avenue ou d'une ruelle plantee. Ce coup d'oeil jete, il fit le mouvement d'un homme determine, marcha a son alcove, prit son havresac, l'ouvrit, le fouilla, en tira quelque chose qu'il posa sur le lit, mit ses souliers dans une des poches, referma le tout, chargea le sac sur ses epaules, se couvrit de sa casquette dont il baissa la visiere sur ses yeux, chercha son baton en tatonnant, et l'alla poser dans l'angle de la fenetre, puis revint au lit et saisit resolument l'objet qu'il y avait depose. Cela ressemblait a une barre de fer courte, aiguisee comme un epieu a l'une de ses extremites. Il eut ete difficile de distinguer dans les tenebres pour quel emploi avait pu etre faconne ce morceau de fer. C'etait peut-etre un levier? C'etait peut-etre une massue? Au jour on eut pu reconnaitre que ce n'etait autre chose qu'un chandelier de mineur. On employait alors quelquefois les forcats a extraire de la roche des hautes collines qui environnent Toulon, et il n'etait pas rare qu'ils eussent a leur disposition des outils de mineur. Les chandeliers des mineurs sont en fer massif, termines a leur extremite inferieure par une pointe au moyen de laquelle on les enfonce dans le rocher. Il prit ce chandelier dans sa main droite, et retenant son haleine, assourdissant son pas, il se dirigea vers la porte de la chambre voisine, celle de l'eveque, comme on sait. Arrive a cette porte, il la trouva entrebaillee. L'eveque ne l'avait point fermee. Chapitre XI Ce qu'il fait Jean Valjean ecouta. Aucun bruit. Il poussa la porte. Il la poussa du bout du doigt, legerement, avec cette douceur furtive et inquiete d'un chat qui veut entrer. La porte ceda a la pression et fit un mouvement imperceptible et silencieux qui elargit un peu l'ouverture. Il attendit un moment, puis poussa la porte une seconde fois, plus hardiment. Elle continua de ceder en silence. L'ouverture etait assez grande maintenant pour qu'il put passer. Mais il y avait pres de la porte une petite table qui faisait avec elle un angle genant et qui barrait l'entree. Jean Valjean reconnut la difficulte. Il fallait a toute force que l'ouverture fut encore elargie. Il prit son parti, et poussa une troisieme fois la porte, plus energiquement que les deux premieres. Cette fois il y eut un gond mal huile qui jeta tout a coup dans cette obscurite un cri rauque et prolonge. Jean Valjean tressaillit. Le bruit de ce gond sonna dans son oreille avec quelque chose d'eclatant et de formidable comme le clairon du jugement dernier. Dans les grossissements fantastiques de la premiere minute, il se figura presque que ce gond venait de s'animer et de prendre tout a coup une vie terrible, et qu'il aboyait comme un chien pour avertir tout le monde et reveiller les gens endormis. Il s'arreta, frissonnant, eperdu, et retomba de la pointe du pied sur le talon. Il entendait ses arteres battre dans ses tempes comme deux marteaux de forge, et il lui semblait que son souffle sortait de sa poitrine avec le bruit du vent qui sort d'une caverne. Il lui paraissait impossible que l'horrible clameur de ce gond irrite n'eut pas ebranle toute la maison comme une secousse de tremblement de terre; la porte, poussee par lui, avait pris l'alarme et avait appele; le vieillard allait se lever, les deux vieilles femmes allaient crier, on viendrait a l'aide; avant un quart d'heure, la ville serait en rumeur et la gendarmerie sur pied. Un moment il se crut perdu. Il demeura ou il etait, petrifie comme la statue de sel, n'osant faire un mouvement. Quelques minutes s'ecoulerent. La porte s'etait ouverte toute grande. Il se hasarda a regarder dans la chambre. Rien n'y avait bouge. Il preta l'oreille. Rien ne remuait dans la maison. Le bruit du gond rouille n'avait eveille personne. Ce premier danger etait passe, mais il y avait encore en lui un affreux tumulte. Il ne recula pas pourtant. Meme quand il s'etait cru perdu, il n'avait pas recule. Il ne songea plus qu'a finir vite. Il fit un pas et entra dans la chambre. Cette chambre etait dans un calme parfait. On y distinguait ca et la des formes confuses et vagues qui, au jour, etaient des papiers epars sur une table, des in-folio ouverts, des volumes empiles sur un tabouret, un fauteuil charge de vetements, un prie-Dieu, et qui a cette heure n'etaient plus que des coins tenebreux et des places blanchatres. Jean Valjean avanca avec precaution en evitant de se heurter aux meubles. Il entendait au fond de la chambre la respiration egale et tranquille de l'eveque endormi. Il s'arreta tout a coup. Il etait pres du lit. Il y etait arrive plus tot qu'il n'aurait cru. La nature mele quelquefois ses effets et ses spectacles a nos actions avec une espece d'a-propos sombre et intelligent, comme si elle voulait nous faire reflechir. Depuis pres d'une demi-heure un grand nuage couvrait le ciel. Au moment ou Jean Valjean s'arreta en face du lit, ce nuage se dechira, comme s'il l'eut fait expres, et un rayon de lune, traversant la longue fenetre, vint eclairer subitement le visage pale de l'eveque. Il dormait paisiblement. Il etait presque vetu dans son lit, a cause des nuits froides des Basses-Alpes, d'un vetement de laine brune qui lui couvrait les bras jusqu'aux poignets. Sa tete etait renversee sur l'oreiller dans l'attitude abandonnee du repos; il laissait pendre hors du lit sa main ornee de l'anneau pastoral et d'ou etaient tombees tant de bonnes oeuvres et de saintes actions. Toute sa face s'illuminait d'une vague expression de satisfaction, d'esperance et de beatitude. C'etait plus qu'un sourire et presque un rayonnement. Il y avait sur son front l'inexprimable reverberation d'une lumiere qu'on ne voyait pas. L'ame des justes pendant le sommeil contemple un ciel mysterieux. Un reflet de ce ciel etait sur l'eveque. C'etait en meme temps une transparence lumineuse, car ce ciel etait au dedans de lui. Ce ciel, c'etait sa conscience. Au moment ou le rayon de lune vint se superposer, pour ainsi dire, a cette clarte interieure, l'eveque endormi apparut comme dans une gloire. Cela pourtant resta doux et voile d'un demi-jour ineffable. Cette lune dans le ciel, cette nature assoupie, ce jardin sans un frisson, cette maison si calme, l'heure, le moment, le silence, ajoutaient je ne sais quoi de solennel et d'indicible au venerable repos de ce sage, et enveloppaient d'une sorte d'aureole majestueuse et sereine ces cheveux blancs et ces yeux fermes, cette figure ou tout etait esperance et ou tout etait confiance, cette tete de vieillard et ce sommeil d'enfant. Il y avait presque de la divinite dans cet homme ainsi auguste a son insu. Jean Valjean, lui, etait dans l'ombre, son chandelier de fer a la main, debout, immobile, effare de ce vieillard lumineux. Jamais il n'avait rien vu de pareil. Cette confiance l'epouvantait. Le monde moral n'a pas de plus grand spectacle que celui-la: une conscience troublee et inquiete, parvenue au bord d'une mauvaise action, et contemplant le sommeil d'un juste. Ce sommeil, dans cet isolement, et avec un voisin tel que lui, avait quelque chose de sublime qu'il sentait vaguement, mais imperieusement. Nul n'eut pu dire ce qui se passait en lui, pas meme lui. Pour essayer de s'en rendre compte, il faut rever ce qu'il y a de plus violent en presence de ce qu'il y a de plus doux. Sur son visage meme on n'eut rien pu distinguer avec certitude. C'etait une sorte d'etonnement hagard. Il regardait cela. Voila tout. Mais quelle etait sa pensee? Il eut ete impossible de le deviner. Ce qui etait evident, c'est qu'il etait emu et bouleverse. Mais de quelle nature etait cette emotion? Son oeil ne se detachait pas du vieillard. La seule chose qui se degageat clairement de son attitude et de sa physionomie, c'etait une etrange indecision. On eut dit qu'il hesitait entre les deux abimes, celui ou l'on se perd et celui ou l'on se sauve. Il semblait pret a briser ce crane ou a baiser cette main. Au bout de quelques instants, son bras gauche se leva lentement vers son front, et il ota sa casquette, puis son bras retomba avec la meme lenteur, et Jean Valjean rentra dans sa contemplation, sa casquette dans la main gauche, sa massue dans la main droite, ses cheveux herisses sur sa tete farouche. L'eveque continuait de dormir dans une paix profonde sous ce regard effrayant. Un reflet de lune faisait confusement visible au-dessus de la cheminee le crucifix qui semblait leur ouvrir les bras a tous les deux, avec une benediction pour l'un et un pardon pour l'autre. Tout a coup Jean Valjean remit sa casquette sur son front, puis marcha rapidement, le long du lit, sans regarder l'eveque, droit au placard qu'il entrevoyait pres du chevet; il leva le chandelier de fer comme pour forcer la serrure; la clef y etait; il l'ouvrit; la premiere chose qui lui apparut fut le panier d'argenterie; il le prit, traversa la chambre a grands pas sans precaution et sans s'occuper du bruit, gagna la porte, rentra dans l'oratoire, ouvrit la fenetre, saisit un baton, enjamba l'appui du rez-de-chaussee, mit l'argenterie dans son sac, jeta le panier, franchit le jardin, sauta par-dessus le mur comme un tigre, et s'enfuit. Chapitre XII L'eveque travaille Le lendemain, au soleil levant, monseigneur Bienvenu se promenait dans son jardin. Madame Magloire accourut vers lui toute bouleversee. --Monseigneur, monseigneur, cria-t-elle, votre grandeur sait-elle ou est le panier d'argenterie? --Oui, dit l'eveque. --Jesus-Dieu soit beni! reprit-elle. Je ne savais ce qu'il etait devenu. L'eveque venait de ramasser le panier dans une plate-bande. Il le presenta a madame Magloire. --Le voila. --Eh bien? dit-elle. Rien dedans! et l'argenterie? --Ah! repartit l'eveque. C'est donc l'argenterie qui vous occupe? Je ne sais ou elle est. --Grand bon Dieu! elle est volee! C'est l'homme d'hier soir qui l'a volee! En un clin d'oeil, avec toute sa vivacite de vieille alerte, madame Magloire courut a l'oratoire, entra dans l'alcove et revint vers l'eveque. L'eveque venait de se baisser et considerait en soupirant un plant de cochlearia des Guillons que le panier avait brise en tombant a travers la plate-bande. Il se redressa au cri de madame Magloire. --Monseigneur, l'homme est parti! l'argenterie est volee! Tout en poussant cette exclamation, ses yeux tombaient sur un angle du jardin ou l'on voyait des traces d'escalade. Le chevron du mur avait ete arrache. --Tenez! c'est par la qu'il s'en est alle. Il a saute dans la ruelle Cochefilet! Ah! l'abomination! Il nous a vole notre argenterie! L'eveque resta un moment silencieux, puis leva son oeil serieux, et dit a madame Magloire avec douceur: --Et d'abord, cette argenterie etait-elle a nous? Madame Magloire resta interdite. Il y eut encore un silence, puis l'eveque continua: --Madame Magloire, je detenais a tort et depuis longtemps cette argenterie. Elle etait aux pauvres. Qu'etait-ce que cet homme? Un pauvre evidemment. --Helas Jesus! repartit madame Magloire. Ce n'est pas pour moi ni pour mademoiselle. Cela nous est bien egal. Mais c'est pour monseigneur. Dans quoi monseigneur va-t-il manger maintenant? L'eveque la regarda d'un air etonne. --Ah ca mais! est-ce qu'il n'y a pas des couverts d'etain? Madame Magloire haussa les epaules. --L'etain a une odeur. --Alors, des couverts de fer. Madame Magloire fit une grimace significative. --Le fer a un gout. --Eh bien, dit l'eveque, des couverts de bois. Quelques instants apres, il dejeunait a cette meme table ou Jean Valjean s'etait assis la veille. Tout en dejeunant, monseigneur Bienvenu faisait gaiment remarquer a sa soeur qui ne disait rien et a madame Magloire qui grommelait sourdement qu'il n'est nullement besoin d'une cuiller ni d'une fourchette, meme en bois, pour tremper un morceau de pain dans une tasse de lait. --Aussi a-t-on idee! disait madame Magloire toute seule en allant et venant, recevoir un homme comme cela! et le loger a cote de soi! et quel bonheur encore qu'il n'ait fait que voler! Ah mon Dieu! cela fait fremir quand on songe! Comme le frere et la soeur allaient se lever de table, on frappa a la porte. --Entrez, dit l'eveque. La porte s'ouvrit. Un groupe etrange et violent apparut sur le seuil. Trois hommes en tenaient un quatrieme au collet. Les trois hommes etaient des gendarmes; l'autre etait Jean Valjean. Un brigadier de gendarmerie, qui semblait conduire le groupe, etait pres de la porte. Il entra et s'avanca vers l'eveque en faisant le salut militaire. --Monseigneur... dit-il. A ce mot Jean Valjean, qui etait morne et semblait abattu, releva la tete d'un air stupefait. --Monseigneur! murmura-t-il. Ce n'est donc pas le cure?... --Silence! dit un gendarme. C'est monseigneur l'eveque. Cependant monseigneur Bienvenu s'etait approche aussi vivement que son grand age le lui permettait. --Ah! vous voila! s'ecria-t-il en regardant Jean Valjean. Je suis aise de vous voir. Et bien mais! je vous avais donne les chandeliers aussi, qui sont en argent comme le reste et dont vous pourrez bien avoir deux cents francs. Pourquoi ne les avez-vous pas emportes avec vos couverts? Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le venerable eveque avec une expression qu'aucune langue humaine ne pourrait rendre. --Monseigneur, dit le brigadier de gendarmerie, ce que cet homme disait etait donc vrai? Nous l'avons rencontre. Il allait comme quelqu'un qui s'en va. Nous l'avons arrete pour voir. Il avait cette argenterie.... --Et il vous a dit, interrompit l'eveque en souriant, qu'elle lui avait ete donnee par un vieux bonhomme de pretre chez lequel il avait passe la nuit? Je vois la chose. Et vous l'avez ramene ici? C'est une meprise. --Comme cela, reprit le brigadier, nous pouvons le laisser aller? --Sans doute, repondit l'eveque. Les gendarmes lacherent Jean Valjean qui recula. --Est-ce que c'est vrai qu'on me laisse? dit-il d'une voix presque inarticulee et comme s'il parlait dans le sommeil. --Oui, on te laisse, tu n'entends donc pas? dit un gendarme. --Mon ami, reprit l'eveque, avant de vous en aller, voici vos chandeliers. Prenez-les. Il alla a la cheminee, prit les deux flambeaux d'argent et les apporta a Jean Valjean. Les deux femmes le regardaient faire sans un mot, sans un geste, sans un regard qui put deranger l'eveque. Jean Valjean tremblait de tous ses membres. Il prit les deux chandeliers machinalement et d'un air egare. --Maintenant, dit l'eveque, allez en paix. --A propos, quand vous reviendrez, mon ami, il est inutile de passer par le jardin. Vous pourrez toujours entrer et sortir par la porte de la rue. Elle n'est fermee qu'au loquet jour et nuit. Puis se tournant vers la gendarmerie: --Messieurs, vous pouvez vous retirer. Les gendarmes s'eloignerent. Jean Valjean etait comme un homme qui va s'evanouir. L'eveque s'approcha de lui, et lui dit a voix basse: --N'oubliez pas, n'oubliez jamais que vous m'avez promis d'employer cet argent a devenir honnete homme. Jean Valjean, qui n'avait aucun souvenir d'avoir rien promis, resta interdit. L'eveque avait appuye sur ces paroles en les prononcant. Il reprit avec une sorte de solennite: --Jean Valjean, mon frere, vous n'appartenez plus au mal, mais au bien. C'est votre ame que je vous achete; je la retire aux pensees noires et a l'esprit de perdition, et je la donne a Dieu. Chapitre XIII Petit-Gervais Jean Valjean sortit de la ville comme s'il s'echappait. Il se mit a marcher en toute hate dans les champs, prenant les chemins et les sentiers qui se presentaient sans s'apercevoir qu'il revenait a chaque instant sur ses pas. Il erra ainsi toute la matinee, n'ayant pas mange et n'ayant pas faim. Il etait en proie a une foule de sensations nouvelles. Il se sentait une sorte de colere; il ne savait contre qui. Il n'eut pu dire s'il etait touche ou humilie. Il lui venait par moments un attendrissement etrange qu'il combattait et auquel il opposait l'endurcissement de ses vingt dernieres annees. Cet etat le fatiguait. Il voyait avec inquietude s'ebranler au dedans de lui l'espece de calme affreux que l'injustice de son malheur lui avait donne. Il se demandait qu'est-ce qui remplacerait cela. Parfois il eut vraiment mieux aime etre en prison avec les gendarmes, et que les choses ne se fussent point passees ainsi; cela l'eut moins agite. Bien que la saison fut assez avancee, il y avait encore ca et la dans les haies quelques fleurs tardives dont l'odeur, qu'il traversait en marchant, lui rappelait des souvenirs d'enfance. Ces souvenirs lui etaient presque insupportables, tant il y avait longtemps qu'ils ne lui etaient apparus. Des pensees inexprimables s'amoncelerent ainsi en lui toute la journee. Comme le soleil declinait au couchant, allongeant sur le sol l'ombre du moindre caillou, Jean Valjean etait assis derriere un buisson dans une grande plaine rousse absolument deserte. Il n'y avait a l'horizon que les Alpes. Pas meme le clocher d'un village lointain. Jean Valjean pouvait etre a trois lieues de Digne. Un sentier qui coupait la plaine passait a quelques pas du buisson. Au milieu de cette meditation qui n'eut pas peu contribue a rendre ses haillons effrayants pour quelqu'un qui l'eut rencontre, il entendit un bruit joyeux. Il tourna la tete, et vit venir par le sentier un petit savoyard d'une dizaine d'annees qui chantait, sa vielle au flanc et sa boite a marmotte sur le dos; un de ces doux et gais enfants qui vont de pays en pays, laissant voir leurs genoux par les trous de leur pantalon. Tout en chantant l'enfant interrompait de temps en temps sa marche et jouait aux osselets avec quelques pieces de monnaie qu'il avait dans sa main, toute sa fortune probablement. Parmi cette monnaie il y avait une piece de quarante sous. L'enfant s'arreta a cote du buisson sans voir Jean Valjean et fit sauter sa poignee de sous que jusque-la il avait recue avec assez d'adresse tout entiere sur le dos de sa main. Cette fois la piece de quarante sous lui echappa, et vint rouler vers la broussaille jusqu'a Jean Valjean. Jean Valjean posa le pied dessus. Cependant l'enfant avait suivi sa piece du regard, et l'avait vu. Il ne s'etonna point et marcha droit a l'homme. C'etait un lieu absolument solitaire. Aussi loin que le regard pouvait s'etendre, il n'y avait personne dans la plaine ni dans le sentier. On n'entendait que les petits cris faibles d'une nuee d'oiseaux de passage qui traversaient le ciel a une hauteur immense. L'enfant tournait le dos au soleil qui lui mettait des fils d'or dans les cheveux et qui empourprait d'une lueur sanglante la face sauvage de Jean Valjean. --Monsieur, dit le petit savoyard, avec cette confiance de l'enfance qui se compose d'ignorance et d'innocence,--ma piece? --Comment t'appelles-tu? dit Jean Valjean. --Petit-Gervais, monsieur. --Va-t'en, dit Jean Valjean. --Monsieur, reprit l'enfant, rendez-moi ma piece. Jean Valjean baissa la tete et ne repondit pas. L'enfant recommenca: --Ma piece, monsieur! L'oeil de Jean Valjean resta fixe a terre. --Ma piece! cria l'enfant, ma piece blanche! mon argent! Il semblait que Jean Valjean n'entendit point. L'enfant le prit au collet de sa blouse et le secoua. Et en meme temps il faisait effort pour deranger le gros soulier ferre pose sur son tresor. --Je veux ma piece! ma piece de quarante sous! L'enfant pleurait. La tete de Jean Valjean se releva. Il etait toujours assis. Ses yeux etaient troubles. Il considera l'enfant avec une sorte d'etonnement, puis il etendit la main vers son baton et cria d'une voix terrible: --Qui est la? --Moi, monsieur, repondit l'enfant. Petit-Gervais! moi! moi! Rendez-moi mes quarante sous, s'il vous plait! Otez votre pied, monsieur, s'il vous plait! Puis irrite, quoique tout petit, et devenant presque menacant: --Ah, ca, oterez-vous votre pied? Otez donc votre pied, voyons. --Ah! c'est encore toi! dit Jean Valjean, et se dressant brusquement tout debout, le pied toujours sur la piece d'argent, il ajouta:--Veux-tu bien te sauver! L'enfant effare le regarda, puis commenca a trembler de la tete aux pieds, et, apres quelques secondes de stupeur, se mit a s'enfuir en courant de toutes ses forces sans oser tourner le cou ni jeter un cri. Cependant a une certaine distance l'essoufflement le forca de s'arreter, et Jean Valjean, a travers sa reverie, l'entendit qui sanglotait. Au bout de quelques instants l'enfant avait disparu. Le soleil s'etait couche. L'ombre se faisait autour de Jean Valjean. Il n'avait pas mange de la journee; il est probable qu'il avait la fievre. Il etait reste debout, et n'avait pas change d'attitude depuis que l'enfant s'etait enfui. Son souffle soulevait sa poitrine a des intervalles longs et inegaux. Son regard, arrete a dix ou douze pas devant lui, semblait etudier avec une attention profonde la forme d'un vieux tesson de faience bleue tombe dans l'herbe. Tout a coup il tressaillit; il venait de sentir le froid du soir. Il raffermit sa casquette sur son front, chercha machinalement a croiser et a boutonner sa blouse, fit un pas, et se baissa pour reprendre a terre son baton. En ce moment il apercut la piece de quarante sous que son pied avait a demi enfoncee dans la terre et qui brillait parmi les cailloux. Ce fut comme une commotion galvanique. Qu'est-ce que c'est que ca? dit-il entre ses dents. Il recula de trois pas, puis s'arreta, sans pouvoir detacher son regard de ce point que son pied avait foule l'instant d'auparavant, comme si cette chose qui luisait la dans l'obscurite eut ete un oeil ouvert fixe sur lui. Au bout de quelques minutes, il s'elanca convulsivement vers la piece d'argent, la saisit, et, se redressant, se mit a regarder au loin dans la plaine, jetant a la fois ses yeux vers tous les points de l'horizon, debout et frissonnant comme une bete fauve effaree qui cherche un asile. Il ne vit rien. La nuit tombait, la plaine etait froide et vague, de grandes brumes violettes montaient dans la clarte crepusculaire. Il dit: «Ah!» et se mit a marcher rapidement dans une certaine direction, du cote ou l'enfant avait disparu. Apres une centaine de pas, il s'arreta, regarda, et ne vit rien. Alors il cria de toute sa force: «Petit-Gervais! Petit-Gervais!» Il se tut, et attendit. Rien ne repondit. La campagne etait deserte et morne. Il etait environne de l'etendue. Il n'y avait rien autour de lui qu'une ombre ou se perdait son regard et un silence ou sa voix se perdait. Une bise glaciale soufflait, et donnait aux choses autour de lui une sorte de vie lugubre. Des arbrisseaux secouaient leurs petits bras maigres avec une furie incroyable. On eut dit qu'ils menacaient et poursuivaient quelqu'un. Il recommenca a marcher, puis il se mit a courir, et de temps en temps il s'arretait, et criait dans cette solitude, avec une voix qui etait ce qu'on pouvait entendre de plus formidable et de plus desole: «Petit-Gervais! Petit-Gervais!» Certes, si l'enfant l'eut entendu, il eut eu peur et se fut bien garde de se montrer. Mais l'enfant etait sans doute deja bien loin. Il rencontra un pretre qui etait a cheval. Il alla a lui et lui dit: --Monsieur le cure, avez-vous vu passer un enfant? --Non, dit le pretre. --Un nomme Petit-Gervais? --Je n'ai vu personne. Il tira deux pieces de cinq francs de sa sacoche et les remit au pretre. --Monsieur le cure, voici pour vos pauvres.--Monsieur le cure, c'est un petit d'environ dix ans qui a une marmotte, je crois, et une vielle. Il allait. Un de ces savoyards, vous savez? --Je ne l'ai point vu. --Petit-Gervais? il n'est point des villages d'ici? pouvez-vous me dire? --Si c'est comme vous dites, mon ami, c'est un petit enfant etranger. Cela passe dans le pays. On ne les connait pas. Jean Valjean prit violemment deux autres ecus de cinq francs qu'il donna au pretre. --Pour vos pauvres, dit-il. Puis il ajouta avec egarement: --Monsieur l'abbe, faites-moi arreter. Je suis un voleur. Le pretre piqua des deux et s'enfuit tres effraye. Jean Valjean se remit a courir dans la direction qu'il avait d'abord prise. Il fit de la sorte un assez long chemin, regardant, appelant, criant, mais il ne rencontra plus personne. Deux ou trois fois il courut dans la plaine vers quelque chose qui lui faisait l'effet d'un etre couche ou accroupi; ce n'etaient que des broussailles ou des roches a fleur de terre. Enfin, a un endroit ou trois sentiers se croisaient, il s'arreta. La lune s'etait levee. Il promena sa vue au loin et appela une derniere fois: «Petit-Gervais! Petit-Gervais! Petit-Gervais!» Son cri s'eteignit dans la brume, sans meme eveiller un echo. Il murmura encore: «Petit-Gervais!» mais d'une voix faible et presque inarticulee. Ce fut la son dernier effort; ses jarrets flechirent brusquement sous lui comme si une puissance invisible l'accablait tout a coup du poids de sa mauvaise conscience; il tomba epuise sur une grosse pierre, les poings dans ses cheveux et le visage dans ses genoux, et il cria: «Je suis un miserable!» Alors son coeur creva et il se mit a pleurer. C'etait la premiere fois qu'il pleurait depuis dix-neuf ans. Quand Jean Valjean etait sorti de chez l'eveque, on l'a vu, il etait hors de tout ce qui avait ete sa pensee jusque-la. Il ne pouvait se rendre compte de ce qui se passait en lui. Il se raidissait contre l'action angelique et contre les douces paroles du vieillard. «Vous m'avez promis de devenir honnete homme. Je vous achete votre ame. Je la retire a l'esprit de perversite et je la donne au bon Dieu.» Cela lui revenait sans cesse. Il opposait a cette indulgence celeste l'orgueil, qui est en nous comme la forteresse du mal. Il sentait indistinctement que le pardon de ce pretre etait le plus grand assaut et la plus formidable attaque dont il eut encore ete ebranle; que son endurcissement serait definitif s'il resistait a cette clemence; que, s'il cedait, il faudrait renoncer a cette haine dont les actions des autres hommes avaient rempli son ame pendant tant d'annees, et qui lui plaisait; que cette fois il fallait vaincre ou etre vaincu, et que la lutte, une lutte colossale et decisive, etait engagee entre sa mechancete a lui et la bonte de cet homme. En presence de toutes ces lueurs, il allait comme un homme ivre. Pendant qu'il marchait ainsi, les yeux hagards, avait-il une perception distincte de ce qui pourrait resulter pour lui de son aventure a Digne? Entendait-il tous ces bourdonnements mysterieux qui avertissent ou importunent l'esprit a de certains moments de la vie? Une voix lui disait-elle a l'oreille qu'il venait de traverser l'heure solennelle de sa destinee, qu'il n'y avait plus de milieu pour lui, que si desormais il n'etait pas le meilleur des hommes il en serait le pire, qu'il fallait pour ainsi dire que maintenant il montat plus haut que l'eveque ou retombat plus bas que le galerien, que s'il voulait devenir bon il fallait qu'il devint ange; que s'il voulait rester mechant il fallait qu'il devint monstre? Ici encore il faut se faire ces questions que nous nous sommes deja faites ailleurs, recueillait-il confusement quelque ombre de tout ceci dans sa pensee? Certes, le malheur, nous l'avons dit, fait l'education de l'intelligence; cependant il est douteux que Jean Valjean fut en etat de demeler tout ce que nous indiquons ici. Si ces idees lui arrivaient, il les entrevoyait plutot qu'il ne les voyait, et elles ne reussissaient qu'a le jeter dans un trouble insupportable et presque douloureux. Au sortir de cette chose difforme et noire qu'on appelle le bagne, l'eveque lui avait fait mal a l'ame comme une clarte trop vive lui eut fait mal aux yeux en sortant des tenebres. La vie future, la vie possible qui s'offrait desormais a lui toute pure et toute rayonnante le remplissait de fremissements et d'anxiete. Il ne savait vraiment plus ou il en etait. Comme une chouette qui verrait brusquement se lever le soleil, le forcat avait ete ebloui et comme aveugle par la vertu. Ce qui etait certain, ce dont il ne se doutait pas, c'est qu'il n'etait deja plus le meme homme, c'est que tout etait change en lui, c'est qu'il n'etait plus en son pouvoir de faire que l'eveque ne lui eut pas parle et ne l'eut pas touche. Dans cette situation d'esprit, il avait rencontre Petit-Gervais et lui avait vole ses quarante sous. Pourquoi? Il n'eut assurement pu l'expliquer; etait-ce un dernier effet et comme un supreme effort des mauvaises pensees qu'il avait apportees du bagne, un reste d'impulsion, un resultat de ce qu'on appelle en statique la _force acquise_? C'etait cela, et c'etait aussi peut-etre moins encore que cela. Disons-le simplement, ce n'etait pas lui qui avait vole, ce n'etait pas l'homme, c'etait la bete qui, par habitude et par instinct, avait stupidement pose le pied sur cet argent, pendant que l'intelligence se debattait au milieu de tant d'obsessions inouies et nouvelles. Quand l'intelligence se reveilla et vit cette action de la brute, Jean Valjean recula avec angoisse et poussa un cri d'epouvante. C'est que, phenomene etrange et qui n'etait possible que dans la situation ou il etait, en volant cet argent a cet enfant, il avait fait une chose dont il n'etait deja plus capable. Quoi qu'il en soit, cette derniere mauvaise action eut sur lui un effet decisif; elle traversa brusquement ce chaos qu'il avait dans l'intelligence et le dissipa, mit d'un cote les epaisseurs obscures et de l'autre la lumiere, et agit sur son ame, dans l'etat ou elle se trouvait, comme de certains reactifs chimiques agissent sur un melange trouble en precipitant un element et en clarifiant l'autre. Tout d'abord, avant meme de s'examiner et de reflechir, eperdu, comme quelqu'un qui cherche a se sauver, il tacha de retrouver l'enfant pour lui rendre son argent, puis, quand il reconnut que cela etait inutile et impossible, il s'arreta desespere. Au moment ou il s'ecria: «je suis un miserable!» il venait de s'apercevoir tel qu'il etait, et il etait deja a ce point separe de lui-meme, qu'il lui semblait qu'il n'etait plus qu'un fantome, et qu'il avait la devant lui, en chair et en os, le baton a la main, la blouse sur les reins, son sac rempli d'objets voles sur le dos, avec son visage resolu et morne, avec sa pensee pleine de projets abominables, le hideux galerien Jean Valjean. L'exces du malheur, nous l'avons remarque, l'avait fait en quelque sorte visionnaire. Ceci fut donc comme une vision. Il vit veritablement ce Jean Valjean, cette face sinistre devant lui. Il fut presque au moment de se demander qui etait cet homme, et il en eut horreur. Son cerveau etait dans un de ces moments violents et pourtant affreusement calmes ou la reverie est si profonde qu'elle absorbe la realite. On ne voit plus les objets qu'on a autour de soi, et l'on voit comme en dehors de soi les figures qu'on a dans l'esprit. Il se contempla donc, pour ainsi dire, face a face, et en meme temps, a travers cette hallucination, il voyait dans une profondeur mysterieuse une sorte de lumiere qu'il prit d'abord pour un flambeau. En regardant avec plus d'attention cette lumiere qui apparaissait a sa conscience, il reconnut qu'elle avait la forme humaine, et que ce flambeau etait l'eveque. Sa conscience considera tour a tour ces deux hommes ainsi places devant elle, l'eveque et Jean Valjean. Il n'avait pas fallu moins que le premier pour detremper le second. Par un de ces effets singuliers qui sont propres a ces sortes d'extases, a mesure que sa reverie se prolongeait, l'eveque grandissait et resplendissait a ses yeux, Jean Valjean s'amoindrissait et s'effacait. A un certain moment il ne fut plus qu'une ombre. Tout a coup il disparut. L'eveque seul etait reste. Il remplissait toute l'ame de ce miserable d'un rayonnement magnifique. Jean Valjean pleura longtemps. Il pleura a chaudes larmes, il pleura a sanglots, avec plus de faiblesse qu'une femme, avec plus d'effroi qu'un enfant. Pendant qu'il pleurait, le jour se faisait de plus en plus dans son cerveau, un jour extraordinaire, un jour ravissant et terrible a la fois. Sa vie passee, sa premiere faute, sa longue expiation, son abrutissement exterieur, son endurcissement interieur, sa mise en liberte rejouie par tant de plans de vengeance, ce qui lui etait arrive chez l'eveque, la derniere chose qu'il avait faite, ce vol de quarante sous a un enfant, crime d'autant plus lache et d'autant plus monstrueux qu'il venait apres le pardon de l'eveque, tout cela lui revint et lui apparut, clairement, mais dans une clarte qu'il n'avait jamais vue jusque-la. Il regarda sa vie, et elle lui parut horrible; son ame, et elle lui parut affreuse. Cependant un jour doux etait sur cette vie et sur cette ame. Il lui semblait qu'il voyait Satan a la lumiere du paradis. Combien d'heures pleura-t-il ainsi? que fit-il apres avoir pleure? ou alla-t-il? on ne l'a jamais su. Il parait seulement avere que, dans cette meme nuit, le voiturier qui faisait a cette epoque le service de Grenoble et qui arrivait a Digne vers trois heures du matin, vit en traversant la rue de l'eveche un homme dans l'attitude de la priere, a genoux sur le pave, dans l'ombre, devant la porte de monseigneur Bienvenu. Livre troisieme--En l'annee 1817 Chapitre I L'annee 1817 1817 est l'annee que Louis XVIII, avec un certain aplomb royal qui ne manquait pas de fierte, qualifiait la vingt-deuxieme de son regne. C'est l'annee ou M. Bruguiere de Sorsum etait celebre. Toutes les boutiques des perruquiers, esperant la poudre et le retour de l'oiseau royal, etaient badigeonnees d'azur et fleurdelysees. C'etait le temps candide ou le comte Lynch siegeait tous les dimanches comme marguillier au banc d'oeuvre de Saint-Germain-des-Pres en habit de pair de France, avec son cordon rouge et son long nez, et cette majeste de profil particuliere a un homme qui a fait une action d'eclat. L'action d'eclat commise par M. Lynch etait ceci: avoir, etant maire de Bordeaux, le 12 mars 1814, donne la ville un peu trop tot a M. le duc d'Angouleme. De la sa pairie. En 1817, la mode engloutissait les petits garcons de quatre a six ans sous de vastes casquettes en cuir maroquine a oreillons assez ressemblantes a des mitres d'esquimaux. L'armee francaise etait vetue de blanc, a l'autrichienne; les regiments s'appelaient legions; au lieu de chiffres ils portaient les noms des departements. Napoleon etait a Sainte-Helene, et, comme l'Angleterre lui refusait du drap vert, il faisait retourner ses vieux habits. En 1817, Pellegrini chantait, mademoiselle Bigottini dansait; Potier regnait; Odry n'existait pas encore. Madame Saqui succedait a Forioso. Il y avait encore des Prussiens en France. M. Delalot etait un personnage. La legitimite venait de s'affirmer en coupant le poing, puis la tete, a Pleignier, a Carbonneau et a Tolleron. Le prince de Talleyrand, grand chambellan, et l'abbe Louis, ministre designe des finances, se regardaient en riant du rire de deux augures; tous deux avaient celebre, le 14 juillet 1790, la messe de la Federation au Champ de Mars; Talleyrand l'avait dite comme eveque, Louis l'avait servie comme diacre. En 1817, dans les contre-allees de ce meme Champ de Mars, on apercevait de gros cylindres de bois, gisant sous la pluie, pourrissant dans l'herbe, peints en bleu avec des traces d'aigles et d'abeilles dedorees. C'etaient les colonnes qui, deux ans auparavant, avaient soutenu l'estrade de l'empereur au Champ-de-Mai. Elles etaient noircies ca et la de la brulure du bivouac des Autrichiens baraques pres du Gros-Caillou. Deux ou trois de ces colonnes avaient disparu dans les feux de ces bivouacs et avaient chauffe les larges mains des _kaiserlicks_. Le Champ de Mai avait eu cela de remarquable qu'il avait ete tenu au mois de juin et au Champ de Mars. En cette annee 1817, deux choses etaient populaires: le Voltaire-Touquet et la tabatiere a la Charte. L'emotion parisienne la plus recente etait le crime de Dautun qui avait jete la tete de son frere dans le bassin du Marche-aux-Fleurs. On commencait a faire au ministere de la marine une enquete sur cette fatale fregate de la Meduse qui devait couvrir de honte Chaumareix et de gloire Gericault. Le colonel Selves allait en Egypte pour y devenir Soliman pacha. Le palais des Thermes, rue de la Harpe, servait de boutique a un tonnelier. On voyait encore sur la plate-forme de la tour octogone de l'hotel de Cluny la petite logette en planches qui avait servi d'observatoire a Messier, astronome de la marine sous Louis XVI. La duchesse de Duras lisait a trois ou quatre amis, dans son boudoir meuble d'X en satin bleu ciel, _Ourika_ inedite. On grattait les N au Louvre. Le pont d'Austerlitz abdiquait et s'intitulait pont du Jardin du Roi, double enigme qui deguisait a la fois le pont d'Austerlitz et le jardin des Plantes. Louis XVIII, preoccupe, tout en annotant du coin de l'ongle Horace, des heros qui se font empereurs et des sabotiers qui se font dauphins, avait deux soucis: Napoleon et Mathurin Bruneau. L'academie francaise donnait pour sujet de prix: _Le bonheur que procure l'etude_. M. Bellart etait officiellement eloquent. On voyait germer a son ombre ce futur avocat general de Broe, promis aux sarcasmes de Paul-Louis Courier. Il y avait un faux Chateaubriand appele Marchangy, en attendant qu'il y eut un faux Marchangy appele d'Arlincourt. _Claire d'Albe_ et _Malek-Adel_ etaient des chefs-d'oeuvre; madame Cottin etait declaree le premier ecrivain de l'epoque. L'institut laissait rayer de sa liste l'academicien Napoleon Bonaparte. Une ordonnance royale erigeait Angouleme en ecole de marine, car, le duc d'Angouleme etant grand amiral, il etait evident que la ville d'Angouleme avait de droit toutes les qualites d'un port de mer, sans quoi le principe monarchique eut ete entame. On agitait en conseil des ministres la question de savoir si l'on devait tolerer les vignettes representant des voltiges qui assaisonnaient les affiches de Franconi et qui attroupaient les polissons des rues. M. Paer, auteur de l'_Agnese_, bonhomme a la face carree qui avait une verrue sur la joue, dirigeait les petits concerts intimes de la marquise de Sassenaye, rue de la Ville-l'Eveque. Toutes les jeunes filles chantaient _l'Ermite de Saint-Avelle_, paroles d'Edmond Geraud. _Le Nain jaune_ se transformait en _Miroir_. Le cafe Lemblin tenait pour l'empereur contre le cafe Valois qui tenait pour les Bourbons. On venait de marier a une princesse de Sicile M. le duc de Berry, deja regarde du fond de l'ombre par Louvel. Il y avait un an que madame de Stael etait morte. Les gardes du corps sifflaient mademoiselle Mars. Les grands journaux etaient tout petits. Le format etait restreint, mais la liberte etait grande. _Le Constitutionnel_ etait constitutionnel. _La Minerve_ appelait Chateaubriand _Chateaubriant_. Ce _t_ faisait beaucoup rire les bourgeois aux depens du grand ecrivain. Dans des journaux vendus, des journalistes prostitues insultaient les proscrits de 1815; David n'avait plus de talent, Arnault n'avait plus d'esprit, Carnot n'avait plus de probite; Soult n'avait gagne aucune bataille; il est vrai que Napoleon n'avait plus de genie. Personne n'ignore qu'il est assez rare que les lettres adressees par la poste a un exile lui parviennent, les polices se faisant un religieux devoir de les intercepter. Le fait n'est point nouveau; Descartes, banni, s'en plaignait. Or, David ayant, dans un journal belge, montre quelque humeur de ne pas recevoir les lettres qu'on lui ecrivait, ceci paraissait plaisant aux feuilles royalistes qui bafouaient a cette occasion le proscrit. Dire: _les regicides_, ou dire: _les votants_, dire: _les ennemis_, ou dire: _les allies_, dire: _Napoleon_, ou dire: _Buonaparte_, cela separait deux hommes plus qu'un abime. Tous les gens de bons sens convenaient que l'ere des revolutions etait a jamais fermee par le roi Louis XVIII, surnomme «l'immortel auteur de la charte». Au terre-plein du Pont-Neuf, on sculptait le mot _Redivivus_, sur le piedestal qui attendait la statue de Henri IV. M. Piet ebauchait, rue Therese, n° 4, son conciliabule pour consolider la monarchie. Les chefs de la droite disaient dans les conjonctures graves: «Il faut ecrire a Bacot». MM. Canuel, O'Mahony et de Chappedelaine esquissaient, un peu approuves de Monsieur, ce qui devait etre plus tard «la conspiration du bord de l'eau». L'Epingle Noire complotait de son cote. Delaverderie s'abouchait avec Trogoff. M. Decazes, esprit dans une certaine mesure liberal, dominait. Chateaubriand, debout tous les matins devant sa fenetre du n° 27 de la rue Saint-Dominique, en pantalon a pieds et en pantoufles, ses cheveux gris coiffes d'un madras, les yeux fixes sur un miroir, une trousse complete de chirurgien dentiste ouverte devant lui, se curait les dents, qu'il avait charmantes, tout en dictant des variantes de _la Monarchie selon la Charte_ a M. Pilorge, son secretaire. La critique faisant autorite preferait Lafon a Talma. M. de Feletz signait A.; M. Hoffmann signait Z. Charles Nodier ecrivait _Therese Aubert_. Le divorce etait aboli. Les lycees s'appelaient colleges. Les collegiens, ornes au collet d'une fleur de lys d'or, s'y gourmaient a propos du roi de Rome. La contre-police du chateau denoncait a son altesse royale Madame le portrait, partout expose, de M. le duc d'Orleans, lequel avait meilleure mine en uniforme de colonel general des houzards que M. le duc de Berry en uniforme de colonel general des dragons; grave inconvenient. La ville de Paris faisait redorer a ses frais le dome des Invalides. Les hommes serieux se demandaient ce que ferait, dans telle ou telle occasion, M. de Trinquelague; M. Clausel de Montals se separait, sur divers points, de M. Clausel de Coussergues; M. de Salaberry n'etait pas content. Le comedien Picard, qui etait de l'Academie dont le comedien Moliere n'avait pu etre, faisait jouer _les deux Philibert_ a l'Odeon, sur le fronton duquel l'arrachement des lettres laissait encore lire distinctement: THEATRE DE L'IMPERATRICE. On prenait parti pour ou contre Cugnet de Montarlot. Fabvier etait factieux; Bavoux etait revolutionnaire. Le libraire Pelicier publiait une edition de Voltaire, sous ce titre: _OEuvres de Voltaire_, de l'Academie francaise. «Cela fait venir les acheteurs», disait cet editeur naif. L'opinion generale etait que M. Charles Loyson, serait le genie du siecle; l'envie commencait a le mordre, signe de gloire; et l'on faisait sur lui ce vers: _Meme quand Loyson vole, on sent qu'il a des pattes._ Le cardinal Fesch refusant de se demettre, M. de Pins, archeveque d'Amasie, administrait le diocese de Lyon. La querelle de la vallee des Dappes commencait entre la Suisse et la France par un memoire du capitaine Dufour, depuis general. Saint-Simon, ignore, echafaudait son reve sublime. Il y avait a l'academie des sciences un Fourier celebre que la posterite a oublie et dans je ne sais quel grenier un Fourier obscur dont l'avenir se souviendra. Lord Byron commencait a poindre; une note d'un poeme de Millevoye l'annoncait a la France en ces termes: _un certain lord Baron_. David d'Angers s'essayait a petrir le marbre. L'abbe Caron parlait avec eloge, en petit comite de seminaristes, dans le cul-de-sac des Feuillantines, d'un pretre inconnu nomme Felicite Robert qui a ete plus tard Lamennais. Une chose qui fumait et clapotait sur la Seine avec le bruit d'un chien qui nage allait et venait sous les fenetres des Tuileries, du pont Royal au pont Louis XV c'etait une mecanique bonne a pas grand'chose, une espece de joujou, une reverie d'inventeur songe-creux, une utopie: un bateau a vapeur. Les Parisiens regardaient cette inutilite avec indifference. M. de Vaublanc, reformateur de l'Institut par coup d'Etat, ordonnance et fournee, auteur distingue de plusieurs academiciens, apres en avoir fait, ne pouvait parvenir a l'etre. Le faubourg Saint-Germain et la pavillon Marsan souhaitaient pour prefet de police M. Delaveau, a cause de sa devotion. Dupuytren et Recamier se prenaient de querelle a l'amphitheatre de l'Ecole de medecine et se menacaient du poing a propos de la divinite de Jesus-Christ. Cuvier, un oeil sur la Genese et l'autre sur la nature, s'efforcait de plaire a la reaction bigote en mettant les fossiles d'accord avec les textes et en faisant flatter Moise par les mastodontes. M. Francois de Neufchateau, louable cultivateur de la memoire de Parmentier, faisait mille efforts pour que _pomme de terre_ fut prononcee _parmentiere_, et n'y reussissait point. L'abbe Gregoire, ancien eveque, ancien conventionnel, ancien senateur, etait passe dans la polemique royaliste a l'etat «d'infame Gregoire». Cette locution que nous venons d'employer: _passer a l'etat de_, etait denoncee comme neologisme par M. Royer-Collard. On pouvait distinguer encore a sa blancheur, sous la troisieme arche du pont d'Iena, la pierre neuve avec laquelle, deux ans auparavant, on avait bouche le trou de mine pratique par Blucher pour faire sauter le pont. La justice appelait a sa barre un homme qui, en voyant entrer le comte d'Artois a Notre-Dame, avait dit tout haut: _Sapristi! je regrette le temps ou je voyais Bonaparte et Talma entrer bras dessus bras dessous au Bal-Sauvage_. Propos seditieux. Six mois de prison. Des traitres se montraient deboutonnes; des hommes qui avaient passe a l'ennemi la veille d'une bataille ne cachaient rien de la recompense et marchaient impudiquement en plein soleil dans le cynisme des richesses et des dignites; des deserteurs de Ligny et des Quatre-Bras, dans le debraille de leur turpitude payee, etalaient leur devouement monarchique tout nu; oubliant ce qui est ecrit en Angleterre sur la muraille interieure des water-closets publics: _Please adjust your dress before leaving_. Voila, pele-mele, ce qui surnage confusement de l'annee 1817, oubliee aujourd'hui. L'histoire neglige presque toutes ces particularites, et ne peut faire autrement; l'infini l'envahirait. Pourtant ces details, qu'on appelle a tort petits--il n'y a ni petits faits dans l'humanite, ni petites feuilles dans la vegetation--sont utiles. C'est de la physionomie des annees que se compose la figure des siecles. En cette annee 1817, quatre jeunes Parisiens firent «une bonne farce». Chapitre II Double quatuor Ces Parisiens etaient l'un de Toulouse, l'autre de Limoges, le troisieme de Cahors et le quatrieme de Montauban; mais ils etaient etudiants, et qui dit etudiant dit parisien; etudier a Paris, c'est naitre a Paris. Ces jeunes gens etaient insignifiants; tout le monde a vu ces figures-la; quatre echantillons du premier venu; ni bons ni mauvais, ni savants ni ignorants, ni des genies ni des imbeciles; beaux de ce charmant avril qu'on appelle vingt ans. C'etaient quatre Oscars quelconques, car a cette epoque les Arthurs n'existaient pas encore. _Brulez pour lui les parfums d'Arabie_, s'ecriait la romance, _Oscar s'avance, Oscar, je vais le voir!_ On sortait d'Ossian, l'elegance etait scandinave et caledonienne, le genre anglais pur ne devait prevaloir que plus tard, et le premier des Arthurs, Wellington, venait a peine de gagner la bataille de Waterloo. Ces Oscars s'appelaient l'un Felix Tholomyes, de Toulouse; l'autre Listolier, de Cahors; l'autre Fameuil, de Limoges; le dernier Blachevelle, de Montauban. Naturellement chacun avait sa maitresse. Blachevelle aimait Favourite, ainsi nommee parce qu'elle etait allee en Angleterre; Listolier adorait Dahlia, qui avait pris pour nom de guerre un nom de fleur; Fameuil idolatrait Zephine, abrege de Josephine; Tholomyes avait Fantine, dite la Blonde a cause de ses beaux cheveux couleur de soleil. Favourite, Dahlia, Zephine et Fantine etaient quatre ravissantes filles, parfumees et radieuses, encore un peu ouvrieres, n'ayant pas tout a fait quitte leur aiguille, derangees par les amourettes, mais ayant sur le visage un reste de la serenite du travail et dans l'ame cette fleur d'honnetete qui dans la femme survit a la premiere chute. Il y avait une des quatre qu'on appelait la jeune, parce qu'elle etait la cadette; et une qu'on appelait la vieille. La vieille avait vingt-trois ans. Pour ne rien celer, les trois premieres etaient plus experimentees, plus insouciantes et plus envolees dans le bruit de la vie que Fantine la Blonde, qui en etait a sa premiere illusion. Dahlia, Zephine, et surtout Favourite, n'en auraient pu dire autant. Il y avait deja plus d'un episode a leur roman a peine commence, et l'amoureux, qui s'appelait Adolphe au premier chapitre, se trouvait etre Alphonse au second, et Gustave au troisieme. Pauvrete et coquetterie sont deux conseilleres fatales, l'une gronde, l'autre flatte; et les belles filles du peuple les ont toutes les deux qui leur parlent bas a l'oreille, chacune de son cote. Ces ames mal gardees ecoutent. De la les chutes qu'elles font et les pierres qu'on leur jette. On les accable avec la splendeur de tout ce qui est immacule et inaccessible. Helas! si la _Yungfrau_ avait faim? Favourite, ayant ete en Angleterre, avait pour admiratrices Zephine et Dahlia. Elle avait eu de tres bonne heure un chez-soi. Son pere etait un vieux professeur de mathematiques brutal et qui gasconnait; point marie, courant le cachet malgre l'age. Ce professeur, etant jeune, avait vu un jour la robe d'une femme de chambre s'accrocher a un garde-cendre; il etait tombe amoureux de cet accident. Il en etait resulte Favourite. Elle rencontrait de temps en temps son pere, qui la saluait. Un matin, une vieille femme a l'air beguin etait entree chez elle et lui avait dit: --Vous ne me connaissez pas, mademoiselle? --Non. --Je suis ta mere. Puis la vieille avait ouvert le buffet, bu et mange, fait apporter un matelas qu'elle avait, et s'etait installee. Cette mere, grognon et devote, ne parlait jamais a Favourite, restait des heures sans souffler mot, dejeunait, dinait et soupait comme quatre, et descendait faire salon chez le portier, ou elle disait du mal de sa fille. Ce qui avait entraine Dahlia vers Listolier, vers d'autres peut-etre, vers l'oisivete, c'etait d'avoir de trop jolis ongles roses. Comment faire travailler ces ongles-la? Qui veut rester vertueuse ne doit pas avoir pitie de ses mains. Quant a Zephine, elle avait conquis Fameuil par sa petite maniere mutine et caressante de dire: «Oui, monsieur». Les jeunes gens etant camarades, les jeunes filles etaient amies. Ces amours-la sont toujours doubles de ces amities-la. Sage et philosophe, c'est deux; et ce qui le prouve, c'est que, toutes reserves faites sur ces petits menages irreguliers, Favourite, Zephine et Dahlia etaient des filles philosophes, et Fantine une fille sage. Sage, dira-t-on? et Tholomyes? Salomon repondrait que l'amour fait partie de la sagesse. Nous nous bornons a dire que l'amour de Fantine etait un premier amour, un amour unique, un amour fidele. Elle etait la seule des quatre qui ne fut tutoyee que par un seul. Fantine etait un de ces etres comme il en eclot, pour ainsi dire, au fond du peuple. Sortie des plus insondables epaisseurs de l'ombre sociale, elle avait au front le signe de l'anonyme et de l'inconnu. Elle etait nee a Montreuil-sur-mer. De quels parents? Qui pourrait le dire? On ne lui avait jamais connu ni pere ni mere. Elle se nommait Fantine. Pourquoi Fantine? On ne lui avait jamais connu d'autre nom. A l'epoque de sa naissance, le Directoire existait encore. Point de nom de famille, elle n'avait pas de famille; point de nom de bapteme, l'eglise n'etait plus la. Elle s'appela comme il plut au premier passant qui la rencontra toute petite, allant pieds nus dans la rue. Elle recut un nom comme elle recevait l'eau des nuees sur son front quand il pleuvait. On l'appela la petite Fantine. Personne n'en savait davantage. Cette creature humaine etait venue dans la vie comme cela. A dix ans, Fantine quitta la ville et s'alla mettre en service chez des fermiers des environs. A quinze ans, elle vint a Paris "chercher fortune". Fantine etait belle et resta pure le plus longtemps qu'elle put. C'etait une jolie blonde avec de belles dents. Elle avait de l'or et des perles pour dot, mais son or etait sur sa tete et ses perles etaient dans sa bouche. Elle travailla pour vivre; puis, toujours pour vivre, car le coeur a sa faim aussi, elle aima. Elle aima Tholomyes. Amourette pour lui, passion pour elle. Les rues du quartier latin, qu'emplit le fourmillement des etudiants et des grisettes, virent le commencement de ce songe. Fantine, dans ces dedales de la colline du Pantheon, ou tant d'aventures se nouent et se denouent, avait fui longtemps Tholomyes, mais de facon a le rencontrer toujours. Il y a une maniere d'eviter qui ressemble a chercher. Bref, l'eglogue eut lieu. Blachevelle, Listolier et Fameuil formaient une sorte de groupe dont Tholomyes etait la tete. C'etait lui qui avait l'esprit. Tholomyes etait l'antique etudiant vieux; il etait riche; il avait quatre mille francs de rente; quatre mille francs de rente, splendide scandale sur la montagne Sainte-Genevieve. Tholomyes etait un viveur de trente ans, mal conserve. Il etait ride et edente; et il ebauchait une calvitie dont il disait lui-meme sans tristesse: _crane a trente ans, genou a quarante_. Il digerait mediocrement, et il lui etait venu un larmoiement a un oeil. Mais a mesure que sa jeunesse s'eteignait, il allumait sa gaite; il remplacait ses dents par des lazzis, ses cheveux par la joie, sa sante par l'ironie, et son oeil qui pleurait riait sans cesse. Il etait delabre, mais tout en fleurs. Sa jeunesse, pliant bagage bien avant l'age, battait en retraite en bon ordre, eclatait de rire, et l'on n'y voyait que du feu. Il avait eu une piece refusee au Vaudeville. Il faisait ca et la des vers quelconques. En outre, il doutait superieurement de toute chose, grande force aux yeux des faibles. Donc, etant ironique et chauve, il etait le chef. _Iron_ est un mot anglais qui veut dire fer. Serait-ce de la que viendrait ironie? Un jour Tholomyes prit a part les trois autres, fit un geste d'oracle, et leur dit: --Il y a bientot un an que Fantine, Dahlia, Zephine et Favourite nous demandent de leur faire une surprise. Nous la leur avons promise solennellement. Elles nous en parlent toujours, a moi surtout. De meme qu'a Naples les vieilles femmes crient a saint Janvier: _Faccia gialluta, fa o miracolo_. Face jaune, fais ton miracle! nos belles me disent sans cesse: «Tholomyes, quand accoucheras-tu de ta surprise?» En meme temps nos parents nous ecrivent. Scie des deux cotes. Le moment me semble venu. Causons. Sur ce, Tholomyes baissa la voix, et articula mysterieusement quelque chose de si gai qu'un vaste et enthousiaste ricanement sortit des quatre bouches a la fois et que Blachevelle s'ecria: --Ca, c'est une idee! Un estaminet plein de fumee se presenta, ils y entrerent, et le reste de leur conference se perdit dans l'ombre. Le resultat de ces tenebres fut une eblouissante partie de plaisir qui eut lieu le dimanche suivant, les quatre jeunes gens invitant les quatre jeunes filles. Chapitre III Quatre a quatre Ce qu'etait une partie de campagne d'etudiants et de grisettes, il y a quarante-cinq ans, on se le represente malaisement aujourd'hui. Paris n'a plus les memes environs; la figure de ce qu'on pourrait appeler la vie circumparisienne a completement change depuis un demi-siecle; ou il y avait le coucou, il y a le wagon; ou il y avait la patache, il y a le bateau a vapeur; on dit aujourd'hui Fecamp comme on disait Saint-Cloud. Le Paris de 1862 est une ville qui a la France pour banlieue. Les quatre couples accomplirent consciencieusement toutes les folies champetres possibles alors. On entrait dans les vacances, et c'etait une chaude et claire journee d'ete. La veille, Favourite, la seule qui sut ecrire, avait ecrit ceci a Tholomyes au nom des quatre: «C'est un bonne heure de sortir de bonheur.» C'est pourquoi ils se leverent a cinq heures du matin. Puis ils allerent a Saint-Cloud par le coche, regarderent la cascade a sec, et s'ecrierent: «Cela doit etre bien beau quand il y a de l'eau!» dejeunerent a la _Tete-Noire_, ou Castaing n'avait pas encore passe, se payerent une partie de bagues au quinconce du grand bassin, monterent a la lanterne de Diogene, jouerent des macarons a la roulette du pont de Sevres, cueillirent des bouquets a Puteaux, acheterent des mirlitons a Neuilly, mangerent partout des chaussons de pommes, furent parfaitement heureux. Les jeunes filles bruissaient et bavardaient comme des fauvettes echappees. C'etait un delire. Elles donnaient par moments de petites tapes aux jeunes gens. Ivresse matinale de la vie! Adorables annees! L'aile des libellules frissonne. Oh! qui que vous soyez, vous souvenez-vous? Avez-vous marche dans les broussailles, en ecartant les branches a cause de la tete charmante qui vient derriere vous? Avez-vous glisse en riant sur quelque talus mouille par la pluie avec une femme aimee qui vous retient par la main et qui s'ecrie: «Ah! mes brodequins tout neufs! dans quel etat ils sont!» Disons tout de suite que cette joyeuse contrariete, une ondee, manqua a cette compagnie de belle humeur, quoique Favourite eut dit en partant, avec un accent magistral et maternel: _Les limaces se promenent dans les sentiers. Signe de pluie, mes enfants_. Toutes quatre etaient follement jolies. Un bon vieux poete classique, alors en renom, un bonhomme qui avait une Eleonore, M. le chevalier de Labouisse, errant ce jour-la sous les marronniers de Saint-Cloud, les vit passer vers dix heures du matin; il s'ecria: _Il y en a une de trop_, songeant aux Graces. Favourite, l'amie de Blachevelle, celle de vingt-trois ans, la vieille, courait en avant sous les grandes branches vertes, sautait les fosses, enjambait eperdument les buissons, et presidait cette gaite avec une verve de jeune faunesse. Zephine et Dahlia, que le hasard avait faites belles de facon qu'elles se faisaient valoir en se rapprochant et se completaient, ne se quittaient point, par instinct de coquetterie plus encore que par amitie, et, appuyees l'une a l'autre, prenaient des poses anglaises; les premiers _keepsakes_ venaient de paraitre, la melancolie pointait pour les femmes, comme, plus tard, le byronisme pour les hommes, et les cheveux du sexe tendre commencaient a s'eplorer. Zephine et Dahlia etaient coiffees en rouleaux. Listolier et Fameuil, engages dans une discussion sur leurs professeurs, expliquaient a Fantine la difference qu'il y avait entre M. Delvincourt et M. Blondeau. Blachevelle semblait avoir ete cree expressement pour porter sur son bras le dimanche le chale-ternaux boiteux de Favourite. Tholomyes suivait, dominant le groupe. Il etait tres gai, mais on sentait en lui le gouvernement; il y avait de la dictature dans sa jovialite; son ornement principal etait un pantalon jambes-d'elephant, en nankin, avec sous-pieds de tresse de cuivre; il avait un puissant rotin de deux cents francs a la main, et, comme il se permettait tout, une chose etrange appelee cigare, a la bouche. Rien n'etant sacre pour lui, il fumait. --Ce Tholomyes est etonnant, disaient les autres avec veneration. Quels pantalons! quelle energie! Quant a Fantine, c'etait la joie. Ses dents splendides avaient evidemment recu de Dieu une fonction, le rire. Elle portait a sa main plus volontiers que sur sa tete son petit chapeau de paille cousue, aux longues brides blanches. Ses epais cheveux blonds, enclins a flotter et facilement denoues et qu'il fallait rattacher sans cesse, semblaient faits pour la fuite de Galatee sous les saules. Ses levres roses babillaient avec enchantement. Les coins de sa bouche voluptueusement releves, comme aux mascarons antiques d'Erigone, avaient l'air d'encourager les audaces; mais ses longs cils pleins d'ombre s'abaissaient discretement sur ce brouhaha du bas du visage comme pour mettre le hola. Toute sa toilette avait on ne sait quoi de chantant et de flambant. Elle avait une robe de barege mauve, de petits souliers-cothurnes mordores dont les rubans tracaient des X sur son fin bas blanc a jour, et cette espece de spencer en mousseline, invention marseillaise, dont le nom, canezou, corruption du mot _quinze aout_ prononce a la Canebiere, signifie beau temps, chaleur et midi. Les trois autres, moins timides, nous l'avons dit, etaient decolletees tout net, ce qui, l'ete, sous des chapeaux couverts de fleurs, a beaucoup de grace et d'agacerie; mais, a cote de ces ajustements hardis, le canezou de la blonde Fantine, avec ses transparences, ses indiscretions et ses reticences, cachant et montrant a la fois, semblait une trouvaille provocante de la decence, et la fameuse cour d'amour, presidee par la vicomtesse de Cette aux yeux vert de mer, eut peut-etre donne le prix de la coquetterie a ce canezou qui concourait pour la chastete. Le plus naif est quelquefois le plus savant. Cela arrive. Eclatante de face, delicate de profil, les yeux d'un bleu profond, les paupieres grasses, les pieds cambres et petits, les poignets et les chevilles admirablement emboites, la peau blanche laissant voir ca et la les arborescences azurees des veines, la joue puerile et franche, le cou robuste des Junons eginetiques, la nuque forte et souple, les epaules modelees comme par Coustou, ayant au centre une voluptueuse fossette visible a travers la mousseline; une gaite glacee de reverie; sculpturale et exquise; telle etait Fantine; et l'on devinait sous ces chiffons une statue, et dans cette statue une ame. Fantine etait belle, sans trop le savoir. Les rares songeurs, pretres mysterieux du beau, qui confrontent silencieusement toute chose a la perfection, eussent entrevu en cette petite ouvriere, a travers la transparence de la grace parisienne, l'antique euphonie sacree. Cette fille de l'ombre avait de la race. Elle etait belle sous les deux especes, qui sont le style et le rythme. Le style est la forme de l'ideal; le rythme en est le mouvement. Nous avons dit que Fantine etait la joie, Fantine etait aussi la pudeur. Pour un observateur qui l'eut etudiee attentivement, ce qui se degageait d'elle, a travers toute cette ivresse de l'age, de la saison et de l'amourette, c'etait une invincible expression de retenue et de modestie. Elle restait un peu etonnee. Ce chaste etonnement-la est la nuance qui separe Psyche de Venus. Fantine avait les longs doigts blancs et fins de la vestale qui remue les cendres du feu sacre avec une epingle d'or. Quoiqu'elle n'eut rien refuse, on ne le verra que trop, a Tholomyes, son visage, au repos, etait souverainement virginal; une sorte de dignite serieuse et presque austere l'envahissait soudainement a de certaines heures, et rien n'etait singulier et troublant comme de voir la gaite s'y eteindre si vite et le recueillement y succeder sans transition a l'epanouissement. Cette gravite subite, parfois severement accentuee, ressemblait au dedain d'une deesse. Son front, son nez et son menton offraient cet equilibre de ligne, tres distinct de l'equilibre de proportion, et d'ou resulte l'harmonie du visage; dans l'intervalle si caracteristique qui separe la base du nez de la levre superieure, elle avait ce pli imperceptible et charmant, signe mysterieux de la chastete qui rendit Barberousse amoureux d'une Diane trouvee dans les fouilles d'Icone. L'amour est une faute; soit. Fantine etait l'innocence surnageant sur la faute. Chapitre IV Tholomyes est si joyeux qu'il chante une chanson espagnole Cette journee-la etait d'un bout a l'autre faite d'aurore. Toute la nature semblait avoir conge, et rire. Les parterres de Saint-Cloud embaumaient; le souffle de la Seine remuait vaguement les feuilles; les branches gesticulaient dans le vent; les abeilles mettaient les jasmins au pillage; toute une boheme de papillons s'ebattait dans les achillees, les trefles et les folles avoines; il y avait dans l'auguste parc du roi de France un tas de vagabonds, les oiseaux. Les quatre joyeux couples, meles au soleil, aux champs, aux fleurs, aux arbres, resplendissaient. Et, dans cette communaute de paradis, parlant, chantant, courant, dansant, chassant aux papillons, cueillant des liserons, mouillant leurs bas a jour roses dans les hautes herbes, fraiches, folles, point mechantes, toutes recevaient un peu ca et la les baisers de tous, excepte Fantine, enfermee dans sa vague resistance reveuse et farouche, et qui aimait. --Toi, lui disait Favourite, tu as toujours l'air chose. Ce sont la les joies. Ces passages de couples heureux sont un appel profond a la vie et a la nature, et font sortir de tout la caresse et la lumiere. Il y avait une fois une fee qui fit les prairies et les arbres expres pour les amoureux. De la cette eternelle ecole buissonniere des amants qui recommence sans cesse et qui durera tant qu'il y aura des buissons et des ecoliers. De la la popularite du printemps parmi les penseurs. Le patricien et le gagne-petit, le duc et pair et le robin, les gens de la cour et les gens de la ville, comme on parlait autrefois, tous sont sujets de cette fee. On rit, on se cherche, il y a dans l'air une clarte d'apotheose, quelle transfiguration que d'aimer! Les clercs de notaire sont des dieux. Et les petits cris, les poursuites dans l'herbe, les tailles prises au vol, ces jargons qui sont des melodies, ces adorations qui eclatent dans la facon de dire une syllabe, ces cerises arrachees d'une bouche a l'autre, tout cela flamboie et passe dans des gloires celestes. Les belles filles font un doux gaspillage d'elles-memes. On croit que cela ne finira jamais. Les philosophes, les poetes, les peintres regardent ces extases et ne savent qu'en faire, tant cela les eblouit. Le depart pour Cythere! s'ecrie Watteau; Lancret, le peintre de la roture, contemple ses bourgeois envoles dans le bleu; Diderot tend les bras a toutes ces amourettes, et d'Urfe y mele des druides. Apres le dejeuner les quatre couples etaient alles voir, dans ce qu'on appelait alors le carre du roi, une plante nouvellement arrivee de l'Inde, dont le nom nous echappe en ce moment, et qui a cette epoque attirait tout Paris a Saint-Cloud; c'etait un bizarre et charmant arbrisseau haut sur tige, dont les innombrables branches fines comme des fils, ebouriffees, sans feuilles, etaient couvertes d'un million de petites rosettes blanches; ce qui faisait que l'arbuste avait l'air d'une chevelure pouilleuse de fleurs. Il y avait toujours foule a l'admirer. L'arbuste vu, Tholomyes s'etait ecrie: «J'offre des anes!» et, prix fait avec un anier, ils etaient revenus par Vanves et Issy. A Issy, incident. Le parc, Bien National possede a cette epoque par le munitionnaire Bourguin, etait d'aventure tout grand ouvert. Ils avaient franchi la grille, visite l'anachorete mannequin dans sa grotte, essaye les petits effets mysterieux du fameux cabinet des miroirs, lascif traquenard digne d'un satyre devenu millionnaire ou de Turcaret metamorphose en Priape. Ils avaient robustement secoue le grand filet balancoire attache aux deux chataigniers celebres par l'abbe de Bernis. Tout en y balancant ces belles l'une apres l'autre, ce qui faisait, parmi les rires universels, des plis de jupe envolee ou Greuze eut trouve son compte, le toulousain Tholomyes, quelque peu espagnol, Toulouse est cousine de Tolosa, chantait, sur une melopee melancolique, la vieille chanson _gallega_ probablement inspiree par quelque belle fille lancee a toute volee sur une corde entre deux arbres: _Soy de Badajoz._ _Amor me llama._ _Toda mi alma_ _Es en mi ojos_ _Porque enseñas_ _A tus piernas._ Fantine seule refusa de se balancer. --Je n'aime pas qu'on ait du genre comme ca, murmura assez aigrement Favourite. Les anes quittes, joie nouvelle; on passa la Seine en bateau, et de Passy, a pied, ils gagnerent la barriere de l'Etoile. Ils etaient, on s'en souvient, debout depuis cinq heures du matin; mais, bah! _il n'y a pas de lassitude le dimanche_, disait Favourite; _le dimanche, la fatigue ne travaille pas_. Vers trois heures les quatre couples, effares de bonheur, degringolaient aux montagnes russes, edifice singulier qui occupait alors les hauteurs Beaujon et dont on apercevait la ligne serpentante au-dessus des arbres des Champs-Elysees. De temps en temps Favourite s'ecriait: --Et la surprise? je demande la surprise. --Patience, repondait Tholomyes. Chapitre V Chez Bombarda Les montagnes russes epuisees, on avait songe au diner; et le radieux huitain, enfin un peu las, s'etait echoue au cabaret Bombarda, succursale qu'avait etablie aux Champs-Elysees ce fameux restaurateur Bombarda, dont on voyait alors l'enseigne rue de Rivoli a cote du passage Delorme. Une chambre grande, mais laide, avec alcove et lit au fond (vu la plenitude du cabaret le dimanche, il avait fallu accepter ce gite); deux fenetres d'ou l'on pouvait contempler, a travers les ormes, le quai et la riviere; un magnifique rayon d'aout effleurant les fenetres; deux tables; sur l'une une triomphante montagne de bouquets meles a des chapeaux d'hommes et de femmes; a l'autre les quatre couples attables autour d'un joyeux encombrement de plats, d'assiettes, de verres et de bouteilles; des cruchons de biere meles a des flacons de vin; peu d'ordre sur la table, quelque desordre dessous; _Ils faisaient sous la table_ _Un bruit, un trique-trac de pieds epouvantable_ dit Moliere. Voila ou en etait vers quatre heures et demie du soir la bergerade commencee a cinq heures du matin. Le soleil declinait, l'appetit s'eteignait. Les Champs-Elysees, pleins de soleil et de foule, n'etaient que lumiere et poussiere, deux choses dont se compose la gloire. Les chevaux de Marly, ces marbres hennissants, se cabraient dans un nuage d'or. Les carrosses allaient et venaient. Un escadron de magnifiques gardes du corps, clairon en tete, descendait l'avenue de Neuilly; le drapeau blanc, vaguement rose au soleil couchant, flottait sur le dome des Tuileries. La place de la Concorde, redevenue alors place Louis XV, regorgeait de promeneurs contents. Beaucoup portaient la fleur de lys d'argent suspendue au ruban blanc moire qui, en 1817, n'avait pas encore tout a fait disparu des boutonnieres. Ca et la au milieu des passants faisant cercle et applaudissant, des rondes de petites filles jetaient au vent une bourree bourbonienne alors celebre, destinee a foudroyer les Cent-Jours, et qui avait pour ritournelle: _Rendez-nous notre pere de Gand,_ _Rendez-nous notre pere._ Des tas de faubouriens endimanches, parfois meme fleurdelyses comme les bourgeois, epars dans le grand carre et dans le carre Marigny, jouaient aux bagues et tournaient sur les chevaux de bois; d'autres buvaient; quelques-uns, apprentis imprimeurs, avaient des bonnets de papier; on entendait leurs rires. Tout etait radieux. C'etait un temps de paix incontestable et de profonde securite royaliste; c'etait l'epoque ou un rapport intime et special du prefet de police Angles au roi sur les faubourgs de Paris se terminait par ces lignes: «Tout bien considere, sire, il n'y a rien a craindre de ces gens-la. Ils sont insouciants et indolents comme des chats. Le bas peuple des provinces est remuant, celui de Paris ne l'est pas. Ce sont tous petits hommes. Sire, il en faudrait deux bout a bout pour faire un de vos grenadiers. Il n'y a point de crainte du cote de la populace de la capitale. Il est remarquable que la taille a encore decru dans cette population depuis cinquante ans; et le peuple des faubourgs de Paris est plus petit qu'avant la revolution. Il n'est point dangereux. En somme, c'est de la canaille bonne.» Qu'un chat puisse se changer en lion, les prefets de police ne le croient pas possible; cela est pourtant, et c'est la le miracle du peuple de Paris. Le chat d'ailleurs, si meprise du comte Angles, avait l'estime des republiques antiques; il incarnait a leurs yeux la liberte, et, comme pour servir de pendant a la Minerve aptere du Piree, il y avait sur la place publique de Corinthe le colosse de bronze d'un chat. La police naive de la restauration voyait trop «en beau» le peuple de Paris. Ce n'est point, autant qu'on le croit, de la «canaille bonne». Le Parisien est au Francais ce que l'Athenien etait au Grec; personne ne dort mieux que lui, personne n'est plus franchement frivole et paresseux que lui, personne mieux que lui n'a l'air d'oublier; qu'on ne s'y fie pas pourtant; il est propre a toute sorte de nonchalance, mais, quand il y a de la gloire au bout, il est admirable a toute espece de furie. Donnez-lui une pique, il fera le 10 aout; donnez-lui un fusil, vous aurez Austerlitz. Il est le point d'appui de Napoleon et la ressource de Danton. S'agit-il de la patrie? il s'enrole; s'agit-il de la liberte? il depave. Gare! ses cheveux pleins de colere sont epiques; sa blouse se drape en chlamyde. Prenez garde. De la premiere rue Greneta venue, il fera des fourches caudines. Si l'heure sonne, ce faubourien va grandir, ce petit homme va se lever, et il regardera d'une facon terrible, et son souffle deviendra tempete, et il sortira de cette pauvre poitrine grele assez de vent pour deranger les plis des Alpes. C'est grace au faubourien de Paris que la revolution, melee aux armees, conquiert l'Europe. Il chante, c'est sa joie. Proportionnez sa chanson a sa nature, et vous verrez! Tant qu'il n'a pour refrain que la Carmagnole, il ne renverse que Louis XVI; faites-lui chanter la Marseillaise, il delivrera le monde. Cette note ecrite en marge du rapport Angles, nous revenons a nos quatre couples. Le diner, comme nous l'avons dit, s'achevait. Chapitre VI Chapitre ou l'on s'adore Propos de table et propos d'amour; les uns sont aussi insaisissables que les autres; les propos d'amour sont des nuees, les propos de table sont des fumees. Fameuil et Dahlia fredonnaient; Tholomyes buvait; Zephine riait, Fantine souriait. Listolier soufflait dans une trompette de bois achetee a Saint-Cloud. Favourite regardait tendrement Blachevelle et disait: --Blachevelle, je t'adore. Ceci amena une question de Blachevelle: --Qu'est-ce que tu ferais, Favourite, si je cessais de t'aimer? --Moi! s'ecria Favourite. Ah! ne dis pas cela, meme pour rire! Si tu cessais de m'aimer, je te sauterais apres, je te grifferais, je te gratignerais, je te jetterais de l'eau, je te ferais arreter. Blachevelle sourit avec la fatuite voluptueuse d'un homme chatouille a l'amour-propre. Favourite reprit: --Oui, je crierais a la garde! Ah! je me generais par exemple! Canaille! Blachevelle, extasie, se renversa sur sa chaise et ferma orgueilleusement les deux yeux. Dahlia, tout en mangeant, dit bas a Favourite dans le brouhaha: --Tu l'idolatres donc bien, ton Blachevelle? --Moi, je le deteste, repondit Favourite du meme ton en ressaisissant sa fourchette. Il est avare. J'aime le petit d'en face de chez moi. Il est tres bien, ce jeune homme-la, le connais-tu? On voit qu'il a le genre d'etre acteur. J'aime les acteurs. Sitot qu'il rentre, sa mere dit: «Ah! mon Dieu! ma tranquillite est perdue. Le voila qui va crier. Mais, mon ami, tu me casses la tete!» Parce qu'il va dans la maison, dans des greniers a rats, dans des trous noirs, si haut qu'il peut monter,--et chanter, et declamer, est-ce que je sais, moi? qu'on l'entend d'en bas! Il gagne deja vingt sous par jour chez un avoue a ecrire de la chicane. Il est fils d'un ancien chantre de Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Ah! il est tres bien. Il m'idolatre tant qu'un jour qu'il me voyait faire de la pate pour des crepes, il m'a dit: _Mamselle, faites des beignets de vos gants et je les mangerai_. Il n'y a que les artistes pour dire des choses comme ca. Ah! il est tres bien. Je suis en train d'etre insensee de ce petit-la. C'est egal, je dis a Blachevelle que je l'adore. Comme je mens! Hein? comme je mens! Favourite fit une pause, et continua: --Dahlia, vois-tu, je suis triste. Il n'a fait que pleuvoir tout l'ete, le vent m'agace, le vent ne decolere pas, Blachevelle est tres pingre, c'est a peine s'il y a des petits pois au marche, on ne sait que manger, j'ai le spleen, comme disent les Anglais, le beurre est si cher! et puis, vois, c'est une horreur, nous dinons dans un endroit ou il y a un lit, ca me degoute de la vie. Chapitre VII Sagesse de Tholomyes Cependant, tandis que quelques-uns chantaient, les autres causaient tumultueusement, et tous ensemble; ce n'etait plus que du bruit. Tholomyes intervint: --Ne parlons point au hasard ni trop vite, s'ecria-t-il. Meditons si nous voulons etre eblouissants. Trop d'improvisation vide betement l'esprit. Biere qui coule n'amasse point de mousse. Messieurs, pas de hate. Melons la majeste a la ripaille; mangeons avec recueillement; festinons lentement. Ne nous pressons pas. Voyez le printemps; s'il se depeche, il est flambe, c'est-a-dire gele. L'exces de zele perd les pechers et les abricotiers. L'exces de zele tue la grace et la joie des bons diners. Pas de zele, messieurs! Grimod de la Reyniere est de l'avis de Talleyrand. Une sourde rebellion gronda dans le groupe. --Tholomyes, laisse-nous tranquilles, dit Blachevelle. --A bas le tyran! dit Fameuil. --Bombarda, Bombance et Bamboche! cria Listolier. --Le dimanche existe, reprit Fameuil. --Nous sommes sobres, ajouta Listolier. --Tholomyes, fit Blachevelle, contemple mon calme. --Tu en es le marquis, repondit Tholomyes. Ce mediocre jeu de mots fit l'effet d'une pierre dans une mare. Le marquis de Montcalm etait un royaliste alors celebre. Toutes les grenouilles se turent. --Amis, s'ecria Tholomyes, de l'accent d'un homme qui ressaisit l'empire, remettez-vous. Il ne faut pas que trop de stupeur accueille ce calembour tombe du ciel. Tout ce qui tombe de la sorte n'est pas necessairement digne d'enthousiasme et de respect. Le calembour est la fiente de l'esprit qui vole. Le lazzi tombe n'importe ou; et l'esprit, apres la ponte d'une betise, s'enfonce dans l'azur. Une tache blanchatre qui s'aplatit sur le rocher n'empeche pas le condor de planer. Loin de moi l'insulte au calembour! Je l'honore dans la proportion de ses merites; rien de plus. Tout ce qu'il y a de plus auguste, de plus sublime et de plus charmant dans l'humanite, et peut-etre hors de l'humanite, a fait des jeux de mots. Jesus-Christ a fait un calembour sur saint Pierre, Moise sur Isaac, Eschyle sur Polynice, Cleopatre sur Octave. Et notez que ce calembour de Cleopatre a precede la bataille d'Actium, et que, sans lui, personne ne se souviendrait de la ville de Toryne, nom grec qui signifie cuiller a pot. Cela concede, je reviens a mon exhortation. Mes freres, je le repete, pas de zele, pas de tohu-bohu, pas d'exces, meme en pointes, gaites, liesses et jeux de mots. Ecoutez-moi, j'ai la prudence d'Amphiaraus et la calvitie de Cesar. Il faut une limite, meme aux rebus. _Est modus in rebus_. Il faut une limite, meme aux diners. Vous aimez les chaussons aux pommes, mesdames, n'en abusez pas. Il faut, meme en chaussons, du bon sens et de l'art. La gloutonnerie chatie le glouton. Gula punit Gulax. L'indigestion est chargee par le bon Dieu de faire de la morale aux estomacs. Et, retenez ceci: chacune de nos passions, meme l'amour, a un estomac qu'il ne faut pas trop remplir. En toute chose il faut ecrire a temps le mot _finis_, il faut se contenir, quand cela devient urgent, tirer le verrou sur son appetit, mettre au violon sa fantaisie et se mener soi-meme au poste. Le sage est celui qui sait a un moment donne operer sa propre arrestation. Ayez quelque confiance en moi. Parce que j'ai fait un peu mon droit, a ce que me disent mes examens, parce que je sais la difference qu'il y a entre la question mue et la question pendante, parce que j'ai soutenu une these en latin sur la maniere dont on donnait la torture a Rome au temps ou Munatius Demens etait questeur du Parricide, parce que je vais etre docteur, a ce qu'il parait, il ne s'ensuit pas de toute necessite que je sois un imbecile. Je vous recommande la moderation dans vos desirs. Vrai comme je m'appelle Felix Tholomyes, je parle bien. Heureux celui qui, lorsque l'heure a sonne, prend un parti heroique, et abdique comme Sylla, ou Origene! Favourite ecoutait avec une attention profonde. --Felix! dit-elle, quel joli mot! j'aime ce nom-la. C'est en latin. Ca veut dire Prosper. Tholomyes poursuivit: --Quirites, gentlemen, Caballeros, mes amis! voulez-vous ne sentir aucun aiguillon et vous passer de lit nuptial et braver l'amour? Rien de plus simple. Voici la recette: la limonade, l'exercice outre, le travail force, ereintez-vous, trainez des blocs, ne dormez pas, veillez, gorgez-vous de boissons nitreuses et de tisanes de nymphaeas, savourez des emulsions de pavots et d'agnuscastus, assaisonnez-moi cela d'une diete severe, crevez de faim, et joignez-y les bains froids, les ceintures d'herbes, l'application d'une plaque de plomb, les lotions avec la liqueur de Saturne et les fomentations avec l'oxycrat. --J'aime mieux une femme, dit Listolier. --La femme! reprit Tholomyes, mefiez-vous-en. Malheur a celui qui se livre au coeur changeant de la femme! La femme est perfide et tortueuse. Elle deteste le serpent par jalousie de metier. Le serpent, c'est la boutique en face. --Tholomyes, cria Blachevelle, tu es ivre! --Pardieu! dit Tholomyes. --Alors sois gai, reprit Blachevelle. Et, remplissant son verre, il se leva: --Gloire au vin! _Nunc te, Bacche, canam_! Pardon, mesdemoiselles, c'est de l'espagnol. Et la preuve, señoras, la voici: tel peuple, telle futaille. L'arrobe de Castille contient seize litres, le cantaro d'Alicante douze, l'almude des Canaries vingt-cinq, le cuartin des Baleares vingt-six, la botte du czar Pierre trente. Vive ce czar qui etait grand, et vive sa botte qui etait plus grande encore! Mesdames, un conseil d'ami: trompez-vous de voisin, si bon vous semble. Le propre de l'amour, c'est d'errer. L'amourette n'est pas faite pour s'accroupir et s'abrutir comme une servante anglaise qui a le calus du scrobage aux genoux. Elle n'est pas faite pour cela, elle erre gaiment, la douce amourette! On a dit: l'erreur est humaine; moi je dis: l'erreur est amoureuse. Mesdames, je vous idolatre toutes. O Zephine, o Josephine, figure plus que chiffonnee, vous seriez charmante, si vous n'etiez de travers. Vous avez l'air d'un joli visage sur lequel, par megarde, on s'est assis. Quant a Favourite, o nymphes et muses! un jour que Blachevelle passait le ruisseau de la rue Guerin-Boisseau, il vit une belle fille aux bas blancs et bien tires qui montrait ses jambes. Ce prologue lui plut, et Blachevelle aima. Celle qu'il aima etait Favourite. O Favourite, tu as des levres ioniennes. Il y avait un peintre grec, appele Euphorion, qu'on avait surnomme le peintre des levres. Ce Grec seul eut ete digne de peindre ta bouche! Ecoute! avant toi, il n'y avait pas de creature digne de ce nom. Tu es faite pour recevoir la pomme comme Venus ou pour la manger comme Eve. La beaute commence a toi. Je viens de parler d'Eve, c'est toi qui l'as creee. Tu merites le brevet d'invention de la jolie femme. O Favourite, je cesse de vous tutoyer, parce que je passe de la poesie a la prose. Vous parliez de mon nom tout a l'heure. Cela m'a attendri; mais, qui que nous soyons, mefions-nous des noms. Ils peuvent se tromper. Je me nomme Felix et ne suis pas heureux. Les mots sont des menteurs. N'acceptons pas aveuglement les indications qu'ils nous donnent. Ce serait une erreur d'ecrire a Liege pour avoir des bouchons et a Pau pour avoir des gants. Miss Dahlia, a votre place, je m'appellerais Rosa. Il faut que la fleur sente bon et que la femme ait de l'esprit. Je ne dis rien de Fantine, c'est une songeuse, une reveuse, une pensive, une sensitive; c'est un fantome ayant la forme d'une nymphe et la pudeur d'une nonne, qui se fourvoie dans la vie de grisette, mais qui se refugie dans les illusions, et qui chante, et qui prie, et qui regarde l'azur sans trop savoir ce qu'elle voit ni ce qu'elle fait, et qui, les yeux au ciel, erre dans un jardin ou il y a plus d'oiseaux qu'il n'en existe! O Fantine, sache ceci: moi Tholomyes, je suis une illusion; mais elle ne m'entend meme pas, la blonde fille des chimeres! Du reste, tout en elle est fraicheur, suavite, jeunesse, douce clarte matinale. O Fantine, fille digne de vous appeler marguerite ou perle, vous etes une femme du plus bel orient. Mesdames, un deuxieme conseil: ne vous mariez point; le mariage est une greffe; cela prend bien ou mal; fuyez ce risque. Mais, bah! qu'est-ce que je chante la? Je perds mes paroles. Les filles sont incurables sur l'epousaille; et tout ce que nous pouvons dire, nous autres sages, n'empechera point les giletieres et les piqueuses de bottines de rever des maris enrichis de diamants. Enfin, soit; mais, belles, retenez ceci: vous mangez trop de sucre. Vous n'avez qu'un tort, o femmes, c'est de grignoter du sucre. O sexe rongeur, tes jolies petites dents blanches adorent le sucre. Or, ecoutez bien, le sucre est un sel. Tout sel est dessechant. Le sucre est le plus dessechant de tous les sels. Il pompe a travers les veines les liquides du sang; de la la coagulation, puis la solidification du sang; de la les tubercules dans le poumon; de la la mort. Et c'est pourquoi le diabete confine a la phthisie. Donc ne croquez pas de sucre, et vous vivrez! Je me tourne vers les hommes. Messieurs, faites des conquetes. Pillez-vous les uns aux autres sans remords vos bien-aimees. Chassez-croisez. En amour, il n'y a pas d'amis. Partout ou il y a une jolie femme l'hostilite est ouverte. Pas de quartier, guerre a outrance! Une jolie femme est un casus belli; une jolie femme est un flagrant delit. Toutes les invasions de l'histoire sont determinees par des cotillons. La femme est le droit de l'homme. Romulus a enleve les Sabines, Guillaume a enleve les Saxonnes, Cesar a enleve les Romaines. L'homme qui n'est pas aime plane comme un vautour sur les amantes d'autrui; et quant a moi, a tous ces infortunes qui sont veufs, je jette la proclamation sublime de Bonaparte a l'armee d'Italie: «Soldats, vous manquez de tout. L'ennemi en a.» Tholomyes s'interrompit. --Souffle, Tholomyes, dit Blachevelle. En meme temps, Blachevelle, appuye de Listolier et de Fameuil, entonna sur un air de complainte une de ces chansons d'atelier composees des premiers mots venus, rimees richement et pas du tout, vides de sens comme le geste de l'arbre et le bruit du vent, qui naissent de la vapeur des pipes et se dissipent et s'envolent avec elle. Voici par quel couplet le groupe donna la replique a la harangue de Tholomyes: Les peres dindons donnerent de l'argent a un agent pour que mons Clermont-Tonnerre fut fait pape a la Saint-Jean; Mais Clermont ne put pas etre fait pape, n'etant pas pretre. Alors leur agent rageant leur rapporta leur argent. Ceci n'etait pas fait pour calmer l'improvisation de Tholomyes; il vida son verre, le remplit, et recommenca. --A bas la sagesse! oubliez tout ce que j'ai dit. Ne soyons ni prudes, ni prudents, ni prud'hommes. Je porte un toast a l'allegresse; soyons allegres! Completons notre cours de droit par la folie et la nourriture. Indigestion et digeste. Que Justinien soit le male et que Ripaille soit la femelle! Joie dans les profondeurs! Vis, o creation! Le monde est un gros diamant! Je suis heureux. Les oiseaux sont etonnants. Quelle fete partout! Le rossignol est un Elleviou gratis. Ete, je te salue. O Luxembourg, o Georgiques de la rue Madame et de l'allee de l'Observatoire! O pioupious reveurs! o toutes ces bonnes charmantes qui, tout en gardant des enfants, s'amusent a en ebaucher! Les pampas de l'Amerique me plairaient, si je n'avais les arcades de l'Odeon. Mon ame s'envole dans les forets vierges et dans les savanes. Tout est beau. Les mouches bourdonnent dans les rayons. Le soleil a eternue le colibri. Embrasse-moi, Fantine! Il se trompa, et embrassa Favourite. Chapitre VIII Mort d'un cheval --On dine mieux chez Edon que chez Bombarda, s'ecria Zephine. --Je prefere Bombarda a Edon, declara Blachevelle. Il a plus de luxe. C'est plus asiatique. Voyez la salle d'en bas. Il y a des glaces sur les murs. --J'en aime mieux dans mon assiette, dit Favourite. Blachevelle insista: --Regardez les couteaux. Les manches sont en argent chez Bombarda, et en os chez Edon. Or, l'argent est plus precieux que l'os. --Excepte pour ceux qui ont un menton d'argent, observa Tholomyes. Il regardait en cet instant-la le dome des Invalides, visible des fenetres de Bombarda. Il y eut une pause. --Tholomyes, cria Fameuil, tout a l'heure, Listolier et moi, nous avions une discussion. --Une discussion est bonne, repondit Tholomyes, une querelle vaut mieux. --Nous disputions philosophie. --Soit. --Lequel preferes-tu de Descartes ou de Spinosa? --Desaugiers, dit Tholomyes. Cet arret rendu, il but et reprit: --Je consens a vivre. Tout n'est pas fini sur la terre, puisqu'on peut encore deraisonner. J'en rends graces aux dieux immortels. On ment, mais on rit. On affirme, mais on doute. L'inattendu jaillit du syllogisme. C'est beau. Il est encore ici-bas des humains qui savent joyeusement ouvrir et fermer la boite a surprises du paradoxe. Ceci, mesdames, que vous buvez d'un air tranquille, est du vin de Madere, sachez-le, du cru de Coural das Freiras qui est a trois cent dix-sept toises au-dessus du niveau de la mer! Attention en buvant! trois cent dix-sept toises! et monsieur Bombarda, le magnifique restaurateur, vous donne ces trois cent dix-sept toises pour quatre francs cinquante centimes! Fameuil interrompit de nouveau: --Tholomyes, tes opinions font loi. Quel est ton auteur favori? --Ber.... --Quin? --Non. Choux. Et Tholomyes poursuivit: --Honneur a Bombarda! il egalerait Munophis d'Elephanta s'il pouvait me cueillir une almee, et Thygelion de Cheronee s'il pouvait m'apporter une hetaire! car, o mesdames, il y avait des Bombarda en Grece et en Egypte. C'est Apulee qui nous l'apprend. Helas! toujours les memes choses et rien de nouveau. Plus rien d'inedit dans la creation du createur! _Nil sub sole novum_, dit Salomon; _amor omnibus idem_, dit Virgile; et Carabine monte avec Carabin dans la galiote de Saint-Cloud, comme Aspasie s'embarquait avec Pericles sur la flotte de Samos. Un dernier mot. Savez-vous ce que c'etait qu'Aspasie, mesdames? Quoiqu'elle vecut dans un temps ou les femmes n'avaient pas encore d'ame, c'etait une ame; une ame d'une nuance rose et pourpre, plus embrasee que le feu, plus franche que l'aurore. Aspasie etait une creature en qui se touchaient les deux extremes de la femme; c'etait la prostituee deesse. Socrate, plus Manon Lescaut. Aspasie fut creee pour le cas ou il faudrait une catin a Promethee. Tholomyes, lance, se serait difficilement arrete, si un cheval ne se fut abattu sur le quai en cet instant-la meme. Du choc, la charrette et l'orateur resterent court. C'etait une jument beauceronne, vieille et maigre et digne de l'equarrisseur, qui trainait une charrette fort lourde. Parvenue devant Bombarda, la bete, epuisee et accablee, avait refuse d'aller plus loin. Cet incident avait fait de la foule. A peine le charretier, jurant et indigne, avait-il eu le temps de prononcer avec l'energie convenable le mot sacramentel: _matin_! appuye d'un implacable coup de fouet, que la haridelle etait tombee pour ne plus se relever. Au brouhaha des passants, les gais auditeurs de Tholomyes tournerent la tete, et Tholomyes en profita pour clore son allocution par cette strophe melancolique: _Elle etait de ce monde ou coucous et carrosses_ _Ont le meme destin,_ _Et, rosse, elle a vecu ce que vivent les rosses,_ _L'espace d'un: matin!_ --Pauvre cheval, soupira Fantine. Et Dahlia s'ecria: --Voila Fantine qui va se mettre a plaindre les chevaux! Peut-on etre fichue bete comme ca! En ce moment, Favourite, croisant les bras et renversant la tete en arriere, regarda resolument Tholomyes et dit: --Ah ca! et la surprise? --Justement. L'instant est arrive, repondit Tholomyes. Messieurs, l'heure de la surprise a sonne. Mesdames, attendez-nous un moment. --Cela commence par un baiser, dit Blachevelle. --Sur le front, ajouta Tholomyes. Chacun deposa gravement un baiser sur le front de sa maitresse; puis ils se dirigerent vers la porte tous les quatre a la file, en mettant leur doigt sur la bouche. Favourite battit des mains a leur sortie. --C'est deja amusant, dit-elle. --Ne soyez pas trop longtemps, murmura Fantine. Nous vous attendons. Chapitre IX Fin joyeuse de la joie Les jeunes filles, restees seules, s'accouderent deux a deux sur l'appui des fenetres, jasant, penchant leur tete et se parlant d'une croisee a l'autre. Elles virent les jeunes gens sortir du cabaret Bombarda bras dessus bras dessous; ils se retournerent, leur firent des signes en riant, et disparurent dans cette poudreuse cohue du dimanche qui envahit hebdomadairement les Champs-Elysees. --Ne soyez pas longtemps! cria Fantine. --Que vont-ils nous rapporter? dit Zephine. --Pour sur ce sera joli, dit Dahlia. --Moi, reprit Favourite, je veux que ce soit en or. Elles furent bientot distraites par le mouvement du bord de l'eau qu'elles distinguaient dans les branches des grands arbres et qui les divertissait fort. C'etait l'heure du depart des malles-poste et des diligences. Presque toutes les messageries du midi et de l'ouest passaient alors par les Champs-Elysees. La plupart suivaient le quai et sortaient par la barriere de Passy. De minute en minute, quelque grosse voiture peinte en jaune et en noir, pesamment chargee, bruyamment attelee, difforme a force de malles, de baches et de valises, pleine de tetes tout de suite disparues, broyant la chaussee, changeant tous les paves en briquets, se ruait a travers la foule avec toutes les etincelles d'une forge, de la poussiere pour fumee, et un air de furie. Ce vacarme rejouissait les jeunes filles. Favourite s'exclamait: --Quel tapage! on dirait des tas de chaines qui s'envolent. Il arriva une fois qu'une de ces voitures qu'on distinguait difficilement dans l'epaisseur des ormes, s'arreta un moment, puis repartit au galop. Cela etonna Fantine. --C'est particulier! dit-elle. Je croyais que la diligence ne s'arretait jamais. Favourite haussa les epaules. --Cette Fantine est surprenante. Je viens la voir par curiosite. Elle s'eblouit des choses les plus simples. Une supposition; je suis un voyageur, je dis a la diligence: je vais en avant, vous me prendrez sur le quai en passant. La diligence passe, me voit, s'arrete, et me prend. Cela se fait tous les jours. Tu ne connais pas la vie, ma chere. Un certain temps s'ecoula ainsi. Tout a coup Favourite eut le mouvement de quelqu'un qui se reveille. --Eh bien, fit-elle, et la surprise? --A propos, oui, reprit Dahlia, la fameuse surprise? --Ils sont bien longtemps! dit Fantine. Comme Fantine achevait ce soupir, le garcon qui avait servi le diner entra. Il tenait a la main quelque chose qui ressemblait a une lettre. --Qu'est-ce que cela? demanda Favourite. Le garcon repondit: --C'est un papier que ces messieurs ont laisse pour ces dames. --Pourquoi ne l'avoir pas apporte tout de suite? --Parce que ces messieurs, reprit le garcon, ont commande de ne le remettre a ces dames qu'au bout d'une heure. Favourite arracha le papier des mains du garcon. C'etait une lettre en effet. --Tiens! dit-elle. Il n'y a pas d'adresse. Mais voici ce qui est ecrit dessus: Ceci est la surprise. Elle decacheta vivement la lettre, l'ouvrit et lut (elle savait lire): «O nos amantes! «Sachez que nous avons des parents. Des parents, vous ne connaissez pas beaucoup ca. Ca s'appelle des peres et meres dans le code civil, pueril et honnete. Or, ces parents gemissent, ces vieillards nous reclament, ces bons hommes et ces bonnes femmes nous appellent enfants prodigues, ils souhaitent nos retours, et nous offrent de tuer des veaux. Nous leur obeissons, etant vertueux. A l'heure ou vous lirez ceci, cinq chevaux fougueux nous rapporteront a nos papas et a nos mamans. Nous fichons le camp, comme dit Bossuet. Nous partons, nous sommes partis. Nous fuyons dans les bras de Laffitte et sur les ailes de Caillard. La diligence de Toulouse nous arrache a l'abime, et l'abime c'est vous, o nos belles petites! Nous rentrons dans la societe, dans le devoir et dans l'ordre, au grand trot, a raison de trois lieues a l'heure. Il importe a la patrie que nous soyons, comme tout le monde, prefets, peres de famille, gardes champetres et conseillers d'Etat. Venerez-nous. Nous nous sacrifions. Pleurez-nous rapidement et remplacez-nous vite. Si cette lettre vous dechire, rendez-le-lui. Adieu. «Pendant pres de deux ans, nous vous avons rendues heureuses. Ne nous en gardez pas rancune. «Signe: Blachevelle. «Fameuil. «Listolier. «Felix Tholomyes «Post-scriptum. Le diner est paye.» Les quatre jeunes filles se regarderent. Favourite rompit la premiere le silence. --Eh bien! s'ecria-t-elle, c'est tout de meme une bonne farce. --C'est tres drole, dit Zephine. --Ce doit etre Blachevelle qui a eu cette idee-la, reprit Favourite. Ca me rend amoureuse de lui. Sitot parti, sitot aime. Voila l'histoire. --Non, dit Dahlia, c'est une idee a Tholomyes. Ca se reconnait. --En ce cas, reprit Favourite, mort a Blachevelle et vive Tholomyes! --Vive Tholomyes! crierent Dahlia et Zephine. Et elles eclaterent de rire. Fantine rit comme les autres. Une heure apres, quand elle fut rentree dans sa chambre, elle pleura. C'etait, nous l'avons dit, son premier amour; elle s'etait donnee a ce Tholomyes comme a un mari, et la pauvre fille avait un enfant. Livre quatrieme--Confier, c'est quelquefois livrer Chapitre I Une mere qui en rencontre une autre Il y avait, dans le premier quart de ce siecle, a Montfermeil, pres de Paris, une facon de gargote qui n'existe plus aujourd'hui. Cette gargote etait tenue par des gens appeles Thenardier, mari et femme. Elle etait situee dans la ruelle du Boulanger. On voyait au-dessus de la porte une planche clouee a plat sur le mur. Sur cette planche etait peint quelque chose qui ressemblait a un homme portant sur son dos un autre homme, lequel avait de grosses epaulettes de general dorees avec de larges etoiles argentees; des taches rouges figuraient du sang; le reste du tableau etait de la fumee et representait probablement une bataille. Au bas on lisait cette inscription: _Au Sergent de Waterloo._ Rien n'est plus ordinaire qu'un tombereau ou une charrette a la porte d'une auberge. Cependant le vehicule ou, pour mieux dire, le fragment de vehicule qui encombrait la rue devant la gargote du Sergent de Waterloo, un soir du printemps de 1818, eut certainement attire par sa masse l'attention d'un peintre qui eut passe la. C'etait l'avant-train d'un de ces fardiers, usites dans les pays de forets, et qui servent a charrier des madriers et des troncs d'arbres. Cet avant-train se composait d'un massif essieu de fer a pivot ou s'emboitait un lourd timon, et que supportaient deux roues demesurees. Tout cet ensemble etait trapu, ecrasant et difforme. On eut dit l'affut d'un canon geant. Les ornieres avaient donne aux roues, aux jantes, aux moyeux, a l'essieu et au timon, une couche de vase, hideux badigeonnage jaunatre assez semblable a celui dont on orne volontiers les cathedrales. Le bois disparaissait sous la boue et le fer sous la rouille. Sous l'essieu pendait en draperie une grosse chaine digne de Goliath forcat. Cette chaine faisait songer, non aux poutres qu'elle avait fonction de transporter, mais aux mastodontes et aux mammons qu'elle eut pu atteler; elle avait un air de bagne, mais de bagne cyclopeen et surhumain, et elle semblait detachee de quelque monstre. Homere y eut lie Polypheme et Shakespeare Caliban. Pourquoi cet avant-train de fardier etait-il a cette place dans la rue? D'abord, pour encombrer la rue; ensuite pour achever de se rouiller. Il y a dans le vieil ordre social une foule d'institutions qu'on trouve de la sorte sur son passage en plein air et qui n'ont pas pour etre la d'autres raisons. Le centre de la chaine pendait sous l'essieu assez pres de terre, et sur la courbure, comme sur la corde d'une balancoire, etaient assises et groupees, ce soir-la, dans un entrelacement exquis, deux petites filles, l'une d'environ deux ans et demi, l'autre de dix-huit mois, la plus petite dans les bras de la plus grande. Un mouchoir savamment noue les empechait de tomber. Une mere avait vu cette effroyable chaine, et avait dit: Tiens! voila un joujou pour mes enfants. Les deux enfants, du reste gracieusement attifees, et avec quelque recherche, rayonnaient; on eut dit deux roses dans de la ferraille; leurs yeux etaient un triomphe; leurs fraiches joues riaient. L'une etait chatain, l'autre etait brune. Leurs naifs visages etaient deux etonnements ravis; un buisson fleuri qui etait pres de la envoyait aux passants des parfums qui semblaient venir d'elles; celle de dix-huit mois montrait son gentil ventre nu avec cette chaste indecence de la petitesse. Au-dessus et autour de ces deux tetes delicates, petries dans le bonheur et trempees dans la lumiere, le gigantesque avant-train, noir de rouille, presque terrible, tout enchevetre de courbes et d'angles farouches, s'arrondissait comme un porche de caverne. A quelques pas, accroupie sur le seuil de l'auberge, la mere, femme d'un aspect peu avenant du reste, mais touchante en ce moment-la, balancait les deux enfants au moyen d'une longue ficelle, les couvant des yeux de peur d'accident avec cette expression animale et celeste propre a la maternite; a chaque va-et-vient, les hideux anneaux jetaient un bruit strident qui ressemblait a un cri de colere; les petites filles s'extasiaient, le soleil couchant se melait a cette joie, et rien n'etait charmant comme ce caprice du hasard, qui avait fait d'une chaine de titans une escarpolette de cherubins. Tout en bercant ses deux petites, la mere chantonnait d'une voix fausse une romance alors celebre: _Il le faut, disait un guerrier._ Sa chanson et la contemplation de ses filles l'empechaient d'entendre et de voir ce qui se passait dans la rue. Cependant quelqu'un s'etait approche d'elle, comme elle commencait le premier couplet de la romance, et tout a coup elle entendit une voix qui disait tres pres de son oreille: --Vous avez la deux jolis enfants, madame, repondit la mere, continuant sa romance: _A la belle et tendre Imogine._ repondit la mere, continuant sa romance, puis elle tourna la tete. Une femme etait devant elle, a quelques pas. Cette femme, elle aussi, avait un enfant qu'elle portait dans ses bras. Elle portait en outre un assez gros sac de nuit qui semblait fort lourd. L'enfant de cette femme etait un des plus divins etres qu'on put voir. C'etait une fille de deux a trois ans. Elle eut pu jouter avec les deux autres pour la coquetterie de l'ajustement; elle avait un bavolet de linge fin, des rubans a sa brassiere et de la valenciennes a son bonnet. Le pli de sa jupe relevee laissait voir sa cuisse blanche, potelee et ferme. Elle etait admirablement rose et bien portante. La belle petite donnait envie de mordre dans les pommes de ses joues. On ne pouvait rien dire de ses yeux, sinon qu'ils devaient etre tres grands et qu'ils avaient des cils magnifiques. Elle dormait. Elle dormait de ce sommeil d'absolue confiance propre a son age. Les bras des meres sont faits de tendresse; les enfants y dorment profondement. Quant a la mere, l'aspect en etait pauvre et triste. Elle avait la mise d'une ouvriere qui tend a redevenir paysanne. Elle etait jeune. Etait-elle belle? peut-etre; mais avec cette mise il n'y paraissait pas. Ses cheveux, d'ou s'echappait une meche blonde, semblaient fort epais, mais disparaissaient severement sous une coiffe de beguine, laide, serree, etroite, et nouee au menton. Le rire montre les belles dents quand on en a; mais elle ne riait point. Ses yeux ne semblaient pas etre secs depuis tres longtemps. Elle etait pale; elle avait l'air tres lasse et un peu malade; elle regardait sa fille endormie dans ses bras avec cet air particulier d'une mere qui a nourri son enfant. Un large mouchoir bleu, comme ceux ou se mouchent les invalides, plie en fichu, masquait lourdement sa taille. Elle avait les mains halees et toutes piquees de taches de rousseur, l'index durci et dechiquete par l'aiguille, une Mante brune de laine bourrue, une robe de toile et de gros souliers. C'etait Fantine. C'etait Fantine. Difficile a reconnaitre. Pourtant, a l'examiner attentivement, elle avait toujours sa beaute. Un pli triste, qui ressemblait a un commencement d'ironie, ridait sa joue droite. Quant a sa toilette, cette aerienne toilette de mousseline et de rubans qui semblait faite avec de la gaite, de la folie et de la musique, pleine de grelots et parfumee de lilas, elle s'etait evanouie comme ces beaux givres eclatants qu'on prend pour des diamants au soleil; ils fondent et laissent la branche toute noire. Dix mois s'etaient ecoules depuis «la bonne farce». Que s'etait-il passe pendant ces dix mois? on le devine. Apres l'abandon, la gene. Fantine avait tout de suite perdu de vue Favourite, Zephine et Dahlia; le lien, brise du cote des hommes, s'etait defait du cote des femmes; on les eut bien etonnees, quinze jours apres, si on leur eut dit qu'elles etaient amies; cela n'avait plus de raison d'etre. Fantine etait restee seule. Le pere de son enfant parti,--helas! ces ruptures-la sont irrevocables,--elle se trouva absolument isolee, avec l'habitude du travail de moins et le gout du plaisir de plus. Entrainee par sa liaison avec Tholomyes a dedaigner le petit metier qu'elle savait, elle avait neglige ses debouches; ils s'etaient fermes. Nulle ressource. Fantine savait a peine lire et ne savait pas ecrire; on lui avait seulement appris dans son enfance a signer son nom; elle avait fait ecrire par un ecrivain public une lettre a Tholomyes, puis une seconde, puis une troisieme. Tholomyes n'avait repondu a aucune. Un jour, Fantine entendit des commeres dire en regardant sa fille: --Est-ce qu'on prend ces enfants-la au serieux? on hausse les epaules de ces enfants-la! Alors elle songea a Tholomyes qui haussait les epaules de son enfant et qui ne prenait pas cet etre innocent au serieux; et son coeur devint sombre a l'endroit de cet homme. Quel parti prendre pourtant? Elle ne savait plus a qui s'adresser. Elle avait commis une faute, mais le fond de sa nature, on s'en souvient, etait pudeur et vertu. Elle sentit vaguement qu'elle etait a la veille de tomber dans la detresse, et de glisser dans le pire. Il fallait du courage; elle en eut, et se roidit. L'idee lui vint de retourner dans sa ville natale, a Montreuil-sur-mer. La quelqu'un peut-etre la connaitrait et lui donnerait du travail. Oui; mais il faudrait cacher sa faute. Et elle entrevoyait confusement la necessite possible d'une separation plus douloureuse encore que la premiere. Son coeur se serra, mais elle prit sa resolution. Fantine, on le verra, avait la farouche bravoure de la vie. Elle avait deja vaillamment renonce a la parure, s'etait vetue de toile, et avait mis toute sa soie, tous ses chiffons, tous ses rubans et toutes ses dentelles sur sa fille, seule vanite qui lui restat, et sainte celle-la. Elle vendit tout ce qu'elle avait, ce qui lui produisit deux cents francs; ses petites dettes payees, elle n'eut plus que quatre-vingts francs environ. A vingt-deux ans, par une belle matinee de printemps, elle quittait Paris, emportant son enfant sur son dos. Quelqu'un qui les eut vues passer toutes les deux eut pitie. Cette femme n'avait au monde que cet enfant, et cet enfant n'avait au monde que cette femme. Fantine avait nourri sa fille; cela lui avait fatigue la poitrine, et elle toussait un peu. Nous n'aurons plus occasion de parler de M. Felix Tholomyes. Bornons-nous a dire que, vingt ans plus tard, sous le roi Louis-Philippe, c'etait un gros avoue de province, influent et riche, electeur sage et jure tres severe; toujours homme de plaisir. Vers le milieu du jour, apres avoir, pour se reposer, chemine de temps en temps, moyennant trois ou quatre sous par lieue, dans ce qu'on appelait alors les Petites Voitures des Environs de Paris, Fantine se trouvait a Montfermeil, dans la ruelle du Boulanger. Comme elle passait devant l'auberge Thenardier, les deux petites filles, enchantees sur leur escarpolette monstre, avaient ete pour elle une sorte d'eblouissement, et elle s'etait arretee devant cette vision de joie. Il y a des charmes. Ces deux petites filles en furent un pour cette mere. Elle les considerait, toute emue. La presence des anges est une annonce de paradis. Elle crut voir au dessus de cette auberge le mysterieux ICI de la providence. Ces deux petites etaient si evidemment heureuses! Elle les regardait, elle les admirait, tellement attendrie qu'au moment ou la mere reprenait haleine entre deux vers de sa chanson, elle ne put s'empecher de lui dire ce mot qu'on vient de lire: --Vous avez la deux jolis enfants, madame. Les creatures les plus feroces sont desarmees par la caresse a leurs petits. La mere leva la tete et remercia, et fit asseoir la passante sur le banc de la porte, elle-meme etant sur le seuil. Les deux femmes causerent. --Je m'appelle madame Thenardier, dit la mere des deux petites. Nous tenons cette auberge. Puis, toujours a sa romance, elle reprit entre ses dents: _Il le faut, je suis chevalier,_ _Et je pars pour la Palestine._ Cette madame Thenardier etait une femme rousse, charnue, anguleuse; le type femme-a-soldat dans toute sa disgrace. Et, chose bizarre, avec un air penche qu'elle devait a des lectures romanesques. C'etait une minaudiere hommasse. De vieux romans qui se sont erailles sur des imaginations de gargotieres ont de ces effets-la. Elle etait jeune encore; elle avait a peine trente ans. Si cette femme, qui etait accroupie, se fut tenue droite, peut-etre sa haute taille et sa carrure de colosse ambulant propre aux foires, eussent-elles des l'abord effarouche la voyageuse, trouble sa confiance, et fait evanouir ce que nous avons a raconter. Une personne qui est assise au lieu d'etre debout, les destinees tiennent a cela. La voyageuse raconta son histoire, un peu modifiee: Qu'elle etait ouvriere; que son mari etait mort; que le travail lui manquait a Paris, et qu'elle allait en chercher ailleurs; dans son pays; qu'elle avait quitte Paris, le matin meme, a pied; que, comme elle portait son enfant, se sentant fatiguee, et ayant rencontre la voiture de Villemomble, elle y etait montee; que de Villemomble elle etait venue a Montfermeil a pied, que la petite avait un peu marche, mais pas beaucoup, c'est si jeune, et qu'il avait fallu la prendre, et que le bijou s'etait endormi. Et sur ce mot elle donna a sa fille un baiser passionne qui la reveilla. L'enfant ouvrit les yeux, de grands yeux bleus comme ceux de sa mere, et regarda, quoi? rien, tout, avec cet air serieux et quelquefois severe des petits enfants, qui est un mystere de leur lumineuse innocence devant nos crepuscules de vertus. On dirait qu'ils se sentent anges et qu'ils nous savent hommes. Puis l'enfant se mit a rire, et, quoique la mere la retint, glissa a terre avec l'indomptable energie d'un petit etre qui veut courir. Tout a coup elle apercut les deux autres sur leur balancoire, s'arreta court, et tira la langue, signe d'admiration. La mere Thenardier detacha ses filles, les fit descendre de l'escarpolette, et dit: --Amusez-vous toutes les trois. Ces ages-la s'apprivoisent vite, et au bout d'une minute les petites Thenardier jouaient avec la nouvelle venue a faire des trous dans la terre, plaisir immense. Cette nouvelle venue etait tres gaie; la bonte de la mere est ecrite dans la gaite du marmot; elle avait pris un brin de bois qui lui servait de pelle, et elle creusait energiquement une fosse bonne pour une mouche. Ce que fait le fossoyeur devient riant, fait par l'enfant. Les deux femmes continuaient de causer. --Comment s'appelle votre mioche? --Cosette. Cosette, lisez Euphrasie. La petite se nommait Euphrasie. Mais d'Euphrasie la mere avait fait Cosette, par ce doux et gracieux instinct des meres et du peuple qui change Josefa en Pepita et Francoise en Sillette. C'est la un genre de derives qui derange et deconcerte toute la science des etymologistes. Nous avons connu une grand'mere qui avait reussi a faire de Theodore, Gnon. --Quel age a-t-elle? --Elle va sur trois ans. --C'est comme mon ainee. Cependant les trois petites filles etaient groupees dans une posture d'anxiete profonde et de beatitude; un evenement avait lieu; un gros ver venait de sortir de terre; et elles avaient peur, et elles etaient en extase. Leurs fronts radieux se touchaient; on eut dit trois tetes dans une aureole. --Les enfants, s'ecria la mere Thenardier, comme ca se connait tout de suite! les voila qu'on jurerait trois soeurs! Ce mot fut l'etincelle qu'attendait probablement l'autre mere. Elle saisit la main de la Thenardier, la regarda fixement, et lui dit: --Voulez-vous me garder mon enfant? La Thenardier eut un de ces mouvements surpris qui ne sont ni le consentement ni le refus. La mere de Cosette poursuivit: --Voyez-vous, je ne peux pas emmener ma fille au pays. L'ouvrage ne le permet pas. Avec un enfant, on ne trouve pas a se placer. Ils sont si ridicules dans ce pays-la. C'est le bon Dieu qui m'a fait passer devant votre auberge. Quand j'ai vu vos petites si jolies et si propres et si contentes, cela m'a bouleversee. J'ai dit: voila une bonne mere. C'est ca; ca fera trois soeurs. Et puis, je ne serai pas longtemps a revenir. Voulez-vous me garder mon enfant? --Il faudrait voir, dit la Thenardier. --Je donnerais six francs par mois. Ici une voix d'homme cria du fond de la gargote: --Pas a moins de sept francs. Et six mois payes d'avance. --Six fois sept quarante-deux, dit la Thenardier. --Je les donnerai, dit la mere. --Et quinze francs en dehors pour les premiers frais, ajouta la voix d'homme. --Total cinquante-sept francs, dit la madame Thenardier. Et a travers ces chiffres, elle chantonnait vaguement: _Il le faut, disait un guerrier._ --Je les donnerai, dit la mere, j'ai quatre-vingts francs. Il me restera de quoi aller au pays. En allant a pied. Je gagnerai de l'argent la-bas, et des que j'en aurai un peu, je reviendrai chercher l'amour. La voix d'homme reprit: --La petite a un trousseau? --C'est mon mari, dit la Thenardier. --Sans doute elle a un trousseau, le pauvre tresor. J'ai bien vu que c'etait votre mari. Et un beau trousseau encore! un trousseau insense. Tout par douzaines; et des robes de soie comme une dame. Il est la dans mon sac de nuit. --Il faudra le donner, repartit la voix d'homme. --Je crois bien que je le donnerai! dit la mere. Ce serait cela qui serait drole si je laissais ma fille toute nue! La face du maitre apparut. --C'est bon, dit-il. Le marche fut conclu. La mere passa la nuit a l'auberge, donna son argent et laissa son enfant, renoua son sac de nuit degonfle du trousseau et leger desormais, et partit le lendemain matin, comptant revenir bientot. On arrange tranquillement ces departs-la, mais ce sont des desespoirs. Une voisine des Thenardier rencontra cette mere comme elle s'en allait, et s'en revint en disant: --Je viens de voir une femme qui pleure dans la rue, que c'est un dechirement. Quand la mere de Cosette fut partie, l'homme dit a la femme: --Cela va me payer mon effet de cent dix francs qui echoit demain. Il me manquait cinquante francs. Sais-tu que j'aurais eu l'huissier et un protet? Tu as fait la une bonne souriciere avec tes petites. --Sans m'en douter, dit la femme. Chapitre II Premiere esquisse de deux figures louches La souris prise etait bien chetive; mais le chat se rejouit meme d'une souris maigre. Qu'etait-ce que les Thenardier? Disons-en un mot des a present. Nous completerons le croquis plus tard. Ces etres appartenaient a cette classe batarde composee de gens grossiers parvenus et de gens intelligents dechus, qui est entre la classe dite moyenne et la classe dite inferieure, et qui combine quelques-uns des defauts de la seconde avec presque tous les vices de la premiere, sans avoir le genereux elan de l'ouvrier ni l'ordre honnete du bourgeois. C'etaient de ces natures naines qui, si quelque feu sombre les chauffe par hasard, deviennent facilement monstrueuses. Il y avait dans la femme le fond d'une brute et dans l'homme l'etoffe d'un gueux. Tous deux etaient au plus haut degre susceptibles de l'espece de hideux progres qui se fait dans le sens du mal. Il existe des ames ecrevisses reculant continuellement vers les tenebres, retrogradant dans la vie plutot qu'elles n'y avancent, employant l'experience a augmenter leur difformite, empirant sans cesse, et s'empreignant de plus en plus d'une noirceur croissante. Cet homme et cette femme etaient de ces ames-la. Le Thenardier particulierement etait genant pour le physionomiste. On n'a qu'a regarder certains hommes pour s'en defier, on les sent tenebreux a leurs deux extremites. Ils sont inquiets derriere eux et menacants devant eux. Il y a en eux de l'inconnu. On ne peut pas plus repondre de ce qu'ils ont fait que de ce qu'ils feront. L'ombre qu'ils ont dans le regard les denonce. Rien qu'en les entendant dire un mot ou qu'en les voyant faire un geste on entrevoit de sombres secrets dans leur passe et de sombres mysteres dans leur avenir. Ce Thenardier, s'il fallait l'en croire, avait ete soldat; sergent, disait-il; il avait fait probablement la campagne de 1815, et s'etait meme comporte assez bravement, a ce qu'il parait. Nous verrons plus tard ce qu'il en etait. L'enseigne de son cabaret etait une allusion a l'un de ses faits d'armes. Il l'avait peinte lui-meme, car il savait faire un peu de tout; mal. C'etait l'epoque ou l'antique roman classique, qui, apres avoir ete _Clelie_, n'etait plus que _Lodoiska_, toujours noble, mais de plus en plus vulgaire, tombe de mademoiselle de Scuderi a madame Barthelemy-Hadot, et de madame de Lafayette a madame Bournon-Malarme, incendiait l'ame aimante des portieres de Paris et ravageait meme un peu la banlieue. Madame Thenardier etait juste assez intelligente pour lire ces especes de livres. Elle s'en nourrissait. Elle y noyait ce qu'elle avait de cervelle; cela lui avait donne, tant qu'elle avait ete tres jeune, et meme un peu plus tard, une sorte d'attitude pensive pres de son mari, coquin d'une certaine profondeur, ruffian lettre a la grammaire pres, grossier et fin en meme temps, mais, en fait de sentimentalisme, lisant Pigault-Lebrun, et pour «tout ce qui touche le sexe», comme il disait dans son jargon, butor correct et sans melange. Sa femme avait quelque douze ou quinze ans de moins que lui. Plus tard, quand les cheveux romanesquement pleureurs commencerent a grisonner, quand la Megere se degagea de la Pamela, la Thenardier ne fut plus qu'une grosse mechante femme ayant savoure des romans betes. Or on ne lit pas impunement des niaiseries. Il en resulta que sa fille ainee se nomma Eponine. Quant a la cadette, la pauvre petite faillit se nommer Gulnare; elle dut a je ne sais quelle heureuse diversion faite par un roman de Ducray-Duminil, de ne s'appeler qu'Azelma. Au reste, pour le dire en passant, tout n'est pas ridicule et superficiel dans cette curieuse epoque a laquelle nous faisons ici allusion, et qu'on pourrait appeler l'anarchie des noms de bapteme. A cote de l'element romanesque, que nous venons d'indiquer, il y a le symptome social. Il n'est pas rare aujourd'hui que le garcon bouvier se nomme Arthur, Alfred ou Alphonse, et que le vicomte--s'il y a encore des vicomtes--se nomme Thomas, Pierre ou Jacques. Ce deplacement qui met le nom «elegant» sur le plebeien et le nom campagnard sur l'aristocrate n'est autre chose qu'un remous d'egalite. L'irresistible penetration du souffle nouveau est la comme en tout. Sous cette discordance apparente, il y a une chose grande et profonde: la revolution francaise. Chapitre III L'Alouette Il ne suffit pas d'etre mechant pour prosperer. La gargote allait mal. Grace aux cinquante-sept francs de la voyageuse, Thenardier avait pu eviter un protet et faire honneur a sa signature. Le mois suivant ils eurent encore besoin d'argent; la femme porta a Paris et engagea au Mont-de-Piete le trousseau de Cosette pour une somme de soixante francs. Des que cette somme fut depensee, les Thenardier s'accoutumerent a ne plus voir dans la petite fille qu'un enfant qu'ils avaient chez eux par charite, et la traiterent en consequence. Comme elle n'avait plus de trousseau, on l'habilla des vieilles jupes et des vieilles chemises des petites Thenardier, c'est-a-dire de haillons. On la nourrit des restes de tout le monde, un peu mieux que le chien et un peu plus mal que le chat. Le chat et le chien etaient du reste ses commensaux habituels; Cosette mangeait avec eux sous la table dans une ecuelle de bois pareille a la leur. La mere qui s'etait fixee, comme on le verra plus tard, a Montreuil-sur-mer, ecrivait, ou, pour mieux dire, faisait ecrire tous les mois afin d'avoir des nouvelles de son enfant. Les Thenardier repondaient invariablement: Cosette est a merveille. Les six premiers mois revolus, la mere envoya sept francs pour le septieme mois, et continua assez exactement ses envois de mois en mois. L'annee n'etait pas finie que le Thenardier dit: --Une belle grace qu'elle nous fait la! que veut-elle que nous fassions avec ses sept francs? Et il ecrivit pour exiger douze francs. La mere, a laquelle ils persuadaient que son enfant etait heureuse "et venait bien", se soumit et envoya les douze francs. Certaines natures ne peuvent aimer d'un cote sans hair de l'autre. La mere Thenardier aimait passionnement ses deux filles a elle, ce qui fit qu'elle detesta l'etrangere. Il est triste de songer que l'amour d'une mere peut avoir de vilains aspects. Si peu de place que Cosette tint chez elle, il lui semblait que cela etait pris aux siens, et que cette petite diminuait l'air que ses filles respiraient. Cette femme, comme beaucoup de femmes de sa sorte, avait une somme de caresses et une somme de coups et d'injures a depenser chaque jour. Si elle n'avait pas eu Cosette, il est certain que ses filles, tout idolatrees qu'elles etaient, auraient tout recu; mais l'etrangere leur rendit le service de detourner les coups sur elle. Ses filles n'eurent que les caresses. Cosette ne faisait pas un mouvement qui ne fit pleuvoir sur sa tete une grele de chatiments violents et immerites. Doux etre faible qui ne devait rien comprendre a ce monde ni a Dieu, sans cesse punie, grondee, rudoyee, battue et voyant a cote d'elle deux petites creatures comme elle, qui vivaient dans un rayon d'aurore! La Thenardier etant mechante pour Cosette, Eponine et Azelma furent mechantes. Les enfants, a cet age, ne sont que des exemplaires de la mere. Le format est plus petit, voila tout. Une annee s'ecoula, puis une autre. On disait dans le village: --Ces Thenardier sont de braves gens. Ils ne sont pas riches, et ils elevent un pauvre enfant qu'on leur a abandonne chez eux! On croyait Cosette oubliee par sa mere. Cependant le Thenardier, ayant appris par on ne sait quelles voies obscures que l'enfant etait probablement batard et que la mere ne pouvait l'avouer, exigea quinze francs par mois, disant que «la creature» grandissait et «_mangeait_», et menacant de la renvoyer. «Quelle ne m'embete pas! s'ecriait-il, je lui bombarde son mioche tout au beau milieu de ses cachotteries. Il me faut de l'augmentation.» La mere paya les quinze francs. D'annee en annee, l'enfant grandit, et sa misere aussi. Tant que Cosette fut toute petite, elle fut le souffre-douleur des deux autres enfants; des qu'elle se mit a se developper un peu, c'est-a-dire avant meme qu'elle eut cinq ans, elle devint la servante de la maison. Cinq ans, dira-t-on, c'est invraisemblable. Helas, c'est vrai. La souffrance sociale commence a tout age. N'avons-nous pas vu, recemment, le proces d'un nomme Dumolard, orphelin devenu bandit, qui, des l'age de cinq ans, disent les documents officiels, etant seul au monde «travaillait pour vivre, et volait.» On fit faire a Cosette les commissions, balayer les chambres, la cour, la rue, laver la vaisselle, porter meme des fardeaux. Les Thenardier se crurent d'autant plus autorises a agir ainsi que la mere qui etait toujours a Montreuil-sur-mer commenca a mal payer. Quelques mois resterent en souffrance. Si cette mere fut revenue a Montfermeil au bout de ces trois annees, elle n'eut point reconnu son enfant. Cosette, si jolie et si fraiche a son arrivee dans cette maison, etait maintenant maigre et bleme. Elle avait je ne sais quelle allure inquiete. Sournoise! disaient les Thenardier. L'injustice l'avait faite hargneuse et la misere l'avait rendue laide. Il ne lui restait plus que ses beaux yeux qui faisaient peine, parce que, grands comme ils etaient, il semblait qu'on y vit une plus grande quantite de tristesse. C'etait une chose navrante de voir, l'hiver, ce pauvre enfant, qui n'avait pas encore six ans, grelottant sous de vieilles loques de toile trouees, balayer la rue avant le jour avec un enorme balai dans ses petites mains rouges et une larme dans ses grands yeux. Dans le pays on l'appelait l'Alouette. Le peuple, qui aime les figures, s'etait plu a nommer de ce nom ce petit etre pas plus gros qu'un oiseau, tremblant, effarouche et frissonnant, eveille le premier chaque matin dans la maison et dans le village, toujours dans la rue ou dans les champs avant l'aube. Seulement la pauvre Alouette ne chantait jamais. Livre cinquieme--La descente Chapitre I Histoire d'un progres dans les verroteries noires Cette mere cependant qui, au dire des gens de Montfermeil, semblait avoir abandonne son enfant, que devenait-elle? ou etait-elle? que faisait-elle? Apres avoir laisse sa petite Cosette aux Thenardier, elle avait continue son chemin et etait arrivee a Montreuil-sur-mer. C'etait, on se le rappelle, en 1818. Fantine avait quitte sa province depuis une dizaine d'annees. Montreuil-sur-mer avait change d'aspect. Tandis que Fantine descendait lentement de misere en misere, sa ville natale avait prospere. Depuis deux ans environ, il s'y etait accompli un de ces faits industriels qui sont les grands evenements des petits pays. Ce detail importe, et nous croyons utile de le developper; nous dirions presque, de le souligner. De temps immemorial, Montreuil-sur-mer avait pour industrie speciale l'imitation des jais anglais et des verroteries noires d'Allemagne. Cette industrie avait toujours vegete, a cause de la cherte des matieres premieres qui reagissait sur la main-d'oeuvre. Au moment ou Fantine revint a Montreuil-sur-mer, une transformation inouie s'etait operee dans cette production des «articles noirs». Vers la fin de 1815, un homme, un inconnu, etait venu s'etablir dans la ville et avait eu l'idee de substituer, dans cette fabrication, la gomme laque a la resine et, pour les bracelets en particulier, les coulants en tole simplement rapprochee aux coulants en tole soudee. Ce tout petit changement avait ete une revolution. Ce tout petit changement en effet avait prodigieusement reduit le prix de la matiere premiere, ce qui avait permis, premierement, d'elever le prix de la main-d'oeuvre, bienfait pour le pays; deuxiemement, d'ameliorer la fabrication, avantage pour le consommateur; troisiemement, de vendre a meilleur marche tout en triplant le benefice, profit pour le manufacturier. Ainsi pour une idee trois resultats. En moins de trois ans, l'auteur de ce procede etait devenu riche, ce qui est bien, et avait tout fait riche autour de lui, ce qui est mieux. Il etait etranger au departement. De son origine, on ne savait rien; de ses commencements, peu de chose. On contait qu'il etait venu dans la ville avec fort peu d'argent, quelques centaines de francs tout au plus. C'est de ce mince capital, mis au service d'une idee ingenieuse, feconde par l'ordre et par la pensee, qu'il avait tire sa fortune et la fortune de tout ce pays. A son arrivee a Montreuil-sur-mer, il n'avait que les vetements, la tournure et le langage d'un ouvrier. Il parait que, le jour meme ou il faisait obscurement son entree dans la petite ville de Montreuil-sur-mer, a la tombee d'un soir de decembre, le sac au dos et le baton d'epine a la main, un gros incendie venait d'eclater a la maison commune. Cet homme s'etait jete dans le feu, et avait sauve, au peril de sa vie, deux enfants qui se trouvaient etre ceux du capitaine de gendarmerie; ce qui fait qu'on n'avait pas songe a lui demander son passeport. Depuis lors, on avait su son nom. Il s'appelait le _pere Madeleine_. Chapitre II M. Madeleine C'etait un homme d'environ cinquante ans, qui avait l'air preoccupe et qui etait bon. Voila tout ce qu'on en pouvait dire. Grace aux progres rapides de cette industrie qu'il avait si admirablement remaniee, Montreuil-sur-mer etait devenu un centre d'affaires considerable. L'Espagne, qui consomme beaucoup de jais noir, y commandait chaque annee des achats immenses. Montreuil-sur-mer, pour ce commerce, faisait presque concurrence a Londres et a Berlin. Les benefices du pere Madeleine etaient tels que, des la deuxieme annee, il avait pu batir une grande fabrique dans laquelle il y avait deux vastes ateliers, l'un pour les hommes, l'autre pour les femmes. Quiconque avait faim pouvait s'y presenter, et etait sur de trouver la de l'emploi et du pain. Le pere Madeleine demandait aux hommes de la bonne volonte, aux femmes des moeurs pures, a tous de la probite. Il avait divise les ateliers afin de separer les sexes et que les filles et les femmes pussent rester sages. Sur ce point, il etait inflexible. C'etait le seul ou il fut en quelque sorte intolerant. Il etait d'autant plus fonde a cette severite que, Montreuil-sur-mer etant une ville de garnison, les occasions de corruption abondaient. Du reste sa venue avait ete un bienfait, et sa presence etait une providence. Avant l'arrivee du pere Madeleine, tout languissait dans le pays; maintenant tout y vivait de la vie saine du travail. Une forte circulation echauffait tout et penetrait partout. Le chomage et la misere etaient inconnus. Il n'y avait pas de poche si obscure ou il n'y eut un peu d'argent, pas de logis si pauvre ou il n'y eut un peu de joie. Le pere Madeleine employait tout le monde. Il n'exigeait qu'une chose: soyez honnete homme! soyez honnete fille! Comme nous l'avons dit, au milieu de cette activite dont il etait la cause et le pivot, le pere Madeleine faisait sa fortune, mais, chose assez singuliere dans un simple homme de commerce, il ne paraissait point que ce fut la son principal souci. Il semblait qu'il songeat beaucoup aux autres et peu a lui. En 1820, on lui connaissait une somme de six cent trente mille francs placee a son nom chez Laffitte; mais avant de se reserver ces six cent trente mille francs, il avait depense plus d'un million pour la ville et pour les pauvres. L'hopital etait mal dote; il y avait fonde dix lits. Montreuil-sur-mer est divise en ville haute et ville basse. La ville basse, qu'il habitait, n'avait qu'une ecole, mechante masure qui tombait en ruine; il en avait construit deux, une pour les filles, l'autre pour les garcons. Il allouait de ses deniers aux deux instituteurs une indemnite double de leur maigre traitement officiel, et un jour, a quelqu'un qui s'en etonnait, il dit: «Les deux premiers fonctionnaires de l'etat, c'est la nourrice et le maitre d'ecole.» Il avait cree a ses frais une salle d'asile, chose alors presque inconnue en France, et une caisse de secours pour les ouvriers vieux et infirmes. Sa manufacture etant un centre, un nouveau quartier ou il y avait bon nombre de familles indigentes avait rapidement surgi autour de lui; il y avait etabli une pharmacie gratuite. Dans les premiers temps, quand on le vit commencer, les bonnes ames dirent: C'est un gaillard qui veut s'enrichir. Quand on le vit enrichir le pays avant de s'enrichir lui-meme, les memes bonnes ames dirent: C'est un ambitieux. Cela semblait d'autant plus probable que cet homme etait religieux, et meme pratiquait dans une certaine mesure, chose fort bien vue a cette epoque. Il allait regulierement entendre une basse messe tous les dimanches. Le depute local, qui flairait partout des concurrences, ne tarda pas a s'inquieter de cette religion. Ce depute, qui avait ete membre du corps legislatif de l'empire, partageait les idees religieuses d'un pere de l'oratoire connu sous le nom de Fouche, duc d'Otrante, dont il avait ete la creature et l'ami. A huis clos il riait de Dieu doucement. Mais quand il vit le riche manufacturier Madeleine aller a la basse messe de sept heures, il entrevit un candidat possible, et resolut de le depasser; il prit un confesseur jesuite et alla a la grand'messe et a vepres. L'ambition en ce temps-la etait, dans l'acception directe du mot, une course au clocher. Les pauvres profiterent de cette terreur comme le bon Dieu, car l'honorable depute fonda aussi deux lits a l'hopital; ce qui fit douze. Cependant en 1819 le bruit se repandit un matin dans la ville que, sur la presentation de M. le prefet, et en consideration des services rendus au pays, le pere Madeleine allait etre nomme par le roi maire de Montreuil-sur-mer. Ceux qui avaient declare ce nouveau venu «un ambitieux», saisirent avec transport cette occasion que tous les hommes souhaitent de s'ecrier: «La! qu'est-ce que nous avions dit?» Tout Montreuil-sur-mer fut en rumeur. Le bruit etait fonde. Quelques jours apres, la nomination parut dans _le Moniteur_. Le lendemain, le pere Madeleine refusa. Dans cette meme annee 1819, les produits du nouveau procede invente par Madeleine figurerent a l'exposition de l'industrie; sur le rapport du jury, le roi nomma l'inventeur chevalier de la Legion d'honneur. Nouvelle rumeur dans la petite ville. Eh bien! c'est la croix qu'il voulait! Le pere Madeleine refusa la croix. Decidement cet homme etait une enigme. Les bonnes ames se tirerent d'affaire en disant: Apres tout, c'est une espece d'aventurier. On l'a vu, le pays lui devait beaucoup, les pauvres lui devaient tout; il etait si utile qu'il avait bien fallu qu'on finit par l'honorer, et il etait si doux qu'il avait bien fallu qu'on finit par l'aimer; ses ouvriers en particulier l'adoraient, et il portait cette adoration avec une sorte de gravite melancolique. Quand il fut constate riche, «les personnes de la societe» le saluerent, et on l'appela dans la ville monsieur Madeleine; ses ouvriers et les enfants continuerent de l'appeler _le pere Madeleine_, et c'etait la chose qui le faisait le mieux sourire. A mesure qu'il montait, les invitations pleuvaient sur lui. «La societe» le reclamait. Les petits salons guindes de Montreuil-sur-mer qui, bien entendu, se fussent dans les premiers temps fermes a l'artisan, s'ouvrirent a deux battants au millionnaire. On lui fit mille avances. Il refusa. Cette fois encore les bonnes ames ne furent point empechees. --C'est un homme ignorant et de basse education. On ne sait d'ou cela sort. Il ne saurait pas se tenir dans le monde. Il n'est pas du tout prouve qu'il sache lire. Quand on l'avait vu gagner de l'argent, on avait dit: c'est un marchand. Quand on l'avait vu semer son argent, on avait dit: c'est un ambitieux. Quand on l'avait vu repousser les honneurs, on avait dit: c'est un aventurier. Quand on le vit repousser le monde, on dit: c'est une brute. En 1820, cinq ans apres son arrivee a Montreuil-sur-mer, les services qu'il avait rendus au pays etaient si eclatants, le voeu de la contree fut tellement unanime, que le roi le nomma de nouveau maire de la ville. Il refusa encore, mais le prefet resista a son refus, tous les notables vinrent le prier, le peuple en pleine rue le suppliait, l'insistance fut si vive qu'il finit par accepter. On remarqua que ce qui parut surtout le determiner, ce fut l'apostrophe presque irritee d'une vieille femme du peuple qui lui cria du seuil de sa porte avec humeur: _Un bon maire, c'est utile. Est-ce qu'on recule devant du bien qu'on peut faire?_ Ce fut la la troisieme phase de son ascension. Le pere Madeleine etait devenu monsieur Madeleine, monsieur Madeleine devint monsieur le maire. Chapitre III Sommes deposees chez Laffitte Du reste, il etait demeure aussi simple que le premier jour. Il avait les cheveux gris, l'oeil serieux, le teint hale d'un ouvrier, le visage pensif d'un philosophe. Il portait habituellement un chapeau a bords larges et une longue redingote de gros drap, boutonnee jusqu'au menton. Il remplissait ses fonctions de maire, mais hors de la il vivait solitaire. Il parlait a peu de monde. Il se derobait aux politesses, saluait de cote, s'esquivait vite, souriait pour se dispenser de causer, donnait pour se dispenser de sourire. Les femmes disaient de lui: Quel bon ours! Son plaisir etait de se promener dans les champs. Il prenait ses repas toujours seul, avec un livre ouvert devant lui ou il lisait. Il avait une petite bibliotheque bien faite. Il aimait les livres; les livres sont des amis froids et surs. A mesure que le loisir lui venait avec la fortune, il semblait qu'il en profitat pour cultiver son esprit. Depuis qu'il etait a Montreuil-sur-mer, on remarquait que d'annee en annee son langage devenait plus poli, plus choisi et plus doux. Il emportait volontiers un fusil dans ses promenades, mais il s'en servait rarement. Quand cela lui arrivait par aventure, il avait un tir infaillible qui effrayait. Jamais il ne tuait un animal inoffensif. Jamais il ne tirait un petit oiseau. Quoiqu'il ne fut plus jeune, on contait qu'il etait d'une force prodigieuse. Il offrait un coup de main a qui en avait besoin, relevait un cheval, poussait a une roue embourbee, arretait par les cornes un taureau echappe. Il avait toujours ses poches pleines de monnaie en sortant et vides en rentrant. Quand il passait dans un village, les marmots deguenilles couraient joyeusement apres lui et l'entouraient comme une nuee de moucherons. On croyait deviner qu'il avait du vivre jadis de la vie des champs, car il avait toutes sortes de secrets utiles qu'il enseignait aux paysans. Il leur apprenait a detruire la teigne des bles en aspergeant le grenier et en inondant les fentes du plancher d'une dissolution de sel commun, et a chasser les charancons en suspendant partout, aux murs et aux toits, dans les heberges et dans les maisons, de l'orviot en fleur. Il avait des "recettes" pour extirper d'un champ la luzette, la nielle, la vesce, la gaverolle, la queue-de-renard, toutes les herbes parasites qui mangent le ble. Il defendait une lapiniere contre les rats rien qu'avec l'odeur d'un petit cochon de Barbarie qu'il y mettait. Un jour il voyait des gens du pays tres occupes a arracher des orties. Il regarda ce tas de plantes deracinees et deja dessechees, et dit: --C'est mort. Cela serait pourtant bon si l'on savait s'en servir. Quand l'ortie est jeune, la feuille est un legume excellent; quand elle vieillit, elle a des filaments et des fibres comme le chanvre et le lin. La toile d'ortie vaut la toile de chanvre. Hachee, l'ortie est bonne pour la volaille; broyee, elle est bonne pour les betes a cornes. La graine de l'ortie melee au fourrage donne du luisant au poil des animaux; la racine melee au sel produit une belle couleur jaune. C'est du reste un excellent foin qu'on peut faucher deux fois. Et que faut-il a l'ortie? Peu de terre, nul soin, nulle culture. Seulement la graine tombe a mesure qu'elle murit, et est difficile a recolter. Voila tout. Avec quelque peine qu'on prendrait, l'ortie serait utile; on la neglige, elle devient nuisible. Alors on la tue. Que d'hommes ressemblent a l'ortie! Il ajouta apres un silence: --Mes amis, retenez ceci, il n'y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n'y a que de mauvais cultivateurs. Les enfants l'aimaient encore parce qu'il savait faire de charmants petits ouvrages avec de la paille et des noix de coco. Quand il voyait la porte d'une eglise tendue de noir, il entrait; il recherchait un enterrement comme d'autres recherchent un bapteme. Le veuvage et le malheur d'autrui l'attiraient a cause de sa grande douceur; il se melait aux amis en deuil, aux familles vetues de noir, aux pretres gemissant autour d'un cercueil. Il semblait donner volontiers pour texte a ses pensees ces psalmodies funebres pleines de la vision d'un autre monde. L'oeil au ciel, il ecoutait, avec une sorte d'aspiration vers tous les mysteres de l'infini, ces voix tristes qui chantent sur le bord de l'abime obscur de la mort. Il faisait une foule de bonnes actions en se cachant comme on se cache pour les mauvaises. Il penetrait a la derobee, le soir, dans les maisons; il montait furtivement des escaliers. Un pauvre diable, en rentrant dans son galetas, trouvait que sa porte avait ete ouverte, quelquefois meme forcee, dans son absence. Le pauvre homme se recriait: quelque malfaiteur est venu! Il entrait, et la premiere chose qu'il voyait, c'etait une piece d'or oubliee sur un meuble. "Le malfaiteur" qui etait venu, c'etait le pere Madeleine. Il etait affable et triste. Le peuple disait: «Voila un homme riche qui n'a pas l'air fier. Voila un homme heureux qui n'a pas l'air content.» Quelques-uns pretendaient que c'etait un personnage mysterieux, et affirmaient qu'on n'entrait jamais dans sa chambre, laquelle etait une vraie cellule d'anachorete meublee de sabliers ailes et enjolivee de tibias en croix et de tetes de mort. Cela se disait beaucoup, si bien que quelques jeunes femmes elegantes et malignes de Montreuil-sur-mer vinrent chez lui un jour, et lui demanderent: --Monsieur le maire, montrez-nous donc votre chambre. On dit que c'est une grotte. Il sourit, et les introduisit sur-le-champ dans cette «grotte». Elles furent bien punies de leur curiosite. C'etait une chambre garnie tout bonnement de meubles d'acajou assez laids comme tous les meubles de ce genre et tapissee de papier a douze sous. Elles n'y purent rien remarquer que deux flambeaux de forme vieillie qui etaient sur la cheminee et qui avaient l'air d'etre en argent, «car ils etaient controles». Observation pleine de l'esprit des petites villes. On n'en continua pas moins de dire que personne ne penetrait dans cette chambre et que c'etait une caverne d'ermite, un revoir, un trou, un tombeau. On se chuchotait aussi qu'il avait des sommes «immenses» deposees chez Laffitte, avec cette particularite qu'elles etaient toujours a sa disposition immediate, de telle sorte, ajoutait-on, que M. Madeleine pourrait arriver un matin chez Laffitte, signer un recu et emporter ses deux ou trois millions en dix minutes. Dans la realite ces «deux ou trois millions» se reduisaient, nous l'avons dit, a six cent trente ou quarante mille francs. Chapitre IV M. Madeleine en deuil Au commencement de 1821, les journaux annoncerent la mort de M. Myriel, eveque de Digne, «surnomme _monseigneur Bienvenu_», et trepasse en odeur de saintete a l'age de quatre-vingt-deux ans. L'eveque de Digne, pour ajouter ici un detail que les journaux omirent, etait, quand il mourut, depuis plusieurs annees aveugle, et content d'etre aveugle, sa soeur etant pres de lui. Disons-le en passant, etre aveugle et etre aime, c'est en effet, sur cette terre ou rien n'est complet, une des formes les plus etrangement exquises du bonheur. Avoir continuellement a ses cotes une femme, une fille, une soeur, un etre charmant, qui est la parce que vous avez besoin d'elle et parce qu'elle ne peut se passer de vous, se savoir indispensable a qui nous est necessaire, pouvoir incessamment mesurer son affection a la quantite de presence qu'elle nous donne, et se dire: puisqu'elle me consacre tout son temps, c'est que j'ai tout son coeur; voir la pensee a defaut de la figure, constater la fidelite d'un etre dans l'eclipse du monde, percevoir le frolement d'une robe comme un bruit d'ailes, l'entendre aller et venir, sortir, rentrer, parler, chanter, et songer qu'on est le centre de ces pas, de cette parole, de ce chant, manifester a chaque minute sa propre attraction, se sentir d'autant plus puissant qu'on est plus infirme, devenir dans l'obscurite, et par l'obscurite, l'astre autour duquel gravite cet ange, peu de felicites egalent celle-la. Le supreme bonheur de la vie, c'est la conviction qu'on est aime; aime pour soi-meme, disons mieux, aime malgre soi-meme; cette conviction, l'aveugle l'a. Dans cette detresse, etre servi, c'est etre caresse. Lui manque-t-il quelque chose? Non. Ce n'est point perdre la lumiere qu'avoir l'amour. Et quel amour! un amour entierement fait de vertu. Il n'y a point de cecite ou il y a certitude. L'ame a tatons cherche l'ame, et la trouve. Et cette ame trouvee et prouvee est une femme. Une main vous soutient, c'est la sienne; une bouche effleure votre front, c'est sa bouche; vous entendez une respiration tout pres de vous, c'est elle. Tout avoir d'elle, depuis son culte jusqu'a sa pitie, n'etre jamais quitte, avoir cette douce faiblesse qui vous secourt, s'appuyer sur ce roseau inebranlable, toucher de ses mains la providence et pouvoir la prendre dans ses bras, Dieu palpable, quel ravissement! Le coeur, cette celeste fleur obscure, entre dans un epanouissement mysterieux. On ne donnerait pas cette ombre pour toute la clarte. L'ame ange est la, sans cesse la; si elle s'eloigne, c'est pour revenir; elle s'efface comme le reve et reparait comme la realite. On sent de la chaleur qui approche, la voila. On deborde de serenite, de gaite et d'extase; on est un rayonnement dans la nuit. Et mille petits soins. Des riens qui sont enormes dans ce vide. Les plus ineffables accents de la voix feminine employes a vous bercer, et suppleant pour vous a l'univers evanoui. On est caresse avec de l'ame. On ne voit rien, mais on se sent adore. C'est un paradis de tenebres. C'est de ce paradis que monseigneur Bienvenu etait passe a l'autre. L'annonce de sa mort fut reproduite par le journal local de Montreuil-sur-mer. M. Madeleine parut le lendemain tout en noir avec un crepe a son chapeau. On remarqua dans la ville ce deuil, et l'on jasa. Cela parut une lueur sur l'origine de M. Madeleine. On en conclut qu'il avait quelque alliance avec le venerable eveque. _Il drape pour l'eveque de Digne_, dirent les salons; cela rehaussa fort M. Madeleine, et lui donna subitement et d'emblee une certaine consideration dans le monde noble de Montreuil-sur-mer. Le microscopique faubourg Saint-Germain de l'endroit songea a faire cesser la quarantaine de M. Madeleine, parent probable d'un eveque. M. Madeleine s'apercut de l'avancement qu'il obtenait a plus de reverences des vieilles femmes et a plus de sourires des jeunes. Un soir, une doyenne de ce petit grand monde-la, curieuse par droit d'anciennete, se hasarda a lui demander: --Monsieur le maire est sans doute cousin du feu eveque de Digne? Il dit: --Non, madame. --Mais, reprit la douairiere, vous en portez le deuil? Il repondit: --C'est que dans ma jeunesse j'ai ete laquais dans sa famille. Une remarque qu'on faisait encore, c'est que, chaque fois qu'il passait dans la ville un jeune savoyard courant le pays et cherchant des cheminees a ramoner, M. le maire le faisait appeler, lui demandait son nom, et lui donnait de l'argent. Les petits savoyards se le disaient, et il en passait beaucoup. Chapitre V Vagues eclairs a l'horizon Peu a peu, et avec le temps, toutes les oppositions etaient tombees. Il y avait eu d'abord contre M. Madeleine, sorte de loi que subissent toujours ceux qui s'elevent, des noirceurs et des calomnies, puis ce ne fut plus que des mechancetes, puis ce ne fut que des malices, puis cela s'evanouit tout a fait; le respect devint complet, unanime, cordial, et il arriva un moment, vers 1821, ou ce mot: monsieur le maire, fut prononce a Montreuil-sur-mer presque du meme accent que ce mot: monseigneur l'eveque, etait prononce a Digne en 1815. On venait de dix lieues a la ronde consulter M. Madeleine. Il terminait les differends, il empechait les proces, il reconciliait les ennemis. Chacun le prenait pour juge de son bon droit. Il semblait qu'il eut pour ame le livre de la loi naturelle. Ce fut comme une contagion de veneration qui, en six ou sept ans et de proche en proche, gagna tout le pays. Un seul homme, dans la ville et dans l'arrondissement, se deroba absolument a cette contagion, et, quoi que fit le pere Madeleine, y demeura rebelle, comme si une sorte d'instinct, incorruptible et imperturbable, l'eveillait et l'inquietait. Il semblerait en effet qu'il existe dans certains hommes un veritable instinct bestial, pur et integre comme tout instinct, qui cree les antipathies et les sympathies, qui separe fatalement une nature d'une autre nature, qui n'hesite pas, qui ne se trouble, ne se tait et ne se dement jamais, clair dans son obscurite, infaillible, imperieux, refractaire a tous les conseils de l'intelligence et a tous les dissolvants de la raison, et qui, de quelque facon que les destinees soient faites, avertit secretement l'homme-chien de la presence de l'homme-chat, et l'homme-renard de la presence de l'homme-lion. Souvent, quand M. Madeleine passait dans une rue, calme, affectueux, entoure des benedictions de tous, il arrivait qu'un homme de haute taille, vetu d'une redingote gris de fer, arme d'une grosse canne et coiffe d'un chapeau rabattu, se retournait brusquement derriere lui, et le suivait des yeux jusqu'a ce qu'il eut disparu, croisant les bras, secouant lentement la tete, et haussant sa levre superieure avec sa levre inferieure jusqu'a son nez, sorte de grimace significative qui pourrait se traduire par: «Mais qu'est-ce que c'est que cet homme-la?--Pour sur je l'ai vu quelque part.--En tout cas, je ne suis toujours pas sa dupe.» Ce personnage, grave d'une gravite presque menacante, etait de ceux qui, meme rapidement entrevus, preoccupent l'observateur. Il se nommait Javert, et il etait de la police. Il remplissait a Montreuil-sur-mer les fonctions penibles, mais utiles, d'inspecteur. Il n'avait pas vu les commencements de Madeleine. Javert devait le poste qu'il occupait a la protection de M. Chabouillet, le secretaire du ministre d'Etat, comte Angles, alors prefet de police a Paris. Quand Javert etait arrive a Montreuil-sur-mer, la fortune du grand manufacturier etait deja faite, et le pere Madeleine etait devenu monsieur Madeleine. Certains officiers de police ont une physionomie a part et qui se complique d'un air de bassesse mele a un air d'autorite. Javert avait cette physionomie, moins la bassesse. Dans notre conviction, si les ames etaient visibles aux yeux, on verrait distinctement cette chose etrange que chacun des individus de l'espece humaine correspond a quelqu'une des especes de la creation animale; et l'on pourrait reconnaitre aisement cette verite a peine entrevue par le penseur, que, depuis l'huitre jusqu'a l'aigle, depuis le porc jusqu'au tigre, tous les animaux sont dans l'homme et que chacun d'eux est dans un homme. Quelquefois meme plusieurs d'entre eux a la fois. Les animaux ne sont autre chose que les figures de nos vertus et de nos vices, errantes devant nos yeux, les fantomes visibles de nos ames. Dieu nous les montre pour nous faire reflechir. Seulement, comme les animaux ne sont que des ombres, Dieu ne les a point faits educables dans le sens complet du mot; a quoi bon? Au contraire, nos ames etant des realites et ayant une fin qui leur est propre, Dieu leur a donne l'intelligence, c'est-a-dire l'education possible. L'education sociale bien faite peut toujours tirer d'une ame, quelle qu'elle soit, l'utilite qu'elle contient. Ceci soit dit, bien entendu, au point de vue restreint de la vie terrestre apparente, et sans prejuger la question profonde de la personnalite anterieure et ulterieure des etres qui ne sont pas l'homme. Le moi visible n'autorise en aucune facon le penseur a nier le moi latent. Cette reserve faite, passons. Maintenant, si l'on admet un moment avec nous que dans tout homme il y a une des especes animales de la creation, il nous sera facile de dire ce que c'etait que l'officier de paix Javert. Les paysans asturiens sont convaincus que dans toute portee de louve il y a un chien, lequel est tue par la mere, sans quoi en grandissant il devorerait les autres petits. Donnez une face humaine a ce chien fils d'une louve, et ce sera Javert. Javert etait ne dans une prison d'une tireuse de cartes dont le mari etait aux galeres. En grandissant, il pensa qu'il etait en dehors de la societe et desespera d'y rentrer jamais. Il remarqua que la societe maintient irremissiblement en dehors d'elle deux classes d'hommes, ceux qui l'attaquent et ceux qui la gardent; il n'avait le choix qu'entre ces deux classes; en meme temps il se sentait je ne sais quel fond de rigidite, de regularite et de probite, complique d'une inexprimable haine pour cette race de bohemes dont il etait. Il entra dans la police. Il y reussit. A quarante ans il etait inspecteur. Il avait dans sa jeunesse ete employe dans les chiourmes du midi. Avant d'aller plus loin, entendons-nous sur ce mot face humaine que nous appliquions tout a l'heure a Javert. La face humaine de Javert consistait en un nez camard, avec deux profondes narines vers lesquelles montaient sur ses deux joues d'enormes favoris. On se sentait mal a l'aise la premiere fois qu'on voyait ces deux forets et ces deux cavernes. Quand Javert riait, ce qui etait rare et terrible, ses levres minces s'ecartaient, et laissaient voir, non seulement ses dents, mais ses gencives, et il se faisait autour de son nez un plissement epate et sauvage comme sur un mufle de bete fauve. Javert serieux etait un dogue; lorsqu'il riait, c'etait un tigre. Du reste, peu de crane, beaucoup de machoire, les cheveux cachant le front et tombant sur les sourcils, entre les deux yeux un froncement central permanent comme une etoile de colere, le regard obscur, la bouche pincee et redoutable, l'air du commandement feroce. Cet homme etait compose de deux sentiments tres simples, et relativement tres bons, mais qu'il faisait presque mauvais a force de les exagerer: le respect de l'autorite, la haine de la rebellion; et a ses yeux le vol, le meurtre, tous les crimes, n'etaient que des formes de la rebellion. Il enveloppait dans une sorte de foi aveugle et profonde tout ce qui a une fonction dans l'Etat, depuis le premier ministre jusqu'au garde champetre. Il couvrait de mepris, d'aversion et de degout tout ce qui avait franchi une fois le seuil legal du mal. Il etait absolu et n'admettait pas d'exceptions. D'une part il disait: --Le fonctionnaire ne peut se tromper; le magistrat n'a jamais tort. D'autre part il disait: --Ceux-ci sont irremediablement perdus. Rien de bon n'en peut sortir. Il partageait pleinement l'opinion de ces esprits extremes qui attribuent a la loi humaine je ne sais quel pouvoir de faire ou, si l'on veut, de constater des damnes, et qui mettent un Styx au bas de la societe. Il etait stoique, serieux, austere; reveur triste; humble et hautain comme les fanatiques. Son regard etait une vrille. Cela etait froid et cela percait. Toute sa vie tenait dans ces deux mots: veiller et surveiller. Il avait introduit la ligne droite dans ce qu'il y a de plus tortueux au monde; il avait la conscience de son utilite, la religion de ses fonctions, et il etait espion comme on est pretre. Malheur a qui tombait sous sa main! Il eut arrete son pere s'evadant du bagne et denonce sa mere en rupture de ban. Et il l'eut fait avec cette sorte de satisfaction interieure que donne la vertu. Avec cela une vie de privations, l'isolement, l'abnegation, la chastete, jamais une distraction. C'etait le devoir implacable, la police comprise comme les Spartiates comprenaient Sparte, un guet impitoyable, une honnetete farouche, un mouchard marmoreen, Brutus dans Vidocq. Toute la personne de Javert exprimait l'homme qui epie et qui se derobe. L'ecole mystique de Joseph de Maistre, laquelle a cette epoque assaisonnait de haute cosmogonie ce qu'on appelait les journaux ultras, n'eut pas manque de dire que Javert etait un symbole. On ne voyait pas son front qui disparaissait sous son chapeau, on ne voyait pas ses yeux qui se perdaient sous ses sourcils, on ne voyait pas son menton qui plongeait dans sa cravate, on ne voyait pas ses mains qui rentraient dans ses manches, on ne voyait pas sa canne qu'il portait sous sa redingote. Mais l'occasion venue, on voyait tout a coup sortir de toute cette ombre, comme d'une embuscade, un front anguleux et etroit, un regard funeste, un menton menacant, des mains enormes; et un gourdin monstrueux. A ses moments de loisir, qui etaient peu frequents, tout en haissant les livres, il lisait; ce qui fait qu'il n'etait pas completement illettre. Cela se reconnaissait a quelque emphase dans la parole. Il n'avait aucun vice, nous l'avons dit. Quand il etait content de lui, il s'accordait une prise de tabac. Il tenait a l'humanite par la. On comprendra sans peine que Javert etait l'effroi de toute cette classe que la statistique annuelle du ministere de la justice designe sous la rubrique: _Gens sans aveu_. Le nom de Javert prononce les mettait en deroute; la face de Javert apparaissant les petrifiait. Tel etait cet homme formidable. Javert etait comme un oeil toujours fixe sur M. Madeleine. Oeil plein de soupcon et de conjectures. M. Madeleine avait fini par s'en apercevoir, mais il sembla que cela fut insignifiant pour lui. Il ne fit pas meme une question a Javert, il ne le cherchait ni ne l'evitait, et il portait, sans paraitre y faire attention, ce regard genant et presque pesant. Il traitait Javert comme tout le monde, avec aisance et bonte. A quelques paroles echappees a Javert, on devinait qu'il avait recherche secretement, avec cette curiosite qui tient a la race et ou il entre autant d'instinct que de volonte, toutes les traces anterieures que le pere Madeleine avait pu laisser ailleurs. Il paraissait savoir, et il disait parfois a mots couverts, que quelqu'un avait pris certaines informations dans un certain pays sur une certaine famille disparue. Une fois il lui arriva de dire, se parlant a lui-meme: --Je crois que je le tiens! Puis il resta trois jours pensif sans prononcer une parole. Il parait que le fil qu'il croyait tenir s'etait rompu. Du reste, et ceci est le correctif necessaire a ce que le sens de certains mots pourrait presenter de trop absolu, il ne peut y avoir rien de vraiment infaillible dans une creature humaine, et le propre de l'instinct est precisement de pouvoir etre trouble, depiste et deroute. Sans quoi il serait superieur a l'intelligence, et la bete se trouverait avoir une meilleure lumiere que l'homme. Javert etait evidemment quelque peu deconcerte par le complet naturel et la tranquillite de M. Madeleine. Un jour pourtant son etrange maniere d'etre parut faire impression sur M. Madeleine. Voici a quelle occasion. Chapitre VI Le pere Fauchelevent M. Madeleine passait un matin dans une ruelle non pavee de Montreuil-sur-mer. Il entendit du bruit et vit un groupe a quelque distance. Il y alla. Un vieux homme, nomme le pere Fauchelevent, venait de tomber sous sa charrette dont le cheval s'etait abattu. Ce Fauchelevent etait un des rares ennemis qu'eut encore M. Madeleine a cette epoque. Lorsque Madeleine etait arrive dans le pays, Fauchelevent, ancien tabellion et paysan presque lettre, avait un commerce qui commencait a aller mal. Fauchelevent avait vu ce simple ouvrier qui s'enrichissait, tandis que lui, maitre, se ruinait. Cela l'avait rempli de jalousie, et il avait fait ce qu'il avait pu en toute occasion pour nuire a Madeleine. Puis la faillite etait venue, et, vieux, n'ayant plus a lui qu'une charrette et un cheval, sans famille et sans enfants du reste, pour vivre il s'etait fait charretier. Le cheval avait les deux cuisses cassees et ne pouvait se relever. Le vieillard etait engage entre les roues. La chute avait ete tellement malheureuse que toute la voiture pesait sur sa poitrine. La charrette etait assez lourdement chargee. Le pere Fauchelevent poussait des rales lamentables. On avait essaye de le tirer, mais en vain. Un effort desordonne, une aide maladroite, une secousse a faux pouvaient l'achever. Il etait impossible de le degager autrement qu'en soulevant la voiture par-dessous. Javert, qui etait survenu au moment de l'accident, avait envoye chercher un cric. M. Madeleine arriva. On s'ecarta avec respect. --A l'aide! criait le vieux Fauchelevent. Qui est-ce qui est bon enfant pour sauver le vieux? M. Madeleine se tourna vers les assistants: --A-t-on un cric? --On en est alle querir un, repondit un paysan. --Dans combien de temps l'aura-t-on? --On est alle au plus pres, au lieu Flachot, ou il y a un marechal; mais c'est egal, il faudra bien un bon quart d'heure. --Un quart d'heure! s'ecria Madeleine. Il avait plu la veille, le sol etait detrempe, la charrette s'enfoncait dans la terre a chaque instant et comprimait de plus en plus la poitrine du vieux charretier. Il etait evident qu'avant cinq minutes il aurait les cotes brisees. --Il est impossible d'attendre un quart d'heure, dit Madeleine aux paysans qui regardaient. --Il faut bien! --Mais il ne sera plus temps! Vous ne voyez donc pas que la charrette s'enfonce? --Dame! --Ecoutez, reprit Madeleine, il y a encore assez de place sous la voiture pour qu'un homme s'y glisse et la souleve avec son dos. Rien qu'une demi-minute, et l'on tirera le pauvre homme. Y a-t-il ici quelqu'un qui ait des reins et du coeur? Cinq louis d'or a gagner! Personne ne bougea dans le groupe. --Dix louis, dit Madeleine. Les assistants baissaient les yeux. Un d'eux murmura: --Il faudrait etre diablement fort. Et puis, on risque de se faire ecraser! --Allons! recommenca Madeleine, vingt louis! Meme silence. --Ce n'est pas la bonne volonte qui leur manque, dit une voix. M. Madeleine se retourna, et reconnut Javert. Il ne l'avait pas apercu en arrivant. Javert continua: --C'est la force. Il faudrait etre un terrible homme pour faire la chose de lever une voiture comme cela sur son dos. Puis, regardant fixement M. Madeleine, il poursuivit en appuyant sur chacun des mots qu'il prononcait: --Monsieur Madeleine, je n'ai jamais connu qu'un seul homme capable de faire ce que vous demandez la. Madeleine tressaillit. Javert ajouta avec un air d'indifference, mais sans quitter des yeux Madeleine: --C'etait un forcat. --Ah! dit Madeleine. --Du bagne de Toulon. Madeleine devint pale. Cependant la charrette continuait a s'enfoncer lentement. Le pere Fauchelevent ralait et hurlait: --J'etouffe! Ca me brise les cotes! Un cric! quelque chose! Ah! Madeleine regarda autour de lui: --Il n'y a donc personne qui veuille gagner vingt louis et sauver la vie a ce pauvre vieux? Aucun des assistants ne remua. Javert reprit: --Je n'ai jamais connu qu'un homme qui put remplacer un cric. C'etait ce forcat. --Ah! voila que ca m'ecrase! cria le vieillard. Madeleine leva la tete, rencontra l'oeil de faucon de Javert toujours attache sur lui, regarda les paysans immobiles, et sourit tristement. Puis, sans dire une parole, il tomba a genoux, et avant meme que la foule eut eu le temps de jeter un cri, il etait sous la voiture. Il y eut un affreux moment d'attente et de silence. On vit Madeleine presque a plat ventre sous ce poids effrayant essayer deux fois en vain de rapprocher ses coudes de ses genoux. On lui cria: --Pere Madeleine! retirez-vous de la! Le vieux Fauchelevent lui-meme lui dit: --Monsieur Madeleine! allez-vous-en! C'est qu'il faut que je meure, voyez-vous! Laissez-moi! Vous allez vous faire ecraser aussi! Madeleine ne repondit pas. Les assistants haletaient. Les roues avaient continue de s'enfoncer, et il etait deja devenu presque impossible que Madeleine sortit de dessous la voiture. Tout a coup on vit l'enorme masse s'ebranler, la charrette se soulevait lentement, les roues sortaient a demi de l'orniere. On entendit une voix etouffee qui criait: --Depechez-vous! aidez! C'etait Madeleine qui venait de faire un dernier effort. Ils se precipiterent. Le devouement d'un seul avait donne de la force et du courage a tous. La charrette fut enlevee par vingt bras. Le vieux Fauchelevent etait sauve. Madeleine se releva. Il etait bleme, quoique ruisselant de sueur. Ses habits etaient dechires et couverts de boue. Tous pleuraient. Le vieillard lui baisait les genoux et l'appelait le bon Dieu. Lui, il avait sur le visage je ne sais quelle expression de souffrance heureuse et celeste, et il fixait son oeil tranquille sur Javert qui le regardait toujours. Chapitre VII Fauchelevent devient jardinier a Paris Fauchelevent s'etait demis la rotule dans sa chute. Le pere Madeleine le fit transporter dans une infirmerie qu'il avait etablie pour ses ouvriers dans le batiment meme de sa fabrique et qui etait desservie par deux soeurs de charite. Le lendemain matin, le vieillard trouva un billet de mille francs sur sa table de nuit, avec ce mot de la main du pere Madeleine: _Je vous achete votre charrette et votre cheval_. La charrette etait brisee et le cheval etait mort. Fauchelevent guerit, mais son genou resta ankylose. M. Madeleine, par les recommandations des soeurs et de son cure, fit placer le bonhomme comme jardinier dans un couvent de femmes du quartier Saint-Antoine a Paris. Quelque temps apres, M. Madeleine fut nomme maire. La premiere fois que Javert vit M. Madeleine revetu de l'echarpe qui lui donnait toute autorite sur la ville, il eprouva cette sorte de fremissement qu'eprouverait un dogue qui flairerait un loup sous les habits de son maitre. A partir de ce moment, il l'evita le plus qu'il put. Quand les besoins du service l'exigeaient imperieusement et qu'il ne pouvait faire autrement que de se trouver avec M. le maire, il lui parlait avec un respect profond. Cette prosperite creee a Montreuil-sur-mer par le pere Madeleine avait, outre les signes visibles que nous avons indiques, un autre symptome qui, pour n'etre pas visible, n'etait pas moins significatif. Ceci ne trompe jamais. Quand la population souffre, quand le travail manque, quand le commerce est nul, le contribuable resiste a l'impot par penurie, epuise et depasse les delais, et l'etat depense beaucoup d'argent en frais de contrainte et de rentree. Quand le travail abonde, quand le pays est heureux et riche, l'impot se paye aisement et coute peu a l'etat. On peut dire que la misere et la richesse publiques ont un thermometre infaillible, les frais de perception de l'impot. En sept ans, les frais de perception de l'impot s'etaient reduits des trois quarts dans l'arrondissement de Montreuil-sur-mer, ce qui faisait frequemment citer cet arrondissement entre tous par M. de Villele, alors ministre des finances. Telle etait la situation du pays, lorsque Fantine y revint. Personne ne se souvenait plus d'elle. Heureusement la porte de la fabrique de M. Madeleine etait comme un visage ami. Elle s'y presenta, et fut admise dans l'atelier des femmes. Le metier etait tout nouveau pour Fantine, elle n'y pouvait etre bien adroite, elle ne tirait donc de sa journee de travail que peu de chose, mais enfin cela suffisait, le probleme etait resolu, elle gagnait sa vie. Chapitre VIII Madame Victurnien depense trente-cinq francs pour la morale Quand Fantine vit qu'elle vivait, elle eut un moment de joie. Vivre honnetement de son travail, quelle grace du ciel! Le gout du travail lui revint vraiment. Elle acheta un miroir, se rejouit d'y regarder sa jeunesse, ses beaux cheveux et ses belles dents, oublia beaucoup de choses, ne songea plus qu'a sa Cosette et a l'avenir possible, et fut presque heureuse. Elle loua une petite chambre et la meubla a credit sur son travail futur; reste de ses habitudes de desordre. Ne pouvant pas dire qu'elle etait mariee, elle s'etait bien gardee, comme nous l'avons deja fait entrevoir, de parler de sa petite fille. En ces commencements, on l'a vu, elle payait exactement les Thenardier. Comme elle ne savait que signer, elle etait obligee de leur ecrire par un ecrivain public. Elle ecrivait souvent. Cela fut remarque. On commenca a dire tout bas dans l'atelier des femmes que Fantine «ecrivait des lettres» et qu'«elle avait des allures». Il n'y a rien de tel pour epier les actions des gens que ceux qu'elles ne regardent pas.--Pourquoi ce monsieur ne vient-il jamais qu'a la brune? pourquoi monsieur un tel n'accroche-t-il jamais sa clef au clou le jeudi? pourquoi prend-il toujours les petites rues? pourquoi madame descend-elle toujours de son fiacre avant d'arriver a la maison? pourquoi envoie-t-elle acheter un cahier de papier a lettres, quand elle en a «plein sa papeterie?» etc., etc.--Il existe des etres qui, pour connaitre le mot de ces enigmes, lesquelles leur sont du reste parfaitement indifferentes, depensent plus d'argent, prodiguent plus de temps, se donnent plus de peine qu'il n'en faudrait pour dix bonnes actions; et cela, gratuitement, pour le plaisir, sans etre payes de la curiosite autrement que par la curiosite. Ils suivront celui-ci ou celle-la des jours entiers, feront faction des heures a des coins de rue, sous des portes d'allees, la nuit, par le froid et par la pluie, corrompront des commissionnaires, griseront des cochers de fiacre et des laquais, acheteront une femme de chambre, feront acquisition d'un portier. Pourquoi? pour rien. Pur acharnement de voir, de savoir et de penetrer. Pure demangeaison de dire. Et souvent ces secrets connus, ces mysteres publies, ces enigmes eclairees du grand jour, entrainent des catastrophes, des duels, des faillites, des familles ruinees, des existences brisees, a la grande joie de ceux qui ont «tout decouvert» sans interet et par pur instinct. Chose triste. Certaines personnes sont mechantes uniquement par besoin de parler. Leur conversation, causerie dans le salon, bavardage dans l'antichambre, est comme ces cheminees qui usent vite le bois; il leur faut beaucoup de combustible; et le combustible, c'est le prochain. On observa donc Fantine. Avec cela, plus d'une etait jalouse de ses cheveux blonds et de ses dents blanches. On constata que dans l'atelier, au milieu des autres, elle se detournait souvent pour essuyer une larme. C'etaient les moments ou elle songeait a son enfant; peut-etre aussi a l'homme qu'elle avait aime. C'est un douloureux labeur que la rupture des sombres attaches du passe. On constata qu'elle ecrivait, au moins deux fois par mois, toujours a la meme adresse, et qu'elle affranchissait la lettre. On parvint a se procurer l'adresse: _Monsieur, Monsieur Thenardier, aubergiste, a Montfermeil_. On fit jaser au cabaret l'ecrivain public, vieux bonhomme qui ne pouvait pas emplir son estomac de vin rouge sans vider sa poche aux secrets. Bref, on sut que Fantine avait un enfant. «Ce devait etre une espece de fille.» Il se trouva une commere qui fit le voyage de Montfermeil, parla aux Thenardier, et dit a son retour: «Pour mes trente-cinq francs, j'en ai eu le coeur net. J'ai vu l'enfant!» La commere qui fit cela etait une gorgone appelee madame Victurnien, gardienne et portiere de la vertu de tout le monde. Madame Victurnien avait cinquante-six ans, et doublait le masque de la laideur du masque de la vieillesse. Voix chevrotante, esprit capricant. Cette vieille femme avait ete jeune, chose etonnante. Dans sa jeunesse, en plein 93, elle avait epouse un moine echappe du cloitre en bonnet rouge et passe des bernardins aux jacobins. Elle etait seche, reche, reveche, pointue, epineuse, presque venimeuse; tout en se souvenant de son moine dont elle etait veuve, et qui l'avait fort domptee et pliee. C'etait une ortie ou l'on voyait le froissement du froc. A la restauration, elle s'etait faite bigote, et si energiquement que les pretres lui avaient pardonne son moine. Elle avait un petit bien qu'elle leguait bruyamment a une communaute religieuse. Elle etait fort bien vue a l'eveche d'Arras. Cette madame Victurnien donc alla a Montfermeil, et revint en disant: «J'ai vu l'enfant». Tout cela prit du temps. Fantine etait depuis plus d'un an a la fabrique, lorsqu'un matin la surveillante de l'atelier lui remit, de la part de M. le maire, cinquante francs, en lui disant qu'elle ne faisait plus partie de l'atelier et en l'engageant, de la part de M. le maire, a quitter le pays. C'etait precisement dans ce meme mois que les Thenardier, apres avoir demande douze francs au lieu de six, venaient d'exiger quinze francs au lieu de douze. Fantine fut atterree. Elle ne pouvait s'en aller du pays, elle devait son loyer et ses meubles. Cinquante francs ne suffisaient pas pour acquitter cette dette. Elle balbutia quelques mots suppliants. La surveillante lui signifia qu'elle eut a sortir sur-le-champ de l'atelier. Fantine n'etait du reste qu'une ouvriere mediocre. Accablee de honte plus encore que de desespoir, elle quitta l'atelier et rentra dans sa chambre. Sa faute etait donc maintenant connue de tous! Elle ne se sentit plus la force de dire un mot. On lui conseilla de voir M. le maire; elle n'osa pas. M. le maire lui donnait cinquante francs, parce qu'il etait bon, et la chassait, parce qu'il etait juste. Elle plia sous cet arret. Chapitre IX Succes de Madame Victurnien La veuve du moine fut donc bonne a quelque chose. Du reste, M. Madeleine n'avait rien su de tout cela. Ce sont la de ces combinaisons d'evenements dont la vie est pleine. M. Madeleine avait pour habitude de n'entrer presque jamais dans l'atelier des femmes. Il avait mis a la tete de cet atelier une vieille fille, que le cure lui avait donnee, et il avait toute confiance dans cette surveillante, personne vraiment respectable, ferme, equitable, integre, remplie de la charite qui consiste a donner, mais n'ayant pas au meme degre la charite qui consiste a comprendre et a pardonner. M. Madeleine se remettait de tout sur elle. Les meilleurs hommes sont souvent forces de deleguer leur autorite. C'est dans cette pleine puissance et avec la conviction qu'elle faisait bien, que la surveillante avait instruit le proces, juge, condamne et execute Fantine. Quant aux cinquante francs, elle les avait donnes sur une somme que M. Madeleine lui confiait pour aumones et secours aux ouvrieres et dont elle ne rendait pas compte. Fantine s'offrit comme servante dans le pays; elle alla d'une maison a l'autre. Personne ne voulut d'elle. Elle n'avait pu quitter la ville. Le marchand fripier auquel elle devait ses meubles, quels meubles! lui avait dit: «Si vous vous en allez, je vous fais arreter comme voleuse.» Le proprietaire auquel elle devait son loyer, lui avait dit: «Vous etes jeune et jolie, vous pouvez payer.» Elle partagea les cinquante francs entre le proprietaire et le fripier, rendit au marchand les trois quarts de son mobilier, ne garda que le necessaire, et se trouva sans travail, sans etat, n'ayant plus que son lit, et devant encore environ cent francs. Elle se mit a coudre de grosses chemises pour les soldats de la garnison, et gagnait douze sous par jour. Sa fille lui en coutait dix. C'est en ce moment qu'elle commenca a mal payer les Thenardier. Cependant une vieille femme qui lui allumait sa chandelle quand elle rentrait le soir, lui enseigna l'art de vivre dans la misere. Derriere vivre de peu, il y a vivre de rien. Ce sont deux chambres; la premiere est obscure, la seconde est noire. Fantine apprit comment on se passe tout a fait de feu en hiver, comment on renonce a un oiseau qui vous mange un liard de millet tous les deux jours, comment on fait de son jupon sa couverture et de sa couverture son jupon, comment on menage sa chandelle en prenant son repas a la lumiere de la fenetre d'en face. On ne sait pas tout ce que certains etres faibles, qui ont vieilli dans le denument et l'honnetete, savent tirer d'un sou. Cela finit par etre un talent. Fantine acquit ce sublime talent et reprit un peu de courage. A cette epoque, elle disait a une voisine: --Bah! je me dis: en ne dormant que cinq heures et en travaillant tout le reste a mes coutures, je parviendrai bien toujours a gagner a peu pres du pain. Et puis, quand on est triste, on mange moins. Eh bien! des souffrances, des inquietudes, un peu de pain d'un cote, des chagrins de l'autre, tout cela me nourrira. Dans cette detresse, avoir sa petite fille eut ete un etrange bonheur. Elle songea a la faire venir. Mais quoi! lui faire partager son denument! Et puis, elle devait aux Thenardier! comment s'acquitter? Et le voyage! comment le payer? La vieille qui lui avait donne ce qu'on pourrait appeler des lecons de vie indigente etait une sainte fille nommee Marguerite, devote de la bonne devotion, pauvre, et charitable pour les pauvres et meme pour les riches, sachant tout juste assez ecrire pour signer _Margueritte_, et croyant en Dieu, ce qui est la science. Il y a beaucoup de ces vertus-la en bas; un jour elles seront en haut. Cette vie a un lendemain. Dans les premiers temps, Fantine avait ete si honteuse qu'elle n'avait pas ose sortir. Quand elle etait dans la rue, elle devinait qu'on se retournait derriere elle et qu'on la montrait du doigt; tout le monde la regardait et personne ne la saluait; le mepris acre et froid des passants lui penetrait dans la chair et dans l'ame comme une bise. Dans les petites villes, il semble qu'une malheureuse soit nue sous les sarcasmes et la curiosite de tous. A Paris, du moins, personne ne vous connait, et cette obscurite est un vetement. Oh! comme elle eut souhaite venir a Paris! Impossible. Il fallut bien s'accoutumer a la deconsideration, comme elle s'etait accoutumee a l'indigence. Peu a peu elle en prit son parti. Apres deux ou trois mois elle secoua la honte et se remit a sortir comme si de rien n'etait. --Cela m'est bien egal, dit-elle. Elle alla et vint, la tete haute, avec un sourire amer, et sentit qu'elle devenait effrontee. Madame Victurnien quelquefois la voyait passer de sa fenetre, remarquait la detresse de «cette creature», grace a elle "remise a sa place", et se felicitait. Les mechants ont un bonheur noir. L'exces du travail fatiguait Fantine, et la petite toux seche qu'elle avait augmenta. Elle disait quelquefois a sa voisine Marguerite: «Tatez donc comme mes mains sont chaudes.» Cependant le matin, quand elle peignait avec un vieux peigne casse ses beaux cheveux qui ruisselaient comme de la soie floche, elle avait une minute de coquetterie heureuse. Chapitre X Suite du succes Elle avait ete congediee vers la fin de l'hiver; l'ete se passa, mais l'hiver revint. Jours courts, moins de travail. L'hiver, point de chaleur, point de lumiere, point de midi, le soir touche au matin, brouillard, crepuscule, la fenetre est grise, on n'y voit pas clair. Le ciel est un soupirail. Toute la journee est une cave. Le soleil a l'air d'un pauvre. L'affreuse saison! L'hiver change en pierre l'eau du ciel et le coeur de l'homme. Ses creanciers la harcelaient. Fantine gagnait trop peu. Ses dettes avaient grossi. Les Thenardier, mal payes, lui ecrivaient a chaque instant des lettres dont le contenu la desolait et dont le port la ruinait. Un jour ils lui ecrivirent que sa petite Cosette etait toute nue par le froid qu'il faisait, qu'elle avait besoin d'une jupe de laine, et qu'il fallait au moins que la mere envoyat dix francs pour cela. Elle recut la lettre, et la froissa dans ses mains tout le jour. Le soir elle entra chez un barbier qui habitait le coin de la rue, et defit son peigne. Ses admirables cheveux blonds lui tomberent jusqu'aux reins. --Les beaux cheveux! s'ecria le barbier. --Combien m'en donneriez-vous? dit-elle. --Dix francs. --Coupez-les. Elle acheta une jupe de tricot et l'envoya aux Thenardier. Cette jupe fit les Thenardier furieux. C'etait de l'argent qu'ils voulaient. Ils donnerent la jupe a Eponine. La pauvre Alouette continua de frissonner. Fantine pensa: «Mon enfant n'a plus froid. Je l'ai habillee de mes cheveux.» Elle mettait de petits bonnets ronds qui cachaient sa tete tondue et avec lesquels elle etait encore jolie. Un travail tenebreux se faisait dans le coeur de Fantine. Quand elle vit qu'elle ne pouvait plus se coiffer, elle commenca a tout prendre en haine autour d'elle. Elle avait longtemps partage la veneration de tous pour le pere Madeleine; cependant, a force de se repeter que c'etait lui qui l'avait chassee, et qu'il etait la cause de son malheur, elle en vint a le hair lui aussi, lui surtout. Quand elle passait devant la fabrique aux heures ou les ouvriers sont sur la porte, elle affectait de rire et de chanter. Une vieille ouvriere qui la vit une fois chanter et rire de cette facon dit: --Voila une fille qui finira mal. Elle prit un amant, le premier venu, un homme qu'elle n'aimait pas, par bravade, avec la rage dans le coeur. C'etait un miserable, une espece de musicien mendiant, un oisif gueux, qui la battait, et qui la quitta comme elle l'avait pris, avec degout. Elle adorait son enfant. Plus elle descendait, plus tout devenait sombre autour d'elle plus ce doux petit ange rayonnait dans le fond de son ame. Elle disait. Quand je serai riche, j'aurai ma Cosette avec moi; et elle riait. La toux ne la quittait pas, et elle avait des sueurs dans le dos. Un jour elle recut des Thenardier une lettre ainsi concue: «Cosette est malade d'une maladie qui est dans le pays. Une fievre miliaire, qu'ils appellent. Il faut des drogues cheres. Cela nous ruine et nous ne pouvons plus payer. Si vous ne nous envoyez pas quarante francs avant huit jours, la petite est morte.» Elle se mit a rire aux eclats, et elle dit a sa vieille voisine: --Ah! ils sont bons! quarante francs! que ca! ca fait deux napoleons! Ou veulent-ils que je les prenne? Sont-ils betes, ces paysans! Cependant elle alla dans l'escalier pres d'une lucarne et relut la lettre. Puis elle descendit l'escalier et sortit en courant et en sautant, riant toujours. Quelqu'un qui la rencontra lui dit: --Qu'est-ce que vous avez donc a etre si gaie? Elle repondit: --C'est une bonne betise que viennent de m'ecrire des gens de la campagne. Ils me demandent quarante francs. Paysans, va! Comme elle passait sur la place, elle vit beaucoup de monde qui entourait une voiture de forme bizarre sur l'imperiale de laquelle perorait tout debout un homme vetu de rouge. C'etait un bateleur dentiste en tournee, qui offrait au public des rateliers complets, des opiats, des poudres et des elixirs. Fantine se mela au groupe et se mit a rire comme les autres de cette harangue ou il y avait de l'argot pour la canaille et du jargon pour les gens comme il faut. L'arracheur de dents vit cette belle fille qui riait, et s'ecria tout a coup: --Vous avez de jolies dents, la fille qui riez la. Si vous voulez me vendre vos deux palettes, je vous donne de chaque un napoleon d'or. --Qu'est-ce que c'est que ca, mes palettes? demanda Fantine. --Les palettes, reprit le professeur dentiste, c'est les dents de devant, les deux d'en haut. --Quelle horreur! s'ecria Fantine. --Deux napoleons! grommela une vieille edentee qui etait la. Qu'en voila une qui est heureuse! Fantine s'enfuit, et se boucha les oreilles pour ne pas entendre la voix enrouee de l'homme qui lui criait: Reflechissez, la belle! deux napoleons, ca peut servir. Si le coeur vous en dit, venez ce soir a l'auberge du _Tillac d'argent_, vous m'y trouverez. Fantine rentra, elle etait furieuse et conta la chose a sa bonne voisine Marguerite: --Comprenez-vous cela? ne voila-t-il pas un abominable homme? comment laisse-t-on des gens comme cela aller dans le pays! M'arracher mes deux dents de devant! mais je serais horrible! Les cheveux repoussent, mais les dents! Ah! le monstre d'homme! j'aimerais mieux me jeter d'un cinquieme la tete la premiere sur le pave! Il m'a dit qu'il serait ce soir au _Tillac d'argent_. --Et qu'est-ce qu'il offrait? demanda Marguerite. --Deux napoleons. --Cela fait quarante francs. --Oui, dit Fantine, cela fait quarante francs. Elle resta pensive, et se mit a son ouvrage. Au bout d'un quart d'heure, elle quitta sa couture et alla relire la lettre des Thenardier sur l'escalier. En rentrant, elle dit a Marguerite qui travaillait pres d'elle: --Qu'est-ce que c'est donc que cela, une fievre miliaire? Savez-vous? --Oui, repondit la vieille fille, c'est une maladie. --Ca a donc besoin de beaucoup de drogues? --Oh! des drogues terribles. --Ou ca vous prend-il? --C'est une maladie qu'on a comme ca. --Cela attaque donc les enfants? --Surtout les enfants. --Est-ce qu'on en meurt? --Tres bien, dit Marguerite. Fantine sortit et alla encore une fois relire la lettre sur l'escalier. Le soir elle descendit, et on la vit qui se dirigeait du cote de la rue de Paris ou sont les auberges. Le lendemain matin, comme Marguerite entrait dans la chambre de Fantine avant le jour, car elles travaillaient toujours ensemble et de cette facon n'allumaient qu'une chandelle pour deux, elle trouva Fantine assise sur son lit, pale, glacee. Elle ne s'etait pas couchee. Son bonnet etait tombe sur ses genoux. La chandelle avait brule toute la nuit et etait presque entierement consumee. Marguerite s'arreta sur le seuil, petrifiee de cet enorme desordre, et s'ecria: --Seigneur! la chandelle qui est toute brulee! il s'est passe des evenements! Puis elle regarda Fantine qui tournait vers elle sa tete sans cheveux. Fantine depuis la veille avait vieilli de dix ans. --Jesus! fit Marguerite, qu'est-ce que vous avez, Fantine? --Je n'ai rien, repondit Fantine. Au contraire. Mon enfant ne mourra pas de cette affreuse maladie, faute de secours. Je suis contente. En parlant ainsi, elle montrait a la vieille fille deux napoleons qui brillaient sur la table. --Ah, Jesus Dieu! dit Marguerite. Mais c'est une fortune! Ou avez-vous eu ces louis d'or? --Je les ai eus, repondit Fantine. En meme temps elle sourit. La chandelle eclairait son visage. C'etait un sourire sanglant. Une salive rougeatre lui souillait le coin des levres, et elle avait un trou noir dans la bouche. Les deux dents etaient arrachees. Elle envoya les quarante francs a Montfermeil. Du reste c'etait une ruse des Thenardier pour avoir de l'argent. Cosette n'etait pas malade. Fantine jeta son miroir par la fenetre. Depuis longtemps elle avait quitte sa cellule du second pour une mansarde fermee d'un loquet sous le toit; un de ces galetas dont le plafond fait angle avec le plancher et vous heurte a chaque instant la tete. Le pauvre ne peut aller au fond de sa chambre comme au fond de sa destinee qu'en se courbant de plus en plus. Elle n'avait plus de lit, il lui restait une loque qu'elle appelait sa couverture, un matelas a terre et une chaise depaillee. Un petit rosier qu'elle avait s'etait desseche dans un coin, oublie. Dans l'autre coin, il y avait un pot a beurre a mettre l'eau, qui gelait l'hiver, et ou les differents niveaux de l'eau restaient longtemps marques par des cercles de glace. Elle avait perdu la honte, elle perdit la coquetterie. Dernier signe. Elle sortait avec des bonnets sales. Soit faute de temps, soit indifference, elle ne raccommodait plus son linge. A mesure que les talons s'usaient, elle tirait ses bas dans ses souliers. Cela se voyait a de certains plis perpendiculaires. Elle rapiecait son corset, vieux et use, avec des morceaux de calicot qui se dechiraient au moindre mouvement. Les gens auxquels elle devait, lui faisaient «des scenes», et ne lui laissaient aucun repos. Elle les trouvait dans la rue, elle les retrouvait dans son escalier. Elle passait des nuits a pleurer et a songer. Elle avait les yeux tres brillants, et elle sentait une douleur fixe dans l'epaule, vers le haut de l'omoplate gauche. Elle toussait beaucoup. Elle haissait profondement le pere Madeleine, et ne se plaignait pas. Elle cousait dix-sept heures par jour; mais un entrepreneur du travail des prisons, qui faisait travailler les prisonnieres au rabais, fit tout a coup baisser les prix, ce qui reduisit la journee des ouvrieres libres a neuf sous. Dix-sept heures de travail, et neuf sous par jour! Ses creanciers etaient plus impitoyables que jamais. Le fripier, qui avait repris presque tous les meubles, lui disait sans cesse: Quand me payeras-tu, coquine? Que voulait-on d'elle, bon Dieu! Elle se sentait traquee et il se developpait en elle quelque chose de la bete farouche. Vers le meme temps, le Thenardier lui ecrivit que decidement il avait attendu avec beaucoup trop de bonte, et qu'il lui fallait cent francs, tout de suite; sinon qu'il mettrait a la porte la petite Cosette, toute convalescente de sa grande maladie, par le froid, par les chemins, et qu'elle deviendrait ce qu'elle pourrait, et qu'elle creverait, si elle voulait. «Cent francs, songea Fantine! Mais ou y a-t-il un etat a gagner cent sous par jour?» --Allons! dit-elle, vendons le reste. L'infortunee se fit fille publique. Chapitre XI _Christus nos liberavit_ Qu'est-ce que c'est que cette histoire de Fantine? C'est la societe achetant une esclave. A qui? A la misere. A la faim, au froid, a l'isolement, a l'abandon, au denument. Marche douloureux. Une ame pour un morceau de pain. La misere offre, la societe accepte. La sainte loi de Jesus-Christ gouverne notre civilisation, mais elle ne la penetre pas encore. On dit que l'esclavage a disparu de la civilisation europeenne. C'est une erreur. Il existe toujours, mais il ne pese plus que sur la femme, et il s'appelle prostitution. Il pese sur la femme, c'est-a-dire sur la grace, sur la faiblesse, sur la beaute, sur la maternite. Ceci n'est pas une des moindres hontes de l'homme. Au point de ce douloureux drame ou nous sommes arrives, il ne reste plus rien a Fantine de ce qu'elle a ete autrefois. Elle est devenue marbre en devenant boue. Qui la touche a froid. Elle passe, elle vous subit et elle vous ignore; elle est la figure deshonoree et severe. La vie et l'ordre social lui ont dit leur dernier mot. Il lui est arrive tout ce qui lui arrivera. Elle a tout ressenti, tout supporte, tout eprouve, tout souffert, tout perdu, tout pleure. Elle est resignee de cette resignation qui ressemble a l'indifference comme la mort ressemble au sommeil. Elle n'evite plus rien. Elle ne craint plus rien. Tombe sur elle toute la nuee et passe sur elle tout l'ocean! que lui importe! c'est une eponge imbibee. Elle le croit du moins, mais c'est une erreur de s'imaginer qu'on epuise le sort et qu'on touche le fond de quoi que ce soit. Helas! qu'est-ce que toutes ces destinees ainsi poussees pele-mele? ou vont-elles? pourquoi sont-elles ainsi? Celui qui sait cela voit toute l'ombre. Il est seul. Il s'appelle Dieu. Chapitre XII Le desoeuvrement de M. Bamatabois Il y a dans toutes les petites villes, et il y avait a Montreuil-sur-mer en particulier, une classe de jeunes gens qui grignotent quinze cents livres de rente en province du meme air dont leurs pareils devorent a Paris deux cent mille francs par an. Ce sont des etres de la grande espece neutre; hongres, parasites, nuls, qui ont un peu de terre, un peu de sottise et un peu d'esprit, qui seraient des rustres dans un salon et se croient des gentilshommes au cabaret, qui disent: mes pres, mes bois, mes paysans, sifflent les actrices du theatre pour prouver qu'ils sont gens de gout, querellent les officiers de la garnison pour montrer qu'ils sont gens de guerre, chassent, fument, baillent, boivent, sentent le tabac, jouent au billard, regardent les voyageurs descendre de diligence, vivent au cafe, dinent a l'auberge, ont un chien qui mange les os sous la table et une maitresse qui pose les plats dessus, tiennent a un sou, exagerent les modes, admirent la tragedie, meprisent les femmes, usent leurs vieilles bottes, copient Londres a travers Paris et Paris a travers Pont-a-Mousson, vieillissent hebetes, ne travaillent pas, ne servent a rien et ne nuisent pas a grand'chose. M. Felix Tholomyes, reste dans sa province et n'ayant jamais vu Paris, serait un de ces hommes-la. S'ils etaient plus riches, on dirait: ce sont des elegants; s'ils etaient plus pauvres, on dirait: ce sont des faineants. Ce sont tout simplement des desoeuvres. Parmi ces desoeuvres, il y a des ennuyeux, des ennuyes, des revasseurs, et quelques droles. Dans ce temps-la, un elegant se composait d'un grand col, d'une grande cravate, d'une montre a breloques, de trois gilets superposes de couleurs differentes, le bleu et le rouge en dedans, d'un habit couleur olive a taille courte, a queue de morue, a double rangee de boutons d'argent serres les uns contre les autres et montant jusque sur l'epaule, et d'un pantalon olive plus clair, orne sur les deux coutures d'un nombre de cotes indetermine, mais toujours impair, variant de une a onze, limite qui n'etait jamais franchie. Ajoutez a cela des souliers-bottes avec de petits fers au talon, un chapeau a haute forme et a bords etroits, des cheveux en touffe, une enorme canne, et une conversation rehaussee des calembours de Potier. Sur le tout des eperons et des moustaches. A cette epoque, des moustaches voulaient dire bourgeois et des eperons voulaient dire pieton. L'elegant de province portait les eperons plus longs et les moustaches plus farouches. C'etait le temps de la lutte des republiques de l'Amerique meridionale contre le roi d'Espagne, de Bolivar contre Morillo. Les chapeaux a petits bords etaient royalistes et se nommaient des morillos; les liberaux portaient des chapeaux a larges bords qui s'appelaient des bolivars. Huit ou dix mois donc apres ce qui a ete raconte dans les pages precedentes, vers les premiers jours de janvier 1823, un soir qu'il avait neige, un de ces elegants, un de ces desoeuvres, un "bien pensant", car il avait un morillo, de plus chaudement enveloppe d'un de ces grands manteaux qui completaient dans les temps froids le costume a la mode, se divertissait a harceler une creature qui rodait en robe de bal et toute decolletee avec des fleurs sur la tete devant la vitre du cafe des officiers. Cet elegant fumait, car c'etait decidement la mode. Chaque fois que cette femme passait devant lui, il lui jetait, avec une bouffee de la fumee de son cigare, quelque apostrophe qu'il croyait spirituelle et gaie, comme:--Que tu es laide!--Veux-tu te cacher!--Tu n'as pas de dents! etc., etc.--Ce monsieur s'appelait monsieur Bamatabois. La femme, triste spectre pare qui allait et venait sur la neige, ne lui repondait pas, ne le regardait meme pas, et n'en accomplissait pas moins en silence et avec une regularite sombre sa promenade qui la ramenait de cinq minutes en cinq minutes sous le sarcasme, comme le soldat condamne qui revient sous les verges. Ce peu d'effet piqua sans doute l'oisif qui, profitant d'un moment ou elle se retournait, s'avanca derriere elle a pas de loup et en etouffant son rire, se baissa, prit sur le pave une poignee de neige et la lui plongea brusquement dans le dos entre ses deux epaules nues. La fille poussa un rugissement, se tourna, bondit comme une panthere, et se rua sur l'homme, lui enfoncant ses ongles dans le visage, avec les plus effroyables paroles qui puissent tomber du corps de garde dans le ruisseau. Ces injures, vomies d'une voix enrouee par l'eau-de-vie, sortaient hideusement d'une bouche a laquelle manquaient en effet les deux dents de devant. C'etait la Fantine. Au bruit que cela fit, les officiers sortirent en foule du cafe, les passants s'amasserent, et il se forma un grand cercle riant, huant et applaudissant, autour de ce tourbillon compose de deux etres ou l'on avait peine a reconnaitre un homme et une femme, l'homme se debattant, son chapeau a terre, la femme frappant des pieds et des poings, decoiffee, hurlant, sans dents et sans cheveux, livide de colere, horrible. Tout a coup un homme de haute taille sortit vivement de la foule, saisit la femme a son corsage de satin couvert de boue, et lui dit: Suis-moi! La femme leva la tete; sa voix furieuse s'eteignit subitement. Ses yeux etaient vitreux, de livide elle etait devenue pale, et elle tremblait d'un tremblement de terreur. Elle avait reconnu Javert. L'elegant avait profite de l'incident pour s'esquiver. Chapitre XIII Solution de quelques questions de police municipale Javert ecarta les assistants, rompit le cercle et se mit a marcher a grands pas vers le bureau de police qui est a l'extremite de la place, trainant apres lui la miserable. Elle se laissait faire machinalement. Ni lui ni elle ne disaient un mot. La nuee des spectateurs, au paroxysme de la joie, suivait avec des quolibets. La supreme misere, occasion d'obscenites. Arrive au bureau de police qui etait une salle basse chauffee par un poele et gardee par un poste, avec une porte vitree et grillee sur la rue, Javert ouvrit la porte, entra avec Fantine, et referma la porte derriere lui, au grand desappointement des curieux qui se hausserent sur la pointe du pied et allongerent le cou devant la vitre trouble du corps de garde, cherchant a voir. La curiosite est une gourmandise. Voir, c'est devorer. En entrant, la Fantine alla tomber dans un coin, immobile et muette, accroupie comme une chienne qui a peur. Le sergent du poste apporta une chandelle allumee sur une table. Javert s'assit, tira de sa poche une feuille de papier timbre et se mit a ecrire. Ces classes de femmes sont entierement remises par nos lois a la discretion de la police. Elle en fait ce qu'elle veut, les punit comme bon lui semble, et confisque a son gre ces deux tristes choses qu'elles appellent leur industrie et leur liberte. Javert etait impassible; son visage serieux ne trahissait aucune emotion. Pourtant il etait gravement et profondement preoccupe. C'etait un de ces moments ou il exercait sans controle, mais avec tous les scrupules d'une conscience severe, son redoutable pouvoir discretionnaire. En cet instant, il le sentait, son escabeau d'agent de police etait un tribunal. Il jugeait. Il jugeait, et il condamnait. Il appelait tout ce qu'il pouvait avoir d'idees dans l'esprit autour de la grande chose qu'il faisait. Plus il examinait le fait de cette fille, plus il se sentait revolte. Il etait evident qu'il venait de voir commettre un crime. Il venait de voir, la dans la rue, la societe, representee par un proprietaire-electeur, insultee et attaquee par une creature en dehors de tout. Une prostituee avait attente a un bourgeois. Il avait vu cela, lui Javert. Il ecrivait en silence. Quand il eut fini, il signa, plia le papier et dit au sergent du poste, en le lui remettant: --Prenez trois hommes, et menez cette fille au bloc. Puis se tournant vers la Fantine: --Tu en as pour six mois. La malheureuse tressaillit. --Six mois! six mois de prison! Six mois a gagner sept sous par jour! Mais que deviendra Cosette? ma fille! ma fille! Mais je dois encore plus de cent francs aux Thenardier, monsieur l'inspecteur, savez-vous cela? Elle se traina sur la dalle mouillee par les bottes boueuses de tous ces hommes, sans se lever, joignant les mains, faisant de grands pas avec ses genoux. --Monsieur Javert, dit-elle, je vous demande grace. Je vous assure que je n'ai pas eu tort. Si vous aviez vu le commencement, vous auriez vu! je vous jure le bon Dieu que je n'ai pas eu tort. C'est ce monsieur le bourgeois que je ne connais pas qui m'a mis de la neige dans le dos. Est-ce qu'on a le droit de nous mettre de la neige dans le dos quand nous passons comme cela tranquillement sans faire de mal a personne? Cela m'a saisie. Je suis un peu malade, voyez-vous! Et puis il y avait deja un peu de temps qu'il me disait des raisons. Tu es laide! tu n'as pas de dents! Je le sais bien que je n'ai plus mes dents. Je ne faisais rien, moi; je disais: c'est un monsieur qui s'amuse. J'etais honnete avec lui, je ne lui parlais pas. C'est a cet instant-la qu'il m'a mis de la neige. Monsieur Javert, mon bon monsieur l'inspecteur! est-ce qu'il n'y a personne la qui ait vu pour vous dire que c'est bien vrai? J'ai peut-etre eu tort de me facher. Vous savez, dans le premier moment, on n'est pas maitre. On a des vivacites. Et puis, quelque chose de si froid qu'on vous met dans le dos a l'heure que vous ne vous y attendez pas! J'ai eu tort d'abimer le chapeau de ce monsieur. Pourquoi s'est-il en alle? Je lui demanderais pardon. Oh! mon Dieu, cela me serait bien egal de lui demander pardon. Faites-moi grace pour aujourd'hui cette fois, monsieur Javert. Tenez, vous ne savez pas ca, dans les prisons on ne gagne que sept sous, ce n'est pas la faute du gouvernement, mais on gagne sept sous, et figurez-vous que j'ai cent francs a payer, ou autrement on me renverra ma petite. O mon Dieu! je ne peux pas l'avoir avec moi. C'est si vilain ce que je fais! O ma Cosette, o mon petit ange de la bonne sainte Vierge, qu'est-ce qu'elle deviendra, pauvre loup! Je vais vous dire, c'est les Thenardier, des aubergistes, des paysans, ca n'a pas de raisonnement. Il leur faut de l'argent. Ne me mettez pas en prison! Voyez-vous, c'est une petite qu'on mettrait a meme sur la grande route, va comme tu pourras, en plein coeur d'hiver, il faut avoir pitie de cette chose-la, mon bon monsieur Javert. Si c'etait plus grand, ca gagnerait sa vie, mais ca ne peut pas, a ces ages-la. Je ne suis pas une mauvaise femme au fond. Ce n'est pas la lachete et la gourmandise qui ont fait de moi ca. J'ai bu de l'eau-de-vie, c'est par misere. Je ne l'aime pas, mais cela etourdit. Quand j'etais plus heureuse, on n'aurait eu qu'a regarder dans mes armoires, on aurait bien vu que je n'etais pas une femme coquette qui a du desordre. J'avais du linge, beaucoup de linge. Ayez pitie de moi, monsieur Javert! Elle parlait ainsi, brisee en deux, secouee par les sanglots, aveuglee par les larmes, la gorge nue, se tordant les mains, toussant d'une toux seche et courte, balbutiant tout doucement avec la voix de l'agonie. La grande douleur est un rayon divin et terrible qui transfigure les miserables. A ce moment-la, la Fantine etait redevenue belle. A de certains instants, elle s'arretait et baisait tendrement le bas de la redingote du mouchard. Elle eut attendri un coeur de granit, mais on n'attendrit pas un coeur de bois. --Allons! dit Javert, je t'ai ecoutee. As-tu bien tout dit? Marche a present! Tu as tes six mois; _le Pere eternel en personne n'y pourrait plus rien_. A cette solennelle parole, Le Pere eternel en personne n'y pourrait plus rien, elle comprit que l'arret etait prononce. Elle s'affaissa sur elle-meme en murmurant: --Grace! Javert tourna le dos. Les soldats la saisirent par les bras. Depuis quelques minutes, un homme etait entre sans qu'on eut pris garde a lui. Il avait referme la porte, s'y etait adosse, et avait entendu les prieres desesperees de la Fantine. Au moment ou les soldats mirent la main sur la malheureuse, qui ne voulait pas se lever, il fit un pas, sortit de l'ombre, et dit: --Un instant, s'il vous plait! Javert leva les yeux et reconnut M. Madeleine. Il ota son chapeau, et saluant avec une sorte de gaucherie fachee: --Pardon, monsieur le maire.... Ce mot, monsieur le maire, fit sur la Fantine un effet etrange. Elle se dressa debout tout d'une piece comme un spectre qui sort de terre, repoussa les soldats des deux bras, marcha droit a M. Madeleine avant qu'on eut pu la retenir, et le regardant fixement, l'air egare, elle cria: --Ah! c'est donc toi qui es monsieur le maire! Puis elle eclata de rire et lui cracha au visage. M. Madeleine s'essuya le visage, et dit: --Inspecteur Javert, mettez cette femme en liberte. Javert se sentit au moment de devenir fou. Il eprouvait en cet instant, coup sur coup, et presque melees ensemble, les plus violentes emotions qu'il eut ressenties de sa vie. Voir une fille publique cracher au visage d'un maire, cela etait une chose si monstrueuse que, dans ses suppositions les plus effroyables, il eut regarde comme un sacrilege de le croire possible. D'un autre cote, dans le fond de sa pensee, il faisait confusement un rapprochement hideux entre ce qu'etait cette femme et ce que pouvait etre ce maire, et alors il entrevoyait avec horreur je ne sais quoi de tout simple dans ce prodigieux attentat. Mais quand il vit ce maire, ce magistrat, s'essuyer tranquillement le visage et dire: _mettez cette femme en liberte_, il eut comme un eblouissement de stupeur; la pensee et la parole lui manquerent egalement; la somme de l'etonnement possible etait depassee pour lui. Il resta muet. Ce mot n'avait pas porte un coup moins etrange a la Fantine. Elle leva son bras nu et se cramponna a la clef du poele comme une personne qui chancelle. Cependant elle regardait tout autour d'elle et elle se mit a parler a voix basse, comme si elle se parlait a elle-meme. --En liberte! qu'on me laisse aller! que je n'aille pas en prison six mois! Qui est-ce qui a dit cela? Il n'est pas possible qu'on ait dit cela. J'ai mal entendu. Ca ne peut pas etre ce monstre de maire! Est-ce que c'est vous, mon bon monsieur Javert, qui avez dit qu'on me mette en liberte? Oh! voyez-vous! je vais vous dire et vous me laisserez aller. Ce monstre de maire, ce vieux gredin de maire, c'est lui qui est cause de tout. Figurez-vous, monsieur Javert, qu'il m'a chassee! a cause d'un tas de gueuses qui tiennent des propos dans l'atelier. Si ce n'est pas la une horreur! renvoyer une pauvre fille qui fait honnetement son ouvrage! Alors je n'ai plus gagne assez, et tout le malheur est venu. D'abord il y a une amelioration que ces messieurs de la police devraient bien faire, ce serait d'empecher les entrepreneurs des prisons de faire du tort aux pauvres gens. Je vais vous expliquer cela, voyez-vous. Vous gagnez douze sous dans les chemises, cela tombe a neuf sous, il n'y a plus moyen de vivre. Il faut donc devenir ce qu'on peut. Moi, j'avais ma petite Cosette, j'ai bien ete forcee de devenir une mauvaise femme. Vous comprenez a present, que c'est ce gueux de maire qui a tout fait le mal. Apres cela, j'ai pietine le chapeau de ce monsieur bourgeois devant le cafe des officiers. Mais lui, il m'avait perdu toute ma robe avec sa neige. Nous autres, nous n'avons qu'une robe de soie, pour le soir. Voyez-vous, je n'ai jamais fait de mal expres, vrai, monsieur Javert, et je vois partout des femmes bien plus mechantes que moi qui sont bien plus heureuses. O monsieur Javert, c'est vous qui avez dit qu'on me mette dehors, n'est-ce pas? Prenez des informations, parlez a mon proprietaire, maintenant je paye mon terme, on vous dira bien que je suis honnete. Ah! mon Dieu, je vous demande pardon, j'ai touche, sans faire attention, a la clef du poele, et cela fait fumer. M. Madeleine l'ecoutait avec une attention profonde. Pendant qu'elle parlait, il avait fouille dans son gilet, en avait tire sa bourse et l'avait ouverte. Elle etait vide. Il l'avait remise dans sa poche. Il dit a la Fantine: --Combien avez-vous dit que vous deviez? La Fantine, qui ne regardait que Javert, se retourna de son cote: --Est-ce que je te parle a toi! Puis s'adressant aux soldats: --Dites donc, vous autres, avez-vous vu comme je te vous lui ai crache a la figure? Ah! vieux scelerat de maire, tu viens ici pour me faire peur, mais je n'ai pas peur de toi. J'ai peur de monsieur Javert. J'ai peur de mon bon monsieur Javert! En parlant ainsi elle se retourna vers l'inspecteur: --Avec ca, voyez-vous, monsieur l'inspecteur, il faut etre juste. Je comprends que vous etes juste, monsieur l'inspecteur. Au fait, c'est tout simple, un homme qui joue a mettre un peu de neige dans le dos d'une femme, ca les faisait rire, les officiers, il faut bien qu'on se divertisse a quelque chose, nous autres nous sommes la pour qu'on s'amuse, quoi! Et puis, vous, vous venez, vous etes bien force de mettre l'ordre, vous emmenez la femme qui a tort, mais en y reflechissant, comme vous etes bon, vous dites qu'on me mette en liberte, c'est pour la petite, parce que six mois en prison, cela m'empecherait de nourrir mon enfant. Seulement n'y reviens plus, coquine! Oh! je n'y reviendrai plus, monsieur Javert! on me fera tout ce qu'on voudra maintenant, je ne bougerai plus. Seulement, aujourd'hui, voyez-vous, j'ai crie parce que cela m'a fait mal, je ne m'attendais pas du tout a cette neige de ce monsieur, et puis, je vous ai dit, je ne me porte pas tres bien, je tousse, j'ai la dans l'estomac comme une boule qui me brule, que le medecin me dit: soignez-vous. Tenez, tatez, donnez votre main, n'ayez pas peur, c'est ici. Elle ne pleurait plus, sa voix etait caressante, elle appuyait sur sa gorge blanche et delicate la grosse main rude de Javert, et elle le regardait en souriant. Tout a coup elle rajusta vivement le desordre de ses vetements, fit retomber les plis de sa robe qui en se trainant s'etait relevee presque a la hauteur du genou, et marcha vers la porte en disant a demi-voix aux soldats avec un signe de tete amical: --Les enfants, monsieur l'inspecteur a dit qu'on me lache, je m'en vas. Elle mit la main sur le loquet. Un pas de plus, elle etait dans la rue. Javert jusqu'a cet instant etait reste debout, immobile, l'oeil fixe a terre, pose de travers au milieu de cette scene comme une statue derangee qui attend qu'on la mette quelque part. Le bruit que fit le loquet le reveilla. Il releva la tete avec une expression d'autorite souveraine, expression toujours d'autant plus effrayante que le pouvoir se trouve place plus bas, feroce chez la bete fauve, atroce chez l'homme de rien. --Sergent, cria-t-il, vous ne voyez pas que cette drolesse s'en va! Qui est-ce qui vous a dit de la laisser aller? --Moi, dit Madeleine. La Fantine a la voix de Javert avait tremble et lache le loquet comme un voleur pris lache l'objet vole. A la voix de Madeleine, elle se retourna, et a partir de ce moment, sans qu'elle prononcat un mot, sans qu'elle osat meme laisser sortir son souffle librement, son regard alla tour a tour de Madeleine a Javert et de Javert a Madeleine, selon que c'etait l'un ou l'autre qui parlait. Il etait evident qu'il fallait que Javert eut ete, comme on dit, «jete hors des gonds» pour qu'il se fut permis d'apostropher le sergent comme il l'avait fait, apres l'invitation du maire de mettre Fantine en liberte. En etait-il venu a oublier la presence de monsieur le maire? Avait-il fini par se declarer a lui-meme qu'il etait impossible qu'une «autorite» eut donne un pareil ordre, et que bien certainement monsieur le maire avait du dire sans le vouloir une chose pour une autre? Ou bien, devant les enormites dont il etait temoin depuis deux heures, se disait-il qu'il fallait revenir aux supremes resolutions, qu'il etait necessaire que le petit se fit grand, que le mouchard se transformat en magistrat, que l'homme de police devint homme de justice, et qu'en cette extremite prodigieuse l'ordre, la loi, la morale, le gouvernement, la societe tout entiere, se personnifiaient en lui Javert? Quoi qu'il en soit, quand M. Madeleine eut dit ce moi qu'on vient d'entendre, on vit l'inspecteur de police Javert se tourner vers monsieur le maire, pale, froid, les levres bleues, le regard desespere, tout le corps agite d'un tremblement imperceptible, et, chose inouie, lui dire, l'oeil baisse, mais la voix ferme: --Monsieur le maire, cela ne se peut pas. --Comment? dit M. Madeleine. --Cette malheureuse a insulte un bourgeois. --Inspecteur Javert, repartit M. Madeleine avec un accent conciliant et calme, ecoutez. Vous etes un honnete homme, et je ne fais nulle difficulte de m'expliquer avec vous. Voici le vrai. Je passais sur la place comme vous emmeniez cette femme, il y avait encore des groupes, je me suis informe, j'ai tout su, c'est le bourgeois qui a eu tort et qui, en bonne police, eut du etre arrete. Javert reprit: --Cette miserable vient d'insulter monsieur le maire. --Ceci me regarde, dit M. Madeleine. Mon injure est a moi peut-etre. J'en puis faire ce que je veux. --Je demande pardon a monsieur le maire. Son injure n'est pas a lui, elle est a la justice. --Inspecteur Javert, repliqua M. Madeleine, la premiere justice, c'est la conscience. J'ai entendu cette femme. Je sais ce que je fais. --Et moi, monsieur le maire, je ne sais pas ce que je vois. --Alors contentez-vous d'obeir. --J'obeis a mon devoir. Mon devoir veut que cette femme fasse six mois de prison. M. Madeleine repondit avec douceur: --Ecoutez bien ceci. Elle n'en fera pas un jour. A cette parole decisive, Javert osa regarder le maire fixement, et lui dit, mais avec un son de voix toujours profondement respectueux: --Je suis au desespoir de resister a monsieur le maire, c'est la premiere fois de ma vie, mais il daignera me permettre de lui faire observer que je suis dans la limite de mes attributions. Je reste, puisque monsieur le maire le veut, dans le fait du bourgeois. J'etais la. C'est cette fille qui s'est jetee sur monsieur Bamatabois, qui est electeur et proprietaire de cette belle maison a balcon qui fait le coin de l'esplanade, a trois etages et toute en pierre de taille. Enfin, il y a des choses dans ce monde! Quoi qu'il en soit, monsieur le maire, cela, c'est un fait de police de la rue qui me regarde, et je retiens la femme Fantine. Alors M. Madeleine croisa les bras et dit avec une voix severe que personne dans la ville n'avait encore entendue: --Le fait dont vous parlez est un fait de police municipale. Aux termes des articles neuf, onze, quinze et soixante-six du code d'instruction criminelle, j'en suis juge. J'ordonne que cette femme soit mise en liberte. Javert voulut tenter un dernier effort. --Mais, monsieur le maire.... --Je vous rappelle, a vous, l'article quatre-vingt-un de la loi du 13 decembre 1799 sur la detention arbitraire. --Monsieur le maire, permettez.... --Plus un mot. --Pourtant.... --Sortez, dit M. Madeleine. Javert recut le coup, debout, de face, et en pleine poitrine comme un soldat russe. Il salua jusqu'a terre monsieur le maire, et sortit. Fantine se rangea de la porte et le regarda avec stupeur passer devant elle. Cependant elle aussi etait en proie a un bouleversement etrange. Elle venait de se voir en quelque sorte disputee par deux puissances opposees. Elle avait vu lutter devant ses yeux deux hommes tenant dans leurs mains sa liberte, sa vie, son ame, son enfant; l'un de ces hommes la tirait du cote de l'ombre, l'autre la ramenait vers la lumiere. Dans cette lutte, entrevue a travers les grossissements de l'epouvante, ces deux hommes lui etaient apparus comme deux geants; l'un parlait comme son demon, l'autre parlait comme son bon ange. L'ange avait vaincu le demon, et, chose qui la faisait frissonner de la tete aux pieds, cet ange, ce liberateur, c'etait precisement l'homme qu'elle abhorrait, ce maire qu'elle avait si longtemps considere comme l'auteur de tous ses maux, ce Madeleine! et au moment meme ou elle venait de l'insulter d'une facon hideuse, il la sauvait! S'etait-elle donc trompee? Devait-elle donc changer toute son ame?... Elle ne savait, elle tremblait. Elle ecoutait eperdue, elle regardait effaree, et a chaque parole que disait M. Madeleine, elle sentait fondre et s'ecrouler en elle les affreuses tenebres de la haine et naitre dans son coeur je ne sais quoi de rechauffant et d'ineffable qui etait de la joie, de la confiance et de l'amour. Quand Javert fut sorti, M. Madeleine se tourna vers elle, et lui dit avec une voix lente, ayant peine a parler comme un homme serieux qui ne veut pas pleurer: --Je vous ai entendue. Je ne savais rien de ce que vous avez dit. Je crois que c'est vrai, et je sens que c'est vrai. J'ignorais meme que vous eussiez quitte mes ateliers. Pourquoi ne vous etes-vous pas adressee a moi? Mais voici: je payerai vos dettes, je ferai venir votre enfant, ou vous irez la rejoindre. Vous vivrez ici, a Paris, ou vous voudrez. Je me charge de votre enfant et de vous. Vous ne travaillerez plus, si vous voulez. Je vous donnerai tout l'argent qu'il vous faudra. Vous redeviendrez honnete en redevenant heureuse. Et meme, ecoutez, je vous le declare des a present, si tout est comme vous le dites, et je n'en doute pas, vous n'avez jamais cesse d'etre vertueuse et sainte devant Dieu. Oh! pauvre femme! C'en etait plus que la pauvre Fantine n'en pouvait supporter. Avoir Cosette! sortir de cette vie infame! vivre libre, riche, heureuse, honnete, avec Cosette! voir brusquement s'epanouir au milieu de sa misere toutes ces realites du paradis! Elle regarda comme hebetee cet homme qui lui parlait, et ne put que jeter deux ou trois sanglots: oh! oh! oh! Ses jarrets plierent, elle se mit a genoux devant M. Madeleine, et, avant qu'il eut pu l'en empecher, il sentit qu'elle lui prenait la main et que ses levres s'y posaient. Puis elle s'evanouit. Livre sixieme--Javert Chapitre I Commencement du repos M. Madeleine fit transporter la Fantine a cette infirmerie qu'il avait dans sa propre maison. Il la confia aux soeurs qui la mirent au lit. Une fievre ardente etait survenue. Elle passa une partie de la nuit a delirer et a parler haut. Cependant elle finit par s'endormir. Le lendemain vers midi Fantine se reveilla, elle entendit une respiration tout pres de son lit, elle ecarta son rideau et vit M. Madeleine debout qui regardait quelque chose au-dessus de sa tete. Ce regard etait plein de pitie et d'angoisse et suppliait. Elle en suivit la direction et vit qu'il s'adressait a un crucifix cloue au mur. M. Madeleine etait desormais transfigure aux yeux de Fantine. Il lui paraissait enveloppe de lumiere. Il etait absorbe dans une sorte de priere. Elle le considera longtemps sans oser l'interrompre. Enfin elle lui dit timidement: --Que faites-vous donc la? M. Madeleine etait a cette place depuis une heure. Il attendait que Fantine se reveillat. Il lui prit la main, lui tata le pouls, et repondit: --Comment etes-vous? --Bien, j'ai dormi, dit-elle, je crois que je vais mieux. Ce ne sera rien. Lui reprit, repondant a la question qu'elle lui avait adressee d'abord, comme s'il ne faisait que de l'entendre: --Je priais le martyr qui est la-haut. Et il ajouta dans sa pensee: «Pour la martyre qui est ici-bas.» M. Madeleine avait passe la nuit et la matinee a s'informer. Il savait tout maintenant. Il connaissait dans tous ses poignants details l'histoire de Fantine. Il continua: --Vous avez bien souffert, pauvre mere. Oh! ne vous plaignez pas, vous avez a present la dot des elus. C'est de cette facon que les hommes font des anges. Ce n'est point leur faute; ils ne savent pas s'y prendre autrement. Voyez-vous, cet enfer dont vous sortez est la premiere forme du ciel. Il fallait commencer par la. Il soupira profondement. Elle cependant lui souriait avec ce sublime sourire auquel il manquait deux dents. Javert dans cette meme nuit avait ecrit une lettre. Il remit lui-meme cette lettre le lendemain matin au bureau de poste de Montreuil-sur-mer. Elle etait pour Paris, et la suscription portait: A _monsieur Chabouillet, secretaire de monsieur le prefet de police_. Comme l'affaire du corps de garde s'etait ebruitee, la directrice du bureau de poste et quelques autres personnes qui virent la lettre avant le depart et qui reconnurent l'ecriture de Javert sur l'adresse, penserent que c'etait sa demission qu'il envoyait. M. Madeleine se hata d'ecrire aux Thenardier. Fantine leur devait cent vingt francs. Il leur envoya trois cents francs en leur disant de se payer sur cette somme, et d'amener tout de suite l'enfant a Montreuil-sur-mer ou sa mere malade la reclamait. Ceci eblouit le Thenardier. --Diable! dit-il a sa femme, ne lachons pas l'enfant. Voila que cette mauviette va devenir une vache a lait. Je devine. Quelque jocrisse se sera amourache de la mere. Il riposta par un memoire de cinq cents et quelques francs fort bien fait. Dans ce memoire figuraient pour plus de trois cents francs deux notes incontestables, l'une d'un medecin, l'autre d'un apothicaire, lesquels avaient soigne et medicamente dans deux longues maladies Eponine et Azelma. Cosette, nous l'avons dit, n'avait pas ete malade. Ce fut l'affaire d'une toute petite substitution de noms. Thenardier mit au bas du memoire: _recu a compte trois cents francs_. M. Madeleine envoya tout de suite trois cents autres francs et ecrivit: Depechez-vous d'amener Cosette. --Christi! dit le Thenardier, ne lachons pas l'enfant. Cependant Fantine ne se retablissait point. Elle etait toujours a l'infirmerie. Les soeurs n'avaient d'abord recu et soigne «cette fille» qu'avec repugnance. Qui a vu les bas-reliefs de Reims se souvient du gonflement de la levre inferieure des vierges sages regardant les vierges folles. Cet antique mepris des vestales pour les ambulaies est un des plus profonds instincts de la dignite feminine; les soeurs l'avaient eprouve, avec le redoublement qu'ajoute la religion. Mais, en peu de jours, Fantine les avait desarmees. Elle avait toutes sortes de paroles humbles et douces, et la mere qui etait en elle attendrissait. Un jour les soeurs l'entendirent qui disait a travers la fievre: --J'ai ete une pecheresse, mais quand j'aurai mon enfant pres de moi, cela voudra dire que Dieu m'a pardonne. Pendant que j'etais dans le mal, je n'aurais pas voulu avoir ma Cosette avec moi, je n'aurais pas pu supporter ses yeux etonnes et tristes. C'etait pour elle pourtant que je faisais le mal, et c'est ce qui fait que Dieu me pardonne. Je sentirai la benediction du bon Dieu quand Cosette sera ici. Je la regarderai, cela me fera du bien de voir cette innocente. Elle ne sait rien du tout. C'est un ange, voyez-vous, mes soeurs. A cet age-la, les ailes, ca n'est pas encore tombe. M. Madeleine l'allait voir deux fois par jour, et chaque fois elle lui demandait: --Verrai-je bientot ma Cosette? Il lui repondait: --Peut-etre demain matin. D'un moment a l'autre elle arrivera, je l'attends. Et le visage pale de la mere rayonnait. --Oh! disait-elle, comme je vais etre heureuse! Nous venons de dire qu'elle ne se retablissait pas. Au contraire, son etat semblait s'aggraver de semaine en semaine. Cette poignee de neige appliquee a nu sur la peau entre les deux omoplates avait determine une suppression subite de transpiration a la suite de laquelle la maladie qu'elle couvait depuis plusieurs annees finit par se declarer violemment. On commencait alors a suivre pour l'etude et le traitement des maladies de poitrine les belles indications de Laennec. Le medecin ausculta Fantine et hocha la tete. M. Madeleine dit au medecin: --Eh bien? --N'a-t-elle pas un enfant qu'elle desire voir? dit le medecin. --Oui. --Eh bien, hatez-vous de le faire venir. M. Madeleine eut un tressaillement. Fantine lui demanda: --Qu'a dit le medecin? M. Madeleine s'efforca de sourire. --Il a dit de faire venir bien vite votre enfant. Que cela vous rendra la sante. --Oh! reprit-elle, il a raison! Mais qu'est-ce qu'ils ont donc ces Thenardier a me garder ma Cosette! Oh! elle va venir. Voici enfin que je vois le bonheur tout pres de moi! Le Thenardier cependant ne «lachait pas l'enfant» et donnait cent mauvaises raisons. Cosette etait un peu souffrante pour se mettre en route l'hiver. Et puis il y avait un reste de petites dettes criardes dans le pays dont il rassemblait les factures, etc., etc. --J'enverrai quelqu'un chercher Cosette, dit le pere Madeleine. S'il le faut, j'irai moi-meme. Il ecrivit sous la dictee de Fantine cette lettre qu'il lui fit signer: «Monsieur Thenardier, «Vous remettrez Cosette a la personne. «On vous payera toutes les petites choses. «J'ai l'honneur de vous saluer avec consideration. «Fantine.» Sur ces entrefaites, il survint un grave incident. Nous avons beau tailler de notre mieux le bloc mysterieux dont notre vie est faite, la veine noire de la destinee y reparait toujours. Chapitre II Comment Jean peut devenir Champ Un matin, M. Madeleine etait dans son cabinet, occupe a regler d'avance quelques affaires pressantes de la mairie pour le cas ou il se deciderait a ce voyage de Montfermeil, lorsqu'on vint lui dire que l'inspecteur de police Javert demandait a lui parler. En entendant prononcer ce nom, M. Madeleine ne put se defendre d'une impression desagreable. Depuis l'aventure du bureau de police, Javert l'avait plus que jamais evite, et M. Madeleine ne l'avait point revu. --Faites entrer, dit-il. Javert entra. M. Madeleine etait reste assis pres de la cheminee, une plume a la main, l'oeil sur un dossier qu'il feuilletait et qu'il annotait, et qui contenait des proces-verbaux de contraventions a la police de la voirie. Il ne se derangea point pour Javert. Il ne pouvait s'empecher de songer a la pauvre Fantine, et il lui convenait d'etre glacial. Javert salua respectueusement M. le maire qui lui tournait le dos. M. le maire ne le regarda pas et continua d'annoter son dossier. Javert fit deux ou trois pas dans le cabinet, et s'arreta sans rompre le silence. Un physionomiste qui eut ete familier avec la nature de Javert, qui eut etudie depuis longtemps ce sauvage au service de la civilisation, ce compose bizarre du Romain, du Spartiate, du moine et du caporal, cet espion incapable d'un mensonge, ce mouchard vierge, un physionomiste qui eut su sa secrete et ancienne aversion pour M. Madeleine, son conflit avec le maire au sujet de la Fantine, et qui eut considere Javert en ce moment, se fut dit: que s'est-il passe? Il etait evident, pour qui eut connu cette conscience droite, claire, sincere, probe, austere et feroce, que Javert sortait de quelque grand evenement interieur. Javert n'avait rien dans l'ame qu'il ne l'eut aussi sur le visage. Il etait, comme les gens violents, sujet aux revirements brusques. Jamais sa physionomie n'avait ete plus etrange et plus inattendue. En entrant, il s'etait incline devant M. Madeleine avec un regard ou il n'y avait ni rancune, ni colere, ni defiance, il s'etait arrete a quelques pas derriere le fauteuil du maire; et maintenant il se tenait la, debout, dans une attitude presque disciplinaire, avec la rudesse naive et froide d'un homme qui n'a jamais ete doux et qui a toujours ete patient; il attendait, sans dire un mot, sans faire un mouvement, dans une humilite vraie et dans une resignation tranquille, qu'il plut a monsieur le maire de se retourner, calme, serieux, le chapeau a la main, les yeux baisses, avec une expression qui tenait le milieu entre le soldat devant son officier et le coupable devant son juge. Tous les sentiments comme tous les souvenirs qu'on eut pu lui supposer avaient disparu. Il n'y avait plus rien sur ce visage impenetrable et simple comme le granit, qu'une morne tristesse. Toute sa personne respirait l'abaissement et la fermete, et je ne sais quel accablement courageux. Enfin M. le maire posa sa plume et se tourna a demi. --Eh bien! qu'est-ce? qu'y a-t-il, Javert? Javert demeura un instant silencieux comme s'il se recueillait, puis eleva la voix avec une sorte de solennite triste qui n'excluait pourtant pas la simplicite: --Il y a, monsieur le maire, qu'un acte coupable a ete commis. --Quel acte? --Un agent inferieur de l'autorite a manque de respect a un magistrat de la facon la plus grave. Je viens, comme c'est mon devoir, porter le fait a votre connaissance. --Quel est cet agent? demanda M. Madeleine. --Moi, dit Javert. --Vous? --Moi. --Et quel est le magistrat qui aurait a se plaindre de l'agent? --Vous, monsieur le maire. M. Madeleine se dressa sur son fauteuil. Javert poursuivit, l'air severe et les yeux toujours baisses: --Monsieur le maire, je viens vous prier de vouloir bien provoquer pres de l'autorite ma destitution. M. Madeleine stupefait ouvrit la bouche. Javert l'interrompit. --Vous direz, j'aurais pu donner ma demission, mais cela ne suffit pas. Donner sa demission, c'est honorable. J'ai failli, je dois etre puni. Il faut que je sois chasse. Et apres une pause, il ajouta: --Monsieur le maire, vous avez ete severe pour moi l'autre jour injustement. Soyez-le aujourd'hui justement. --Ah ca! pourquoi? s'ecria M. Madeleine. Quel est ce galimatias? qu'est-ce que cela veut dire? ou y a-t-il un acte coupable commis contre moi par vous? qu'est-ce que vous m'avez fait? quels torts avez-vous envers moi? Vous vous accusez, vous voulez etre remplace.... --Chasse, dit Javert. --Chasse, soit. C'est fort bien. Je ne comprends pas. --Vous allez comprendre, monsieur le maire. Javert soupira du fond de sa poitrine et reprit toujours froidement et tristement: --Monsieur le maire, il y a six semaines, a la suite de cette scene pour cette fille, j'etais furieux, je vous ai denonce. --Denonce! --A la prefecture de police de Paris. M. Madeleine, qui ne riait pas beaucoup plus souvent que Javert, se mit a rire. --Comme maire ayant empiete sur la police? --Comme ancien forcat. Le maire devint livide. Javert, qui n'avait pas leve les yeux, continua: --Je le croyais. Depuis longtemps j'avais des idees. Une ressemblance, des renseignements que vous avez fait prendre a Faverolles, votre force des reins, l'aventure du vieux Fauchelevent, votre adresse au tir, votre jambe qui traine un peu, est-ce que je sais, moi? des betises! mais enfin je vous prenais pour un nomme Jean Valjean. --Un nomme?... Comment dites-vous ce nom-la? --Jean Valjean. C'est un forcat que j'avais vu il y a vingt ans quand j'etais adjudant-garde-chiourme a Toulon. En sortant du bagne, ce Jean Valjean avait, a ce qu'il parait, vole chez un eveque, puis il avait commis un autre vol a main armee, dans un chemin public, sur un petit savoyard. Depuis huit ans il s'etait derobe, on ne sait comment, et on le cherchait. Moi je m'etais figure... Enfin, j'ai fait cette chose! La colere m'a decide, je vous ai denonce a la prefecture. M. Madeleine, qui avait ressaisi le dossier depuis quelques instants, reprit avec un accent de parfaite indifference: --Et que vous a-t-on repondu? --Que j'etais fou. --Eh bien? --Eh bien, on avait raison. --C'est heureux que vous le reconnaissiez! --Il faut bien, puisque le veritable Jean Valjean est trouve. La feuille que tenait M. Madeleine lui echappa des mains, il leva la tete, regarda fixement Javert, et dit avec un accent inexprimable: --Ah! Javert poursuivit: --Voila ce que c'est, monsieur le maire. Il parait qu'il y avait dans le pays, du cote d'Ailly-le-Haut-Clocher, une espece de bonhomme qu'on appelait le pere Champmathieu. C'etait tres miserable. On n'y faisait pas attention. Ces gens-la, on ne sait pas de quoi cela vit. Dernierement, cet automne, le pere Champmathieu a ete arrete pour un vol de pommes a cidre, commis chez...--enfin n'importe! Il y a eu vol, mur escalade, branches de l'arbre cassees. On a arrete mon Champmathieu. Il avait encore la branche de pommier a la main. On coffre le drole. Jusqu'ici ce n'est pas beaucoup plus qu'une affaire correctionnelle. Mais voici qui est de la providence. La geole etant en mauvais etat, monsieur le juge d'instruction trouve a propos de faire transferer Champmathieu a Arras ou est la prison departementale. Dans cette prison d'Arras, il y a un ancien forcat nomme Brevet qui est detenu pour je ne sais quoi et qu'on a fait guichetier de chambree parce qu'il se conduit bien. Monsieur le maire, Champmathieu n'est pas plus tot debarque que voila Brevet qui s'ecrie: «Eh mais! je connais cet homme-la. C'est un fagot. Regardez-moi donc, bonhomme! Vous etes Jean Valjean!--Jean Valjean! qui ca Jean Valjean? Le Champmathieu joue l'etonne.--Ne fais donc pas le sinvre, dit Brevet. Tu es Jean Valjean! Tu as ete au bagne de Toulon. Il y a vingt ans. Nous y etions ensemble.--Le Champmathieu nie. Parbleu! vous comprenez. On approfondit. On me fouille cette aventure-la. Voici ce qu'on trouve: ce Champmathieu, il y a une trentaine d'annees, a ete ouvrier emondeur d'arbres dans plusieurs pays, notamment a Faverolles. La on perd sa trace. Longtemps apres, on le revoit en Auvergne, puis a Paris, ou il dit avoir ete charron et avoir eu une fille blanchisseuse, mais cela n'est pas prouve; enfin dans ce pays-ci. Or, avant d'aller au bagne pour vol qualifie, qu'etait Jean Valjean? emondeur. Ou? a Faverolles. Autre fait. Ce Valjean s'appelait de son nom de bapteme Jean et sa mere se nommait de son nom de famille Mathieu. Quoi de plus naturel que de penser qu'en sortant du bagne il aura pris le nom de sa mere pour se cacher et se sera fait appeler Jean Mathieu? Il va en Auvergne. De _Jean_ la prononciation du pays fait _Chan_, on l'appelle Chan Mathieu. Notre homme se laisse faire et le voila transforme en Champmathieu. Vous me suivez, n'est-ce pas? On s'informe a Faverolles. La famille de Jean Valjean n'y est plus. On ne sait plus ou elle est. Vous savez, dans ces classes-la, il y a souvent de ces evanouissements d'une famille. On cherche, on ne trouve plus rien. Ces gens-la, quand ce n'est pas de la boue, c'est de la poussiere. Et puis, comme le commencement de ces histoires date de trente ans, il n'y a plus personne a Faverolles qui ait connu Jean Valjean. On s'informe a Toulon. Avec Brevet, il n'y a plus que deux forcats qui aient vu Jean Valjean. Ce sont les condamnes a vie Cochepaille et Chenildieu. On les extrait du bagne et on les fait venir. On les confronte au pretendu Champmathieu. Ils n'hesitent pas. Pour eux comme pour Brevet, c'est Jean Valjean. Meme age, il a cinquante-quatre ans, meme taille, meme air, meme homme enfin, c'est lui. C'est en ce moment-la meme que j'envoyais ma denonciation a la prefecture de Paris. On me repond que je perds l'esprit et que Jean Valjean est a Arras au pouvoir de la justice. Vous concevez si cela m'etonne, moi qui croyais tenir ici ce meme Jean Valjean! J'ecris a monsieur le juge d'instruction. Il me fait venir, on m'amene le Champmathieu.... --Eh bien? interrompit M. Madeleine. Javert repondit avec son visage incorruptible et triste: --Monsieur le maire, la verite est la verite. J'en suis fache, mais c'est cet homme-la qui est Jean Valjean. Moi aussi je l'ai reconnu. M. Madeleine reprit d'une voix tres basse: --Vous etes sur? Javert se mit a rire de ce rire douloureux qui echappe a une conviction profonde: --Oh, sur! Il demeura un moment pensif, prenant machinalement des pincees de poudre de bois dans la sebille a secher l'encre qui etait sur la table, et il ajouta: --Et meme, maintenant que je vois le vrai Jean Valjean, je ne comprends pas comment j'ai pu croire autre chose. Je vous demande pardon, monsieur le maire. En adressant cette parole suppliante et grave a celui qui, six semaines auparavant, l'avait humilie en plein corps de garde et lui avait dit: «sortez!» Javert, cet homme hautain, etait a son insu plein de simplicite et de dignite. M. Madeleine ne repondit a sa priere que par cette question brusque: --Et que dit cet homme? --Ah, dame! monsieur le maire, l'affaire est mauvaise. Si c'est Jean Valjean, il y a recidive. Enjamber un mur, casser une branche, chiper des pommes, pour un enfant, c'est une polissonnerie; pour un homme, c'est un delit; pour un forcat, c'est un crime. Escalade et vol, tout y est. Ce n'est plus la police correctionnelle, c'est la cour d'assises. Ce n'est plus quelques jours de prison, ce sont les galeres a perpetuite. Et puis, il y a l'affaire du petit savoyard que j'espere bien qui reviendra. Diable! il y a de quoi se debattre, n'est-ce pas? Oui, pour un autre que Jean Valjean. Mais Jean Valjean est un sournois. C'est encore la que je le reconnais. Un autre sentirait que cela chauffe; il se demenerait, il crierait, la bouilloire chante devant le feu, il ne voudrait pas etre Jean Valjean, et caetera. Lui, il n'a pas l'air de comprendre, il dit: Je suis Champmathieu, je ne sors pas de la! Il a l'air etonne, il fait la brute, c'est bien mieux. Oh! le drole est habile. Mais c'est egal, les preuves sont la. Il est reconnu par quatre personnes, le vieux coquin sera condamne. C'est porte aux assises, a Arras. Je vais y aller pour temoigner. Je suis cite. M. Madeleine s'etait remis a son bureau, avait ressaisi son dossier, et le feuilletait tranquillement, lisant et ecrivant tour a tour comme un homme affaire. Il se tourna vers Javert: --Assez, Javert. Au fait, tous ces details m'interessent fort peu. Nous perdons notre temps, et nous avons des affaires pressees. Javert, vous allez vous rendre sur-le-champ chez la bonne femme Buseaupied qui vend des herbes la-bas au coin de la rue Saint-Saulve. Vous lui direz de deposer sa plainte contre le charretier Pierre Chesnelong. Cet homme est un brutal qui a failli ecraser cette femme et son enfant. Il faut qu'il soit puni. Vous irez ensuite chez M. Charcellay, rue Montre-de-Champigny. Il se plaint qu'il y a une gouttiere de la maison voisine qui verse l'eau de la pluie chez lui, et qui affouille les fondations de sa maison. Apres vous constaterez des contraventions de police qu'on me signale rue Guibourg chez la veuve Doris, et rue du Garraud-Blanc chez madame Renee Le Bosse, et vous dresserez proces-verbal. Mais je vous donne la beaucoup de besogne. N'allez-vous pas etre absent? ne m'avez-vous pas dit que vous alliez a Arras pour cette affaire dans huit ou dix jours?... --Plus tot que cela, monsieur le maire. --Quel jour donc? --Mais je croyais avoir dit a monsieur le maire que cela se jugeait demain et que je partais par la diligence cette nuit. M. Madeleine fit un mouvement imperceptible. --Et combien de temps durera l'affaire? --Un jour tout au plus. L'arret sera prononce au plus tard demain dans la nuit. Mais je n'attendrai pas l'arret, qui ne peut manquer. Sitot ma deposition faite, je reviendrai ici. --C'est bon, dit M. Madeleine. Et il congedia Javert d'un signe de main. Javert ne s'en alla pas. --Pardon, monsieur le maire, dit-il. --Qu'est-ce encore? demanda M. Madeleine. --Monsieur le maire, il me reste une chose a vous rappeler. --Laquelle? --C'est que je dois etre destitue. M. Madeleine se leva. --Javert, vous etes un homme d'honneur, et je vous estime. Vous vous exagerez votre faute. Ceci d'ailleurs est encore une offense qui me concerne. Javert, vous etes digne de monter et non de descendre. J'entends que vous gardiez votre place. Javert regarda M. Madeleine avec sa prunelle candide au fond de laquelle il semblait qu'on vit cette conscience peu eclairee, mais rigide et chaste, et il dit d'une voix tranquille: --Monsieur le maire, je ne puis vous accorder cela. --Je vous repete, repliqua M. Madeleine, que la chose me regarde. Mais Javert, attentif a sa seule pensee, continua: --Quant a exagerer, je n'exagere point. Voici comment je raisonne. Je vous ai soupconne injustement. Cela, ce n'est rien. C'est notre droit a nous autres de soupconner, quoiqu'il y ait pourtant abus a soupconner au-dessus de soi. Mais, sans preuves, dans un acces de colere, dans le but de me venger, je vous ai denonce comme forcat, vous, un homme respectable, un maire, un magistrat! ceci est grave. Tres grave. J'ai offense l'autorite dans votre personne, moi, agent de l'autorite! Si l'un de mes subordonnes avait fait ce que j'ai fait, je l'aurais declare indigne du service, et chasse. Eh bien? Tenez, monsieur le maire, encore un mot. J'ai souvent ete severe dans ma vie. Pour les autres. C'etait juste. Je faisais bien. Maintenant, si je n'etais pas severe pour moi, tout ce que j'ai fait de juste deviendrait injuste. Est-ce que je dois m'epargner plus que les autres? Non. Quoi! je n'aurais ete bon qu'a chatier autrui, et pas moi! mais je serais un miserable! mais ceux qui disent: ce gueux de Javert! auraient raison! Monsieur le maire, je ne souhaite pas que vous me traitiez avec bonte, votre bonte m'a fait faire assez de mauvais sang quand elle etait pour les autres. Je n'en veux pas pour moi. La bonte qui consiste a donner raison a la fille publique contre le bourgeois, a l'agent de police contre le maire, a celui qui est en bas contre celui qui est en haut, c'est ce que j'appelle de la mauvaise bonte. C'est avec cette bonte-la que la societe se desorganise. Mon Dieu! c'est bien facile d'etre bon, le malaise c'est d'etre juste. Allez! si vous aviez ete ce que je croyais, je n'aurais pas ete bon pour vous, moi! vous auriez vu! Monsieur le maire, je dois me traiter comme je traiterais tout autre. Quand je reprimais des malfaiteurs, quand je sevissais sur des gredins, je me suis souvent dit a moi-meme: toi, si tu bronches, si jamais je te prends en faute, sois tranquille!--J'ai bronche, je me prends en faute, tant pis! Allons, renvoye, casse, chasse! c'est bon. J'ai des bras, je travaillerai a la terre, cela m'est egal. Monsieur le maire, le bien du service veut un exemple. Je demande simplement la destitution de l'inspecteur Javert. Tout cela etait prononce d'un accent humble, fier, desespere et convaincu qui donnait je ne sais quelle grandeur bizarre a cet etrange honnete homme. --Nous verrons, fit M. Madeleine. Et il lui tendit la main. Javert recula, et dit d'un ton farouche: --Pardon, monsieur le maire, mais cela ne doit pas etre. Un maire ne donne pas la main a un mouchard. Il ajouta entre ses dents: --Mouchard, oui; du moment ou j'ai meduse de la police, je ne suis plus qu'un mouchard. Puis il salua profondement, et se dirigea vers la porte. La il se retourna, et, les yeux toujours baisses: --Monsieur le maire, dit-il, je continuerai le service jusqu'a ce que je sois remplace. Il sortit. M. Madeleine resta reveur, ecoutant ce pas ferme et assure qui s'eloignait sur le pave du corridor. Livre septieme--L'affaire Champmathieu Chapitre I La soeur Simplice Les incidents qu'on va lire n'ont pas tous ete connus a Montreuil-sur-mer, mais le peu qui en a perce a laisse dans cette ville un tel souvenir, que ce serait une grave lacune dans ce livre si nous ne les racontions dans leurs moindres details. Dans ces details, le lecteur rencontrera deux ou trois circonstances invraisemblables que nous maintenons par respect pour la verite. Dans l'apres-midi qui suivit la visite de Javert, M. Madeleine alla voir la Fantine comme d'habitude. Avant de penetrer pres de Fantine, il fit demander la soeur Simplice. Les deux religieuses qui faisaient le service de l'infirmerie, dames lazaristes comme toutes les soeurs de charite, s'appelaient soeur Perpetue et soeur Simplice. La soeur Perpetue etait la premiere villageoise venue, grossierement soeur de charite, entree chez Dieu comme on entre en place. Elle etait religieuse comme on est cuisiniere. Ce type n'est point tres rare. Les ordres monastiques acceptent volontiers cette lourde poterie paysanne, aisement faconnee en capucin ou en ursuline. Ces rusticites s'utilisent pour les grosses besognes de la devotion. La transition d'un bouvier a un carme n'a rien de heurte; l'un devient l'autre sans grand travail; le fond commun d'ignorance du village et du cloitre est une preparation toute faite, et met tout de suite le campagnard de plain-pied avec le moine. Un peu d'ampleur au sarrau, et voila un froc. La soeur Perpetue etait une forte religieuse, de Marines, pres Pontoise, patoisant, psalmodiant, bougonnant, sucrant la tisane selon le bigotisme ou l'hypocrisie du grabataire, brusquant les malades, bourrue avec les mourants, leur jetant presque Dieu au visage, lapidant l'agonie avec des prieres en colere, hardie, honnete et rougeaude. La soeur Simplice etait blanche d'une blancheur de cire. Pres de soeur Perpetue, c'etait le cierge a cote de la chandelle. Vincent de Paul a divinement fixe la figure de la soeur de charite dans ces admirables paroles ou il mele tant de liberte a tant de servitude: «Elles n'auront pour monastere que la maison des malades, pour cellule qu'une chambre de louage, pour chapelle que l'eglise de leur paroisse, pour cloitre que les rues de la ville ou les salles des hopitaux, pour cloture que l'obeissance, pour grille que la crainte de Dieu, pour voile que la modestie.» Cet ideal etait vivant dans la soeur Simplice. Personne n'eut pu dire l'age de la soeur Simplice; elle n'avait jamais ete jeune et semblait ne devoir jamais etre vieille. C'etait une personne--nous n'osons dire une femme--calme, austere, de bonne compagnie, froide, et qui n'avait jamais menti. Elle etait si douce qu'elle paraissait fragile; plus solide d'ailleurs que le granit. Elle touchait aux malheureux avec de charmants doigts fins et purs. Il y avait, pour ainsi dire, du silence dans sa parole; elle parlait juste le necessaire, et elle avait un son de voix qui eut tout a la fois edifie un confessionnal et enchante un salon. Cette delicatesse s'accommodait de la robe de bure, trouvant a ce rude contact un rappel continuel du ciel et de Dieu. Insistons sur un detail. N'avoir jamais menti, n'avoir jamais dit, pour un interet quelconque, meme indifferemment, une chose qui ne fut la verite, la sainte verite, c'etait le trait distinctif de la soeur Simplice; c'etait l'accent de sa vertu. Elle etait presque celebre dans la congregation pour cette veracite imperturbable. L'abbe Sicard parle de la soeur Simplice dans une lettre au sourd-muet Massieu. Si sinceres, si loyaux et si purs que nous soyons, nous avons tous sur notre candeur au moins la felure du petit mensonge innocent. Elle, point. Petit mensonge, mensonge innocent, est-ce que cela existe? Mentir, c'est l'absolu du mal. Peu mentir n'est pas possible; celui qui ment, ment tout le mensonge; mentir, c'est la face meme du demon; Satan a deux noms, il s'appelle Satan et il s'appelle Mensonge. Voila ce qu'elle pensait. Et comme elle pensait, elle pratiquait. Il en resultait cette blancheur dont nous avons parle, blancheur qui couvrait de son rayonnement meme ses levres et ses yeux. Son sourire etait blanc, son regard etait blanc. Il n'y avait pas une toile d'araignee, pas un grain de poussiere a la vitre de cette conscience. En entrant dans l'obedience de saint Vincent de Paul, elle avait pris le nom de Simplice par choix special. Simplice de Sicile, on le sait, est cette sainte qui aima mieux se laisser arracher les deux seins que de repondre, etant nee a Syracuse, qu'elle etait nee a Segeste, mensonge qui la sauvait. Cette patronne convenait a cette ame. La soeur Simplice, en entrant dans l'ordre, avait deux defauts dont elle s'etait peu a peu corrigee; elle avait eu le gout des friandises et elle avait aime a recevoir des lettres. Elle ne lisait jamais qu'un livre de prieres en gros caracteres et en latin. Elle ne comprenait pas le latin, mais elle comprenait le livre. La pieuse fille avait pris en affection Fantine, y sentant probablement de la vertu latente, et s'etait devouee a la soigner presque exclusivement. M. Madeleine emmena a part la soeur Simplice et lui recommanda Fantine avec un accent singulier dont la soeur se souvint plus tard. En quittant la soeur, il s'approcha de Fantine. Fantine attendait chaque jour l'apparition de M. Madeleine comme on attend un rayon de chaleur et de joie. Elle disait aux soeurs: --Je ne vis que lorsque monsieur le maire est la. Elle avait ce jour-la beaucoup de fievre. Des qu'elle vit M. Madeleine, elle lui demanda: --Et Cosette? Il repondit en souriant: --Bientot. M. Madeleine fut avec Fantine comme a l'ordinaire. Seulement il resta une heure au lieu d'une demi-heure, au grand contentement de Fantine. Il fit mille instances a tout le monde pour que rien ne manquat a la malade. On remarqua qu'il y eut un moment ou son visage devint tres sombre. Mais cela s'expliqua quand on sut que le medecin s'etait penche a son oreille et lui avait dit: --Elle baisse beaucoup. Puis il rentra a la mairie, et le garcon de bureau le vit examiner avec attention une carte routiere de France qui etait suspendue dans son cabinet. Il ecrivit quelques chiffres au crayon sur un papier. Chapitre II Perspicacite de maitre Scaufflaire De la mairie il se rendit au bout de la ville chez un Flamand, maitre Scaufflaer, francise Scaufflaire, qui louait des chevaux et des «cabriolets a volonte». Pour aller chez ce Scaufflaire, le plus court etait de prendre une rue peu frequentee ou etait le presbytere de la paroisse que M. Madeleine habitait. Le cure etait, disait-on, un homme digne et respectable, et de bon conseil. A l'instant ou M. Madeleine arriva devant le presbytere, il n'y avait dans la rue qu'un passant, et ce passant remarqua ceci: M. le maire, apres avoir depasse la maison curiale, s'arreta, demeura immobile, puis revint sur ses pas et rebroussa chemin jusqu'a la porte du presbytere, qui etait une porte batarde avec marteau de fer. Il mit vivement la main au marteau, et le souleva; puis il s'arreta de nouveau, et resta court, et comme pensif, et, apres quelques secondes, au lieu de laisser bruyamment retomber le marteau, il le reposa doucement et reprit son chemin avec une sorte de hate qu'il n'avait pas auparavant. M. Madeleine trouva maitre Scaufflaire chez lui occupe a repiquer un harnais. --Maitre Scaufflaire, demanda-t-il, avez-vous un bon cheval? --Monsieur le maire, dit le Flamand, tous mes chevaux sont bons. Qu'entendez-vous par un bon cheval? --J'entends un cheval qui puisse faire vingt lieues en un jour. --Diable! fit le Flamand, vingt lieues! --Oui. --Attele a un cabriolet? --Oui. --Et combien de temps se reposera-t-il apres la course? --Il faut qu'il puisse au besoin repartir le lendemain. --Pour refaire le meme trajet? --Oui. --Diable! diable! et c'est vingt lieues? M. Madeleine tira de sa poche le papier ou il avait crayonne des chiffres. Il les montra au Flamand. C'etaient les chiffres 5, 6, 8-1/2. --Vous voyez, dit-il. Total, dix-neuf et demi, autant dire vingt lieues. --Monsieur le maire, reprit le Flamand, j'ai votre affaire. Mon petit cheval blanc. Vous avez du le voir passer quelquefois. C'est une petite bete du bas Boulonnais. C'est plein de feu. On a voulu d'abord en faire un cheval de selle. Bah! il ruait, il flanquait tout le monde par terre. On le croyait vicieux, on ne savait qu'en faire. Je l'ai achete. Je l'ai mis au cabriolet. Monsieur, c'est cela qu'il voulait; il est doux comme une fille, il va le vent. Ah! par exemple, il ne faudrait pas lui monter sur le dos. Ce n'est pas son idee d'etre cheval de selle. Chacun a son ambition. Tirer, oui, porter, non; il faut croire qu'il s'est dit ca. --Et il fera la course? --Vos vingt lieues. Toujours au grand trot, et en moins de huit heures. Mais voici a quelles conditions. --Dites. --Premierement, vous le ferez souffler une heure a moitie chemin; il mangera, et on sera la pendant qu'il mangera pour empecher le garcon de l'auberge de lui voler son avoine; car j'ai remarque que dans les auberges l'avoine est plus souvent bue par les garcons d'ecurie que mangee par les chevaux. --On sera la. --Deuxiemement.... Est-ce pour monsieur le maire le cabriolet? --Oui. --Monsieur le maire sait conduire? --Oui. --Eh bien, monsieur le maire voyagera seul et sans bagage afin de ne point charger le cheval. --Convenu. --Mais monsieur le maire, n'ayant personne avec lui, sera oblige de prendre la peine de surveiller lui-meme l'avoine. --C'est dit. --Il me faudra trente francs par jour. Les jours de repos payes. Pas un liard de moins, et la nourriture de la bete a la charge de monsieur le maire. M. Madeleine tira trois napoleons de sa bourse et les mit sur la table. --Voila deux jours d'avance. --Quatriemement, pour une course pareille sur cabriolet serait trop lourd et fatiguerait le cheval. Il faudrait que monsieur le maire consentit a voyager dans un petit tilbury que j'ai. --J'y consens. --C'est leger, mais c'est decouvert. --Cela m'est egal. --Monsieur le maire a-t-il reflechi que nous sommes en hiver?... M. Madeleine ne repondit pas. Le Flamand reprit: --Qu'il fait tres froid? M. Madeleine garda le silence. Maitre Scaufflaire continua: --Qu'il peut pleuvoir? M. Madeleine leva la tete et dit: --Le tilbury et le cheval seront devant ma porte demain a quatre heures et demie du matin. --C'est entendu, monsieur le maire, repondit Scaufflaire, puis, grattant avec l'ongle de son pouce une tache qui etait dans le bois de la table, il reprit de cet air insouciant que les Flamands savent si bien meler a leur finesse: --Mais voila que j'y songe a present! monsieur le maire ne me dit pas ou il va. Ou est-ce que va monsieur le maire? Il ne songeait pas a autre chose depuis le commencement de la conversation, mais il ne savait pourquoi il n'avait pas ose faire cette question. --Votre cheval a-t-il de bonnes jambes de devant? dit M. Madeleine. --Oui, monsieur le maire. Vous le soutiendrez un peu dans les descentes. Y a-t-il beaucoup de descentes d'ici ou vous allez? --N'oubliez pas d'etre a ma porte a quatre heures et demie du matin, tres precises, repondit M. Madeleine; et il sortit. Le Flamand resta «tout bete», comme il disait lui-meme quelque temps apres. Monsieur le maire etait sorti depuis deux ou trois minutes, lorsque la porte se rouvrit; c'etait M. le maire. Il avait toujours le meme air impassible et preoccupe. --Monsieur Scaufflaire, dit-il, a quelle somme estimez-vous le cheval et le tilbury que vous me louerez, l'un portant l'autre? --L'un trainant l'autre, monsieur le maire, dit le Flamand avec un gros rire. --Soit. Eh bien! --Est-ce que monsieur le maire veut me les acheter? --Non, mais a tout evenement, je veux vous les garantir. A mon retour vous me rendrez la somme. Combien estimez-vous cabriolet et cheval? --A cinq cents francs, monsieur le maire. --Les voici. M. Madeleine posa un billet de banque sur la table, puis sortit et cette fois ne rentra plus. Maitre Scaufflaire regretta affreusement de n'avoir point dit mille francs. Du reste le cheval et le tilbury, en bloc, valaient cent ecus. Le Flamand appela sa femme, et lui conta la chose. Ou diable monsieur le maire peut-il aller? Ils tinrent conseil. --Il va a Paris, dit la femme. --Je ne crois pas, dit le mari. M. Madeleine avait oublie sur la cheminee le papier ou il avait trace des chiffres. Le Flamand le prit et l'etudia. --Cinq, six, huit et demi? cela doit marquer des relais de poste. Il se tourna vers sa femme. --J'ai trouve. --Comment? --Il y a cinq lieues d'ici a Hesdin, six de Hesdin a Saint-Pol, huit et demie de Saint-Pol a Arras. Il va a Arras. Cependant M. Madeleine etait rentre chez lui. Pour revenir de chez maitre Scaufflaire, il avait pris le plus long, comme si la porte du presbytere avait ete pour lui une tentation, et qu'il eut voulu l'eviter. Il etait monte dans sa chambre et s'y etait enferme, ce qui n'avait rien que de simple, car il se couchait volontiers de bonne heure. Pourtant la concierge de la fabrique, qui etait en meme temps l'unique servante de M. Madeleine, observa que sa lumiere s'eteignit a huit heures et demie, et elle le dit au caissier qui rentrait, en ajoutant: --Est-ce que monsieur le maire est malade? je lui ai trouve l'air un peu singulier. Ce caissier habitait une chambre situee precisement au-dessous de la chambre de M. Madeleine. Il ne prit point garde aux paroles de la portiere, se coucha et s'endormit. Vers minuit, il se reveilla brusquement; il avait entendu a travers son sommeil un bruit au-dessus de sa tete. Il ecouta. C'etait un pas qui allait et venait, comme si l'on marchait dans la chambre en haut. Il ecouta plus attentivement, et reconnut le pas de M. Madeleine. Cela lui parut etrange; habituellement aucun bruit ne se faisait dans la chambre de M. Madeleine avant l'heure de son lever. Un moment apres le caissier entendit quelque chose qui ressemblait a une armoire qu'on ouvre et qu'on referme. Puis on derangea un meuble, il y eut un silence, et le pas recommenca. Le caissier se dressa sur son seant, s'eveilla tout a fait, regarda, et a travers les vitres de sa croisee apercut sur le mur d'en face la reverberation rougeatre d'une fenetre eclairee. A la direction des rayons, ce ne pouvait etre que la fenetre de la chambre de M. Madeleine. La reverberation tremblait comme si elle venait plutot d'un feu allume que d'une lumiere. L'ombre des chassis vitres ne s'y dessinait pas, ce qui indiquait que la fenetre etait toute grande ouverte. Par le froid qu'il faisait, cette fenetre ouverte etait surprenante. Le caissier se rendormit. Une heure ou deux apres, il se reveilla encore. Le meme pas, lent et regulier, allait et venait toujours au-dessus de sa tete. La reverberation se dessinait toujours sur le mur, mais elle etait maintenant pale et paisible comme le reflet d'une lampe ou d'une bougie. La fenetre etait toujours ouverte. Voici ce qui se passait dans la chambre de M. Madeleine. Chapitre III Une tempete sous un crane Le lecteur a sans doute devine que M. Madeleine n'est autre que Jean Valjean. Nous avons deja regarde dans les profondeurs de cette conscience; le moment est venu d'y regarder encore. Nous ne le faisons pas sans emotion et sans tremblement. Il n'existe rien de plus terrifiant que cette sorte de contemplation. L'oeil de l'esprit ne peut trouver nulle part plus d'eblouissements ni plus de tenebres que dans l'homme; il ne peut se fixer sur aucune chose qui soit plus redoutable, plus compliquee, plus mysterieuse et plus infinie. Il y a un spectacle plus grand que la mer, c'est le ciel; il y a un spectacle plus grand que le ciel, c'est l'interieur de l'ame. Faire le poeme de la conscience humaine, ne fut-ce qu'a propos d'un seul homme, ne fut-ce qu'a propos du plus infime des hommes, ce serait fondre toutes les epopees dans une epopee superieure et definitive. La conscience, c'est le chaos des chimeres, des convoitises et des tentatives, la fournaise des reves, l'antre des idees dont on a honte; c'est le pandemonium des sophismes, c'est le champ de bataille des passions. A de certaines heures, penetrez a travers la face livide d'un etre humain qui reflechit, et regardez derriere, regardez dans cette ame, regardez dans cette obscurite. Il y a la, sous le silence exterieur, des combats de geants comme dans Homere, des melees de dragons et d'hydres et des nuees de fantomes comme dans Milton, des spirales visionnaires comme chez Dante. Chose sombre que cet infini que tout homme porte en soi et auquel il mesure avec desespoir les volontes de son cerveau et les actions de sa vie! Alighieri rencontra un jour une sinistre porte devant laquelle il hesita. En voici une aussi devant nous, au seuil de laquelle nous hesitons. Entrons pourtant. Nous n'avons que peu de chose a ajouter a ce que le lecteur connait deja de ce qui etait arrive a Jean Valjean depuis l'aventure de Petit-Gervais. A partir de ce moment, on l'a vu, il fut un autre homme. Ce que l'eveque avait voulu faire de lui, il l'executa. Ce fut plus qu'une transformation, ce fut une transfiguration. Il reussit a disparaitre, vendit l'argenterie de l'eveque, ne gardant que les flambeaux, comme souvenir, se glissa de ville en ville, traversa la France, vint a Montreuil-sur-mer, eut l'idee que nous avons dite, accomplit ce que nous avons raconte, parvint a se faire insaisissable et inaccessible, et desormais, etabli a Montreuil-sur-mer, heureux de sentir sa conscience attristee par son passe et la premiere moitie de son existence dementie par la derniere, il vecut paisible, rassure et esperant, n'ayant plus que deux pensees: cacher son nom, et sanctifier sa vie; echapper aux hommes, et revenir a Dieu. Ces deux pensees etaient si etroitement melees dans son esprit qu'elles n'en formaient qu'une seule; elles etaient toutes deux egalement absorbantes et imperieuses, et dominaient ses moindres actions. D'ordinaire elles etaient d'accord pour regler la conduite de sa vie; elles le tournaient vers l'ombre; elles le faisaient bienveillant et simple; elles lui conseillaient les memes choses. Quelquefois cependant il y avait conflit entre elles. Dans ce cas-la, on s'en souvient, l'homme que tout le pays de Montreuil-sur-mer appelait M. Madeleine ne balancait pas a sacrifier la premiere a la seconde, sa securite a sa vertu. Ainsi, en depit de toute reserve et de toute prudence, il avait garde les chandeliers de l'eveque, porte son deuil, appele et interroge tous les petits savoyards qui passaient, pris des renseignements sur les familles de Faverolles, et sauve la vie au vieux Fauchelevent, malgre les inquietantes insinuations de Javert. Il semblait, nous l'avons deja remarque, qu'il pensat, a l'exemple de tous ceux qui ont ete sages, saints et justes, que son premier devoir n'etait pas envers lui. Toutefois, il faut le dire, jamais rien de pareil ne s'etait encore presente. Jamais les deux idees qui gouvernaient le malheureux homme dont nous racontons les souffrances n'avaient engage une lutte si serieuse. Il le comprit confusement, mais profondement, des les premieres paroles que prononca Javert, en entrant dans son cabinet. Au moment ou fut si etrangement articule ce nom qu'il avait enseveli sous tant d'epaisseurs, il fut saisi de stupeur et comme enivre par la sinistre bizarrerie de sa destinee, et, a travers cette stupeur, il eut ce tressaillement qui precede les grandes secousses; il se courba comme un chene a l'approche d'un orage, comme un soldat a l'approche d'un assaut. Il sentit venir sur sa tete des ombres pleines de foudres et d'eclairs. Tout en ecoutant parler Javert, il eut une premiere pensee d'aller, de courir, de se denoncer, de tirer ce Champmathieu de prison et de s'y mettre; cela fut douloureux et poignant comme une incision dans la chair vive, puis cela passa, et il se dit: «Voyons! voyons!» Il reprima ce premier mouvement genereux et recula devant l'heroisme. Sans doute, il serait beau qu'apres les saintes paroles de l'eveque, apres tant d'annees de repentir et d'abnegation, au milieu d'une penitence admirablement commencee, cet homme, meme en presence d'une si terrible conjoncture, n'eut pas bronche un instant et eut continue de marcher du meme pas vers ce precipice ouvert au fond duquel etait le ciel; cela serait beau, mais cela ne fut pas ainsi. Il faut bien que nous rendions compte des choses qui s'accomplissaient dans cette ame, et nous ne pouvons dire que ce qui y etait. Ce qui l'emporta tout d'abord, ce fut l'instinct de la conservation; il rallia en hate ses idees, etouffa ses emotions, considera la presence de Javert, ce grand peril, ajourna toute resolution avec la fermete de l'epouvante, s'etourdit sur ce qu'il y avait a faire, et reprit son calme comme un lutteur ramasse son bouclier. Le reste de la journee il fut dans cet etat, un tourbillon au dedans, une tranquillite profonde au dehors; il ne prit que ce qu'on pourrait appeler «les mesures conservatoires». Tout etait encore confus et se heurtait dans son cerveau; le trouble y etait tel qu'il ne voyait distinctement la forme d'aucune idee; et lui-meme n'aurait pu rien dire de lui-meme, si ce n'est qu'il venait de recevoir un grand coup. Il se rendit comme d'habitude pres du lit de douleur de Fantine et prolongea sa visite, par un instinct de bonte, se disant qu'il fallait agir ainsi et la bien recommander aux soeurs pour le cas ou il arriverait qu'il eut a s'absenter. Il sentit vaguement qu'il faudrait peut-etre aller a Arras, et, sans etre le moins du monde decide a ce voyage, il se dit qu'a l'abri de tout soupcon comme il l'etait, il n'y avait point d'inconvenient a etre temoin de ce qui se passerait, et il retint le tilbury de Scaufflaire, afin d'etre prepare a tout evenement. Il dina avec assez d'appetit. Rentre dans sa chambre il se recueillit. Il examina la situation et la trouva inouie; tellement inouie qu'au milieu de sa reverie, par je ne sais quelle impulsion d'anxiete presque inexplicable, il se leva de sa chaise et ferma sa porte au verrou. Il craignait qu'il n'entrat encore quelque chose. Il se barricadait contre le possible. Un moment apres il souffla sa lumiere. Elle le genait. Il lui semblait qu'on pouvait le voir. Qui, on? Helas! ce qu'il voulait mettre a la porte etait entre ce qu'il voulait aveugler, le regardait. Sa conscience. Sa conscience, c'est-a-dire Dieu. Pourtant, dans le premier moment, il se fit illusion; il eut un sentiment de surete et de solitude; le verrou tire, il se crut imprenable; la chandelle eteinte, il se sentit invisible. Alors il prit possession de lui-meme; il posa ses coudes sur la table, appuya la tete sur sa main, et se mit a songer dans les tenebres. --Ou en suis-je?--Est-ce que je ne reve pas? Que m'a-t-on dit?--Est-il bien vrai que j'aie vu ce Javert et qu'il m'ait parle ainsi?--Que peut etre ce Champmathieu?--Il me ressemble donc?--Est-ce possible?--Quand je pense qu'hier j'etais si tranquille et si loin de me douter de rien!--Qu'est-ce que je faisais donc hier a pareille heure?--Qu'y a-t-il dans cet incident?--Comment se denouera-t-il?--Que faire? Voila dans quelle tourmente il etait. Son cerveau avait perdu la force de retenir ses idees, elles passaient comme des ondes, et il prenait son front dans ses deux mains pour les arreter. De ce tumulte qui bouleversait sa volonte et sa raison, et dont il cherchait a tirer une evidence et une resolution, rien ne se degageait que l'angoisse. Sa tete etait brulante. Il alla a la fenetre et l'ouvrit toute grande. Il n'y avait pas d'etoiles au ciel. Il revint s'asseoir pres de la table. La premiere heure s'ecoula ainsi. Peu a peu cependant des lineaments vagues commencerent a se former et a se fixer dans sa meditation, et il put entrevoir avec la precision de la realite, non l'ensemble de la situation, mais quelques details. Il commenca par reconnaitre que, si extraordinaire et si critique que fut cette situation, il en etait tout a fait le maitre. Sa stupeur ne fit que s'en accroitre. Independamment du but severe et religieux que se proposaient ses actions, tout ce qu'il avait fait jusqu'a ce jour n'etait autre chose qu'un trou qu'il creusait pour y enfouir son nom. Ce qu'il avait toujours le plus redoute, dans ses heures de repli sur lui-meme, dans ses nuits d'insomnie, c'etait d'entendre jamais prononcer ce nom; il se disait que ce serait la pour lui la fin de tout; que le jour ou ce nom reparaitrait, il ferait evanouir autour de lui sa vie nouvelle, et qui sait meme peut-etre? au dedans de lui sa nouvelle ame. Il fremissait de la seule pensee que c'etait possible. Certes, si quelqu'un lui eut dit en ces moments-la qu'une heure viendrait ou ce nom retentirait a son oreille, ou ce hideux mot, Jean Valjean, sortirait tout a coup de la nuit et se dresserait devant lui, ou cette lumiere formidable faite pour dissiper le mystere dont il s'enveloppait resplendirait subitement sur sa tete; et que ce nom ne le menacerait pas, que cette lumiere ne produirait qu'une obscurite plus epaisse, que ce voile dechire accroitrait le mystere; que ce tremblement de terre consoliderait son edifice, que ce prodigieux incident n'aurait d'autre resultat, si bon lui semblait, a lui, que de rendre son existence a la fois plus claire et plus impenetrable, et que, de sa confrontation avec le fantome de Jean Valjean, le bon et digne bourgeois monsieur Madeleine sortirait plus honore, plus paisible et plus respecte que jamais,--si quelqu'un lui eut dit cela, il eut hoche la tete et regarde ces paroles comme insensees. Eh bien! tout cela venait precisement d'arriver, tout cet entassement de l'impossible etait un fait, et Dieu avait permis que ces choses folles devinssent des choses reelles! Sa reverie continuait de s'eclaircir. Il se rendait de plus en plus compte de sa position. Il lui semblait qu'il venait de s'eveiller de je ne sais quel sommeil, et qu'il se trouvait glissant sur une pente au milieu de la nuit, debout, frissonnant, reculant en vain, sur le bord extreme d'un abime. Il entrevoyait distinctement dans l'ombre un inconnu, un etranger, que la destinee prenait pour lui et poussait dans le gouffre a sa place. Il fallait, pour que le gouffre se refermat, que quelqu'un y tombat, lui ou l'autre. Il n'avait qu'a laisser faire. La clarte devint complete, et il s'avoua ceci:--Que sa place etait vide aux galeres, qu'il avait beau faire, qu'elle l'y attendait toujours, que le vol de Petit-Gervais l'y ramenait, que cette place vide l'attendrait et l'attirerait jusqu'a ce qu'il y fut, que cela etait inevitable et fatal.--Et puis il se dit:--Qu'en ce moment il avait un remplacant, qu'il paraissait qu'un nomme Champmathieu avait cette mauvaise chance, et que, quant a lui, present desormais au bagne dans la personne de ce Champmathieu, present dans la societe sous le nom de M. Madeleine, il n'avait plus rien a redouter, pourvu qu'il n'empechat pas les hommes de sceller sur la tete de ce Champmathieu cette pierre de l'infamie qui, comme la pierre du sepulcre, tombe une fois et ne se releve jamais. Tout cela etait si violent et si etrange qu'il se fit soudain en lui cette espece de mouvement indescriptible qu'aucun homme n'eprouve plus de deux ou trois fois dans sa vie, sorte de convulsion de la conscience qui remue tout ce que le coeur a de douteux, qui se compose d'ironie, de joie et de desespoir, et qu'on pourrait appeler un eclat de rire interieur. Il ralluma brusquement sa bougie. --Eh bien quoi! se dit-il, de quoi est-ce que j'ai peur? qu'est-ce que j'ai a songer comme cela? Me voila sauve. Tout est fini. Je n'avais plus qu'une porte entr'ouverte par laquelle mon passe pouvait faire irruption dans ma vie; cette porte, la voila muree! a jamais! Ce Javert qui me trouble depuis si longtemps, ce redoutable instinct qui semblait m'avoir devine, qui m'avait devine, pardieu! et qui me suivait partout, cet affreux chien de chasse toujours en arret sur moi, le voila deroute, occupe ailleurs, absolument depiste! Il est satisfait desormais, il me laissera tranquille, il tient son Jean Valjean! Qui sait meme, il est probable qu'il voudra quitter la ville! Et tout cela s'est fait sans moi! Et je n'y suis pour rien! Ah ca, mais! qu'est-ce qu'il y a de malheureux dans ceci? Des gens qui me verraient, parole d'honneur! croiraient qu'il m'est arrive une catastrophe! Apres tout, s'il y a du mal pour quelqu'un, ce n'est aucunement de ma faute. C'est la providence qui a tout fait. C'est qu'elle veut cela apparemment! Ai-je le droit de deranger ce qu'elle arrange? Qu'est-ce que je demande a present? De quoi est-ce que je vais me meler? Cela ne me regarde pas. Comment! je ne suis pas content! Mais qu'est-ce qu'il me faut donc? Le but auquel j'aspire depuis tant d'annees, le songe de mes nuits, l'objet de mes prieres au ciel, la securite, je l'atteins! C'est Dieu qui le veut. Je n'ai rien a faire contre la volonte de Dieu. Et pourquoi Dieu le veut-il? Pour que je continue ce que j'ai commence, pour que je fasse le bien, pour que je sois un jour un grand et encourageant exemple, pour qu'il soit dit qu'il y a eu enfin un peu de bonheur attache a cette penitence que j'ai subie et a cette vertu ou je suis revenu! Vraiment je ne comprends pas pourquoi j'ai eu peur tantot d'entrer chez ce brave cure et de tout lui raconter comme a un confesseur, et de lui demander conseil, c'est evidemment la ce qu'il m'aurait dit. C'est decide, laissons aller les choses! laissons faire le bon Dieu! Il se parlait ainsi dans les profondeurs de sa conscience, penche sur ce qu'on pourrait appeler son propre abime. Il se leva de sa chaise, et se mit a marcher dans la chambre.--Allons, dit-il, n'y pensons plus. Voila une resolution prise!--Mais il ne sentit aucune joie. Au contraire. On n'empeche pas plus la pensee de revenir a une idee que la mer de revenir a un rivage. Pour le matelot, cela s'appelle la maree; pour le coupable, cela s'appelle le remords. Dieu souleve l'ame comme l'ocean. Au bout de peu d'instants, il eut beau faire, il reprit ce sombre dialogue dans lequel c'etait lui qui parlait et lui qui ecoutait, disant ce qu'il eut voulu taire, ecoutant ce qu'il n'eut pas voulu entendre, cedant a cette puissance mysterieuse qui lui disait: pense! comme elle disait il y a deux mille ans a un autre condamne, marche! Avant d'aller plus loin et pour etre pleinement compris, insistons sur une observation necessaire. Il est certain qu'on se parle a soi-meme, il n'est pas un etre pensant qui ne l'ait eprouve. On peut dire meme que le verbe n'est jamais un plus magnifique mystere que lorsqu'il va, dans l'interieur d'un homme, de la pensee a la conscience et qu'il retourne de la conscience a la pensee. C'est dans ce sens seulement qu'il faut entendre les mots souvent employes dans ce chapitre, il dit, il s'ecria. On se dit, on se parle, on s'ecrie en soi-meme, sans que le silence exterieur soit rompu. Il y a un grand tumulte; tout parle en nous, excepte la bouche. Les realites de l'ame, pour n'etre point visibles et palpables, n'en sont pas moins des realites. Il se demanda donc ou il en etait. Il s'interrogea sur cette «resolution prise». Il se confessa a lui-meme que tout ce qu'il venait d'arranger dans son esprit etait monstrueux, que «laisser aller les choses, laisser faire le bon Dieu», c'etait tout simplement horrible. Laisser s'accomplir cette meprise de la destinee et des hommes, ne pas l'empecher, s'y preter par son silence, ne rien faire enfin, c'etait faire tout! c'etait le dernier degre de l'indignite hypocrite! c'etait un crime bas, lache, sournois, abject, hideux! Pour la premiere fois depuis huit annees, le malheureux homme venait de sentir la saveur amere d'une mauvaise pensee et d'une mauvaise action. Il la recracha avec degout. Il continua de se questionner. Il se demanda severement ce qu'il avait entendu par ceci: "Mon but est atteint!" Il se declara que sa vie avait un but en effet. Mais quel but? cacher son nom? tromper la police? Etait-ce pour une chose si petite qu'il avait fait tout ce qu'il avait fait? Est-ce qu'il n'avait pas un autre but, qui etait le grand, qui etait le vrai? Sauver, non sa personne, mais son ame. Redevenir honnete et bon. Etre un juste! est-ce que ce n'etait pas la surtout, la uniquement, ce qu'il avait toujours voulu, ce que l'eveque lui avait ordonne?--Fermer la porte a son passe? Mais il ne la fermait pas, grand Dieu! il la rouvrait en faisant une action infame! mais il redevenait un voleur, et le plus odieux des voleurs! il volait a un autre son existence, sa vie, sa paix, sa place au soleil! il devenait un assassin! il tuait, il tuait moralement un miserable homme, il lui infligeait cette affreuse mort vivante, cette mort a ciel ouvert, qu'on appelle le bagne! Au contraire, se livrer, sauver cet homme frappe d'une si lugubre erreur, reprendre son nom, redevenir par devoir le forcat Jean Valjean, c'etait la vraiment achever sa resurrection, et fermer a jamais l'enfer d'ou il sortait! Y retomber en apparence, c'etait en sortir en realite! Il fallait faire cela! il n'avait rien fait s'il ne faisait pas cela! toute sa vie etait inutile, toute sa penitence etait perdue, et il n'y avait plus qu'a dire: a quoi bon? Il sentait que l'eveque etait la, que l'eveque etait d'autant plus present qu'il etait mort, que l'eveque le regardait fixement, que desormais le maire Madeleine avec toutes ses vertus lui serait abominable, et que le galerien Jean Valjean serait admirable et pur devant lui. Que les hommes voyaient son masque, mais que l'eveque voyait sa face. Que les hommes voyaient sa vie, mais que l'eveque voyait sa conscience. Il fallait donc aller a Arras, delivrer le faux Jean Valjean, denoncer le veritable! Helas! c'etait la le plus grand des sacrifices, la plus poignante des victoires, le dernier pas a franchir; mais il le fallait. Douloureuse destinee! il n'entrerait dans la saintete aux yeux de Dieu que s'il rentrait dans l'infamie aux yeux des hommes! --Eh bien, dit-il, prenons ce parti! faisons notre devoir! sauvons cet homme! Il prononca ces paroles a haute voix, sans s'apercevoir qu'il parlait tout haut. Il prit ses livres, les verifia et les mit en ordre. Il jeta au feu une liasse de creances qu'il avait sur de petits commercants genes. Il ecrivit une lettre qu'il cacheta et sur l'enveloppe de laquelle on aurait pu lire, s'il y avait eu quelqu'un dans sa chambre en cet instant: _A Monsieur Laffitte, banquier, rue d'Artois, a Paris_. Il tira d'un secretaire un portefeuille qui contenait quelques billets de banque et le passeport dont il s'etait servi cette meme annee pour aller aux elections. Qui l'eut vu pendant qu'il accomplissait ces divers actes auxquels se melait une meditation si grave, ne se fut pas doute de ce qui se passait en lui. Seulement par moments ses levres remuaient; dans d'autres instants il relevait la tete et fixait son regard sur un point quelconque de la muraille, comme s'il y avait precisement la quelque chose qu'il voulait eclaircir ou interroger. La lettre a M. Laffitte terminee, il la mit dans sa poche ainsi que le portefeuille, et recommenca a marcher. Sa reverie n'avait point devie. Il continuait de voir clairement son devoir ecrit en lettres lumineuses qui flamboyaient devant ses yeux et se deplacaient avec son regard:--_Va! nomme-toi! denonce-toi!_ Il voyait de meme, et comme si elles se fussent mues devant lui avec des formes sensibles, les deux idees qui avaient ete jusque-la la double regle de sa vie: cacher son nom, sanctifier son ame. Pour la premiere fois, elles lui apparaissaient absolument distinctes, et il voyait la difference qui les separait. Il reconnaissait que l'une de ces idees etait necessairement bonne, tandis que l'autre pouvait devenir mauvaise; que celle-la etait le devouement et que celle-ci etait la personnalite; que l'une disait: le _prochain_, et que l'autre disait: _moi_; que l'une venait de la lumiere et que l'autre venait de la nuit. Elles se combattaient, il les voyait se combattre. A mesure qu'il songeait, elles avaient grandi devant l'oeil de son esprit; elles avaient maintenant des statures colossales; et il lui semblait qu'il voyait lutter au dedans de lui-meme, dans cet infini dont nous parlions tout a l'heure, au milieu des obscurites et des lueurs, une deesse et une geante. Il etait plein d'epouvante, mais il lui semblait que la bonne pensee l'emportait. Il sentait qu'il touchait a l'autre moment decisif de sa conscience et de sa destinee; que l'eveque avait marque la premiere phase de sa vie nouvelle, et que ce Champmathieu en marquait la seconde. Apres la grande crise, la grande epreuve. Cependant la fievre, un instant apaisee, lui revenait peu a peu. Mille pensees le traversaient, mais elles continuaient de le fortifier dans sa resolution. Un moment il s'etait dit:--qu'il prenait peut-etre la chose trop vivement, qu'apres tout ce Champmathieu n'etait pas interessant, qu'en somme il avait vole. Il se repondit:--Si cet homme a en effet vole quelques pommes, c'est un mois de prison. Il y a loin de la aux galeres. Et qui sait meme? a-t-il vole? est-ce prouve? Le nom de Jean Valjean l'accable et semble dispenser de preuves. Les procureurs du roi n'agissent-ils pas habituellement ainsi? On le croit voleur, parce qu'on le sait forcat. Dans un autre instant, cette idee lui vint que, lorsqu'il se serait denonce, peut-etre on considererait l'heroisme de son action, et sa vie honnete depuis sept ans, et ce qu'il avait fait pour le pays, et qu'on lui ferait grace. Mais cette supposition s'evanouit bien vite, et il sourit amerement en songeant que le vol des quarante sous a Petit-Gervais le faisait recidiviste, que cette affaire reparaitrait certainement et, aux termes precis de la loi, le ferait passible des travaux forces a perpetuite. Il se detourna de toute illusion, se detacha de plus en plus de la terre et chercha la consolation et la force ailleurs. Il se dit qu'il fallait faire son devoir; que peut-etre meme ne serait-il pas plus malheureux apres avoir fait son devoir qu'apres l'avoir elude; que s'il _laissait faire_, s'il restait a Montreuil-sur-mer, sa consideration, sa bonne renommee, ses bonnes oeuvres, la deference, la veneration, sa charite, sa richesse, sa popularite, sa vertu, seraient assaisonnees d'un crime; et quel gout auraient toutes ces choses saintes liees a cette chose hideuse! tandis que, s'il accomplissait son sacrifice, au bagne, au poteau, au carcan, au bonnet vert, au travail sans relache, a la honte sans pitie, il se melerait une idee celeste! Enfin il se dit qu'il y avait necessite, que sa destinee etait ainsi faite, qu'il n'etait pas maitre de deranger les arrangements d'en haut, que dans tous les cas il fallait choisir: ou la vertu au dehors et l'abomination au dedans, ou la saintete au dedans et l'infamie au dehors. A remuer tant d'idees lugubres, son courage ne defaillait pas, mais son cerveau se fatiguait. Il commencait a penser malgre lui a d'autres choses, a des choses indifferentes. Ses arteres battaient violemment dans ses tempes. Il allait et venait toujours. Minuit sonna d'abord a la paroisse, puis a la maison de ville. Il compta les douze coups aux deux horloges, et il compara le son des deux cloches. Il se rappela a cette occasion que quelques jours auparavant il avait vu chez un marchand de ferrailles une vieille cloche a vendre sur laquelle ce nom etait ecrit: _Antoine Albin de Romainville_. Il avait froid. Il alluma un peu de feu. Il ne songea pas a fermer la fenetre. Cependant il etait retombe dans sa stupeur. Il lui fallait faire un assez grand effort pour se rappeler a quoi il songeait avant que minuit sonnat. Il y parvint enfin. --Ah! oui, se dit-il, j'avais pris la resolution de me denoncer. Et puis tout a coup il pensa a la Fantine. --Tiens! dit-il, et cette pauvre femme! Ici une crise nouvelle se declara. Fantine, apparaissant brusquement dans sa reverie, y fut comme un rayon d'une lumiere inattendue. Il lui sembla que tout changeait d'aspect autour de lui, il s'ecria: --Ah ca, mais! jusqu'ici je n'ai considere que moi! je n'ai eu egard qu'a ma convenance! Il me convient de me taire ou de me denoncer,--cacher ma personne ou sauver mon ame,--etre un magistrat meprisable et respecte ou un galerien infame et venerable, c'est moi, c'est toujours moi, ce n'est que moi! Mais, mon Dieu, c'est de l'egoisme tout cela! Ce sont des formes diverses de l'egoisme, mais c'est de l'egoisme! Si je songeais un peu aux autres? La premiere saintete est de penser a autrui. Voyons, examinons. Moi excepte, moi efface, moi oublie, qu'arrivera-t-il de tout ceci?--Si je me denonce? on me prend. On lache ce Champmathieu, on me remet aux galeres, c'est bien. Et puis? Que se passe-t-il ici? Ah! ici, il y a un pays, une ville, des fabriques, une industrie, des ouvriers, des hommes, des femmes, des vieux grands-peres, des enfants, des pauvres gens! J'ai cree tout ceci, je fais vivre tout cela; partout ou il y a une cheminee qui fume, c'est moi qui ai mis le tison dans le feu et la viande dans la marmite; j'ai fait l'aisance, la circulation, le credit; avant moi il n'y avait rien; j'ai releve, vivifie, anime, feconde, stimule, enrichi tout le pays; moi de moins, c'est l'ame de moins. Je m'ote, tout meurt.--Et cette femme qui a tant souffert, qui a tant de merites dans sa chute, dont j'ai cause sans le vouloir tout le malheur! Et cet enfant que je voulais aller chercher, que j'ai promis a la mere! Est-ce que je ne dois pas aussi quelque chose a cette femme, en reparation du mal que je lui ai fait? Si je disparais, qu'arrive-t-il? La mere meurt. L'enfant devient ce qu'il peut. Voila ce qui se passe, si je me denonce.--Si je ne me denonce pas? Voyons, si je ne me denonce pas? Apres s'etre fait cette question, il s'arreta; il eut comme un moment d'hesitation et de tremblement; mais ce moment dura peu, et il se repondit avec calme: --Eh bien, cet homme va aux galeres, c'est vrai, mais, que diable! il a vole! J'ai beau me dire qu'il n'a pas vole, il a vole! Moi, je reste ici, je continue. Dans dix ans j'aurai gagne dix millions, je les repands dans le pays, je n'ai rien a moi, qu'est-ce que cela me fait? Ce n'est pas pour moi ce que je fais! La prosperite de tous va croissant, les industries s'eveillent et s'excitent, les manufactures et les usines se multiplient, les familles, cent familles, mille familles! sont heureuses; la contree se peuple; il nait des villages ou il n'y a que des fermes, il nait des fermes ou il n'y a rien; la misere disparait, et avec la misere disparaissent la debauche, la prostitution, le vol, le meurtre, tous les vices, tous les crimes! Et cette pauvre mere eleve son enfant! et voila tout un pays riche et honnete! Ah ca, j'etais fou, j'etais absurde, qu'est-ce que je parlais donc de me denoncer? Il faut faire attention, vraiment, et ne rien precipiter. Quoi! parce qu'il m'aura plu de faire le grand et le genereux,--c'est du melodrame, apres tout!--parce que je n'aurai songe qu'a moi, qu'a moi seul, quoi! pour sauver d'une punition peut-etre un peu exageree, mais juste au fond, on ne sait qui, un voleur, un drole evidemment, il faudra que tout un pays perisse! il faudra qu'une pauvre femme creve a l'hopital! qu'une pauvre petite fille creve sur le pave! comme des chiens! Ah! mais c'est abominable! Sans meme que la mere ait revu son enfant! sans que l'enfant ait presque connu sa mere! Et tout ca pour ce vieux gredin de voleur de pommes qui, a coup sur, a merite les galeres pour autre chose, si ce n'est pour cela! Beaux scrupules qui sauvent un coupable et qui sacrifient des innocents, qui sauvent un vieux vagabond, lequel n'a plus que quelques annees a vivre au bout du compte et ne sera guere plus malheureux au bagne que dans sa masure, et qui sacrifient toute une population, meres, femmes, enfants! Cette pauvre petite Cosette qui n'a que moi au monde et qui est sans doute en ce moment toute bleue de froid dans le bouge de ces Thenardier! Voila encore des canailles ceux-la! Et je manquerais a mes devoirs envers tous ces pauvres etres! Et je m'en irais me denoncer! Et je ferais cette inepte sottise! Mettons tout au pis. Supposons qu'il y ait une mauvaise action pour moi dans ceci et que ma conscience me la reproche un jour, accepter, pour le bien d'autrui, ces reproches qui ne chargent que moi, cette mauvaise action qui ne compromet que mon ame, c'est la qu'est le devouement, c'est la qu'est la vertu. Il se leva, il se remit a marcher. Cette fois il lui semblait qu'il etait content. On ne trouve les diamants que dans les tenebres de la terre; on ne trouve les verites que dans les profondeurs de la pensee. Il lui semblait qu'apres etre descendu dans ces profondeurs, apres avoir longtemps tatonne au plus noir de ces tenebres, il venait enfin de trouver un de ces diamants, une de ces verites, et qu'il la tenait dans sa main; et il s'eblouissait a la regarder. --Oui, pensa-t-il, c'est cela. Je suis dans le vrai. J'ai la solution. Il faut finir par s'en tenir a quelque chose. Mon parti est pris. Laissons faire! Ne vacillons plus, ne reculons plus. Ceci est dans l'interet de tous, non dans le mien. Je suis Madeleine, je reste Madeleine. Malheur a celui qui est Jean Valjean! Ce n'est plus moi. Je ne connais pas cet homme, je ne sais plus ce que c'est, s'il se trouve que quelqu'un est Jean Valjean a cette heure, qu'il s'arrange! cela ne me regarde pas. C'est un nom de fatalite qui flotte dans la nuit, s'il s'arrete et s'abat sur une tete, tant pis pour elle! Il se regarda dans le petit miroir qui etait sur sa cheminee, et dit: --Tiens! cela m'a soulage de prendre une resolution! Je suis tout autre a present. Il marcha encore quelques pas, puis il s'arreta court: --Allons! dit-il, il ne faut hesiter devant aucune des consequences de la resolution prise. Il y a encore des fils qui m'attachent a ce Jean Valjean. Il faut les briser! Il y a ici, dans cette chambre meme, des objets qui m'accuseraient, des choses muettes qui seraient des temoins, c'est dit, il faut que tout cela disparaisse. Il fouilla dans sa poche, en tira sa bourse, l'ouvrit, et y prit une petite clef. Il introduisit cette clef dans une serrure dont on voyait a peine le trou, perdu qu'il etait dans les nuances les plus sombres du dessin qui couvrait le papier colle sur le mur. Une cachette s'ouvrit, une espece de fausse armoire menagee entre l'angle de la muraille et le manteau de la cheminee. Il n'y avait dans cette cachette que quelques guenilles, un sarrau de toile bleue, un vieux pantalon, un vieux havresac, et un gros baton d'epine ferre aux deux bouts. Ceux qui avaient vu Jean Valjean a l'epoque ou il traversait Digne, en octobre 1815, eussent aisement reconnu toutes les pieces de ce miserable accoutrement. Il les avait conservees comme il avait conserve les chandeliers d'argent, pour se rappeler toujours son point de depart. Seulement il cachait ceci qui venait du bagne, et il laissait voir les flambeaux qui venaient de l'eveque. Il jeta un regard furtif vers la porte, comme s'il eut craint qu'elle ne s'ouvrit malgre le verrou qui la fermait; puis d'un mouvement vif et brusque et d'une seule brassee, sans meme donner un coup d'oeil a ces choses qu'il avait si religieusement et si perilleusement gardees pendant tant d'annees, il prit tout, haillons, baton, havresac, et jeta tout au feu. Il referma la fausse armoire, et, redoublant de precautions, desormais inutiles puisqu'elle etait vide, en cacha la porte derriere un gros meuble qu'il y poussa. Au bout de quelques secondes, la chambre et le mur d'en face furent eclaires d'une grande reverberation rouge et tremblante. Tout brulait. Le baton d'epine petillait et jetait des etincelles jusqu'au milieu de la chambre. Le havresac, en se consumant avec d'affreux chiffons qu'il contenait, avait mis a nu quelque chose qui brillait dans la cendre. En se penchant, on eut aisement reconnu une piece d'argent. Sans doute la piece de quarante sous volee au petit savoyard. Lui ne regardait pas le feu et marchait, allant et venant toujours du meme pas. Tout a coup ses yeux tomberent sur les deux flambeaux d'argent que la reverberation faisait reluire vaguement sur la cheminee. --Tiens! pensa-t-il, tout Jean Valjean est encore la-dedans. Il faut aussi detruire cela. Il prit les deux flambeaux. Il y avait assez de feu pour qu'on put les deformer promptement et en faire une sorte de lingot meconnaissable. Il se pencha sur le foyer et s'y chauffa un instant. Il eut un vrai bien-etre.--La bonne chaleur! dit-il. Il remua le brasier avec un des deux chandeliers. Une minute de plus, et ils etaient dans le feu. En ce moment il lui sembla qu'il entendait une voix qui criait au dedans de lui: --Jean Valjean! Jean Valjean! Ses cheveux se dresserent, il devint comme un homme qui ecoute une chose terrible. --Oui, c'est cela, acheve! disait la voix. Complete ce que tu fais! detruis ces flambeaux! aneantis ce souvenir! oublie l'eveque! oublie tout! perds ce Champmathieu! va, c'est bien. Applaudis-toi! Ainsi, c'est convenu, c'est resolu, c'est dit, voila un homme, voila un vieillard qui ne sait ce qu'on lui veut, qui n'a rien fait peut-etre, un innocent, dont ton nom fait tout le malheur, sur qui ton nom pese comme un crime, qui va etre pris pour toi, qui va etre condamne, qui va finir ses jours dans l'abjection et dans l'horreur! c'est bien. Sois honnete homme, toi. Reste monsieur le maire, reste honorable et honore, enrichis la ville, nourris des indigents, eleve des orphelins, vis heureux, vertueux et admire, et pendant ce temps-la, pendant que tu seras ici dans la joie et dans la lumiere, il y aura quelqu'un qui aura ta casaque rouge, qui portera ton nom dans l'ignominie et qui trainera ta chaine au bagne! Oui, c'est bien arrange ainsi! Ah! miserable! La sueur lui coulait du front. Il attachait sur les flambeaux un oeil hagard. Cependant ce qui parlait en lui n'avait pas fini. La voix continuait: --Jean Valjean! il y aura autour de toi beaucoup de voix qui feront un grand bruit, qui parleront bien haut, et qui te beniront, et une seule que personne n'entendra et qui te maudira dans les tenebres. Eh bien! ecoute, infame! toutes ces benedictions retomberont avant d'arriver au ciel, et il n'y aura que la malediction qui montera jusqu'a Dieu! Cette voix, d'abord toute faible et qui s'etait elevee du plus obscur de sa conscience, etait devenue par degres eclatante et formidable, et il l'entendait maintenant a son oreille. Il lui semblait qu'elle etait sortie de lui-meme et qu'elle parlait a present en dehors de lui. Il crut entendre les dernieres paroles si distinctement qu'il regarda dans la chambre avec une sorte de terreur. --Y a-t-il quelqu'un ici? demanda-t-il a haute voix, et tout egare. Puis il reprit avec un rire qui ressemblait au rire d'un idiot: --Que je suis bete! il ne peut y avoir personne. Il y avait quelqu'un; mais celui qui y etait n'etait pas de ceux que l'oeil humain peut voir. Il posa les flambeaux sur la cheminee. Alors il reprit cette marche monotone et lugubre qui troublait dans ses reves et reveillait en sursaut l'homme endormi au-dessous de lui. Cette marche le soulageait et l'enivrait en meme temps. Il semble que parfois dans les occasions supremes on se remue pour demander conseil a tout ce qu'on peut rencontrer en se deplacant. Au bout de quelques instants il ne savait plus ou il en etait. Il reculait maintenant avec une egale epouvante devant les deux resolutions qu'il avait prises tour a tour. Les deux idees qui le conseillaient lui paraissaient aussi funestes l'une que l'autre.--Quelle fatalite! quelle rencontre que ce Champmathieu pris pour lui! Etre precipite justement par le moyen que la providence paraissait d'abord avoir employe pour l'affermir! Il y eut un moment ou il considera l'avenir. Se denoncer, grand Dieu! se livrer! Il envisagea avec un immense desespoir tout ce qu'il faudrait quitter, tout ce qu'il faudrait reprendre. Il faudrait donc dire adieu a cette existence si bonne, si pure, si radieuse, a ce respect de tous, a l'honneur, a la liberte! Il n'irait plus se promener dans les champs, il n'entendrait plus chanter les oiseaux au mois de mai, il ne ferait plus l'aumone aux petits enfants! Il ne sentirait plus la douceur des regards de reconnaissance et d'amour fixes sur lui! Il quitterait cette maison qu'il avait batie, cette chambre, cette petite chambre! Tout lui paraissait charmant a cette heure. Il ne lirait plus dans ces livres, il n'ecrirait plus sur cette petite table de bois blanc! Sa vieille portiere, la seule servante qu'il eut, ne lui monterait plus son cafe le matin. Grand Dieu! au lieu de cela, la chiourme, le carcan, la veste rouge, la chaine au pied, la fatigue, le cachot, le lit de camp, toutes ces horreurs connues! A son age, apres avoir ete ce qu'il etait! Si encore il etait jeune! Mais, vieux, etre tutoye par le premier venu, etre fouille par le garde-chiourme, recevoir le coup de baton de l'argousin! avoir les pieds nus dans des souliers ferres! tendre matin et soir sa jambe au marteau du rondier qui visite la manille! subir la curiosite des etrangers auxquels on dirait: _Celui-la, c'est le fameux Jean Valjean, qui a ete maire a Montreuil-sur-mer_! Le soir, ruisselant de sueur, accable de lassitude, le bonnet vert sur les yeux, remonter deux a deux, sous le fouet du sergent, l'escalier-echelle du bagne flottant! Oh! quelle misere! La destinee peut-elle donc etre mechante comme un etre intelligent et devenir monstrueuse comme le coeur humain! Et, quoi qu'il fit, il retombait toujours sur ce poignant dilemme qui etait au fond de sa reverie:--rester dans le paradis, et y devenir demon! rentrer dans l'enfer, et y devenir ange! Que faire, grand Dieu! que faire? La tourmente dont il etait sorti avec tant de peine se dechaina de nouveau en lui. Ses idees recommencerent a se meler. Elles prirent ce je ne sais quoi de stupefie et de machinal qui est propre au desespoir. Ce nom de Romainville lui revenait sans cesse a l'esprit avec deux vers d'une chanson qu'il avait entendue autrefois. Il songeait que Romainville est un petit bois pres Paris ou les jeunes gens amoureux vont cueillir des lilas au mois d'avril. Il chancelait au dehors comme au dedans. Il marchait comme un petit enfant qu'on laisse aller seul. A de certains moments, luttant contre sa lassitude, il faisait effort pour ressaisir son intelligence. Il tachait de se poser une derniere fois, et definitivement, le probleme sur lequel il etait en quelque sorte tombe d'epuisement. Faut-il se denoncer? Faut-il se taire?--Il ne reussissait a rien voir de distinct. Les vagues aspects de tous les raisonnements ebauches par sa reverie tremblaient et se dissipaient l'un apres l'autre en fumee. Seulement il sentait que, a quelque parti qu'il s'arretat, necessairement, et sans qu'il fut possible d'y echapper, quelque chose de lui allait mourir; qu'il entrait dans un sepulcre a droite comme a gauche; qu'il accomplissait une agonie, l'agonie de son bonheur ou l'agonie de sa vertu. Helas! toutes ses irresolutions l'avaient repris. Il n'etait pas plus avance qu'au commencement. Ainsi se debattait sous l'angoisse cette malheureuse ame. Dix-huit cents ans avant cet homme infortune, l'etre mysterieux, en qui se resument toutes les saintetes et toutes les souffrances de l'humanite, avait aussi lui, pendant que les oliviers fremissaient au vent farouche de l'infini, longtemps ecarte de la main l'effrayant calice qui lui apparaissait ruisselant d'ombre et debordant de tenebres dans des profondeurs pleines d'etoiles. Chapitre IV Formes que prend la souffrance pendant le sommeil Trois heures du matin venaient de sonner, et il y avait cinq heures qu'il marchait ainsi, presque sans interruption lorsqu'il se laissa tomber sur sa chaise. Il s'y endormit et fit un reve. Ce reve, comme la plupart des reves, ne se rapportait a la situation que par je ne sais quoi de funeste et de poignant, mais il lui fit impression. Ce cauchemar le frappa tellement que plus tard il l'a ecrit. C'est un des papiers ecrits de sa main qu'il a laisses. Nous croyons devoir transcrire ici cette chose textuellement. Quel que soit ce reve, l'histoire de cette nuit serait incomplete si nous l'omettions. C'est la sombre aventure d'une ame malade. Le voici. Sur l'enveloppe nous trouvons cette ligne ecrite: _Le reve que j'ai eu cette nuit-la._ «J'etais dans une campagne. Une grande campagne triste ou il n'y avait pas d'herbe. Il ne me semblait pas qu'il fit jour ni qu'il fit nuit. «Je me promenais avec mon frere, le frere de mes annees d'enfance, ce frere auquel je dois dire que je ne pense jamais et dont je ne me souviens presque plus. «Nous causions, et nous rencontrions des passants. Nous parlions d'une voisine que nous avions eue autrefois, et qui, depuis qu'elle demeurait sur la rue, travaillait la fenetre toujours ouverte. Tout en causant, nous avions froid a cause de cette fenetre ouverte. «Il n'y avait pas d'arbres dans la campagne. «Nous vimes un homme qui passa pres de nous. C'etait un homme tout nu, couleur de cendre, monte sur un cheval couleur de terre. L'homme n'avait pas de cheveux; on voyait son crane et des veines sur son crane. Il tenait a la main une baguette qui etait souple comme un sarment de vigne et lourde comme du fer. Ce cavalier passa et ne nous dit rien. «Mon frere me dit: Prenons par le chemin creux. «Il y avait un chemin creux ou l'on ne voyait pas une broussaille ni un brin de mousse. Tout etait couleur de terre, meme le ciel. Au bout de quelques pas, on ne me repondit plus quand je parlais. Je m'apercus que mon frere n'etait plus avec moi. «J'entrai dans un village que je vis. Je songeai que ce devait etre la Romainville (pourquoi Romainville?). «La premiere rue ou j'entrai etait deserte. J'entrai dans une seconde rue. Derriere l'angle que faisaient les deux rues, il y avait un homme debout contre le mur. Je dis a cet homme:--Quel est ce pays? ou suis-je? L'homme ne repondit pas. Je vis la porte d'une maison ouverte, j'y entrai. «La premiere chambre etait deserte. J'entrai dans la seconde. Derriere la porte de cette chambre, il y avait un homme debout contre le mur. Je demandai a cet homme:--A qui est cette maison? ou suis-je? L'homme ne repondit pas. La maison avait un jardin. «Je sortis de la maison et j'entrai dans le jardin. Le jardin etait desert. Derriere le premier arbre, je trouvai un homme qui se tenait debout. Je dis a cet homme:--Quel est ce jardin? ou suis-je? L'homme ne repondit pas. «J'errai dans le village, et je m'apercus que c'etait une ville. Toutes les rues etaient desertes, toutes les portes etaient ouvertes. Aucun etre vivant ne passait dans les rues, ne marchait dans les chambres ou ne se promenait dans les jardins. Mais il y avait derriere chaque angle de mur, derriere chaque porte, derriere chaque arbre, un homme debout qui se taisait. On n'en voyait jamais qu'un a la fois. Ces hommes me regardaient passer. «Je sortis de la ville et je me mis a marcher dans les champs. «Au bout de quelque temps, je me retournai, et je vis une grande foule qui venait derriere moi. Je reconnus tous les hommes que j'avais vus dans la ville. Ils avaient des tetes etranges. Ils ne semblaient pas se hater, et cependant ils marchaient plus vite que moi. Ils ne faisaient aucun bruit en marchant. En un instant, cette foule me rejoignit et m'entoura. Les visages de ces hommes etaient couleur de terre. «Alors le premier que j'avais vu et questionne en entrant dans la ville me dit:--Ou allez-vous? Est-ce que vous ne savez pas que vous etes mort depuis longtemps? «J'ouvris la bouche pour repondre, et je m'apercus qu'il n'y avait personne autour de moi.» Il se reveilla. Il etait glace. Un vent qui etait froid comme le vent du matin faisait tourner dans leurs gonds les chassis de la croisee restee ouverte. Le feu s'etait eteint. La bougie touchait a sa fin. Il etait encore nuit noire. Il se leva, il alla a la fenetre. Il n'y avait toujours pas d'etoiles au ciel. De sa fenetre on voyait la cour de la maison et la rue. Un bruit sec et dur qui resonna tout a coup sur le sol lui fit baisser les yeux. Il vit au-dessous de lui deux etoiles rouges dont les rayons s'allongeaient et se raccourcissaient bizarrement dans l'ombre. Comme sa pensee etait encore a demi submergee dans la brume des reves.--tiens! songea-t-il, il n'y en a pas dans le ciel. Elles sont sur la terre maintenant. Cependant ce trouble se dissipa, un second bruit pareil au premier acheva de le reveiller; il regarda, et il reconnut que ces deux etoiles etaient les lanternes d'une voiture. A la clarte qu'elles jetaient, il put distinguer la forme de cette voiture. C'etait un tilbury attele d'un petit cheval blanc. Le bruit qu'il avait entendu, c'etaient les coups de pied du cheval sur le pave. --Qu'est-ce que c'est que cette voiture? se dit-il. Qui est-ce qui vient donc si matin? En ce moment on frappa un petit coup a la porte de sa chambre. Il frissonna de la tete aux pieds, et cria d'une voix terrible: --Qui est la? Quelqu'un repondit: --Moi, monsieur le maire. Il reconnut la voix de la vieille femme, sa portiere. --Eh bien, reprit-il, qu'est-ce que c'est? --Monsieur le maire, il est tout a l'heure cinq heures du matin. --Qu'est-ce que cela me fait? --Monsieur le maire, c'est le cabriolet. --Quel cabriolet? --Le tilbury. --Quel tilbury? --Est-ce que monsieur le maire n'a pas fait demander un tilbury? --Non, dit-il. --Le cocher dit qu'il vient chercher monsieur le maire. --Quel cocher? --Le cocher de M. Scaufflaire. --M. Scaufflaire? Ce nom le fit tressaillir comme si un eclair lui eut passe devant la face. --Ah! oui! reprit-il, M. Scaufflaire. Si la vieille femme l'eut pu voir en ce moment, elle eut ete epouvantee. Il se fit un assez long silence. Il examinait d'un air stupide la flamme de la bougie et prenait autour de la meche de la cire brulante qu'il roulait dans ses doigts. La vieille attendait. Elle se hasarda pourtant a elever encore la voix: --Monsieur le maire, que faut-il que je reponde? --Dites que c'est bien, et que je descends. Chapitre V Batons dans les roues Le service des postes d'Arras a Montreuil-sur-mer se faisait encore a cette epoque par de petites malles du temps de l'empire. Ces malles etaient des cabriolets a deux roues, tapisses de cuir fauve au dedans, suspendus sur des ressorts a pompe, et n'ayant que deux places, l'une pour le courrier, l'autre pour le voyageur. Les roues etaient armees de ces longs moyeux offensifs qui tiennent les autres voitures a distance et qu'on voit encore sur les routes d'Allemagne. Le coffre aux depeches, immense boite oblongue, etait place derriere le cabriolet et faisait corps avec lui. Ce coffre etait peint en noir et le cabriolet en jaune. Ces voitures, auxquelles rien ne ressemble aujourd'hui, avaient je ne sais quoi de difforme et de bossu, et, quand on les voyait passer de loin et ramper dans quelque route a l'horizon, elles ressemblaient a ces insectes qu'on appelle, je crois, termites, et qui, avec un petit corsage, trainent un gros arriere-train. Elles allaient, du reste, fort vite. La malle partie d'Arras toutes les nuits a une heure, apres le passage du courrier de Paris, arrivait a Montreuil-sur-mer un peu avant cinq heures du matin. Cette nuit-la, la malle qui descendait a Montreuil-sur-mer par la route de Hesdin accrocha, au tournant d'une rue, au moment ou elle entrait dans la ville, un petit tilbury attele d'un cheval blanc, qui venait en sens inverse et dans lequel il n'y avait qu'une personne, un homme enveloppe d'un manteau. La roue du tilbury recut un choc assez rude. Le courrier cria a cet homme d'arreter, mais le voyageur n'ecouta pas, et continua sa route au grand trot. --Voila un homme diablement presse! dit le courrier. L'homme qui se hatait ainsi, c'est celui que nous venons de voir se debattre dans des convulsions dignes a coup sur de pitie. Ou allait-il? Il n'eut pu le dire. Pourquoi se hatait-il? Il ne savait. Il allait au hasard devant lui. Ou? A Arras sans doute; mais il allait peut-etre ailleurs aussi. Par moments il le sentait, et il tressaillait. Il s'enfoncait dans cette nuit comme dans un gouffre. Quelque chose le poussait, quelque chose l'attirait. Ce qui se passait en lui, personne ne pourrait le dire, tous le comprendront. Quel homme n'est entre, au moins une fois en sa vie, dans cette obscure caverne de l'inconnu? Du reste il n'avait rien resolu, rien decide, rien arrete, rien fait. Aucun des actes de sa conscience n'avait ete definitif. Il etait plus que jamais comme au premier moment. Pourquoi allait-il a Arras? Il se repetait ce qu'il s'etait deja dit en retenant le cabriolet de Scaufflaire,--que, quel que dut etre le resultat, il n'y avait aucun inconvenient a voir de ses yeux, a juger les choses par lui-meme;--que cela meme etait prudent, qu'il fallait savoir ce qui se passerait; qu'on ne pouvait rien decider sans avoir observe et scrute;--que de loin on se faisait des montagnes de tout; qu'au bout du compte, lorsqu'il aurait vu ce Champmathieu, quelque miserable, sa conscience serait probablement fort soulagee de le laisser aller au bagne a sa place;--qu'a la verite il y aurait la Javert, et ce Brevet, ce Chenildieu, ce Cochepaille, anciens forcats qui l'avaient connu; mais qu'a coup sur ils ne le reconnaitraient pas;--bah! quelle idee!--que Javert en etait a cent lieues;--que toutes les conjectures et toutes les suppositions etaient fixees sur ce Champmathieu, et que rien n'est entete comme les suppositions et les conjectures;--qu'il n'y avait donc aucun danger. Que sans doute c'etait un moment noir, mais qu'il en sortirait;--qu'apres tout il tenait sa destinee, si mauvaise qu'elle voulut etre, dans sa main;--qu'il en etait le maitre. Il se cramponnait a cette pensee. Au fond, pour tout dire, il eut mieux aime ne point aller a Arras. Cependant il y allait. Tout en songeant, il fouettait le cheval, lequel trottait de ce bon trot regle et sur qui fait deux lieues et demie a l'heure. A mesure que le cabriolet avancait, il sentait quelque chose en lui qui reculait. Au point du jour il etait en rase campagne; la ville de Montreuil-sur-mer etait assez loin derriere lui. Il regarda l'horizon blanchir; il regarda, sans les voir, passer devant ses yeux toutes les froides figures d'une aube d'hiver. Le matin a ses spectres comme le soir. Il ne les voyait pas, mais, a son insu, et par une sorte de penetration presque physique, ces noires silhouettes d'arbres et de collines ajoutaient a l'etat violent de son ame je ne sais quoi de morne et de sinistre. Chaque fois qu'il passait devant une de ces maisons isolees qui cotoient parfois les routes, il se disait: il y a pourtant la-dedans des gens qui dorment! Le trot du cheval, les grelots du harnais, les roues sur le pave, faisaient un bruit doux et monotone. Ces choses-la sont charmantes quand on est joyeux et lugubres quand on est triste. Il etait grand jour lorsqu'il arriva a Hesdin. Il s'arreta devant une auberge pour laisser souffler le cheval et lui faire donner l'avoine. Ce cheval etait, comme l'avait dit Scaufflaire, de cette petite race du Boulonnais qui a trop de tete, trop de ventre et pas assez d'encolure, mais qui a le poitrail ouvert, la croupe large, la jambe seche et fine et le pied solide; race laide, mais robuste et saine. L'excellente bete avait fait cinq lieues en deux heures et n'avait pas une goutte de sueur sur la croupe. Il n'etait pas descendu du tilbury. Le garcon d'ecurie qui apportait l'avoine se baissa tout a coup et examina la roue de gauche. --Allez-vous loin comme cela? dit cet homme. Il repondit, presque sans sortir de sa reverie: --Pourquoi? --Venez-vous de loin? reprit le garcon. --De cinq lieues d'ici. --Ah! --Pourquoi dites-vous: ah? Le garcon se pencha de nouveau, resta un moment silencieux, l'oeil fixe sur la roue, puis se redressa en disant: --C'est que voila une roue qui vient de faire cinq lieues, c'est possible, mais qui a coup sur ne fera pas maintenant un quart de lieue. Il sauta a bas du tilbury. --Que dites-vous la, mon ami? --Je dis que c'est un miracle que vous ayez fait cinq lieues sans rouler, vous et votre cheval, dans quelque fosse de la grande route. Regardez plutot. La roue en effet etait gravement endommagee. Le choc de la malle-poste avait fendu deux rayons et laboure le moyeu dont l'ecrou ne tenait plus. --Mon ami, dit-il au garcon d'ecurie, il y a un charron ici? --Sans doute, monsieur. --Rendez-moi le service de l'aller chercher. --Il est la, a deux pas. He! maitre Bourgaillard! Maitre Bourgaillard, le charron, etait sur le seuil de sa porte. Il vint examiner la roue et fit la grimace d'un chirurgien qui considere une jambe cassee. --Pouvez-vous raccommoder cette roue sur-le-champ? --Oui, monsieur. --Quand pourrai-je repartir? --Demain. --Demain! --Il y a une grande journee d'ouvrage. Est-ce que monsieur est presse? --Tres presse. Il faut que je reparte dans une heure au plus tard. --Impossible, monsieur. --Je payerai tout ce qu'on voudra. --Impossible. --Eh bien! dans deux heures. --Impossible pour aujourd'hui. Il faut refaire deux rais et un moyeu. Monsieur ne pourra repartir avant demain. --L'affaire que j'ai ne peut attendre a demain. Si, au lieu de raccommoder cette roue, on la remplacait? --Comment cela? --Vous etes charron? --Sans doute, monsieur. --Est-ce que vous n'auriez pas une roue a me vendre? Je pourrais repartir tout de suite. --Une roue de rechange? --Oui. --Je n'ai pas une roue toute faite pour votre cabriolet. Deux roues font la paire. Deux roues ne vont pas ensemble au hasard. --En ce cas, vendez-moi une paire de roues. --Monsieur, toutes les roues ne vont pas a tous les essieux. --Essayez toujours. --C'est inutile, monsieur. Je n'ai a vendre que des roues de charrette. Nous sommes un petit pays ici. --Auriez-vous un cabriolet a me louer? Le maitre charron, du premier coup d'oeil, avait reconnu que le tilbury etait une voiture de louage. Il haussa les epaules. --Vous les arrangez bien, les cabriolets qu'on vous loue! j'en aurais un que je ne vous le louerais pas. --Eh bien, a me vendre? --Je n'en ai pas. --Quoi! pas une carriole? Je ne suis pas difficile, comme vous voyez. --Nous sommes un petit pays. J'ai bien la sous la remise, ajouta le charron, une vieille caleche qui est a un bourgeois de la ville qui me l'a donnee en garde et qui s'en sert tous les trente-six du mois. Je vous la louerais bien, qu'est-ce que cela me fait? mais il ne faudrait pas que le bourgeois la vit passer; et puis, c'est une caleche, il faudrait deux chevaux. --Je prendrai des chevaux de poste. --Ou va monsieur? --A Arras. --Et monsieur veut arriver aujourd'hui? --Mais oui. --En prenant des chevaux de poste? --Pourquoi pas? --Est-il egal a monsieur d'arriver cette nuit a quatre heures du matin? --Non certes. --C'est que, voyez-vous bien, il y a une chose a dire, en prenant des chevaux de poste.... --Monsieur a son passeport? --Oui. --Eh bien, en prenant des chevaux de poste, monsieur n'arrivera pas a Arras avant demain. Nous sommes un chemin de traverse. Les relais sont mal servis, les chevaux sont aux champs. C'est la saison des grandes charrues qui commence, il faut de forts attelages, et l'on prend les chevaux partout, a la poste comme ailleurs. Monsieur attendra au moins trois ou quatre heures a chaque relais. Et puis on va au pas. Il y a beaucoup de cotes a monter. --Allons, j'irai a cheval. Detelez le cabriolet. On me vendra bien une selle dans le pays. --Sans doute. Mais ce cheval-ci endure-t-il la selle? --C'est vrai, vous m'y faites penser. Il ne l'endure pas. --Alors.... --Mais je trouverai bien dans le village un cheval a louer? --Un cheval pour aller a Arras d'une traite! --Oui. --Il faudrait un cheval comme on n'en a pas dans nos endroits. Il faudrait l'acheter d'abord, car on ne vous connait pas. Mais ni a vendre ni a louer, ni pour cinq cents francs, ni pour mille, vous ne le trouveriez pas! --Comment faire? --Le mieux, la, en honnete homme, c'est que je raccommode la roue et que vous remettiez votre voyage a demain. --Demain il sera trop tard. --Dame! --N'y a-t-il pas la malle-poste qui va a Arras? Quand passe-t-elle? --La nuit prochaine. Les deux malles font le service la nuit, celle qui monte comme celle qui descend. --Comment! il vous faut une journee pour raccommoder cette roue? --Une journee, et une bonne! --En mettant deux ouvriers? --En en mettant dix! --Si on liait les rayons avec des cordes? --Les rayons, oui; le moyeu, non. Et puis la jante aussi est en mauvais etat. --Y a-t-il un loueur de voitures dans la ville? --Non. --Y a-t-il un autre charron? Le garcon d'ecurie et le maitre charron repondirent en meme temps en hochant la tete. --Non. Il sentit une immense joie. Il etait evident que la providence s'en melait. C'etait elle qui avait brise la roue du tilbury et qui l'arretait en route. Il ne s'etait pas rendu a cette espece de premiere sommation; il venait de faire tous les efforts possibles pour continuer son voyage; il avait loyalement et scrupuleusement epuise tous les moyens; il n'avait recule ni devant la saison, ni devant la fatigue, ni devant la depense; il n'avait rien a se reprocher. S'il n'allait pas plus loin, cela ne le regardait plus. Ce n'etait plus sa faute, c'etait, non le fait de sa conscience, mais le fait de la providence. Il respira. Il respira librement et a pleine poitrine pour la premiere fois depuis la visite de Javert. Il lui semblait que le poignet de fer qui lui serrait le coeur depuis vingt heures venait de le lacher. Il lui paraissait que maintenant Dieu etait pour lui, et se declarait. Il se dit qu'il avait fait tout ce qu'il pouvait, et qu'a present il n'avait qu'a revenir sur ses pas, tranquillement. Si sa conversation avec le charron eut eu lieu dans une chambre de l'auberge, elle n'eut point eu de temoins, personne ne l'eut entendue, les choses en fussent restees la, et il est probable que nous n'aurions eu a raconter aucun des evenements qu'on va lire; mais cette conversation s'etait faite dans la rue. Tout colloque dans la rue produit inevitablement un cercle. Il y a toujours des gens qui ne demandent qu'a etre spectateurs. Pendant qu'il questionnait le charron, quelques allants et venants s'etaient arretes autour d'eux. Apres avoir ecoute pendant quelques minutes, un jeune garcon, auquel personne n'avait pris garde, s'etait detache du groupe en courant. Au moment ou le voyageur, apres la deliberation interieure que nous venons d'indiquer, prenait la resolution de rebrousser chemin, cet enfant revenait. Il etait accompagne d'une vieille femme. --Monsieur, dit la femme, mon garcon me dit que vous avez envie de louer un cabriolet. Cette simple parole, prononcee par une vieille femme que conduisait un enfant, lui fit ruisseler la sueur dans les reins. Il crut voir la main qui l'avait lache reparaitre dans l'ombre derriere lui, toute prete a le reprendre. Il repondit: --Oui, bonne femme, je cherche un cabriolet a louer. Et il se hata d'ajouter: --Mais il n'y en a pas dans le pays. --Si fait, dit la vieille. --Ou ca donc? reprit le charron. --Chez moi, repliqua la vieille. Il tressaillit. La main fatale l'avait ressaisi. La vieille avait en effet sous un hangar une facon de carriole en osier. Le charron et le garcon d'auberge, desoles que le voyageur leur echappat, intervinrent. --C'etait une affreuse guimbarde,--cela etait pose a cru sur l'essieu,--il est vrai que les banquettes etaient suspendues a l'interieur avec des lanieres de cuir,--il pleuvait dedans,--les roues etaient rouillees et rongees d'humidite,--cela n'irait pas beaucoup plus loin que le tilbury,--une vraie patache!--Ce monsieur aurait bien tort de s'y embarquer,--etc., etc. Tout cela etait vrai, mais cette guimbarde, cette patache, cette chose, quelle qu'elle fut, roulait sur ses deux roues et pouvait aller a Arras. Il paya ce qu'on voulut, laissa le tilbury a reparer chez le charron pour l'y retrouver a son retour, fit atteler le cheval blanc a la carriole, y monta, et reprit la route qu'il suivait depuis le matin. Au moment ou la carriole s'ebranla, il s'avoua qu'il avait eu l'instant d'auparavant une certaine joie de songer qu'il n'irait point ou il allait. Il examina cette joie avec une sorte de colere et la trouva absurde. Pourquoi de la joie a revenir en arriere? Apres tout, il faisait ce voyage librement. Personne ne l'y forcait. Et, certainement, rien n'arriverait que ce qu'il voudrait bien. Comme il sortait de Hesdin, il entendit une voix qui lui criait: arretez! arretez! Il arreta la carriole d'un mouvement vif dans lequel il y avait encore je ne sais quoi de febrile et de convulsif qui ressemblait a de l'esperance. C'etait le petit garcon de la vieille. --Monsieur, dit-il, c'est moi qui vous ai procure la carriole. --Eh bien! --Vous ne m'avez rien donne. Lui qui donnait a tous et si facilement, il trouva cette pretention exorbitante et presque odieuse. --Ah! c'est toi, drole? dit-il, tu n'auras rien! Il fouetta le cheval et repartit au grand trot. Il avait perdu beaucoup de temps a Hesdin, il eut voulu le rattraper. Le petit cheval etait courageux et tirait comme deux; mais on etait au mois de fevrier, il avait plu, les routes etaient mauvaises. Et puis, ce n'etait plus le tilbury. La carriole etait dure et tres lourde. Avec cela force montees. Il mit pres de quatre heures pour aller de Hesdin a Saint-Pol. Quatre heures pour cinq lieues. A Saint-Pol il detela a la premiere auberge venue, et fit mener le cheval a l'ecurie. Comme il l'avait promis a Scaufflaire, il se tint pres du ratelier pendant que le cheval mangeait. Il songeait a des choses tristes et confuses. La femme de l'aubergiste entre dans l'ecurie. --Est-ce que monsieur ne veut pas dejeuner? --Tiens, c'est vrai, dit-il, j'ai meme bon appetit. Il suivit cette femme qui avait une figure fraiche et rejouie. Elle le conduisit dans une salle basse ou il y avait des tables ayant pour nappes des toiles cirees. --Depechez-vous, reprit-il, il faut que je reparte. Je suis presse. Une grosse servante flamande mit son couvert en toute hate. Il regardait cette fille avec un sentiment de bien-etre. --C'est la ce que j'avais, pensa-t-il. Je n'avais pas dejeune. On le servit. Il se jeta sur le pain, mordit une bouchee, puis le reposa lentement sur la table et n'y toucha plus. Un routier mangeait a une autre table. Il dit a cet homme: --Pourquoi leur pain est-il donc si amer? Le routier etait allemand et n'entendit pas. Il retourna dans l'ecurie pres du cheval. Une heure apres, il avait quitte Saint-Pol et se dirigeait vers Tinques qui n'est qu'a cinq lieues d'Arras. Que faisait-il pendant ce trajet? A quoi pensait-il? Comme le matin, il regardait passer les arbres, les toits de chaume, les champs cultives, et les evanouissements du paysage qui se disloque a chaque coude du chemin. C'est la une contemplation qui suffit quelquefois a l'ame et qui la dispense presque de penser. Voir mille objets pour la premiere et pour la derniere fois, quoi de plus melancolique et de plus profond! Voyager, c'est naitre et mourir a chaque instant. Peut-etre, dans la region la plus vague de son esprit, faisait-il des rapprochements entre ces horizons changeants et l'existence humaine. Toutes les choses de la vie sont perpetuellement en fuite devant nous. Les obscurcissements et les clartes s'entremelent: apres un eblouissement, une eclipse; on regarde, on se hate, on tend les mains pour saisir ce qui passe; chaque evenement est un tournant de la route; et tout a coup on est vieux. On sent comme une secousse, tout est noir, on distingue une porte obscure, ce sombre cheval de la vie qui vous trainait s'arrete, et l'on voit quelqu'un de voile et d'inconnu qui le detelle dans les tenebres. Le crepuscule tombait au moment ou des enfants qui sortaient de l'ecole regarderent ce voyageur entrer dans Tinques. Il est vrai qu'on etait encore aux jours courts de l'annee. Il ne s'arreta pas a Tinques. Comme il debouchait du village, un cantonnier qui empierrait la route dressa la tete et dit: --Voila un cheval bien fatigue. La pauvre bete en effet n'allait plus qu'au pas. --Est-ce que vous allez a Arras? ajouta le cantonnier. --Oui. --Si vous allez de ce train, vous n'y arriverez pas de bonne heure. Il arreta le cheval et demanda au cantonnier: --Combien y a-t-il encore d'ici a Arras? --Pres de sept grandes lieues. --Comment cela? le livre de poste ne marque que cinq lieues et un quart. --Ah! reprit le cantonnier, vous ne savez donc pas que la route est en reparation? Vous allez la trouver coupee a un quart d'heure d'ici. Pas moyen d'aller plus loin. --Vraiment. --Vous prendrez a gauche, le chemin qui va a Carency, vous passerez la riviere; et, quand vous serez a Camblin, vous tournerez a droite; c'est la route de Mont-Saint-Eloy qui va a Arras. --Mais voila la nuit, je me perdrai. --Vous n'etes pas du pays? --Non. --Avec ca, c'est tout chemins de traverse. Tenez, Monsieur, reprit le cantonnier, voulez-vous que je vous donne un conseil? Votre cheval est las, rentrez dans Tinques. Il y a une bonne auberge. Couchez-y. Vous irez demain a Arras. --Il faut que j'y sois ce soir. --C'est different. Alors allez tout de meme a cette auberge et prenez-y un cheval de renfort. Le garcon du cheval vous guidera dans la traverse. Il suivit le conseil du cantonnier, rebroussa chemin, et une demi-heure apres il repassait au meme endroit, mais au grand trot, avec un bon cheval de renfort. Un garcon d'ecurie qui s'intitulait postillon etait assis sur le brancard de la carriole. Cependant il sentait qu'il perdait du temps. Il faisait tout a fait nuit. Ils s'engagerent dans la traverse. La route devint affreuse. La carriole tombait d'une orniere dans l'autre. Il dit au postillon: --Toujours au trot, et double pourboire. Dans un cahot le palonnier cassa. --Monsieur, dit le postillon, voila le palonnier casse, je ne sais plus comment atteler mon cheval, cette route-ci est bien mauvaise la nuit; si vous vouliez revenir coucher a Tinques, nous pourrions etre demain matin de bonne heure a Arras. Il repondit: --As-tu un bout de corde et un couteau? --Oui, monsieur. Il coupa une branche d'arbre et en fit un palonnier. Ce fut encore une perte de vingt minutes; mais ils repartirent au galop. La plaine etait tenebreuse. Des brouillards bas, courts et noirs rampaient sur les collines et s'en arrachaient comme des fumees. Il y avait des lueurs blanchatres dans les nuages. Un grand vent qui venait de la mer faisait dans tous les coins de l'horizon le bruit de quelqu'un qui remue des meubles. Tout ce qu'on entrevoyait avait des attitudes de terreur. Que de choses frissonnent sous ces vastes souffles de la nuit! Le froid le penetrait. Il n'avait pas mange depuis la veille. Il se rappelait vaguement son autre course nocturne dans la grande plaine aux environs de Digne. Il y avait huit ans; et cela lui semblait hier. Une heure sonna a quelque clocher lointain. Il demanda au garcon: --Quelle est cette heure? --Sept heures, monsieur. Nous serons a Arras a huit. Nous n'avons plus que trois lieues. En ce moment il fit pour la premiere fois cette reflexion--en trouvant etrange qu'elle ne lui fut pas venue plus tot--que c'etait peut-etre inutile, toute la peine qu'il prenait; qu'il ne savait seulement pas l'heure du proces; qu'il aurait du au moins s'en informer; qu'il etait extravagant d'aller ainsi devant soi sans savoir si cela servirait a quelque chose.--Puis il ebaucha quelques calculs dans son esprit:--qu'ordinairement les seances des cours d'assises commencaient a neuf heures du matin;--que cela ne devait pas etre long, cette affaire-la;--que le vol de pommes, ce serait tres court;--qu'il n'y aurait plus ensuite qu'une question d'identite;--quatre ou cinq depositions, peu de chose a dire pour les avocats;--qu'il allait arriver lorsque tout serait fini! Le postillon fouettait les chevaux. Ils avaient passe la riviere et laisse derriere eux Mont-Saint-Eloy. La nuit devenait de plus en plus profonde. Chapitre VI La soeur Simplice mise a l'epreuve Cependant, en ce moment-la meme, Fantine etait dans la joie. Elle avait passe une tres mauvaise nuit. Toux affreuse, redoublement de fievre; elle avait eu des songes. Le matin, a la visite du medecin, elle delirait. Il avait eu l'air alarme et avait recommande qu'on le prevint des que M. Madeleine viendrait. Toute la matinee elle fut morne, parla peu, et fit des plis a ses draps en murmurant a voix basse des calculs qui avaient l'air d'etre des calculs de distances. Ses yeux etaient caves et fixes. Ils paraissaient presque eteints, et puis, par moments, ils se rallumaient et resplendissaient comme des etoiles. Il semble qu'aux approches d'une certaine heure sombre, la clarte du ciel emplisse ceux que quitte la clarte de la terre. Chaque fois que la soeur Simplice lui demandait comment elle se trouvait, elle repondait invariablement: --Bien. Je voudrais voir monsieur Madeleine. Quelques mois auparavant, a ce moment ou Fantine venait de perdre sa derniere pudeur, sa derniere honte et sa derniere joie, elle etait l'ombre d'elle-meme; maintenant elle en etait le spectre. Le mal physique avait complete l'oeuvre du mal moral. Cette creature de vingt-cinq ans avait le front ride, les joues flasques, les narines pincees, les dents dechaussees, le teint plombe, le cou osseux, les clavicules saillantes, les membres chetifs, la peau terreuse, et ses cheveux blonds poussaient meles de cheveux gris. Helas! comme la maladie improvise la vieillesse! A midi, le medecin revint, il fit quelques prescriptions, s'informa si M. le maire avait paru a l'infirmerie, et branla la tete. M. Madeleine venait d'habitude a trois heures voir la malade. Comme l'exactitude etait de la bonte, il etait exact. Vers deux heures et demie, Fantine commenca a s'agiter. Dans l'espace de vingt minutes, elle demanda plus de dix fois a la religieuse: --Ma soeur, quelle heure est-il? Trois heures sonnerent. Au troisieme coup, Fantine se dressa sur son seant, elle qui d'ordinaire pouvait a peine remuer dans son lit; elle joignit dans une sorte d'etreinte convulsive ses deux mains decharnees et jaunes, et la religieuse entendit sortir de sa poitrine un de ces soupirs profonds qui semblent soulever un accablement. Puis Fantine se tourna et regarda la porte. Personne n'entra; la porte ne s'ouvrit point. Elle resta ainsi un quart d'heure, l'oeil attache sur la porte, immobile et comme retenant son haleine. La soeur n'osait lui parler. L'eglise sonna trois heures un quart. Fantine se laissa retomber sur l'oreiller. Elle ne dit rien et se remit a faire des plis a son drap. La demi-heure passa, puis l'heure. Personne ne vint. Chaque fois que l'horloge sonnait, Fantine se dressait et regardait du cote de la porte, puis elle retombait. On voyait clairement sa pensee, mais elle ne prononcait aucun nom, elle ne se plaignait pas, elle n'accusait pas. Seulement elle toussait d'une facon lugubre. On eut dit que quelque chose d'obscur s'abaissait sur elle. Elle etait livide et avait les levres bleues. Elle souriait par moments. Cinq heures sonnerent. Alors la soeur l'entendit qui disait tres bas et doucement: --Mais puisque je m'en vais demain, il a tort de ne pas venir aujourd'hui! La soeur Simplice elle-meme etait surprise du retard de M. Madeleine. Cependant Fantine regardait le ciel de son lit. Elle avait l'air de chercher a se rappeler quelque chose. Tout a coup elle se mit a chanter d'une voix faible comme un souffle. La religieuse ecouta. Voici ce que Fantine chantait: _Nous acheterons de bien belles choses_ _En nous promenant le long des faubourgs._ _Les bleuets sont bleus, les roses sont roses,_ _Les bleuets sont bleus, j'aime mes amours._ _La vierge Marie aupres de mon poele_ _Est venue hier en manteau brode,_ _Et m'a dit:--Voici, cache sous mon voile,_ _Le petit qu'un jour tu m'as demande._ _Courez a la ville, ayez de la toile,_ _Achetez du fil, achetez un de._ _Nous acheterons de bien belles choses_ _En nous promenant le long des faubourgs._ _Bonne sainte Vierge, aupres de mon poele_ _J'ai mis un berceau de rubans orne_ _Dieu me donnerait sa plus belle etoile,_ _J'aime mieux l'enfant que tu m'as donne._ --_Madame, que faire avec cette toile?_ --_Faites un trousseau pour mon nouveau-ne._ _Les bleuets sont bleus, les roses sont roses,_ _Les bleuets sont bleus, j'aime mes amours._ --_Lavez cette toile._ --_Ou?_--_Dans la riviere._ _Faites-en, sans rien gater ni salir,_ _Une belle jupe avec sa brassiere_ _Que je veux broder et de fleurs emplir._ --_L'enfant n'est plus la, madame, qu'en faire?_ --_Faites-en un drap pour m'ensevelir._ _Nous acheterons de bien belles choses_ _En nous promenant le long des faubourgs._ _Les bleuets sont bleus, les roses sont roses,_ _Les bleuets sont bleus, j'aime mes amours._ Cette chanson etait une vieille romance de berceuse avec laquelle autrefois elle endormait sa petite Cosette, et qui ne s'etait pas offerte a son esprit depuis cinq ans qu'elle n'avait plus son enfant. Elle chantait cela d'une voix si triste et sur un air si doux que c'etait a faire pleurer, meme une religieuse. La soeur, habituee aux choses austeres, sentit une larme lui venir. L'horloge sonna six heures. Fantine ne parut pas entendre. Elle semblait ne plus faire attention a aucune chose autour d'elle. La soeur Simplice envoya une fille de service s'informer pres de la portiere de la fabrique si M. le maire etait rentre et s'il ne monterait pas bientot a l'infirmerie. La fille revint au bout de quelques minutes. Fantine etait toujours immobile et paraissait attentive a des idees qu'elle avait. La servante raconta tres bas a la soeur Simplice que M. le maire etait parti le matin meme avant six heures dans un petit tilbury attele d'un cheval blanc, par le froid qu'il faisait, qu'il etait parti seul, pas meme de cocher, qu'on ne savait pas le chemin qu'il avait pris, que des personnes disaient l'avoir vu tourner par la route d'Arras, que d'autres assuraient l'avoir rencontre sur la route de Paris. Qu'en s'en allant il avait ete comme a l'ordinaire tres doux, et qu'il avait seulement dit a la portiere qu'on ne l'attendit pas cette nuit. Pendant que les deux femmes, le dos tourne au lit de la Fantine, chuchotaient, la soeur questionnant, la servante conjecturant, la Fantine, avec cette vivacite febrile de certaines maladies organiques qui mele les mouvements libres de la sante a l'effrayante maigreur de la mort, s'etait mise a genoux sur son lit, ses deux poings crispes appuyes sur le traversin, et, la tete passee par l'intervalle des rideaux, elle ecoutait. Tout a coup elle cria: --Vous parlez la de monsieur Madeleine! pourquoi parlez-vous tout bas? Qu'est-ce qu'il fait? Pourquoi ne vient-il pas? Sa voix etait si brusque et si rauque que les deux femmes crurent entendre une voix d'homme; elles se retournerent effrayees. --Repondez donc! cria Fantine. La servante balbutia: --La portiere m'a dit qu'il ne pourrait pas venir aujourd'hui. --Mon enfant, dit la soeur, tenez-vous tranquille, recouchez-vous. Fantine, sans changer d'attitude, reprit d'une voix haute et avec un accent tout a la fois imperieux et dechirant: --Il ne pourra venir? Pourquoi cela? Vous savez la raison. Vous la chuchotiez la entre vous. Je veux la savoir. La servante se hata de dire a l'oreille de la religieuse: --Repondez qu'il est occupe au conseil municipal. La soeur Simplice rougit legerement; c'etait un mensonge que la servante lui proposait. D'un autre cote il lui semblait bien que dire la verite a la malade ce serait sans doute lui porter un coup terrible et que cela etait grave dans l'etat ou etait Fantine. Cette rougeur dura peu. La soeur leva sur Fantine son oeil calme et triste, et dit: --Monsieur le maire est parti. Fantine se redressa et s'assit sur ses talons. Ses yeux etincelerent. Une joie inouie rayonna sur cette physionomie douloureuse. --Parti! s'ecria-t-elle. Il est alle chercher Cosette! Puis elle tendit ses deux mains vers le ciel et tout son visage devint ineffable. Ses levres remuaient; elle priait a voix basse. Quand sa priere fut finie: --Ma soeur, dit-elle, je veux bien me recoucher, je vais faire tout ce qu'on voudra; tout a l'heure j'ai ete mechante, je vous demande pardon d'avoir parle si haut, c'est tres mal de parler haut, je le sais bien, ma bonne soeur, mais voyez-vous, je suis tres contente. Le bon Dieu est bon, monsieur Madeleine est bon, figurez-vous qu'il est alle chercher ma petite Cosette a Montfermeil. Elle se recoucha, aida la religieuse a arranger l'oreiller et baisa une petite croix d'argent qu'elle avait au cou et que la soeur Simplice lui avait donnee. --Mon enfant, dit la soeur, tachez de reposer maintenant, et ne parlez plus. Fantine prit dans ses mains moites la main de la soeur, qui souffrait de lui sentir cette sueur. --Il est parti ce matin pour aller a Paris. Au fait il n'a pas meme besoin de passer par Paris. Montfermeil, c'est un peu a gauche en venant. Vous rappelez-vous comme il me disait hier quand je lui parlais de Cosette: bientot, bientot? C'est une surprise qu'il veut me faire. Vous savez? il m'avait fait signer une lettre pour la reprendre aux Thenardier. Ils n'auront rien a dire, pas vrai? Ils rendront Cosette. Puisqu'ils sont payes. Les autorites ne souffriraient pas qu'on garde un enfant quand on est paye. Ma soeur, ne me faites pas signe qu'il ne faut pas que je parle. Je suis extremement heureuse, je vais tres bien, je n'ai plus de mal du tout, je vais revoir Cosette, j'ai meme tres faim. Il y a pres de cinq ans que je ne l'ai vue. Vous ne vous figurez pas, vous, comme cela vous tient, les enfants! Et puis elle sera si gentille, vous verrez! Si vous saviez, elle a de si jolis petits doigts roses! D'abord elle aura de tres belles mains. A un an, elle avait des mains ridicules. Ainsi!--Elle doit etre grande a present. Cela vous a sept ans. C'est une demoiselle. Je l'appelle Cosette, mais elle s'appelle Euphrasie. Tenez, ce matin, je regardais de la poussiere qui etait sur la cheminee et j'avais bien l'idee comme cela que je reverrais bientot Cosette. Mon Dieu! comme on a tort d'etre des annees sans voir ses enfants! on devrait bien reflechir que la vie n'est pas eternelle! Oh! comme il est bon d'etre parti, monsieur le maire! C'est vrai ca, qu'il fait bien froid? avait-il son manteau au moins? Il sera ici demain, n'est-ce pas? Ce sera demain fete. Demain matin, ma soeur, vous me ferez penser a mettre mon petit bonnet qui a de la dentelle. Montfermeil, c'est un pays. J'ai fait cette route-la, a pied, dans le temps. Il y a eu bien loin pour moi. Mais les diligences vont tres vite! Il sera ici demain avec Cosette. Combien y a-t-il d'ici Montfermeil? La soeur, qui n'avait aucune idee des distances, repondit: --Oh! je crois bien qu'il pourra etre ici demain. --Demain! demain! dit Fantine, je verrai Cosette demain! Voyez-vous, bonne soeur du bon Dieu, je ne suis plus malade. Je suis folle. Je danserais, si on voulait. Quelqu'un qui l'eut vue un quart d'heure auparavant n'y eut rien compris. Elle etait maintenant toute rose, elle parlait d'une voix vive et naturelle, toute sa figure n'etait qu'un sourire. Par moments elle riait en se parlant tout bas. Joie de mere, c'est presque joie d'enfant. --Eh bien, reprit la religieuse, vous voila heureuse, obeissez-moi, ne parlez plus. Fantine posa sa tete sur l'oreiller et dit a demi-voix: --Oui, recouche-toi, sois sage puisque tu vas avoir ton enfant. Elle a raison, soeur Simplice. Tous ceux qui sont ici ont raison. Et puis, sans bouger, sans remuer la tete, elle se mit a regarder partout avec ses yeux tout grands ouverts et un air joyeux, et elle ne dit plus rien. La soeur referma ses rideaux, esperant qu'elle s'assoupirait. Entre sept et huit heures le medecin vint. N'entendant aucun bruit, il crut que Fantine dormait, entra doucement et s'approcha du lit sur la pointe du pied. Il entrouvrit les rideaux, et a la lueur de la veilleuse il vit les grands yeux calmes de Fantine qui le regardaient. Elle lui dit: --Monsieur, n'est-ce pas, on me laissera la coucher a cote de moi dans un petit lit? Le medecin crut qu'elle delirait. Elle ajouta: --Regardez plutot, il y a juste de la place. Le medecin prit a part la soeur Simplice qui lui expliqua la chose, que M. Madeleine etait absent pour un jour ou deux, et que, dans le doute, on n'avait pas cru devoir detromper la malade qui croyait monsieur le maire parti pour Montfermeil; qu'il etait possible en somme qu'elle eut devine juste. Le medecin approuva. Il se rapprocha du lit de Fantine, qui reprit: --C'est que, voyez-vous, le matin, quand elle s'eveillera, je lui dirai bonjour a ce pauvre chat, et la nuit, moi qui ne dors pas, je l'entendrai dormir. Sa petite respiration si douce, cela me fera du bien. --Donnez-moi votre main, dit le medecin. Elle tendit son bras, et s'ecria en riant. --Ah! tiens! au fait, c'est vrai, vous ne savez pas c'est que je suis guerie. Cosette arrive demain. Le medecin fut surpris. Elle etait mieux. L'oppression etait moindre. Le pouls avait repris de la force. Une sorte de vie survenue tout a coup ranimait ce pauvre etre epuise. --Monsieur le docteur, reprit-elle, la soeur vous a-t-elle dit que monsieur le maire etait alle chercher le chiffon? Le medecin recommanda le silence et qu'on evitat toute emotion penible. Il prescrivit une infusion de quinquina pur, et, pour le cas ou la fievre reprendrait dans la nuit, une potion calmante. En s'en allant, il dit a la soeur: --Cela va mieux. Si le bonheur voulait qu'en effet monsieur le maire arrivat demain avec l'enfant, qui sait? il y a des crises si etonnantes, on a vu de grandes joies arreter court des maladies; je sais bien que celle-ci est une maladie organique, et bien avancee, mais c'est un tel mystere que tout cela! Nous la sauverions peut-etre. Chapitre VII Le voyageur arrive prend ses precautions pour repartir. Il etait pres de huit heures du soir quand la carriole que nous avons laissee en route entra sous la porte cochere de l'hotel de la Poste a Arras. L'homme que nous avons suivi jusqu'a ce moment en descendit, repondit d'un air distrait aux empressements des gens de l'auberge, renvoya le cheval de renfort, et conduisit lui-meme le petit cheval blanc a l'ecurie; puis il poussa la porte d'une salle de billard qui etait au rez-de-chaussee, s'y assit, et s'accouda sur une table. Il avait mis quatorze heures a ce trajet qu'il comptait faire en six. Il se rendait la justice que ce n'etait pas sa faute; mais au fond il n'en etait pas fache. La maitresse de l'hotel entra. --Monsieur couche-t-il? monsieur soupe-t-il? Il fit un signe de tete negatif. --Le garcon d'ecurie dit que le cheval de monsieur est bien fatigue! Ici il rompit le silence. --Est-ce que le cheval ne pourra pas repartir demain matin? --Oh! monsieur! il lui faut au moins deux jours de repos. Il demanda: --N'est-ce pas ici le bureau de poste? --Oui, monsieur. L'hotesse le mena a ce bureau; il montra son passeport et s'informa s'il y avait moyen de revenir cette nuit meme a Montreuil-sur-mer par la malle; la place a cote du courrier etait justement vacante; il la retint et la paya. --Monsieur, dit le buraliste, ne manquez pas d'etre ici pour partir a une heure precise du matin. Cela fait, il sortit de l'hotel et se mit a marcher dans la ville. Il ne connaissait pas Arras, les rues etaient obscures, et il allait au hasard. Cependant il semblait s'obstiner a ne pas demander son chemin aux passants. Il traversa la petite riviere Crinchon et se trouva dans un dedale de ruelles etroites ou il se perdit. Un bourgeois cheminait avec un falot. Apres quelque hesitation, il prit le parti de s'adresser a ce bourgeois, non sans avoir d'abord regarde devant et derriere lui, comme s'il craignait que quelqu'un n'entendit la question qu'il allait faire. --Monsieur, dit-il, le palais de justice, s'il vous plait? --Vous n'etes pas de la ville, monsieur? repondit le bourgeois qui etait un assez vieux homme, eh bien, suivez-moi. Je vais precisement du cote du palais de justice, c'est-a-dire du cote de l'hotel de la prefecture. Car on repare en ce moment le palais, et provisoirement les tribunaux ont leurs audiences a la prefecture. --Est-ce la, demanda-t-il, qu'on tient les assises? --Sans doute, monsieur. Voyez-vous, ce qui est la prefecture aujourd'hui etait l'eveche avant la revolution. Monsieur de Conzie, qui etait eveque en quatre-vingt-deux, y a fait batir une grande salle. C'est dans cette grande salle qu'on juge. Chemin faisant, le bourgeois lui dit: --Si c'est un proces que monsieur veut voir, il est un peu tard. Ordinairement les seances finissent a six heures. Cependant, comme ils arrivaient sur la grande place, le bourgeois lui montra quatre longues fenetres eclairees sur la facade d'un vaste batiment tenebreux. --Ma foi, monsieur, vous arrivez a temps, vous avez du bonheur. Voyez-vous ces quatre fenetres? c'est la cour d'assises. Il y a de la lumiere. Donc ce n'est pas fini. L'affaire aura traine en longueur et on fait une audience du soir. Vous vous interessez a cette affaire? Est-ce que c'est un proces criminel? Est-ce que vous etes temoin? Il repondit: --Je ne viens pour aucune affaire, j'ai seulement a parler a un avocat. --C'est different, dit le bourgeois. Tenez, monsieur, voici la porte. Ou est le factionnaire. Vous n'aurez qu'a monter le grand escalier. Il se conforma aux indications du bourgeois, et, quelques minutes apres, il etait dans une salle ou il y avait beaucoup de monde et ou des groupes meles d'avocats en robe chuchotaient ca et la. C'est toujours une chose qui serre le coeur de voir ces attroupements d'hommes vetus de noir qui murmurent entre eux a voix basse sur le seuil des chambres de justice. Il est rare que la charite et la pitie sortent de toutes ces paroles. Ce qui en sort le plus souvent, ce sont des condamnations faites d'avance. Tous ces groupes semblent a l'observateur qui passe et qui reve autant de ruches sombres ou des especes d'esprits bourdonnants construisent en commun toutes sortes d'edifices tenebreux. Cette salle, spacieuse et eclairee d'une seule lampe, etait une ancienne antichambre de l'eveche et servait de salle des pas perdus. Une porte a deux battants, fermee en ce moment, la separait de la grande chambre ou siegeait la cour d'assises. L'obscurite etait telle qu'il ne craignit pas de s'adresser au premier avocat qu'il rencontra. --Monsieur, dit-il, ou en est-on? --C'est fini, dit l'avocat. --Fini! Ce mot fut repete d'un tel accent que l'avocat se retourna. --Pardon, monsieur, vous etes peut-etre un parent? --Non. Je ne connais personne ici. Et y a-t-il eu condamnation? --Sans doute. Cela n'etait guere possible autrement. --Aux travaux forces?... --A perpetuite. Il reprit d'une voix tellement faible qu'on l'entendait a peine: --L'identite a donc ete constatee? --Quelle identite? repondit l'avocat. Il n'y avait pas d'identite a constater. L'affaire etait simple. Cette femme avait tue son enfant, l'infanticide a ete prouve, le jury a ecarte la premeditation, on l'a condamnee a vie. --C'est donc une femme? dit-il. --Mais surement. La fille Limosin. De quoi me parlez-vous donc? --De rien. Mais puisque c'est fini, comment se fait-il que la salle soit encore eclairee? --C'est pour l'autre affaire qu'on a commencee il y a a peu pres deux heures. --Quelle autre affaire? --Oh! celle-la est claire aussi. C'est une espece de gueux, un recidiviste, un galerien, qui a vole. Je ne sais plus trop son nom. En voila un qui vous a une mine de bandit. Rien que pour avoir cette figure-la, je l'enverrais aux galeres. --Monsieur, demanda-t-il, y a-t-il moyen de penetrer dans la salle? --Je ne crois vraiment pas. Il y a beaucoup de foule. Cependant l'audience est suspendue. Il y a des gens qui sont sortis, et, a la reprise de l'audience, vous pourrez essayer. --Par ou entre-t-on? --Par cette grande porte. L'avocat le quitta. En quelques instants, il avait eprouve, presque en meme temps, presque melees, toutes les emotions possibles. Les paroles de cet indifferent lui avaient tour a tour traverse le coeur comme des aiguilles de glace et comme des lames de feu. Quand il vit que rien n'etait termine, il respira; mais il n'eut pu dire si ce qu'il ressentait etait du contentement ou de la douleur. Il s'approcha de plusieurs groupes et il ecouta ce qu'on disait. Le role de la session etant tres charge, le president avait indique pour ce meme jour deux affaires simples et courtes. On avait commence par l'infanticide, et maintenant on en etait au forcat, au recidiviste, au "cheval de retour". Cet homme avait vole des pommes, mais cela ne paraissait pas bien prouve; ce qui etait prouve, c'est qu'il avait ete deja aux galeres a Toulon. C'est ce qui faisait son affaire mauvaise. Du reste, l'interrogatoire de l'homme etait termine et les depositions des temoins; mais il y avait encore les plaidoiries de l'avocat et le requisitoire du ministere public; cela ne devait guere finir avant minuit. L'homme serait probablement condamne; l'avocat general etait tres bon--et ne manquait pas ses accuses--c'etait un garcon d'esprit qui faisait des vers. Un huissier se tenait debout pres de la porte qui communiquait avec la salle des assises. Il demanda a cet huissier: --Monsieur, la porte va-t-elle bientot s'ouvrir? --Elle ne s'ouvrira pas, dit l'huissier. --Comment! on ne l'ouvrira pas a la reprise de l'audience? est-ce que l'audience n'est pas suspendue? --L'audience vient d'etre reprise, repondit l'huissier, mais la porte ne se rouvrira pas. --Pourquoi? --Parce que la salle est pleine. --Quoi? il n'y a plus une place? --Plus une seule. La porte est fermee. Personne ne peut plus entrer. L'huissier ajouta apres un silence: --Il y a bien encore deux ou trois places derriere monsieur le president, mais monsieur le president n'y admet que les fonctionnaires publics. Cela dit, l'huissier lui tourna le dos. Il se retira la tete baissee, traversa l'antichambre et redescendit l'escalier lentement, comme hesitant a chaque marche. Il est probable qu'il tenait conseil avec lui-meme. Le violent combat qui se livrait en lui depuis la veille n'etait pas fini; et, a chaque instant, il en traversait quelque nouvelle peripetie. Arrive sur le palier de l'escalier, il s'adossa a la rampe et croisa les bras. Tout a coup il ouvrit sa redingote, prit son portefeuille, en tira un crayon, dechira une feuille, et ecrivit rapidement sur cette feuille a la lueur du reverbere cette ligne:--_M. Madeleine, maire de Montreuil-sur-mer_. Puis il remonta l'escalier a grands pas, fendit la foule, marcha droit a l'huissier, lui remit le papier, et lui dit avec autorite: --Portez ceci a monsieur le president. L'huissier prit le papier, y jeta un coup d'oeil et obeit. Chapitre VIII Entree de faveur Sans qu'il s'en doutat, le maire de Montreuil-sur-mer avait une sorte de celebrite. Depuis sept ans que sa reputation de vertu remplissait tout le bas Boulonnais, elle avait fini par franchir les limites d'un petit pays et s'etait repandue dans les deux ou trois departements voisins. Outre le service considerable qu'il avait rendu au chef-lieu en y restaurant l'industrie des verroteries noires, il n'etait pas une des cent quarante et une communes de l'arrondissement de Montreuil-sur-mer qui ne lui dut quelque bienfait. Il avait su meme au besoin aider et feconder les industries des autres arrondissements. C'est ainsi qu'il avait dans l'occasion soutenu de son credit et de ses fonds la fabrique de tulle de Boulogne, la filature de lin a la mecanique de Frevent et la manufacture hydraulique de toiles de Boubers-sur-Canche. Partout on prononcait avec veneration le nom de M. Madeleine. Arras et Douai enviaient son maire a l'heureuse petite ville de Montreuil-sur-mer. Le conseiller a la cour royale de Douai, qui presidait cette session des assises a Arras, connaissait comme tout le monde ce nom si profondement et si universellement honore. Quand l'huissier, ouvrant discretement la porte qui communiquait de la chambre du conseil a l'audience, se pencha derriere le fauteuil du president et lui remit le papier ou etait ecrite la ligne qu'on vient de lire, en ajoutant: _Ce monsieur desire assister a l'audience_, le president fit un vif mouvement de deference, saisit une plume, ecrivit quelques mots au bas du papier, et le rendit a l'huissier en lui disant: Faites entrer. L'homme malheureux dont nous racontons l'histoire etait reste pres de la porte de la salle a la meme place et dans la meme attitude ou l'huissier l'avait quitte. Il entendit, a travers sa reverie, quelqu'un qui lui disait: Monsieur veut-il bien me faire l'honneur de me suivre? C'etait ce meme huissier qui lui avait tourne le dos l'instant d'auparavant et qui maintenant le saluait jusqu'a terre. L'huissier en meme temps lui remit le papier. Il le deplia, et, comme il se rencontrait qu'il etait pres de la lampe, il put lire: «Le president de la cour d'assises presente son respect a M. Madeleine.» Il froissa le papier entre ses mains, comme si ces quelques mots eussent eu pour lui un arriere-gout etrange et amer. Il suivit l'huissier. Quelques minutes apres, il se trouvait seul dans une espece de cabinet lambrisse, d'un aspect severe, eclaire par deux bougies posees sur une table a tapis vert. Il avait encore dans l'oreille les dernieres paroles de l'huissier qui venait de le quitter--«Monsieur, vous voici dans la chambre du conseil; vous n'avez qu'a tourner le bouton de cuivre de cette porte, et vous vous trouverez dans l'audience derriere le fauteuil de monsieur le president.»--Ces paroles se melaient dans sa pensee a un souvenir vague de corridors etroits et d'escaliers noirs qu'il venait de parcourir. L'huissier l'avait laisse seul. Le moment supreme etait arrive. Il cherchait a se recueillir sans pouvoir y parvenir. C'est surtout aux heures ou l'on aurait le plus besoin de les rattacher aux realites poignantes de la vie que tous les fils de la pensee se rompent dans le cerveau. Il etait dans l'endroit meme ou les juges deliberent et condamnent. Il regardait avec une tranquillite stupide cette chambre paisible et redoutable ou tant d'existences avaient ete brisees, ou son nom allait retentir tout a l'heure, et que sa destinee traversait en ce moment. Il regardait la muraille, puis il se regardait lui-meme, s'etonnant que ce fut cette chambre et que ce fut lui. Il n'avait pas mange depuis plus de vingt-quatre heures, il etait brise par les cahots de la carriole, mais il ne le sentait pas; il lui semblait qu'il ne sentait rien. Il s'approcha d'un cadre noir qui etait accroche au mur et qui contenait sous verre une vieille lettre autographe de Jean-Nicolas Pache, maire de Paris et ministre, datee, sans doute par erreur, du _9 juin an II_, et dans laquelle Pache envoyait a la commune la liste des ministres et des deputes tenus en arrestation chez eux. Un temoin qui l'eut pu voir et qui l'eut observe en cet instant eut sans doute imagine Fantine et Cosette. Tout en revant, il se retourna, et ses yeux rencontrerent le bouton de cuivre de la porte qui le separait de la salle des assises. Il avait presque oublie cette porte. Son regard, d'abord calme, s'y arreta, resta attache a ce bouton de cuivre, puis devint effare et fixe, et s'empreignit peu a peu d'epouvante. Des gouttes de sueur lui sortaient d'entre les cheveux et ruisselaient sur ses tempes. A un certain moment, il fit avec une sorte d'autorite melee de rebellion ce geste indescriptible qui veut dire et qui dit si bien: _Pardieu! qui est-ce qui m'y force?_ Puis il se tourna vivement, vit devant lui la porte par laquelle il etait entre, y alla, l'ouvrit, et sortit. Il n'etait plus dans cette chambre, il etait dehors, dans un corridor, un corridor long, etroit, coupe de degres et de guichets, faisant toutes sortes d'angles, eclaire ca et la de reverberes pareils a des veilleuses de malades, le corridor par ou il etait venu. Il respira, il ecouta; aucun bruit derriere lui, aucun bruit devant lui; il se mit a fuir comme si on le poursuivait. Quand il eut double plusieurs des coudes de ce couloir, il ecouta encore. C'etait toujours le meme silence et la meme ombre autour de lui. Il etait essouffle, il chancelait, il s'appuya au mur. La pierre etait froide, sa sueur etait glacee sur son front, il se redressa en frissonnant. Alors, la, seul, debout dans cette obscurite, tremblant de froid et d'autre chose peut-etre, il songea. Il avait songe toute la nuit, il avait songe toute la journee; il n'entendait plus en lui qu'une voix qui disait: helas! Un quart d'heure s'ecoula ainsi. Enfin, il pencha la tete, soupira avec angoisse, laissa pendre ses bras, et revint sur ses pas. Il marchait lentement et comme accable. Il semblait que quelqu'un l'eut atteint dans sa fuite et le ramenat. Il rentra dans la chambre du conseil. La premiere chose qu'il apercut, ce fut la gachette de la porte. Cette gachette, ronde et en cuivre poli, resplendissait pour lui comme une effroyable etoile. Il la regardait comme une brebis regarderait l'oeil d'un tigre. Ses yeux ne pouvaient s'en detacher. De temps en temps il faisait un pas et se rapprochait de la porte. S'il eut ecoute, il eut entendu, comme une sorte de murmure confus, le bruit de la salle voisine; mais il n'ecoutait pas, et il n'entendait pas. Tout a coup, sans qu'il sut lui-meme comment, il se trouva pres de la porte. Il saisit convulsivement le bouton; la porte s'ouvrit. Il etait dans la salle d'audience. Chapitre IX Un lieu ou des convictions sont en train de se former Il fit un pas, referma machinalement la porte derriere lui, et resta debout, considerant ce qu'il voyait. C'etait une assez vaste enceinte a peine eclairee, tantot pleine de rumeur, tantot pleine de silence, ou tout l'appareil d'un proces criminel se developpait avec sa gravite mesquine et lugubre au milieu de la foule. A un bout de la salle, celui ou il se trouvait, des juges a l'air distrait, en robe usee, se rongeant les ongles ou fermant les paupieres; a l'autre bout, une foule en haillons; des avocats dans toutes sortes d'attitudes; des soldats au visage honnete et dur; de vieilles boiseries tachees, un plafond sale, des tables couvertes d'une serge plutot jaune que verte, des portes noircies par les mains; a des clous plantes dans le lambris, des quinquets d'estaminet donnant plus de fumee que de clarte; sur les tables, des chandelles dans des chandeliers de cuivre; l'obscurite, la laideur, la tristesse; et de tout cela se degageait une impression austere et auguste, car on y sentait cette grande chose humaine qu'on appelle la loi et cette grande chose divine qu'on appelle la justice. Personne dans cette foule ne fit attention a lui. Tous les regards convergeaient vers un point unique, un banc de bois adosse a une petite porte, le long de la muraille, a gauche du president. Sur ce banc, que plusieurs chandelles eclairaient, il y avait un homme entre deux gendarmes. Cet homme, c'etait l'homme. Il ne le chercha pas, il le vit. Ses yeux allerent la naturellement, comme s'ils avaient su d'avance ou etait cette figure. Il crut se voir lui-meme, vieilli, non pas sans doute absolument semblable de visage, mais tout pareil d'attitude et d'aspect, avec ces cheveux herisses, avec cette prunelle fauve et inquiete, avec cette blouse, tel qu'il etait le jour ou il entrait a Digne, plein de haine et cachant dans son ame ce hideux tresor de pensees affreuses qu'il avait mis dix-neuf ans a ramasser sur le pave du bagne. Il se dit avec un fremissement: --Mon Dieu! est-ce que je redeviendrai ainsi? Cet etre paraissait au moins soixante ans. Il avait je ne sais quoi de rude, de stupide et d'effarouche. Au bruit de la porte, on s'etait range pour lui faire place, le president avait tourne la tete, et comprenant que le personnage qui venait d'entrer etait M. le maire de Montreuil-sur-mer, il l'avait salue. L'avocat general, qui avait vu M. Madeleine a Montreuil-sur-mer ou des operations de son ministere l'avaient plus d'une fois appele, le reconnut, et salua egalement. Lui s'en apercut a peine. Il etait en proie a une sorte d'hallucination; il regardait. Des juges, un greffier, des gendarmes, une foule de tetes cruellement curieuses, il avait deja vu cela une fois, autrefois, il y avait vingt-sept ans. Ces choses funestes, il les retrouvait; elles etaient la, elles remuaient, elles existaient. Ce n'etait plus un effort de sa memoire, un mirage de sa pensee, c'etaient de vrais gendarmes et de vrais juges, une vraie foule et de vrais hommes en chair et en os. C'en etait fait, il voyait reparaitre et revivre autour de lui, avec tout ce que la realite a de formidable, les aspects monstrueux de son passe. Tout cela etait beant devant lui. Il en eut horreur, il ferma les yeux, et s'ecria au plus profond de son ame: jamais! Et par un jeu tragique de la destinee qui faisait trembler toutes ses idees et le rendait presque fou, c'etait un autre lui-meme qui etait la! Cet homme qu'on jugeait, tous l'appelaient Jean Valjean! Il avait sous les yeux, vision inouie, une sorte de representation du moment le plus horrible de sa vie, jouee par son fantome. Tout y etait, c'etait le meme appareil, la meme heure de nuit, presque les memes faces de juges, de soldats et de spectateurs. Seulement, au-dessus de la tete du president, il y avait un crucifix, chose qui manquait aux tribunaux du temps de sa condamnation. Quand on l'avait juge, Dieu etait absent. Une chaise etait derriere lui; il s'y laissa tomber, terrifie de l'idee qu'on pouvait le voir. Quand il fut assis, il profita d'une pile de cartons qui etait sur le bureau des juges pour derober son visage a toute la salle. Il pouvait maintenant voir sans etre vu. Peu a peu il se remit. Il rentra pleinement dans le sentiment du reel; il arriva a cette phase de calme ou l'on peut ecouter. M. Bamatabois etait au nombre des jures. Il chercha Javert, mais il ne le vit pas. Le banc des temoins lui etait cache par la table du greffier. Et puis, nous venons de le dire, la salle etait a peine eclairee. Au moment ou il etait entre, l'avocat de l'accuse achevait sa plaidoirie. L'attention de tous etait excitee au plus haut point; l'affaire durait depuis trois heures. Depuis trois heures, cette foule regardait plier peu a peu sous le poids d'une vraisemblance terrible un homme, un inconnu, une espece d'etre miserable, profondement stupide ou profondement habile. Cet homme, on le sait deja, etait un vagabond qui avait ete trouve dans un champ, emportant une branche chargee de pommes mures, cassee a un pommier dans un clos voisin, appele le clos Pierron. Qui etait cet homme? Une enquete avait eu lieu; des temoins venaient d'etre entendus, ils avaient ete unanimes, des lumieres avaient jailli de tout le debat. L'accusation disait: --Nous ne tenons pas seulement un voleur de fruits, un maraudeur; nous tenons la, dans notre main, un bandit, un relaps en rupture de ban, un ancien forcat, un scelerat des plus dangereux, un malfaiteur appele Jean Valjean que la justice recherche depuis longtemps, et qui, il y a huit ans, en sortant du bagne de Toulon, a commis un vol de grand chemin a main armee sur la personne d'un enfant savoyard appele Petit-Gervais, crime prevu par l'article 383 du code penal, pour lequel nous nous reservons de le poursuivre ulterieurement, quand l'identite sera judiciairement acquise. Il vient de commettre un nouveau vol. C'est un cas de recidive. Condamnez-le pour le fait nouveau; il sera juge plus tard pour le fait ancien. Devant cette accusation, devant l'unanimite des temoins, l'accuse paraissait surtout etonne. Il faisait des gestes et des signes qui voulaient dire non, ou bien il considerait le plafond. Il parlait avec peine, repondait avec embarras, mais de la tete aux pieds toute sa personne niait. Il etait comme un idiot en presence de toutes ces intelligences rangees en bataille autour de lui, et comme un etranger au milieu de cette societe qui le saisissait. Cependant il y allait pour lui de l'avenir le plus menacant, la vraisemblance croissait a chaque minute, et toute cette foule regardait avec plus d'anxiete que lui-meme cette sentence pleine de calamites qui penchait sur lui de plus en plus. Une eventualite laissait meme entrevoir, outre le bagne, la peine de mort possible, si l'identite etait reconnue et si l'affaire Petit-Gervais se terminait plus tard par une condamnation. Qu'etait-ce que cet homme? De quelle nature etait son apathie? Etait-ce imbecillite ou ruse? Comprenait-il trop, ou ne comprenait-il pas du tout? Questions qui divisaient la foule et semblaient partager le jury. Il y avait dans ce proces ce qui effraye et ce qui intrigue; le drame n'etait pas seulement sombre, il etait obscur. Le defenseur avait assez bien plaide, dans cette langue de province qui a longtemps constitue l'eloquence du barreau et dont usaient jadis tous les avocats, aussi bien a Paris qu'a Romorantin ou a Montbrison, et qui aujourd'hui, etant devenue classique, n'est plus guere parlee que par les orateurs officiels du parquet, auxquels elle convient par sa sonorite grave et son allure majestueuse; langue ou un mari s'appelle un epoux, une femme, une epouse, Paris, le centre des arts et de la civilisation, le roi, le monarque, monseigneur l'eveque, un saint pontife, l'avocat general, l'eloquent interprete de la vindicte, la plaidoirie, les accents qu'on vient d'entendre, le siecle de Louis XIV, le grand siecle, un theatre, le temple de Melpomene, la famille regnante, l'auguste sang de nos rois, un concert, une solennite musicale, monsieur le general commandant le departement, l'illustre guerrier qui, etc., les eleves du seminaire, ces tendres levites, les erreurs imputees aux journaux, l'imposture qui distille son venin dans les colonnes de ces organes, etc., etc.--L'avocat donc avait commence par s'expliquer sur le vol des pommes,--chose malaisee en beau style; mais Benigne Bossuet lui-meme a ete oblige de faire allusion a une poule en pleine oraison funebre, et il s'en est tire avec pompe. L'avocat avait etabli que le vol de pommes n'etait pas materiellement prouve.--Son client, qu'en sa qualite de defenseur, il persistait a appeler Champmathieu, n'avait ete vu de personne escaladant le mur ou cassant la branche. On l'avait arrete nanti de cette branche (que l'avocat appelait plus volontiers rameau); mais il disait l'avoir trouvee a terre et ramassee. Ou etait la preuve du contraire?--Sans doute cette branche avait ete cassee et derobee apres escalade, puis jetee la par le maraudeur alarme; sans doute il y avait un voleur. Mais qu'est-ce qui prouvait que ce voleur etait Champmathieu? Une seule chose. Sa qualite d'ancien forcat. L'avocat ne niait pas que cette qualite ne parut malheureusement bien constatee; l'accuse avait reside a Faverolles; l'accuse y avait ete emondeur; le nom de Champmathieu pouvait bien avoir pour origine Jean Mathieu; tout cela etait vrai; enfin quatre temoins reconnaissaient sans hesiter et positivement Champmathieu pour etre le galerien Jean Valjean; a ces indications, a ces temoignages, l'avocat ne pouvait opposer que la denegation de son client, denegation interessee; mais en supposant qu'il fut le forcat Jean Valjean, cela prouvait-il qu'il fut le voleur des pommes? C'etait une presomption, tout au plus; non une preuve. L'accuse, cela etait vrai, et le defenseur «dans sa bonne foi» devait en convenir, avait adopte «un mauvais systeme de defense»--Il s'obstinait a nier tout, le vol et sa qualite de forcat. Un aveu sur ce dernier point eut mieux valu, a coup sur, et lui eut concilie l'indulgence de ses juges; l'avocat le lui avait conseille; mais l'accuse s'y etait refuse obstinement, croyant sans doute sauver tout en n'avouant rien. C'etait un tort; mais ne fallait-il pas considerer la brievete de cette intelligence? Cet homme etait visiblement stupide. Un long malheur au bagne, une longue misere hors du bagne, l'avaient abruti, etc., etc. Il se defendait mal, etait-ce une raison pour le condamner? Quant a l'affaire Petit-Gervais, l'avocat n'avait pas a la discuter, elle n'etait point dans la cause. L'avocat concluait en suppliant le jury et la cour, si l'identite de Jean Valjean leur paraissait evidente, de lui appliquer les peines de police qui s'adressent au condamne en rupture de ban, et non le chatiment epouvantable qui frappe le forcat recidiviste. L'avocat general repliqua au defenseur. Il fut violent et fleuri, comme sont habituellement les avocats generaux. Il felicita le defenseur de sa «loyaute», et profita habilement de cette loyaute. Il atteignit l'accuse par toutes les concessions que l'avocat avait faites. L'avocat semblait accorder que l'accuse etait Jean Valjean. Il en prit acte. Cet homme etait donc Jean Valjean. Ceci etait acquis a l'accusation et ne pouvait plus se contester. Ici, par une habile antonomase, remontant aux sources et aux causes de la criminalite, l'avocat general tonna contre l'immoralite de l'ecole romantique, alors a son aurore sous le nom d'ecole satanique que lui avaient decerne les critiques de l'Oriflamme et de la Quotidienne, il attribua, non sans vraisemblance, a l'influence de cette litterature perverse le delit de Champmathieu, ou pour mieux dire, de Jean Valjean. Ces considerations epuisees, il passa a Jean Valjean lui-meme. Qu'etait-ce que Jean Valjean? Description de Jean Valjean. Un monstre vomi, etc. Le modele de ces sortes de descriptions est dans le recit de Theramene, lequel n'est pas utile a la tragedie, mais rend tous les jours de grands services a l'eloquence judiciaire. L'auditoire et les jures «fremirent». La description achevee, l'avocat general reprit, dans un mouvement oratoire fait pour exciter au plus haut point le lendemain matin l'enthousiasme du Journal de la Prefecture: Et c'est un pareil homme, etc., etc., etc., vagabond, mendiant, sans moyens d'existence, etc., etc.,--accoutume par sa vie passee aux actions coupables et peu corrige par son sejour au bagne, comme le prouve le crime commis sur Petit-Gervais, etc., etc.,--c'est un homme pareil qui, trouve sur la voie publique en flagrant delit de vol, a quelques pas d'un mur escalade, tenant encore a la main l'objet vole, nie le flagrant delit, le vol, l'escalade, nie tout, nie jusqu'a son nom, nie jusqu'a son identite! Outre cent autres preuves sur lesquelles nous ne revenons pas, quatre temoins le reconnaissent, Javert, l'integre inspecteur de police Javert, et trois de ses anciens compagnons d'ignominie, les forcats Brevet, Chenildieu et Cochepaille. Qu'oppose-t-il a cette unanimite foudroyante? Il nie. Quel endurcissement! Vous ferez justice, messieurs les jures, etc., etc. Pendant que l'avocat general parlait, l'accuse ecoutait, la bouche ouverte, avec une sorte d'etonnement ou il entrait bien quelque admiration. Il etait evidemment surpris qu'un homme put parler comme cela. De temps en temps, aux moments les plus «energiques» du requisitoire, dans ces instants ou l'eloquence, qui ne peut se contenir, deborde dans un flux d'epithetes fletrissantes et enveloppe l'accuse comme un orage, il remuait lentement la tete de droite a gauche et de gauche a droite, sorte de protestation triste et muette dont il se contentait depuis le commencement des debats. Deux ou trois fois les spectateurs places le plus pres de lui l'entendirent dire a demi-voix: --Voila ce que c'est, de n'avoir pas demande a M. Baloup! L'avocat general fit remarquer au jury cette attitude hebetee, calculee evidemment, qui denotait, non l'imbecillite, mais l'adresse, la ruse, l'habitude de tromper la justice, et qui mettait dans tout son jour «la profonde perversite» de cet homme. Il termina en faisant ses reserves pour l'affaire Petit-Gervais, et en reclamant une condamnation severe. C'etait, pour l'instant, on s'en souvient, les travaux forces a perpetuite. Le defenseur se leva, commenca par complimenter «monsieur l'avocat general» sur son «admirable parole», puis repliqua comme il put, mais il faiblissait; le terrain evidemment se derobait sous lui. Chapitre X Le systeme de denegations L'instant de clore les debats etait venu. Le president fit lever l'accuse et lui adressa la question d'usage: --Avez-vous quelque chose a ajouter a votre defense? L'homme, debout, roulant dans ses mains un affreux bonnet qu'il avait, sembla ne pas entendre. Le president repeta la question. Cette fois l'homme entendit. Il parut comprendre, il fit le mouvement de quelqu'un qui se reveille, promena ses yeux autour de lui, regarda le public, les gendarmes, son avocat, les jures, la cour, posa son poing monstrueux sur le rebord de la boiserie placee devant son banc, regarda encore, et tout a coup, fixant sont regard sur l'avocat general, il se mit a parler. Ce fut comme une eruption. Il sembla, a la facon dont les paroles s'echappaient de sa bouche, incoherentes, impetueuses, heurtees, pele-mele, qu'elles s'y pressaient toutes a la fois pour sortir en meme temps. Il dit: --J'ai a dire ca. Que j'ai ete charron a Paris, meme que c'etait chez monsieur Baloup. C'est un etat dur. Dans la chose de charron, on travaille toujours en plein air, dans des cours, sous des hangars chez les bons maitres, jamais dans des ateliers fermes, parce qu'il faut des espaces, voyez-vous. L'hiver, on a si froid qu'on se bat les bras pour se rechauffer; mais les maitres ne veulent pas, ils disent que cela perd du temps. Manier du fer quand il y a de la glace entre les paves, c'est rude. Ca vous use vite un homme. On est vieux tout jeune dans cet etat-la. A quarante ans, un homme est fini. Moi, j'en avais cinquante-trois, j'avais bien du mal. Et puis c'est si mechant les ouvriers! Quand un bonhomme n'est plus jeune, on vous l'appelle pour tout vieux serin, vieille bete! Je ne gagnais plus que trente sous par jour, on me payait le moins cher qu'on pouvait, les maitres profitaient de mon age. Avec ca, j'avais ma fille qui etait blanchisseuse a la riviere. Elle gagnait un peu de son cote. A nous deux, cela allait. Elle avait de la peine aussi. Toute la journee dans un baquet jusqu'a mi-corps, a la pluie, a la neige, avec le vent qui vous coupe la figure; quand il gele, c'est tout de meme, il faut laver; il y a des personnes qui n'ont pas beaucoup de linge et qui attendent apres; si on ne lavait pas, on perdrait des pratiques. Les planches sont mal jointes et il vous tombe des gouttes d'eau partout. On a ses jupes toutes mouillees, dessus et dessous. Ca penetre. Elle a aussi travaille au lavoir des Enfants-Rouges, ou l'eau arrive par des robinets. On n'est pas dans le baquet. On lave devant soi au robinet et on rince derriere soi dans le bassin. Comme c'est ferme, on a moins froid au corps. Mais il y a une buee d'eau chaude qui est terrible et qui vous perd les yeux. Elle revenait a sept heures du soir, et se couchait bien vite; elle etait si fatiguee. Son mari la battait. Elle est morte. Nous n'avons pas ete bien heureux. C'etait une brave fille qui n'allait pas au bal, qui etait bien tranquille. Je me rappelle un mardi gras ou elle etait couchee a huit heures. Voila. Je dis vrai. Vous n'avez qu'a demander. Ah, bien oui, demander! que je suis bete! Paris, c'est un gouffre. Qui est-ce qui connait le pere Champmathieu? Pourtant je vous dis monsieur Baloup. Voyez chez monsieur Baloup. Apres ca, je ne sais pas ce qu'on me veut. L'homme se tut, et resta debout. Il avait dit ces choses d'une voix haute, rapide, rauque, dure et enrouee, avec une sorte de naivete irritee et sauvage. Une fois il s'etait interrompu pour saluer quelqu'un dans la foule. Les especes d'affirmations qu'il semblait jeter au hasard devant lui, lui venaient comme des hoquets, et il ajoutait a chacune d'elles le geste d'un bucheron qui fend du bois. Quand il eut fini, l'auditoire eclata de rire. Il regarda le public, et voyant qu'on riait, et ne comprenant pas, il se mit a rire lui-meme. Cela etait sinistre. Le president, homme attentif et bienveillant, eleva la voix. Il rappela a «messieurs les jures» que «le sieur Baloup, l'ancien maitre charron chez lequel l'accuse disait avoir servi, avait ete inutilement cite. Il etait en faillite, et n'avait pu etre retrouve.» Puis se tournant vers l'accuse, il l'engagea a ecouter ce qu'il allait lui dire et ajouta: --Vous etes dans une situation ou il faut reflechir. Les presomptions les plus graves pesent sur vous et peuvent entrainer des consequences capitales. Accuse, dans votre interet, je vous interpelle une derniere fois, expliquez-vous clairement sur ces deux faits:--Premierement, avez-vous, oui ou non, franchi le mur du clos Pierron, casse la branche et vole les pommes, c'est-a-dire commis le crime de vol avec escalade? Deuxiemement, oui ou non, etes-vous le forcat libere Jean Valjean? L'accuse secoua la tete d'un air capable, comme un homme qui a bien compris et qui sait ce qu'il va repondre. Il ouvrit la bouche, se tourna vers le president et dit: --D'abord.... Puis il regarda son bonnet, il regarda le plafond, et se tut. --Accuse, reprit l'avocat general d'une voix severe, faites attention. Vous ne repondez a rien de ce qu'on vous demande. Votre trouble vous condamne. Il est evident que vous ne vous appelez pas Champmathieu, que vous etes le forcat Jean Valjean cache d'abord sous le nom de Jean Mathieu qui etait le nom de sa mere, que vous etes alle en Auvergne, que vous etes ne a Faverolles ou vous avez ete emondeur. Il est evident que vous avez vole avec escalade des pommes mures dans le clos Pierron. Messieurs les jures apprecieront. L'accuse avait fini par se rasseoir; il se leva brusquement quand l'avocat general eut fini, et s'ecria: --Vous etes tres mechant, vous! Voila ce que je voulais dire. Je ne trouvais pas d'abord. Je n'ai rien vole. Je suis un homme qui ne mange pas tous les jours. Je venais d'Ailly, je marchais dans le pays apres une ondee qui avait fait la campagne toute jaune, meme que les mares debordaient et qu'il ne sortait plus des sables que de petits brins d'herbe au bord de la route, j'ai trouve une branche cassee par terre ou il y avait des pommes, j'ai ramasse la branche sans savoir qu'elle me ferait arriver de la peine. Il y a trois mois que je suis en prison et qu'on me trimballe. Apres ca, je ne peux pas dire, on parle contre moi, on me dit: repondez! le gendarme, qui est bon enfant, me pousse le coude et me dit tout bas: reponds donc. Je ne sais pas expliquer, moi, je n'ai pas fait les etudes, je suis un pauvre homme. Voila ce qu'on a tort de ne pas voir. Je n'ai pas vole, j'ai ramasse par terre des choses qu'il y avait. Vous dites Jean Valjean, Jean Mathieu! Je ne connais pas ces personnes-la. C'est des villageois. J'ai travaille chez monsieur Baloup, boulevard de l'Hopital. Je m'appelle Champmathieu. Vous etes bien malins de me dire ou je suis ne. Moi, je l'ignore. Tout le monde n'a pas des maisons pour y venir au monde. Ce serait trop commode. Je crois que mon pere et ma mere etaient des gens qui allaient sur les routes. Je ne sais pas d'ailleurs. Quand j'etais enfant, on m'appelait Petit, maintenant, on m'appelle Vieux. Voila mes noms de bapteme. Prenez ca comme vous voudrez. J'ai ete en Auvergne, j'ai ete a Faverolles, pardi! Eh bien? est-ce qu'on ne peut pas avoir ete en Auvergne et avoir ete a Faverolles sans avoir ete aux galeres? Je vous dis que je n'ai pas vole, et que je suis le pere Champmathieu. J'ai ete chez monsieur Baloup, j'ai ete domicilie. Vous m'ennuyez avec vos betises a la fin! Pourquoi donc est-ce que le monde est apres moi comme des acharnes! L'avocat general etait demeure debout; il s'adressa au president: --Monsieur le president, en presence des denegations confuses, mais fort habiles de l'accuse, qui voudrait bien se faire passer pour idiot, mais qui n'y parviendra pas--nous l'en prevenons--nous requerons qu'il vous plaise et qu'il plaise a la cour appeler de nouveau dans cette enceinte les condamnes Brevet, Cochepaille et Chenildieu et l'inspecteur de police Javert, et les interpeller une derniere fois sur l'identite de l'accuse avec le forcat Jean Valjean. --Je fais remarquer a monsieur l'avocat general, dit le president, que l'inspecteur de police Javert, rappele par ses fonctions au chef-lieu d'un arrondissement voisin, a quitte l'audience et meme la ville, aussitot sa deposition faite. Nous lui en avons accorde l'autorisation, avec l'agrement de monsieur l'avocat general et du defenseur de l'accuse. --C'est juste, monsieur le president, reprit l'avocat general. En l'absence du sieur Javert, je crois devoir rappeler a messieurs les jures ce qu'il a dit ici-meme, il y a peu d'heures. Javert est un homme estime qui honore par sa rigoureuse et stricte probite des fonctions inferieures, mais importantes. Voici en quels termes il a depose:--«Je n'ai pas meme besoin des presomptions morales et des preuves materielles qui dementent les denegations de l'accuse. Je le reconnais parfaitement. Cet homme ne s'appelle pas Champmathieu; c'est un ancien forcat tres mechant et tres redoute nomme Jean Valjean. On ne l'a libere a l'expiration de sa peine qu'avec un extreme regret. Il a subi dix-neuf ans de travaux forces pour vol qualifie. Il avait cinq ou six fois tente de s'evader. Outre le vol Petit-Gervais et le vol Pierron, je le soupconne encore d'un vol commis chez sa grandeur le defunt eveque de Digne. Je l'ai souvent vu, a l'epoque ou j'etais adjudant garde-chiourme au bagne de Toulon. Je repete que je le reconnais parfaitement.» Cette declaration si precise parut produire une vive impression sur le public et le jury. L'avocat general termina en insistant pour qu'a defaut de Javert, les trois temoins Brevet, Chenildieu et Cochepaille fussent entendus de nouveau et interpelles solennellement. Le president transmit un ordre a un huissier, et un moment apres la porte de la chambre des temoins s'ouvrit. L'huissier, accompagne d'un gendarme pret a lui preter main-forte, introduisit le condamne Brevet. L'auditoire etait en suspens et toutes les poitrines palpitaient comme si elles n'eussent eu qu'une seule ame. L'ancien forcat Brevet portait la veste noire et grise des maisons centrales. Brevet etait un personnage d'une soixantaine d'annees qui avait une espece de figure d'homme d'affaires et l'air d'un coquin. Cela va quelquefois ensemble. Il etait devenu, dans la prison ou de nouveaux mefaits l'avaient ramene, quelque chose comme guichetier. C'etait un homme dont les chefs disaient: Il cherche a se rendre utile. Les aumoniers portaient bon temoignage de ses habitudes religieuses. Il ne faut pas oublier que ceci se passait sous la restauration. --Brevet, dit le president, vous avez subi une condamnation infamante et vous ne pouvez preter serment.... Brevet baissa les yeux. --Cependant, reprit le president, meme dans l'homme que la loi a degrade, il peut rester, quand la pitie divine le permet, un sentiment d'honneur et d'equite. C'est a ce sentiment que je fais appel a cette heure decisive. S'il existe encore en vous, et je l'espere, reflechissez avant de me repondre, considerez d'une part cet homme qu'un mot de vous peut perdre, d'autre part la justice qu'un mot de vous peut eclairer. L'instant est solennel, et il est toujours temps de vous retracter, si vous croyez vous etre trompe.--Accuse, levez-vous. --Brevet, regardez bien l'accuse, recueillez vos souvenirs, et dites-nous, en votre ame et conscience, si vous persistez a reconnaitre cet homme pour votre ancien camarade de bagne Jean Valjean. Brevet regarda l'accuse, puis se retourna vers la cour. --Oui, monsieur le president. C'est moi qui l'ai reconnu le premier et je persiste. Cet homme est Jean Valjean. Entre a Toulon en 1796 et sorti en 1815. Je suis sorti l'an d'apres. Il a l'air d'une brute maintenant, alors ce serait que l'age l'a abruti; au bagne il etait sournois. Je le reconnais positivement. --Allez vous asseoir, dit le president. Accuse, restez debout. On introduisit Chenildieu, forcat a vie, comme l'indiquaient sa casaque rouge et son bonnet vert. Il subissait sa peine au bagne de Toulon, d'ou on l'avait extrait pour cette affaire. C'etait un petit homme d'environ cinquante ans, vif, ride, chetif, jaune, effronte, fievreux, qui avait dans tous ses membres et dans toute sa personne une sorte de faiblesse maladive et dans le regard une force immense. Ses compagnons du bagne l'avaient surnomme Je-nie-Dieu. Le president lui adressa a peu pres les memes paroles qu'a Brevet. Au moment ou il lui rappela que son infamie lui otait le droit de preter serment, Chenildieu leva la tete et regarda la foule en face. Le president l'invita a se recueillir et lui demanda, comme a Brevet, s'il persistait a reconnaitre l'accuse. Chenildieu eclata de rire. --Pardine! si je le reconnais! nous avons ete cinq ans attaches a la meme chaine. Tu boudes donc, mon vieux? --Allez vous asseoir, dit le president. L'huissier amena Cochepaille. Cet autre condamne a perpetuite, venu du bagne et vetu de rouge comme Chenildieu, etait un paysan de Lourdes et un demi-ours des Pyrenees. Il avait garde des troupeaux dans la montagne, et de patre il avait glisse brigand. Cochepaille n'etait pas moins sauvage et paraissait plus stupide encore que l'accuse. C'etait un de ces malheureux hommes que la nature a ebauches en betes fauves et que la societe termine en galeriens. Le president essaya de le remuer par quelques paroles pathetiques et graves et lui demanda, comme aux deux autres, s'il persistait, sans hesitation et sans trouble, a reconnaitre l'homme debout devant lui. --C'est Jean Valjean, dit Cochepaille. Meme qu'on l'appelait Jean-le-Cric, tant il etait fort. Chacune des affirmations de ces trois hommes, evidemment sinceres et de bonne foi, avait souleve dans l'auditoire un murmure de facheux augure pour l'accuse, murmure qui croissait et se prolongeait plus longtemps chaque fois qu'une declaration nouvelle venait s'ajouter a la precedente. L'accuse, lui, les avait ecoutees avec ce visage etonne qui, selon l'accusation, etait son principal moyen de defense. A la premiere, les gendarmes ses voisins l'avaient entendu grommeler entre ses dents: Ah bien! en voila un! Apres la seconde il dit un peu plus haut, d'un air presque satisfait: Bon! A la troisieme il s'ecria: Fameux! Le president l'interpella. --Accuse, vous avez entendu. Qu'avez-vous a dire? Il repondit: --Je dis--Fameux! Une rumeur eclata dans le public et gagna presque le jury. Il etait evident que l'homme etait perdu. --Huissiers, dit le president, faites faire silence. Je vais clore les debats. En ce moment un mouvement se fit tout a cote du president. On entendit une voix qui criait: --Brevet, Chenildieu, Cochepaille! regardez de ce cote-ci. Tous ceux qui entendirent cette voix se sentirent glaces, tant elle etait lamentable et terrible. Les yeux se tournerent vers le point d'ou elle venait. Un homme, place parmi les spectateurs privilegies qui etaient assis derriere la cour, venait de se lever, avait pousse la porte a hauteur d'appui qui separait le tribunal du pretoire, et etait debout au milieu de la salle. Le president, l'avocat general, M. Bamatabois, vingt personnes, le reconnurent, et s'ecrierent a la fois: --Monsieur Madeleine! Chapitre XI Champmathieu de plus en plus etonne C'etait lui en effet. La lampe du greffier eclairait son visage. Il tenait son chapeau a la main, il n'y avait aucun desordre dans ses vetements, sa redingote etait boutonnee avec soin. Il etait tres pale et il tremblait legerement. Ses cheveux, gris encore au moment de son arrivee a Arras, etaient maintenant tout a fait blancs. Ils avaient blanchi depuis une heure qu'il etait la. Toutes les tetes se dresserent. La sensation fut indescriptible. Il y eut dans l'auditoire un instant d'hesitation. La voix avait ete si poignante, l'homme qui etait la paraissait si calme, qu'au premier abord on ne comprit pas. On se demanda qui avait crie. On ne pouvait croire que ce fut cet homme tranquille qui eut jete ce cri effrayant. Cette indecision ne dura que quelques secondes. Avant meme que le president et l'avocat general eussent pu dire un mot, avant que les gendarmes et les huissiers eussent pu faire un geste, l'homme que tous appelaient encore en ce moment M. Madeleine s'etait avance vers les temoins Cochepaille, Brevet et Chenildieu. --Vous ne me reconnaissez pas? dit-il. Tous trois demeurerent interdits et indiquerent par un signe de tete qu'ils ne le connaissaient point. Cochepaille intimide fit le salut militaire. M. Madeleine se tourna vers les jures et vers la cour et dit d'une voix douce: --Messieurs les jures, faites relacher l'accuse. Monsieur le president, faites-moi arreter. L'homme que vous cherchez, ce n'est pas lui, c'est moi. Je suis Jean Valjean. Pas une bouche ne respirait. A la premiere commotion de l'etonnement avait succede un silence de sepulcre. On sentait dans la salle cette espece de terreur religieuse qui saisit la foule lorsque quelque chose de grand s'accomplit. Cependant le visage du president s'etait empreint de sympathie et de tristesse; il avait echange un signe rapide avec l'avocat et quelques paroles a voix basse avec les conseillers assesseurs. Il s'adressa au public, et demanda avec un accent qui fut compris de tous: --Y a-t-il un medecin ici? L'avocat general prit la parole: --Messieurs les jures, l'incident si etrange et si inattendu qui trouble l'audience ne nous inspire, ainsi qu'a vous, qu'un sentiment que nous n'avons pas besoin d'exprimer. Vous connaissez tous, au moins de reputation, l'honorable M. Madeleine, maire de Montreuil-sur-mer. S'il y a un medecin dans l'auditoire, nous nous joignons a monsieur le president pour le prier de vouloir bien assister monsieur Madeleine et le reconduire a sa demeure. M. Madeleine ne laissa point achever l'avocat general. Il l'interrompit d'un accent plein de mansuetude et d'autorite. Voici les paroles qu'il prononca; les voici litteralement, telles qu'elles furent ecrites immediatement apres l'audience par un des temoins de cette scene; telles qu'elles sont encore dans l'oreille de ceux qui les ont entendues, il y a pres de quarante ans aujourd'hui. --Je vous remercie, monsieur l'avocat general, mais je ne suis pas fou. Vous allez voir. Vous etiez sur le point de commettre une grande erreur, lachez cet homme, j'accomplis un devoir, je suis ce malheureux condamne. Je suis le seul qui voie clair ici, et je vous dis la verite. Ce que je fais en ce moment, Dieu, qui est la-haut, le regarde, et cela suffit. Vous pouvez me prendre, puisque me voila. J'avais pourtant fait de mon mieux. Je me suis cache sous un nom; je suis devenu riche, je suis devenu maire; j'ai voulu rentrer parmi les honnetes gens. Il parait que cela ne se peut pas. Enfin, il y a bien des choses que je ne puis pas dire, je ne vais pas vous raconter ma vie, un jour on saura. J'ai vole monseigneur l'eveque, cela est vrai; j'ai vole Petit-Gervais, cela est vrai. On a eu raison de vous dire que Jean Valjean etait un malheureux tres mechant. Toute la faute n'est peut-etre pas a lui. Ecoutez, messieurs les juges, un homme aussi abaisse que moi n'a pas de remontrance a faire a la providence ni de conseil a donner a la societe; mais, voyez-vous, l'infamie d'ou j'avais essaye de sortir est une chose nuisible. Les galeres font le galerien. Recueillez cela, si vous voulez. Avant le bagne, j'etais un pauvre paysan tres peu intelligent, une espece d'idiot; le bagne m'a change. J'etais stupide, je suis devenu mechant; j'etais buche, je suis devenu tison. Plus tard l'indulgence et la bonte m'ont sauve, comme la severite m'avait perdu. Mais, pardon, vous ne pouvez pas comprendre ce que je dis la. Vous trouverez chez moi, dans les cendres de la cheminee, la piece de quarante sous que j'ai volee il y a sept ans a Petit-Gervais. Je n'ai plus rien a ajouter. Prenez-moi. Mon Dieu! monsieur l'avocat general remue la tete, vous dites: M. Madeleine est devenu fou, vous ne me croyez pas! Voila qui est affligeant. N'allez point condamner cet homme au moins! Quoi! ceux-ci ne me reconnaissent pas! Je voudrais que Javert fut ici. Il me reconnaitrait, lui! Rien ne pourrait rendre ce qu'il y avait de melancolie bienveillante et sombre dans l'accent qui accompagnait ces paroles. Il se tourna vers les trois forcats: --Eh bien, je vous reconnais, moi! Brevet! vous rappelez-vous?... Il s'interrompit, hesita un moment, et dit: --Te rappelles-tu ces bretelles en tricot a damier que tu avais au bagne? Brevet eut comme une secousse de surprise et le regarda de la tete aux pieds d'un air effraye. Lui continua: --Chenildieu, qui te surnommais toi-meme Je-nie-Dieu, tu as toute l'epaule droite brulee profondement, parce que tu t'es couche un jour l'epaule sur un rechaud plein de braise, pour effacer les trois lettres T. F. P., qu'on y voit toujours cependant. Reponds, est-ce vrai? --C'est vrai, dit Chenildieu. Il s'adressa a Cochepaille: --Cochepaille, tu as pres de la saignee du bras gauche une date gravee en lettres bleues avec de la poudre brulee. Cette date, c'est celle du debarquement de l'empereur a Cannes, _1er mars 1815_. Releve ta manche. Cochepaille releva sa manche, tous les regards se pencherent autour de lui sur son bras nu. Un gendarme approcha une lampe; la date y etait. Le malheureux homme se tourna vers l'auditoire et vers les juges avec un sourire dont ceux qui l'ont vu sont encore navres lorsqu'ils y songent. C'etait le sourire du triomphe, c'etait aussi le sourire du desespoir. --Vous voyez bien, dit-il, que je suis Jean Valjean. Il n'y avait plus dans cette enceinte ni juges, ni accusateurs, ni gendarmes; il n'y avait que des yeux fixes et des coeurs emus. Personne ne se rappelait plus le role que chacun pouvait avoir a jouer; l'avocat general oubliait qu'il etait la pour requerir, le president qu'il etait la pour presider, le defenseur qu'il etait la pour defendre. Chose frappante, aucune question ne fut faite, aucune autorite n'intervint. Le propre des spectacles sublimes, c'est de prendre toutes les ames et de faire de tous les temoins des spectateurs. Aucun peut-etre ne se rendait compte de ce qu'il eprouvait; aucun, sans doute, ne se disait qu'il voyait resplendir la une grande lumiere; tous interieurement se sentaient eblouis. Il etait evident qu'on avait sous les yeux Jean Valjean. Cela rayonnait. L'apparition de cet homme avait suffi pour remplir de clarte cette aventure si obscure le moment d'auparavant. Sans qu'il fut besoin d'aucune explication desormais, toute cette foule, comme par une sorte de revelation electrique, comprit tout de suite et d'un seul coup d'oeil cette simple et magnifique histoire d'un homme qui se livrait pour qu'un autre homme ne fut pas condamne a sa place. Les details, les hesitations, les petites resistances possibles se perdirent dans ce vaste fait lumineux. Impression qui passa vite, mais qui dans l'instant fut irresistible. --Je ne veux pas deranger davantage l'audience, reprit Jean Valjean. Je m'en vais, puisqu'on ne m'arrete pas. J'ai plusieurs choses a faire. Monsieur l'avocat general sait qui je suis, il sait ou je vais, il me fera arreter quand il voudra. Il se dirigea vers la porte de sortie. Pas une voix ne s'eleva, pas un bras ne s'etendit pour l'empecher. Tous s'ecarterent. Il avait en ce moment ce je ne sais quoi de divin qui fait que les multitudes reculent et se rangent devant un homme. Il traversa la foule a pas lents. On n'a jamais su qui ouvrit la porte, mais il est certain que la porte se trouva ouverte lorsqu'il y parvint. Arrive la, il se retourna et dit: --Monsieur l'avocat general, je reste a votre disposition. Puis il s'adressa a l'auditoire: --Vous tous, tous ceux qui sont ici, vous me trouvez digne de pitie, n'est-ce pas? Mon Dieu! quand je pense a ce que j'ai ete sur le point de faire, je me trouve digne d'envie. Cependant j'aurais mieux aime que tout ceci n'arrivat pas. Il sortit, et la porte se referma comme elle avait ete ouverte, car ceux qui font de certaines choses souveraines sont toujours surs d'etre servis par quelqu'un dans la foule. Moins d'une heure apres, le verdict du jury dechargeait de toute accusation le nomme Champmathieu; et Champmathieu, mis en liberte immediatement, s'en allait stupefait, croyant tous les hommes fous et ne comprenant rien a cette vision. Livre huitieme--Contre-coup Chapitre I Dans quel miroir M. Madeleine regarde ses cheveux Le jour commencait a poindre. Fantine avait eu une nuit de fievre et d'insomnie, pleine d'ailleurs d'images heureuses; au matin, elle s'endormit. La soeur Simplice qui l'avait veillee profita de ce sommeil pour aller preparer une nouvelle potion de quinquina. La digne soeur etait depuis quelques instants dans le laboratoire de l'infirmerie, penchee sur ses drogues et sur ses fioles et regardant de tres pres a cause de cette brume que le crepuscule repand sur les objets. Tout a coup elle tourna la tete et fit un leger cri. M. Madeleine etait devant elle. Il venait d'entrer silencieusement. --C'est vous, monsieur le maire! s'ecria-t-elle. Il repondit, a voix basse: --Comment va cette pauvre femme? --Pas mal en ce moment. Mais nous avons ete bien inquiets, allez! Elle lui expliqua ce qui s'etait passe, que Fantine etait bien mal la veille et que maintenant elle etait mieux, parce qu'elle croyait que monsieur le maire etait alle chercher son enfant a Montfermeil. La soeur n'osa pas interroger monsieur le maire, mais elle vit bien a son air que ce n'etait point de la qu'il venait. --Tout cela est bien, dit-il, vous avez eu raison de ne pas la detromper. --Oui, reprit la soeur, mais maintenant, monsieur le maire, qu'elle va vous voir et qu'elle ne verra pas son enfant, que lui dirons-nous? Il resta un moment reveur. --Dieu nous inspirera, dit-il. --On ne pourrait cependant pas mentir, murmura la soeur a demi-voix. Le plein jour s'etait fait dans la chambre. Il eclairait en face le visage de M. Madeleine. Le hasard fit que la soeur leva les yeux. --Mon Dieu, monsieur! s'ecria-t-elle, que vous est-il donc arrive? vos cheveux sont tout blancs! --Blancs! dit-il. La soeur Simplice n'avait point de miroir; elle fouilla dans une trousse et en tira une petite glace dont se servait le medecin de l'infirmerie pour constater qu'un malade etait mort et ne respirait plus. M. Madeleine prit la glace, y considera ses cheveux, et dit: --Tiens! Il prononca ce mot avec indifference et comme s'il pensait a autre chose. La soeur se sentit glacee par je ne sais quoi d'inconnu qu'elle entrevoyait dans tout ceci. Il demanda: --Puis-je la voir? --Est-ce que monsieur le maire ne lui fera pas revenir son enfant? dit la soeur, osant a peine hasarder une question. --Sans doute, mais il faut au moins deux ou trois jours. --Si elle ne voyait pas monsieur le maire d'ici la, reprit timidement la soeur, elle ne saurait pas que monsieur le maire est de retour, il serait aise de lui faire prendre patience, et quand l'enfant arriverait elle penserait tout naturellement que monsieur le maire est arrive avec l'enfant. On n'aurait pas de mensonge a faire. M. Madeleine parut reflechir quelques instants, puis il dit avec sa gravite calme: --Non, ma soeur, il faut que je la voie. Je suis peut-etre presse. La religieuse ne sembla pas remarquer ce mot «peut-etre», qui donnait un sens obscur et singulier aux paroles de M. le maire. Elle repondit en baissant les yeux et la voix respectueusement: --En ce cas, elle repose, mais monsieur le maire peut entrer. Il fit quelques observations sur une porte qui fermait mal, et dont le bruit pouvait reveiller la malade, puis il entra dans la chambre de Fantine, s'approcha du lit et entrouvrit les rideaux. Elle dormait. Son souffle sortait de sa poitrine avec ce bruit tragique qui est propre a ces maladies, et qui navre les pauvres meres lorsqu'elles veillent la nuit pres de leur enfant condamne et endormi. Mais cette respiration penible troublait a peine une sorte de serenite ineffable, repandue sur son visage, qui la transfigurait dans son sommeil. Sa paleur etait devenue de la blancheur; ses joues etaient vermeilles. Ses longs cils blonds, la seule beaute qui lui fut restee de sa virginite et de sa jeunesse, palpitaient tout en demeurant clos et baisses. Toute sa personne tremblait de je ne sais quel deploiement d'ailes pretes a s'entrouvrir et a l'emporter, qu'on sentait fremir, mais qu'on ne voyait pas. A la voir ainsi, on n'eut jamais pu croire que c'etait la une malade presque desesperee. Elle ressemblait plutot a ce qui va s'envoler qu'a ce qui va mourir. La branche, lorsqu'une main s'approche pour detacher la fleur, frissonne, et semble a la fois se derober et s'offrir. Le corps humain a quelque chose de ce tressaillement, quand arrive l'instant ou les doigts mysterieux de la mort vont cueillir l'ame. M. Madeleine resta quelque temps immobile pres de ce lit, regardant tour a tour la malade et le crucifix, comme il faisait deux mois auparavant, le jour ou il etait venu pour la premiere fois la voir dans cet asile. Ils etaient encore la tous les deux dans la meme attitude, elle dormant, lui priant; seulement maintenant, depuis ces deux mois ecoules, elle avait des cheveux gris et lui des cheveux blancs. La soeur n'etait pas entree avec lui. Il se tenait pres de ce lit, debout, le doigt sur la bouche, comme s'il y eut eu dans la chambre quelqu'un a faire taire. Elle ouvrit les yeux, le vit, et dit paisiblement, avec un sourire: --Et Cosette? Chapitre II Fantine heureuse Elle n'eut pas un mouvement de surprise, ni un mouvement de joie; elle etait la joie meme. Cette simple question: «Et Cosette?» fut faite avec une foi si profonde, avec tant de certitude, avec une absence si complete d'inquietude et de doute, qu'il ne trouva pas une parole. Elle continua: --Je savais que vous etiez la. Je dormais, mais je vous voyais. Il y a longtemps que je vous vois. Je vous ai suivi des yeux toute la nuit. Vous etiez dans une gloire et vous aviez autour de vous toutes sortes de figures celestes. Il leva son regard vers le crucifix. --Mais, reprit-elle, dites-moi donc ou est Cosette? Pourquoi ne l'avoir pas mise sur mon lit pour le moment ou je m'eveillerais? Il repondit machinalement quelque chose qu'il n'a jamais pu se rappeler plus tard. Heureusement le medecin, averti, etait survenu. Il vint en aide a M. Madeleine. --Mon enfant, dit le medecin, calmez-vous. Votre enfant est la. Les yeux de Fantine s'illuminerent et couvrirent de clarte tout son visage. Elle joignit les mains avec une expression qui contenait tout ce que la priere peut avoir a la fois de plus violent et de plus doux. --Oh! s'ecria-t-elle, apportez-la-moi! Touchante illusion de mere! Cosette etait toujours pour elle le petit enfant qu'on apporte. --Pas encore, reprit le medecin, pas en ce moment. Vous avez un reste de fievre. La vue de votre enfant vous agiterait et vous ferait du mal. Il faut d'abord vous guerir. Elle l'interrompit impetueusement. --Mais je suis guerie! je vous dis que je suis guerie! Est-il ane, ce medecin! Ah ca! je veux voir mon enfant, moi! --Vous voyez, dit le medecin, comme vous vous emportez. Tant que vous serez ainsi, je m'opposerai a ce que vous ayez votre enfant. Il ne suffit pas de la voir, il faut vivre pour elle. Quand vous serez raisonnable, je vous l'amenerai moi-meme. La pauvre mere courba la tete. --Monsieur le medecin, je vous demande pardon, je vous demande vraiment bien pardon. Autrefois, je n'aurais pas parle comme je viens de faire, il m'est arrive tant de malheurs que quelquefois je ne sais plus ce que je dis. Je comprends, vous craignez l'emotion, j'attendrai tant que vous voudrez, mais je vous jure que cela ne m'aurait pas fait de mal de voir ma fille. Je la vois, je ne la quitte pas des yeux depuis hier au soir. Savez-vous? on me l'apporterait maintenant que je me mettrais a lui parler doucement. Voila tout. Est-ce que ce n'est pas bien naturel que j'aie envie de voir mon enfant qu'on a ete me chercher expres a Montfermeil? Je ne suis pas en colere. Je sais bien que je vais etre heureuse. Toute la nuit j'ai vu des choses blanches et des personnes qui me souriaient. Quand monsieur le medecin voudra, il m'apportera ma Cosette. Je n'ai plus de fievre, puisque je suis guerie; je sens bien que je n'ai plus rien du tout; mais je vais faire comme si j'etais malade et ne pas bouger pour faire plaisir aux dames d'ici. Quand on verra que je suis bien tranquille, on dira: il faut lui donner son enfant. M. Madeleine s'etait assis sur une chaise qui etait a cote du lit. Elle se tourna vers lui; elle faisait visiblement effort pour paraitre calme et «bien sage», comme elle disait dans cet affaiblissement de la maladie qui ressemble a l'enfance, afin que, la voyant si paisible, on ne fit pas difficulte de lui amener Cosette. Cependant, tout en se contenant, elle ne pouvait s'empecher d'adresser a M. Madeleine mille questions. --Avez-vous fait un bon voyage, monsieur le maire? Oh! comme vous etes bon d'avoir ete me la chercher! Dites-moi seulement comment elle est. A-t-elle bien supporte la route? Helas! elle ne me reconnaitra pas! Depuis le temps, elle m'a oubliee, pauvre chou! Les enfants, cela n'a pas de memoire. C'est comme des oiseaux. Aujourd'hui cela voit une chose et demain une autre, et cela ne pense plus a rien. Avait-elle du linge blanc seulement? Ces Thenardier la tenaient-ils proprement? Comment la nourrissait-on? Oh! comme j'ai souffert, si vous saviez! de me faire toutes ces questions-la dans le temps de ma misere! Maintenant, c'est passe. Je suis joyeuse. Oh! que je voudrais donc la voir! Monsieur le maire, l'avez-vous trouvee jolie? N'est-ce pas qu'elle est belle, ma fille? Vous devez avoir eu bien froid dans cette diligence! Est-ce qu'on ne pourrait pas l'amener rien qu'un petit moment? On la remporterait tout de suite apres. Dites! vous qui etes le maitre, si vous vouliez! Il lui prit la main: --Cosette est belle, dit-il, Cosette se porte bien, vous la verrez bientot, mais apaisez-vous. Vous parlez trop vivement, et puis vous sortez vos bras du lit, et cela vous fait tousser. En effet, des quintes de toux interrompaient Fantine presque a chaque mot. Fantine ne murmura pas, elle craignait d'avoir compromis par quelques plaintes trop passionnees la confiance qu'elle voulait inspirer, et elle se mit a dire des paroles indifferentes. --C'est assez joli, Montfermeil, n'est-ce-pas? L'ete, on va y faire des parties de plaisir. Ces Thenardier font-ils de bonnes affaires? Il ne passe pas grand monde dans leur pays. C'est une espece de gargote que cette auberge-la. M. Madeleine lui tenait toujours la main, il la considerait avec anxiete; il etait evident qu'il etait venu pour lui dire des choses devant lesquelles sa pensee hesitait maintenant. Le medecin, sa visite faite, s'etait retire. La soeur Simplice etait seule restee aupres d'eux. Cependant, au milieu de ce silence, Fantine s'ecria: --Je l'entends! mon Dieu! je l'entends! Elle etendit le bras pour qu'on se tut autour d'elle, retint son souffle, et se mit a ecouter avec ravissement. Il y avait un enfant qui jouait dans la cour; l'enfant de la portiere ou d'une ouvriere quelconque. C'est la un de ces hasards qu'on retrouve toujours et qui semblent faire partie de la mysterieuse mise en scene des evenements lugubres. L'enfant, c'etait une petite fille, allait, venait, courait pour se rechauffer, riait et chantait a haute voix. Helas! a quoi les jeux des enfants ne se melent-ils pas! C'etait cette petite fille que Fantine entendait chanter. --Oh! reprit-elle, c'est ma Cosette! je reconnais sa voix! L'enfant s'eloigna comme il etait venu, la voix s'eteignit, Fantine ecouta encore quelque temps, puis son visage s'assombrit, et M. Madeleine l'entendit qui disait a voix basse: --Comme ce medecin est mechant de ne pas me laisser voir ma fille! Il a une mauvaise figure, cet homme-la! Cependant le fond riant de ses idees revint. Elle continua de se parler a elle-meme, la tete sur l'oreiller. --Comme nous allons etre heureuses! Nous aurons un petit jardin, d'abord! M. Madeleine me l'a promis. Ma fille jouera dans le jardin. Elle doit savoir ses lettres maintenant. Je la ferai epeler. Elle courra dans l'herbe apres les papillons. Je la regarderai. Et puis elle fera sa premiere communion. Ah ca! quand fera-t-elle sa premiere communion? Elle se mit a compter sur ses doigts. --... Un, deux, trois, quatre... elle a sept ans. Dans cinq ans. Elle aura un voile blanc, des bas a jour, elle aura l'air d'une petite femme. O ma bonne soeur, vous ne savez pas comme je suis bete, voila que je pense a la premiere communion de ma fille! Et elle se mit a rire. Il avait quitte la main de Fantine. Il ecoutait ces paroles comme on ecoute un vent qui souffle, les yeux a terre, l'esprit plonge dans des reflexions sans fond. Tout a coup elle cessa de parler, cela lui fit lever machinalement la tete. Fantine etait devenue effrayante. Elle ne parlait plus, elle ne respirait plus; elle s'etait soulevee a demi sur son seant, son epaule maigre sortait de sa chemise, son visage, radieux le moment d'auparavant, etait bleme, et elle paraissait fixer sur quelque chose de formidable, devant elle, a l'autre extremite de la chambre, son oeil agrandi par la terreur. --Mon Dieu! s'ecria-t-il. Qu'avez-vous, Fantine? Elle ne repondit pas, elle ne quitta point des yeux l'objet quelconque qu'elle semblait voir, elle lui toucha le bras d'une main et de l'autre lui fit signe de regarder derriere lui. Il se retourna, et vit Javert. Chapitre III Javert content Voici ce qui s'etait passe. Minuit et demi venait de sonner, quand M. Madeleine etait sorti de la salle des assises d'Arras. Il etait rentre a son auberge juste a temps pour repartir par la malle-poste ou l'on se rappelle qu'il avait retenu sa place. Un peu avant six heures du matin, il etait arrive a Montreuil-sur-mer, et son premier soin avait ete de jeter a la poste sa lettre a M. Laffitte, puis d'entrer a l'infirmerie et de voir Fantine. Cependant, a peine avait-il quitte la salle d'audience de la cour d'assises, que l'avocat general, revenu du premier saisissement, avait pris la parole pour deplorer l'acte de folie de l'honorable maire de Montreuil-sur-mer, declarer que ses convictions n'etaient en rien modifiees par cet incident bizarre qui s'eclaircirait plus tard, et requerir, en attendant, la condamnation de ce Champmathieu, evidemment le vrai Jean Valjean. La persistance de l'avocat general etait visiblement en contradiction avec le sentiment de tous, du public, de la cour et du jury. Le defenseur avait eu peu de peine a refuter cette harangue et a etablir que, par suite des revelations de M. Madeleine, c'est-a-dire du vrai Jean Valjean, la face de l'affaire etait bouleversee de fond en comble, et que le jury n'avait plus devant les yeux qu'un innocent. L'avocat avait tire de la quelques epiphonemes, malheureusement peu neufs, sur les erreurs judiciaires, etc., etc., le president dans son resume s'etait joint au defenseur, et le jury en quelques minutes avait mis hors de cause Champmathieu. Cependant il fallait un Jean Valjean a l'avocat general, et, n'ayant plus Champmathieu, il prit Madeleine. Immediatement apres la mise en liberte de Champmathieu, l'avocat general s'enferma avec le president. Ils confererent «de la necessite de se saisir de la personne de M. le maire de Montreuil-sur-mer». Cette phrase, ou il y a beaucoup de _de_, est de M. l'avocat general, entierement ecrite de sa main sur la minute de son rapport au procureur general. La premiere emotion passee, le president fit peu d'objections. Il fallait bien que justice eut son cours. Et puis, pour tout dire, quoique le president fut homme bon et assez intelligent, il etait en meme temps fort royaliste et presque ardent, et il avait ete choque que le maire de Montreuil-sur-mer, en parlant du debarquement a Cannes, eut dit l'_empereur_ et non _Buonaparte_. L'ordre d'arrestation fut donc expedie. L'avocat general l'envoya a Montreuil-sur-mer par un expres, a franc etrier, et en chargea l'inspecteur de police Javert. On sait que Javert etait revenu a Montreuil-sur-mer immediatement apres avoir fait sa deposition. Javert se levait au moment ou l'expres lui remit l'ordre d'arrestation et le mandat d'amener. L'expres etait lui-meme un homme de police fort entendu qui, en deux mots, mit Javert au fait de ce qui etait arrive a Arras. L'ordre d'arrestation, signe de l'avocat general, etait ainsi concu:--L'inspecteur Javert apprehendera au corps le sieur Madeleine, maire de Montreuil-sur-mer, qui, dans l'audience de ce jour, a ete reconnu pour etre le forcat libere Jean Valjean. Quelqu'un qui n'eut pas connu Javert et qui l'eut vu au moment ou il penetra dans l'antichambre de l'infirmerie n'eut pu rien deviner de ce qui se passait, et lui eut trouve l'air le plus ordinaire du monde. Il etait froid, calme, grave, avait ses cheveux gris parfaitement lisses sur les tempes et venait de monter l'escalier avec sa lenteur habituelle. Quelqu'un qui l'eut connu a fond et qui l'eut examine attentivement eut fremi. La boucle de son col de cuir, au lieu d'etre sur sa nuque, etait sur son oreille gauche. Ceci revelait une agitation inouie. Javert etait un caractere complet, ne laissant faire de pli ni a son devoir, ni a son uniforme; methodique avec les scelerats, rigide avec les boutons de son habit. Pour qu'il eut mal mis la boucle de son col, il fallait qu'il y eut en lui une de ces emotions qu'on pourrait appeler des tremblements de terre interieurs. Il etait venu simplement, avait requis un caporal et quatre soldats au poste voisin, avait laisse les soldats dans la cour, et s'etait fait indiquer la chambre de Fantine par la portiere sans defiance, accoutumee qu'elle etait a voir des gens armes demander monsieur le maire. Arrive a la chambre de Fantine, Javert tourna la clef, poussa la porte avec une douceur de garde-malade ou de mouchard, et entra. A proprement parler, il n'entra pas. Il se tint debout dans la porte entrebaillee, le chapeau sur la tete, la main gauche dans sa redingote fermee jusqu'au menton. Dans le pli du coude on pouvait voir le pommeau de plomb de son enorme canne, laquelle disparaissait derriere lui. Il resta ainsi pres d'une minute sans qu'on s'apercut de sa presence. Tout a coup Fantine leva les yeux, le vit, et fit retourner M. Madeleine. A l'instant ou le regard de Madeleine rencontra le regard de Javert, Javert, sans bouger, sans remuer, sans approcher, devint epouvantable. Aucun sentiment humain ne reussit a etre effroyable comme la joie. Ce fut le visage d'un demon qui vient de retrouver son damne. La certitude de tenir enfin Jean Valjean fit apparaitre sur sa physionomie tout ce qu'il avait dans l'ame. Le fond remue monta a la surface. L'humiliation d'avoir un peu perdu la piste et de s'etre mepris quelques minutes sur ce Champmathieu, s'effacait sous l'orgueil d'avoir si bien devine d'abord et d'avoir eu si longtemps un instinct juste. Le contentement de Javert eclata dans son attitude souveraine. La difformite du triomphe s'epanouit sur ce front etroit. Ce fut tout le deploiement d'horreur que peut donner une figure satisfaite. Javert en ce moment etait au ciel. Sans qu'il s'en rendit nettement compte, mais pourtant avec une intuition confuse de sa necessite et de son succes, il personnifiait, lui Javert, la justice, la lumiere et la verite dans leur fonction celeste d'ecrasement du mal. Il avait derriere lui et autour de lui, a une profondeur infinie, l'autorite, la raison, la chose jugee, la conscience legale, la vindicte publique, toutes les etoiles; il protegeait l'ordre, il faisait sortir de la loi la foudre, il vengeait la societe, il pretait main-forte a l'absolu; il se dressait dans une gloire; il y avait dans sa victoire un reste de defi et de combat; debout, altier, eclatant, il etalait en plein azur la bestialite surhumaine d'un archange feroce; l'ombre redoutable de l'action qu'il accomplissait faisait visible a son poing crispe le vague flamboiement de l'epee sociale; heureux et indigne, il tenait sous son talon le crime, le vice, la rebellion, la perdition, l'enfer, il rayonnait, il exterminait, il souriait et il y avait une incontestable grandeur dans ce saint Michel monstrueux. Javert, effroyable, n'avait rien d'ignoble. La probite, la sincerite, la candeur, la conviction, l'idee du devoir, sont des choses qui, en se trompant, peuvent devenir hideuses, mais qui, meme hideuses, restent grandes; leur majeste, propre a la conscience humaine, persiste dans l'horreur. Ce sont des vertus qui ont un vice, l'erreur. L'impitoyable joie honnete d'un fanatique en pleine atrocite conserve on ne sait quel rayonnement lugubrement venerable. Sans qu'il s'en doutat, Javert, dans son bonheur formidable, etait a plaindre comme tout ignorant qui triomphe. Rien n'etait poignant et terrible comme cette figure ou se montrait ce qu'on pourrait appeler tout le mauvais du bon. Chapitre IV L'autorite reprend ses droits La Fantine n'avait point vu Javert depuis le jour ou M. le maire l'avait arrachee a cet homme. Son cerveau malade ne se rendit compte de rien, seulement elle ne douta pas qu'il ne revint la chercher. Elle ne put supporter cette figure affreuse, elle se sentit expirer, elle cacha son visage de ses deux mains et cria avec angoisse: --Monsieur Madeleine, sauvez-moi! Jean Valjean--nous ne le nommerons plus desormais autrement--s'etait leve. Il dit a Fantine de sa voix la plus douce et la plus calme: --Soyez tranquille. Ce n'est pas pour vous qu'il vient. Puis il s'adressa a Javert et lui dit: --Je sais ce que vous voulez. Javert repondit: --Allons, vite! Il y eut dans l'inflexion qui accompagna ces deux mots je ne sais quoi de fauve et de frenetique. Javert ne dit pas: «Allons, vite!» il dit: «Allonouaite!» Aucune orthographe ne pourrait rendre l'accent dont cela fut prononce; ce n'etait plus une parole humaine, c'etait un rugissement. Il ne fit point comme d'habitude; il n'entra point en matiere; il n'exhiba point de mandat d'amener. Pour lui, Jean Valjean etait une sorte de combattant mysterieux et insaisissable, un lutteur tenebreux qu'il etreignait depuis cinq ans sans pouvoir le renverser. Cette arrestation n'etait pas un commencement, mais une fin. Il se borna a dire: «Allons, vite!» En parlant ainsi, il ne fit point un pas; il lanca sur Jean Valjean ce regard qu'il jetait comme un crampon, et avec lequel il avait coutume de tirer violemment les miserables a lui. C'etait ce regard que la Fantine avait senti penetrer jusque dans la moelle de ses os deux mois auparavant. Au cri de Javert, Fantine avait rouvert les yeux. Mais M. le maire etait la. Que pouvait-elle craindre? Javert avanca au milieu de la chambre et cria: --Ah ca! viendras-tu? La malheureuse regarda autour d'elle. Il n'y avait personne que la religieuse et monsieur le maire. A qui pouvait s'adresser ce tutoiement abject? elle seulement. Elle frissonna. Alors elle vit une chose inouie, tellement inouie que jamais rien de pareil ne lui etait apparu dans les plus noirs delires de la fievre. Elle vit le mouchard Javert saisir au collet monsieur le maire; elle vit monsieur le maire courber la tete. Il lui sembla que le monde s'evanouissait. Javert, en effet, avait pris Jean Valjean au collet. --Monsieur le maire! cria Fantine. Javert eclata de rire, de cet affreux rire qui lui dechaussait toutes les dents. --Il n'y a plus de monsieur le maire ici! Jean Valjean n'essaya pas de deranger la main qui tenait le col de sa redingote. Il dit: --Javert.... Javert l'interrompit: --Appelle-moi monsieur l'inspecteur. --Monsieur, reprit Jean Valjean, je voudrais vous dire un mot en particulier. --Tout haut! parle tout haut! repondit Javert; on me parle tout haut a moi! Jean Valjean continua en baissant la voix: --C'est une priere que j'ai a vous faire.... --Je te dis de parler tout haut. --Mais cela ne doit etre entendu que de vous seul.... --Qu'est-ce que cela me fait? je n'ecoute pas! Jean Valjean se tourna vers lui et lui dit rapidement et tres bas: --Accordez-moi trois jours! trois jours pour aller chercher l'enfant de cette malheureuse femme! Je payerai ce qu'il faudra. Vous m'accompagnerez si vous voulez. --Tu veux rire! cria Javert. Ah ca! je ne te croyais pas bete! Tu me demandes trois jours pour t'en aller! Tu dis que c'est pour aller chercher l'enfant de cette fille! Ah! ah! c'est bon! voila qui est bon! Fantine eut un tremblement. --Mon enfant! s'ecria-t-elle, aller chercher mon enfant! Elle n'est donc pas ici! Ma soeur, repondez-moi, ou est Cosette? Je veux mon enfant! Monsieur Madeleine! monsieur le maire! Javert frappa du pied. --Voila l'autre, a present! Te tairas-tu, drolesse! Gredin de pays ou les galeriens sont magistrats et ou les filles publiques sont soignees comme des comtesses! Ah mais! tout ca va changer; il etait temps! Il regarda fixement Fantine et ajouta en reprenant a poignee la cravate, la chemise et le collet de Jean Valjean: --Je te dis qu'il n'y a point de monsieur Madeleine et qu'il n'y a point de monsieur le maire. Il y a un voleur, il y a un brigand, il y a un forcat appele Jean Valjean! c'est lui que je tiens! voila ce qu'il y a! Fantine se dressa en sursaut, appuyee sur ses bras roides et sur ses deux mains, elle regarda Jean Valjean, elle regarda Javert, elle regarda la religieuse, elle ouvrit la bouche comme pour parler, un rale sortit du fond de sa gorge, ses dents claquerent, elle etendit les bras avec angoisse, ouvrant convulsivement les mains, et cherchant autour d'elle comme quelqu'un qui se noie, puis elle s'affaissa subitement sur l'oreiller. Sa tete heurta le chevet du lit et vint retomber sur sa poitrine, la bouche beante, les yeux ouverts et eteints. Elle etait morte. Jean Valjean posa sa main sur la main de Javert qui le tenait, et l'ouvrit comme il eut ouvert la main d'un enfant, puis il dit a Javert: --Vous avez tue cette femme. --Finirons-nous! cria Javert furieux. Je ne suis pas ici pour entendre des raisons. Economisons tout ca. La garde est en bas. Marchons tout de suite, ou les poucettes! Il y avait dans un coin de la chambre un vieux lit en fer en assez mauvais etat qui servait de lit de camp aux soeurs quand elles veillaient. Jean Valjean alla a ce lit, disloqua en un clin d'oeil le chevet deja fort delabre, chose facile a des muscles comme les siens, saisit a poigne-main la maitresse-tringle, et considera Javert. Javert recula vers la porte. Jean Valjean, sa barre de fer au poing, marcha lentement vers le lit de Fantine. Quand il y fut parvenu, il se retourna, et dit a Javert d'une voix qu'on entendait a peine: --Je ne vous conseille pas de me deranger en ce moment. Ce qui est certain, c'est que Javert tremblait. Il eut l'idee d'aller appeler la garde, mais Jean Valjean pouvait profiter de cette minute pour s'evader. Il resta donc, saisit sa canne par le petit bout, et s'adossa au chambranle de la porte sans quitter du regard Jean Valjean. Jean Valjean posa son coude sur la pomme du chevet du lit et son front sur sa main, et se mit a contempler Fantine immobile et etendue. Il demeura ainsi, absorbe, muet, et ne songeant evidemment plus a aucune chose de cette vie. Il n'y avait plus rien sur son visage et dans son attitude qu'une inexprimable pitie. Apres quelques instants de cette reverie, il se pencha vers Fantine et lui parla a voix basse. Que lui dit-il? Que pouvait dire cet homme qui etait reprouve a cette femme qui etait morte? Qu'etait-ce que ces paroles? Personne sur la terre ne les a entendues. La morte les entendit-elle? Il y a des illusions touchantes qui sont peut-etre des realites sublimes. Ce qui est hors de doute, c'est que la soeur Simplice, unique temoin de la chose qui se passait, a souvent raconte qu'au moment ou Jean Valjean parla a l'oreille de Fantine, elle vit distinctement poindre un ineffable sourire sur ces levres pales et dans ces prunelles vagues, pleines de l'etonnement du tombeau. Jean Valjean prit dans ses deux mains la tete de Fantine et l'arrangea sur l'oreiller comme une mere eut fait pour son enfant, il lui rattacha le cordon de sa chemise et rentra ses cheveux sous son bonnet. Cela fait, il lui ferma les yeux. La face de Fantine en cet instant semblait etrangement eclairee. La mort, c'est l'entree dans la grande lueur. La main de Fantine pendait hors du lit. Jean Valjean s'agenouilla devant cette main, la souleva doucement, et la baisa. Puis il se redressa, et, se tournant vers Javert: --Maintenant, dit-il, je suis a vous. Chapitre V Tombeau convenable Javert deposa Jean Valjean a la prison de la ville. L'arrestation de M. Madeleine produisit a Montreuil-sur-mer une sensation, ou pour mieux dire une commotion extraordinaire. Nous sommes triste de ne pouvoir dissimuler que sur ce seul mot: _c'etait un galerien_, tout le monde a peu pres l'abandonna. En moins de deux heures tout le bien qu'il avait fait fut oublie, et ce ne fut plus «qu'un galerien». Il est juste de dire qu'on ne connaissait pas encore les details de l'evenement d'Arras. Toute la journee on entendait dans toutes les parties de la ville des conversations comme celle-ci: --Vous ne savez pas? c'etait un forcat libere! Qui ca?--Le maire.--Bah! M. Madeleine?--Oui. Vraiment?--Il ne s'appelait pas Madeleine, il a un affreux nom, Bejean, Bojean, Boujean.--Ah, mon Dieu!--Il est arrete.--Arrete!--En prison a la prison de la ville, en attendant qu'on le transfere.--Qu'on le transfere! On va le transferer! Ou va-t-on le transferer?--Il va passer aux assises pour un vol de grand chemin qu'il a fait autrefois.--Eh bien! je m'en doutais. Cet homme etait trop bon, trop parfait, trop confit. Il refusait la croix, il donnait des sous a tous les petits droles qu'il rencontrait. J'ai toujours pense qu'il y avait la-dessous quelque mauvaise histoire. «Les salons» surtout abonderent dans ce sens. Une vieille dame, abonnee au _Drapeau blanc_, fit cette reflexion dont il est presque impossible de sonder la profondeur: --Je n'en suis pas fachee. Cela apprendra aux buonapartistes! C'est ainsi que ce fantome qui s'etait appele M. Madeleine se dissipa a Montreuil-sur-mer. Trois ou quatre personnes seulement dans toute la ville resterent fideles a cette memoire. La vieille portiere qui l'avait servi fut du nombre. Le soir de ce meme jour, cette digne vieille etait assise dans sa loge, encore tout effaree et reflechissant tristement. La fabrique avait ete fermee toute la journee, la porte cochere etait verrouillee, la rue etait deserte. Il n'y avait dans la maison que deux religieuses, soeur Perpetue et soeur Simplice, qui veillaient pres du corps de Fantine. Vers l'heure ou M. Madeleine avait coutume de rentrer, la brave portiere se leva machinalement, prit la clef de la chambre de M. Madeleine dans un tiroir et le bougeoir dont il se servait tous les soirs pour monter chez lui, puis elle accrocha la clef au clou ou il la prenait d'habitude, et placa le bougeoir a cote, comme si elle l'attendait. Ensuite elle se rassit sur sa chaise et se remit a songer. La pauvre bonne vieille avait fait tout cela sans en avoir conscience. Ce ne fut qu'au bout de plus de deux heures qu'elle sortit de sa reverie et s'ecria: «Tiens! mon bon Dieu Jesus! moi qui ai mis sa clef au clou!» En ce moment la vitre de la loge s'ouvrit, une main passa par l'ouverture, saisit la clef et le bougeoir et alluma la bougie a la chandelle qui brulait. La portiere leva les yeux et resta beante, avec un cri dans le gosier qu'elle retint. Elle connaissait cette main, ce bras, cette manche de redingote. C'etait M. Madeleine. Elle fut quelques secondes avant de pouvoir parler, saisie, comme elle le disait elle-meme plus tard en racontant son aventure. --Mon Dieu, monsieur le maire, s'ecria-t-elle enfin, je vous croyais.... Elle s'arreta, la fin de sa phrase eut manque de respect au commencement. Jean Valjean etait toujours pour elle monsieur le maire. Il acheva sa pensee. --En prison, dit-il. J'y etais. J'ai brise un barreau d'une fenetre, je me suis laisse tomber du haut d'un toit, et me voici. Je monte a ma chambre, allez me chercher la soeur Simplice. Elle est sans doute pres de cette pauvre femme. La vieille obeit en toute hate. Il ne lui fit aucune recommandation; il etait bien sur qu'elle le garderait mieux qu'il ne se garderait lui-meme. On n'a jamais su comment il avait reussi a penetrer dans la cour sans faire ouvrir la porte cochere. Il avait, et portait toujours sur lui, un passe-partout qui ouvrait une petite porte laterale; mais on avait du le fouiller et lui prendre son passe-partout. Ce point n'a pas ete eclairci. Il monta l'escalier qui conduisait a sa chambre. Arrive en haut, il laissa son bougeoir sur les dernieres marches de l'escalier, ouvrit sa porte avec peu de bruit, et alla fermer a tatons sa fenetre et son volet, puis il revint prendre sa bougie et rentra dans sa chambre. La precaution etait utile; on se souvient que sa fenetre pouvait etre apercue de la rue. Il jeta un coup d'oeil autour de lui, sur sa table, sur sa chaise, sur son lit qui n'avait pas ete defait depuis trois jours. Il ne restait aucune trace du desordre de l'avant-derniere nuit. La portiere avait «fait la chambre». Seulement elle avait ramasse dans les cendres et pose proprement sur la table les deux bouts du baton ferre et la piece de quarante sous noircie par le feu. Il prit une feuille de papier sur laquelle il ecrivit: _Voici les deux bouts de mon baton ferre et la piece de quarante sous volee a Petit-Gervais dont j'ai parle a la cour d'assises_, et il posa sur cette feuille la piece d'argent et les deux morceaux de fer, de facon que ce fut la premiere chose qu'on apercut en entrant dans la chambre. Il tira d'une armoire une vieille chemise a lui qu'il dechira. Cela fit quelques morceaux de toile dans lesquels il emballa les deux flambeaux d'argent. Du reste il n'avait ni hate ni agitation, et, tout en emballant les chandeliers de l'eveque, il mordait dans un morceau de pain noir. Il est probable que c'etait le pain de la prison qu'il avait emporte en s'evadant. Ceci a ete constate par les miettes de pain qui furent trouvees sur le carreau de la chambre, lorsque la justice plus tard fit une perquisition. On frappa deux petits coups a la porte. --Entrez, dit-il. C'etait la soeur Simplice. Elle etait pale, elle avait les yeux rouges, la chandelle qu'elle tenait vacillait dans sa main. Les violences de la destinee ont cela de particulier que, si perfectionnes ou si refroidis que nous soyons, elles nous tirent du fond des entrailles la nature humaine et la forcent de reparaitre au dehors. Dans les emotions de cette journee, la religieuse etait redevenue femme. Elle avait pleure, et elle tremblait. Jean Valjean venait d'ecrire quelques lignes sur un papier qu'il tendit a la religieuse en disant: --Ma soeur, vous remettrez ceci a monsieur le cure. Le papier etait deplie. Elle y jeta les yeux. --Vous pouvez lire, dit-il. Elle lut.--«Je prie monsieur le cure de veiller sur tout ce que je laisse ici. Il voudra bien payer la-dessus les frais de mon proces et l'enterrement de la femme qui est morte aujourd'hui. Le reste sera aux pauvres.» La soeur voulut parler, mais elle put a peine balbutier quelques sons inarticules. Elle parvint cependant a dire: --Est-ce que monsieur le maire ne desire pas revoir une derniere fois cette pauvre malheureuse? --Non, dit-il, on est a ma poursuite, on n'aurait qu'a m'arreter dans sa chambre, cela la troublerait. Il achevait a peine qu'un grand bruit se fit dans l'escalier. Ils entendirent un tumulte de pas qui montaient, et la vieille portiere qui disait de sa voix la plus haute et la plus percante: --Mon bon monsieur, je vous jure le bon Dieu qu'il n'est entre personne ici de toute la journee ni de toute la soiree, que meme je n'ai pas quitte ma porte! Un homme repondit: --Cependant il y a de la lumiere dans cette chambre. Ils reconnurent la voix de Javert. La chambre etait disposee de facon que la porte en s'ouvrant masquait l'angle du mur a droite. Jean Valjean souffla la bougie et se mit dans cet angle. La soeur Simplice tomba a genoux pres de la table. La porte s'ouvrit. Javert entra. On entendait le chuchotement de plusieurs hommes et les protestations de la portiere dans le corridor. La religieuse ne leva pas les yeux. Elle priait. La chandelle etait sur la cheminee et ne donnait que peu de clarte. Javert apercut la soeur et s'arreta interdit. On se rappelle que le fond meme de Javert, son element, son milieu respirable, c'etait la veneration de toute autorite. Il etait tout d'une piece et n'admettait ni objection, ni restriction. Pour lui, bien entendu, l'autorite ecclesiastique etait la premiere de toutes. Il etait religieux, superficiel et correct sur ce point comme sur tous. A ses yeux un pretre etait un esprit qui ne se trompe pas, une religieuse etait une creature qui ne peche pas. C'etaient des ames murees a ce monde avec une seule porte qui ne s'ouvrait jamais que pour laisser sortir la verite. En apercevant la soeur, son premier mouvement fut de se retirer. Cependant il y avait aussi un autre devoir qui le tenait, et qui le poussait imperieusement en sens inverse. Son second mouvement fut de rester, et de hasarder au moins une question. C'etait cette soeur Simplice qui n'avait menti de sa vie. Javert le savait, et la venerait particulierement a cause de cela. --Ma soeur, dit-il, etes-vous seule dans cette chambre? Il y eut un moment affreux pendant lequel la pauvre portiere se sentit defaillir. La soeur leva les yeux et repondit: --Oui. --Ainsi, reprit Javert, excusez-moi si j'insiste, c'est mon devoir, vous n'avez pas vu ce soir une personne, un homme. Il s'est evade, nous le cherchons, ce nomme Jean Valjean, vous ne l'avez pas vu? La soeur repondit: --Non. Elle mentit. Elle mentit deux fois de suite, coup sur coup, sans hesiter, rapidement, comme on se devoue. --Pardon, dit Javert, et il se retira en saluant profondement. O sainte fille! vous n'etes plus de ce monde depuis beaucoup d'annees; vous avez rejoint dans la lumiere vos soeurs les vierges et vos freres les anges; que ce mensonge vous soit compte dans le paradis! L'affirmation de la soeur fut pour Javert quelque chose de si decisif qu'il ne remarqua meme pas la singularite de cette bougie qu'on venait de souffler et qui fumait sur la table. Une heure apres, un homme, marchant a travers les arbres et les brumes, s'eloignait rapidement de Montreuil-sur-mer dans la direction de Paris. Cet homme etait Jean Valjean. Il a ete etabli, par le temoignage de deux ou trois rouliers qui l'avaient rencontre, qu'il portait un paquet et qu'il etait vetu d'une blouse. Ou avait-il pris cette blouse? On ne l'a jamais su. Cependant un vieux ouvrier etait mort quelques jours auparavant a l'infirmerie de la fabrique, ne laissant que sa blouse. C'etait peut-etre celle-la. Un dernier mot sur Fantine. Nous avons tous une mere, la terre. On rendit Fantine a cette mere. Le cure crut bien faire, et fit bien peut-etre, en reservant, sur ce que Jean Valjean avait laisse, le plus d'argent possible aux pauvres. Apres tout, de qui s'agissait-il? d'un forcat et d'une fille publique. C'est pourquoi il simplifia l'enterrement de Fantine, et le reduisit a ce strict necessaire qu'on appelle la fosse commune. Fantine fut donc enterree dans ce coin gratis du cimetiere qui est a tous et a personne, et ou l'on perd les pauvres. Heureusement Dieu sait ou retrouver l'ame. On coucha Fantine dans les tenebres parmi les premiers os venus; elle subit la promiscuite des cendres. Elle fut jetee a la fosse publique. Sa tombe ressembla a son lit. End of the Project Gutenberg EBook of Les miserables Tome I, by Victor Hugo *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MISERABLES TOME I *** ***** This file should be named 17489-8.txt or 17489-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/1/7/4/8/17489/ Produced by www.ebooksgratuits.com and Chuck Greif Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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